L'ultimatum du cardinal Seper

LE procès que l'abbé de Nantes a demandé à Rome en 1966 pour que soit jugé l'ensemble de ses écrits ne s'est pas terminé par un jugement doctrinal sur le fond du litige, mais la Sacré Congrégation pour la Doctrine de la Foi a exigé de lui en 1968 une rétractation générale de ses critiques du Pape, du concile Vatican II et des évêques français, et à leur jurer à tous une obéissance entière, inconditionnelle et sans limites. L'abbé de Nantes ne pouvait signer en conscience cette formule exorbitante du droit de l'Église.

Suite à ce premier refus, le cardinal Francis Seper, Préfet de la Sacré Congrégation pour la Doctrine de la Foi, lui a adressé le 7 juillet 1969 la formule de rétractation ci-dessous, qu’il lui demandait de signer et de lui envoyer directement dans les trois jours à compter de sa réception. L'abbé de Nantes lui a répondu par une magnifique profession de foi, qui demeure toujours sans réponse.


LA FORMULE DE RÉTRACTATION

1) Je déclare me soumettre à tous les actes doctrinaux et disciplinaires de S. S. le Pape Paul VI et du Concile Œcuménique Vatican II, selon que le requiert leur nature et compte tenu de l’intention du Souverain Pontife et du Concile (cfr. Lumen Gentium, n° 25).

2) Je rétracte les graves accusations que je n’ai pas craint de propager contre les actes du Souverain Pontife et du Concile. J’exprime mon sincère regret pour ces imputations. Mais je tiens spécialement à désavouer l’accusation d’hérésie portée contre le Pape Paul VI et la conclusion aberrante que j’en ai tirée sur l’opportunité de sa déposition par les cardinaux.

3) À mon Évêque et à l’Épiscopat de ma nation, je promets d’obéir selon les normes canoniques.

4) Je m’engage à parler et à écrire toujours avec respect des actes et des enseignements du Pape, du Concile et des Évêques.


MA PROFESSION DE FOI CATHOLIQUE
Lettre au cardinal Seper

Jésus !

Maison Saint-Joseph
le 16 juillet 1969

Éminence,

J’ai l’honneur de répondre à votre ultimatum du 7 juillet dans les termes suivants :

1) Je déclare adhérer intérieurement et extérieurement à tous les actes doctrinaux de S. S. Paul VI, vrai et légitime Pape, et du deuxième Concile du Vatican, vrai et légitime Concile œcuménique, comme à tous ceux de leurs Prédécesseurs, tout autant qu’ils sont proposés par leurs auteurs et qu’ils sont reçus par l’ensemble du peuple fidèle comme l’expression authentique, exempte d’innovation et d’altération, de la Tradition apostolique conservée infailliblement par le Magistère ordinaire ou solennel de l’Église romaine.

Ce qui ne peut être le cas, de l’aveu même de leurs auteurs et du consentement général, de nombre d’actes “ pastoraux ” voire “ prophétiques ” que je révoque en doute, entièrement ou partiellement, absolument ou relativement, pour de sérieuses raisons, explicites et publiques, conformément à mon droit et, si je ne m’abuse, à mon devoir.

La formule de soumission qui m’est imposée ne laisse nulle possibilité, même théorique, de mise en doute de tels actes du Magistère, comme si tous devaient être tenus par moi, par moi seul, a priori et a posteriori comme infailliblement vrais et indiscutables. Une telle exigence, qui me contraint à donner à tous les actes du Pape et du Concile, quelle que soit leur qualification officielle, un assentiment aveugle, est exorbitante et visiblement contraire à la Doctrine de la foi. Elle constitue un révoltant abus de pouvoir.

Je vous prie donc d’amender votre formule dans un sens orthodoxe.

2) Je déclare me soumettre aux actes disciplinaires des mêmes autorités légitimes, pour autant que leur intention proclamée, réelle et reconnue, est toute à l’honneur de Dieu, vise au bien surnaturel de l’Église et opère la sanctification des âmes.

Ce qui n’est certainement pas le cas de nombre d’actes portant « réforme de l’Église », « ouverture au monde », « aggiornamento », toutes choses sans rapport avec la Discipline catholique. J’ai le droit et, si je ne m’abuse, le devoir de rejeter et critiquer de tels actes dans la mesure où ils font paraître une intention indubitablement contraire ou étrangère au bien de l’Église et au salut des âmes.

La formule qui m’est imposée ne laisse nulle possibilité, même théorique, d’hésitation sur la soumission due à de telles innovations, comme si toute décision réformiste de ce Concile ou de Paul VI devait être considérée par moi, par moi seul, comme émanée d’un homme ou d’une assemblée indéfectibles, incapables d’erreur ou de faute dans leur gouvernement de l’Église. Pareille exigence réclame de moi une obéissance générale et inconditionnelle à des hommes faillibles, elle est exorbitante et contraire à la morale catholique. Il est des cas, au moins théoriques, où “ il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ”, même évêques, même pape.

Je vous prie donc d’amender votre formule dans un sens humain et catholique.

3) Je ne puis en conscience rétracter les graves accusations portées, en pleine lucidité et prudence, contre le Pape régnant et le Concile Vatican II en raison de leurs actes dits pastoraux et réformateurs, parce qu’ils m’ont paru, après étude approfondie, contraires à la foi catholique et parce qu’ils sont manifestement, à l’expérience, causes du désordre général et de la ruine présente de l’Église. Contre mes analyses et démonstrations il n’a rien été opposé de solide. Les considérer a priori et sans plus d’examen ni preuve comme des imputations téméraires et calomnieuses est un procédé facile, désobligeant, mais sans valeur.

Les faits cités dans mes écrits sont des faits connus de tous, indiscutablement établis. Je suis prêt à démentir ceux d’entre eux qui seraient controuvés ou officiellement désavoués. Les interprétations que j’en ai données suivent constamment les interprétations très généralement déclarées par leurs auteurs et reçues pour telles dans l’opinion. Certes, je trouve motif d’accusations dans ce que d’autres applaudissent précisément comme une mutation de la foi et une révolution dans l’Église. Mais on ne peut m’interdire, à moi seul, de citer ces faits ni de faire état de leur interprétation courante, sous prétexte que je les déplore et les réprouve, tant qu’on laisse les modernistes et progressistes libres partout de s’en réclamer et de s’en couvrir pour agiter l’Église entière et pervertir les âmes.

La formule qui m’est imposée ne reposant sur aucun démenti des faits ni aucune réfutation des interprétations reçues constitue une exigence de totale démission, intellectuelle et morale, devant les erreurs et les fautes des Novateurs.

4) Je ne puis en conscience désavouer l’accusation d’hérésie que j’ai formulée en plusieurs occasions précises et publiques contre le Pape Paul VI et, par suite, je ne puis revenir sur la conclusion que j’en ai tirée, de l’opportunité de sa déposition par le clergé romain, après avertissements, en cas d’opiniâtreté, puisque rien ne m’a été objecté de sérieux, ni sur le fait de l’hérésie ni sur la conduite qui s’impose en pareil cas. Je désavouerais mes accusations et j’en ferais réparation si les étranges pensées et volontés du Pape régnant m’étaient démontrées véridiques et honnêtes, en conformité avec le dépôt sacré de la foi, ce à quoi nul ne s’est risqué. Ou si celles-ci faisaient un jour l’objet de définitions infaillibles du Magistère solennel, ce qui est bien impossible !

La formule qui m’est imposée interdit, en violation de la doctrine catholique, de concevoir toute possibilité même théorique d’hérésie matérielle ou formelle du Pape comme personne publique ou privée. Elle présente de plus comme aberrante la conclusion normale, obligée et prudente qu’enseignent les meilleurs théologiens de l’Église : PAPA HÆRETICUS DEPONENDUS EST. Elle considère ainsi, à l’encontre de toute vérité et de toute justice, que l’opposition au Pape pour fait d’hérésie est en tout état de cause sacrilège et délictueuse, alors qu’elle est reconnue par l’Église comme légitime et parfois obligatoire.

Ce refus a priori d’examen de la matière même de mes accusations manifeste à lui seul la difficulté qu’on rencontre à vouloir les réfuter par l’autorité des Saintes Écritures et des enseignements du Magistère infaillible. L’exigence qui m’est formulée d’une soumission inconditionnelle est, dans ces conditions, abusive et profondément immorale. Le Souverain Pontife ne peut en prendre la responsabilité sans la pire des pré­varications. Cet homme n’est pas un dieu.

5) J’ai promis obéissance à l’Église en la personne du Souverain Pontife et en celle de mon Évêque, mais non pas en l’Épiscopat de ma nation, collectivité dont j’ignore la juridiction n’étant point gallican. J’ai toujours porté respect aux personnes constituées en dignité selon la justice qui leur est due. À cette obéissance et à ce respect j’entends demeurer fidèle. Mais ces vertus demeurent subordonnées aux vertus théologales de foi, d’espérance et de charité ; leur exercice ne saurait porter la moindre entrave, la moindre contradiction aux droits suprêmes de Dieu ni au service du prochain. En raison de quoi je ne puis obéir aux prévaricateurs dans leurs prévarications ni les respecter dans leurs crimes sans me faire ainsi leur complice. C’est le malheur des temps qui m’a contraint à mesurer mon obéissance et mon respect à la dignité actuelle des personnes et à la moralité intrinsèque de leurs actes.

La formule qui m’est imposée, en exigeant de moi obéissance inconditionnelle à mon Évêque et à un Épiscopat français collégialement prévaricateur, me mettrait dans l’obligation de suivre leurs enseignements, lois et préceptes, d’entrer ainsi dans les voies de l’hérésie et du schisme en y entraînant les autres avec moi. Exiger le respect des autorités ecclésiastiques, quelles qu’elles soient et quoi qu’elles fassent, c’est me commander de manifester estime, confiance et admiration aux prévaricateurs dans leur prévarication même, me rendant scandaleux.

L’obéissance s’exerce dans le cadre des normes canoniques, aujourd’hui piétinées par l’arbitraire des réformateurs. Elle suppose une soumission fondamentale des supérieurs à la foi et à la morale catholiques. Pareillement, le respect se donne aux chefs qui, d’abord, respectent leur fonction. « Qui vous écoute m’écoute, qui vous méprise me méprise. » Il arrive à nos Évêques, réclamant de tels égards, de ne point eux-mêmes les accorder à l’Église et au Christ dont ils sont les serviteurs. Je ne puis entrer, comme on l’exige de moi, dans la servitude de chefs indignes et malintentionnés dont la première décision serait de se débarrasser de moi comme d’un adversaire. Que d’abord ils rentrent dans l’ordre !

Éminence,

J’avais sollicité du cardinal Ottaviani le 16 juillet 1966 en tant que Pro-Préfet du Saint-Office un jugement sur la conformité de mes écrits au Dogme et à la Morale catholiques, et donc à la Révélation divine. Vous me répondez par cet ultimatum qui m’enjoint d’obéir aveuglément et servilement à toute pensée, toute volonté du Pape régnant et des Évêques, sans limites ni conditions. J’en conclus que l’étude minutieuse de mes écrits n’a laissé paraître à votre vigilance la moindre déviation doctrinale. Si donc je suis dans la vérité, à moins de malentendus qu’il vous aurait été facile de dissiper, ceux que je critique sont dans l’erreur. User de chantage, de menaces et de violence pour me ranger à leur Réforme est alors immoral et parfaitement vain. Cet ultimatum fait paraître seulement l’incapacité où vous êtes de légitimer et justifier les “ actes doctrinaux et disciplinaires ” de nos nouveaux réformateurs.

C’est sans illusion que je requiers de l’Autorité suprême qu’elle amende l’irrecevable formule qu’elle m’impose de signer dans les trois jours. À l’instant où m’atteignait votre ultimatum je lisais cette annonce du Saint-Père : « Nous allons avoir une période de plus grande liberté dans la vie de l’Église et, par conséquent, pour chacun de ses fils. Cette liberté signifiera moins d’obligations légales et moins d’inhibitions intérieures. La discipline formelle sera réduite, tout arbitraire sera aboli... » Je voyais avec horreur dans de telles paroles la consécration suprême de l’anarchie galopante où s’abîme et se détruit l’Église. Et quand, poursuivant, j’ai lu : « Seront également abolis toute intolérance et tout absolutisme », j’ai compris que cette déclaration de liberté sonnait le glas des justes et saintes vertus catholiques : l’absolutisme de notre Foi, l’intolérance de notre divine Morale et de nos Saints Canons. Cette libéralisation, survenant dans un climat de licence effrénée, passerait nécessairement par notre condamnation préalable. Le même Paul VI d’ailleurs ne déclarait-il pas naguère à Genève, citant Lacordaire : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » ?

Nous avons tout à redouter de cette liberté que s’accorde le fort, c’est une violence qui opprime. Nous regrettons le temps passé et soupirons après le temps futur où, soumise elle-même à la Loi de la foi, la bénigne autorité romaine nous affranchissait, nous affranchira de toute crainte et de toute servitude indigne.

Puis donc que vous ne supportez plus notre légitime opposition à vos nouveautés dites pastorales et à votre Réforme de l’Église, ayant résolu notre perte, ce que vous avez à faire, Éminence, faites-le vite !

En la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel
16 juillet 1969
Georges de Nantes, prêtre.


 

Extrait de la CRC n° 23, août 1969, supplément p. 2B-2E