Commentaire de l'Évangile de saint Jean

Jésus s'annonce dans l'incompréhension, 
à Jérusalem, en Samarie et en Galilée

Début facile, accordons-le. Les difficultés vont tout de suite se dresser sur son chemin. Jean saura-t-il, parmi tant d'événements très embrouillés, nous révéler clairement la stratégie de son maître qu'il lui a fallu mettre en œuvre dès le commencement pour surmonter l'incompréhension qui est encore la nôtre, lorsque nous nous heurtons au Mystère que, dès son Prologue, il nous attestait sans ménagement aucun ?

L'audience reprend. Nous revenons au deuxième chapitre de l'Évangile, verset 13.

CHAPITRE II

À JÉRUSALEM, LE LIEU SAINT PURIFIÉ

13. La Pâque des Juifs était proche et Jésus monta à Jérusalem. Jésus a choisi d'ouvrir sa vie publique par un geste prophétique dans la Ville sainte et dans son Lieu sacré, la Maison de Dieu parmi les hommes. Le récit de Jean nous donne à penser que tout est historique de ce qu'il nous raconte en témoin oculaire, mais en même temps que tout ce qu'il a jugé digne d'être rapporté doit être significatif. La suite le fera bien voir…

En quelques mots sont évoqués la fête, la foule des pèlerins, la foire… Le geste que Jésus s'autorise est un acte de réformateur religieux. On connaît la scène : il chasse les vendeurs de bestiaux et les changeurs de monnaies hors du “ Lieu saint ”. Et il justifie le rôle qu'il se donne en désignant ce Temple unique sans égal sur la terre, d'un mot stupéfiant : c'est “ la maison de mon Père ” ! Ses disciples se rappelleront la parole du psalmiste : “ Le zèle pour ta maison me brûlait ” (Ps 69 / 68, 10).

Alors les Juifs, toujours conscients de leur autorité, légitime pour certains, prétendue pour d'autres, de questionner Jésus comme naguère ils enquêtaient auprès de Jean : “ Quel signe montres-tu pour agir ainsi ? ” et sans doute, et plus encore, pour parler du Temple de Dieu en pareils termes… “ la maison de mon Père ” ! Mais Jésus leur répondit : “ Détruisez ce sanctuaire (en grec : naos) et en trois jours je le relèverai. ”

L'incompréhension des enquêteurs est telle, fort compréhensible, qu'elle les laisse pantois. “ Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours, tu le relèveras ? ” Ici, faisons bien attention. Ce n'est pas une parole de fou, ni de provocateur. Et cependant, ce défi, ce miracle annoncé comme signe de sa mission de purificateur de la maison de son Père, ne peut être compris des Juifs. C'est une énigme, un malentendu, mais volontaire de sa part. Ils n'ont qu'à le laisser passer, le laisser faire en Maître, à Jérusalem, avec la promesse de ce signe éclatant de son droit, de sa légitimité, qui leur sera donné en son temps. Et ils la garderont en tête, cette promesse…, prêts à lui en demander raison.

Jean, témoin de la scène évidemment, lui aussi la gardera en mémoire, sûr d'en contempler la vérité un jour. De fait, il comprendra et il nous épargne d'attendre : “ … Mais lui parlait du sanctuaire de son Corps ”. Ainsi, quand les Juifs l'auront voulu détruire, et qu'il se relèvera, les disciples s'en souviendront et ils croiront aussi bien à l'Écriture, touchant son zèle dévorant pour le Lieu saint, qu'àsa parole lui identifiant sa propre chair, le sanctuaire de son Père !

23. Ne passons pas sans lui accorder la plus grande attention, sur l'avertissement suivant, auquel saint Jean attachera une extrême importance, au point d'en faire l'un des thèmes les plus éclairants de son témoignage :

Comme il était à Jérusalem durant la fête de Pâques, beaucoup crurent en son nom, à la vue des miracles qu'il faisait. Mais Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu'il n'avait pas besoin d'un témoignage sur l'homme : car lui-même savait ce qu'il y a dans l'homme.

Laissons-nous pour le moment conduire par ce témoin des faits, d'une rare perspicacité. Il nous montre la multitude des Juifs, habitants de Jérusalem ou pèlerins, émerveillés par des miracles qu'il ne nous raconte même pas. Du coup, beaucoup croient en Jésus. Mais qu'en savent-ils ? Que comprennent-ils ? et surtout, sont-ils prêts dans leur cœur, car c'est cela la vraie foi ! à accueillir toutes les paroles du Maître, et tout de Lui-même ? Jésus, dans sa profonde sagesse, le sait : ils sont incapables de croire en vérité et ils ne sont même pas capables de prendre la mesure de leur impuissance.

L'entretien avec Nicodème trouve donc ici sa place, car il va nous en fournir la démonstration cuisante.

CHAPITRE III

NICODÈME. L'INCOMPRÉHENSION JUIVE.

1. Nicodème, notable parmi Juifs et de surcroît pharisien, vint de nuit trouver Jésus, et sans doute en enquêteur discret au service de la Secte, dont il fait connaître d'emblée à Jésus le jugement qu'elle porte sur lui : “ Rabbi, nous le savons (que ne savons-nous pas !), tu viens de la part de Dieu comme un maître : en effet, personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n'est pas avec lui. ”

C'est presque une reconnaissance officielle, émanée de la puissante secte des pharisiens. Ainsi, Jérusalem était ouverte à la prédication du jeune rabbi, d'emblée reconnu vrai prophète et même, maître en Israël ! Nicodème s'attend donc à ce que Jésus lui en marque quelque reconnaissance. Mais il en est pour ses frais. Jésus brise là : « En vérité, en vérité je te le dis, à moins de naître d'en haut (il a dit : “ d'en haut ”, et non comme nous lisons dans la Vulgate : “ denuo ”, de nouveau), nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » Autant dire : Inutile de poursuivre cet entretien, qui ne peut mener à rien. Car une chose vous manque, à tous, c'est d'être nés d'en haut, nés du Ciel. La parole est dure et certainement incomprise de ce grand Juif, pharisien bien dans sa peau. Comme il ne comprend pas, il plastronne, cherche une issue qu'il croit avoir trouvée ; elle est d'un réalisme suffocant. Comme si Jésus pouvait imaginer de demander à un homme, déjà vieux, de rentrer dans le sein de sa mère, pour en renaître une seconde fois !

L'incompréhension est presque totale, le malentendu est certain, mais l'idée saisissante, presque insultante, fait d'autant plus son chemin :renaître à une autre vie… Après tout, pourquoi pas ! Mais quel est ce mystère ?

5. Sans accabler son visiteur d'aucun mépris ni même d'un sourire condescendant, Jésus poursuit son enseignement mystérieux à un homme déconcerté assurément, mais d'autant plus attentif. Et c'est pour lui livrer une révélation capitale : “ En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de renaître de l'Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l'Esprit est esprit. ”

L'inutilité de renaître du sein de sa mère étant admise, une porte de lumière est ouverte à ce pharisien, à ce juif qui fait profession de connaître les Écritures et de pratiquer la plénitude de la Loi. Mais lui, pour se justifier, objecte : “ Comment cela peut-il se faire ? ” Et Jésus de répondre, peut-être avec une aimable ironie, dans un sourire étonné : “ Tu es maître en Israël, et tu ne saisis pas cela ? ”

De fait, Jésus pouvait s'étonner. Car ce maître en Israël aurait dû très bien savoir ce que les Prophètes avaient dès longtemps et combien fortement annoncé, qu'en remède à l'impuissance de la chair et à l'insuffisance de la Loi et des pratiques sacrificielles reçues de Moïse, viendrait le temps d'une Nouvelle Alliance de vie et de vérité, dans l'Esprit-Saint répandu alors sur le peuple juif et sur toutes les nations. Jean l'avait crié dans le désert, à cinquante kilomètres de là ! Où était donc Nicodème, n'avait-il pas entendu ? Avait-il assez lu les prophètes ! Comment ne s'était-il pas même dérangé pour écouter le dernier et le plus insistant d'entre eux ! Grande était sa faute vraiment, et celle de tous ceux qui l'avaient envoyé ! Ainsi jugeaient-ils de tout, supérieurement, non ! superficiellement. Ils étaient satisfaits de Jésus, dans leur aveuglement, mais sans docilité à l'Esprit-Saint, confiants en leurs seules lumières et en leurs propres vertus. C'était trop de prétention.

11. “ En vérité, en vérité je te le dis, nous parlons de ce que nous savons, et nous attestons ce que nous avons vu ; mais vous n'accueillez pas notre témoignage. ” L'autre avait parlé au pluriel, comme mandaté par la puissance pharisienne en Jérusalem. Jésus parle au pluriel dans la puissance de Dieu, et sans doute l'Esprit-Saint parle avec lui, et l'Église future dont notre témoin, présent à l'entretien, est déjà le légitime représentant.

C'est pour leur donner à tous un signe, comme il en a déjà promis à Nathanaël, et hier encore aux Juifs qui l'interrogeaient sur le parvis du Temple. Celui-là non plus, nul ne pourra le comprendre de longtemps. Du moins, humilié, piqué au vif, Nicodème s'en souviendra-t-il et ce signe lui sera comme une semence de vie et de vérité à venir. Jésus lui dit donc :

“ Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l'homme, afin que quiconque croit ait la vie éternelle. ”

Plus tard, mais j'anticipe (7, 48 ; 19, 39), ce même Nicodème, travaillé par tant de mystère, se retournera contre son clan agité par la haine et déjà homicide, dans l'attitude d'un défenseur de Jésus. “ Notre Loi, leur dira-t-il fermement, juge-t-elle un homme sans d'abord l'entendre et savoir ce qu'il a fait ? ” C'était encore bien peu de foi, ou alors dissimulée sous trop de prudence, que d'invoquer la seule Loi commune pour arracher pareil maître à une mort certaine… Mais au Jour d'entre les jours, le signe que Jésus lui avait annoncé arrivera, qu'il ne pourra pas esquiver. Il verra le Fils de l'homme élevé sur la croix et sa Mère l'implorant d'aider les siens à l'en descendre et l'ensevelir. Alors, recevant ce Corps immolé, il en recevra l'Esprit et connaîtra cette nouvelle naissance qui devait lui ouvrir l'accès au Royaume de Dieu.

16. On peut raisonnablement penser que l'entretien de ce maître en Israël avec Jésus s'est terminé là-dessus, un peu brutalement. Mais notre témoin, avec cette pleine liberté qui nous étonne et que nous comprendrons plus tard, prolonge, en forme de monologue, ce premier enseignement donné par son Maître et ami, comme pour en ouvrir le mystère et en étendre la portée. C'est la première fois que nous est révélé par Jésus, en termes si pudiquement divins, l'amour du Créateur pour sa créature, allant jusqu'à mourir pour elle sur une croix ! L'aurions-nous bien compris, si Jean ne paraphrasait cette révélation inouïe en ces termes :

Car Dieu a tant aimé le monde
qu'Il a donné son Fils unique
afin que quiconque croit en lui
ne se perde pas mais ait la vie éternelle.

Vous lirez cette première méditation johannique dans vos bibles, en saint Jean 3, 17-21. Avec crainte et tremblement à l'évocation de la perte des âmes qui ont préféré les ténèbres (de Satan, nous le savons depuis son Prologue) et de leur damnation. Mais avec une immense émotion et reconnaissance, à l'annonce du salut gagné par Jésus pour tous, si seulement ils croient en lui :

Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde
Pour juger le monde,
mais pour que le monde soit sauvé par lui.

Hélas, les hommes en général et Juifs autant que Gentils (les gens de toutes les nations païennes)ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, à laquelle ils se dérobaient au contraire, car leurs œuvres étaient mauvaises.

18.Mais celui qui fait la vérité – et voilà qui interpelle les Nicodème de tous les temps –, vient à la lumière afin qu'il soit manifestéque ses œuvres sont faites en Dieu. Admirable composition, héritée de Jésus par notre témoin pour notre profit intellectuel et moral, où la grâce se marie aux œuvres, où la venue vers la lumière est tout ensemble cause et effet de l'obéissance à la Loi. N'est-ce pas discrètement suggérer la démarche future de Nicodème, qui ayant fait la vérité, au contraire de la plupart de ses anciens amis, est venu à la lumière ?

CHAPITRE IV

LA SAMARITAINE. LA FOI DES HUMBLES.

1. Reprenons donc le récit suivi des événements, au chapitre IV, introduit par une remarque qui n'est pas de pure transition littéraire ou locale. Transition plutôt d'un climat à un autre, comme d'une humanité à une autre, si différentes que le témoin ne veut pas nous en laisser ignorer le fait.

L'entretien avec Nicodème s'est terminé froidement. Jésus a été humiliant, est-ce un mal ? Nicodème personnifiait cette caste de Juifs fiers de leur élection, qui n'avaient pas accepté le baptême de pénitence de Jean et, privés de l'Esprit-Saint, mettaient leur orgueil dans leur savoir, dans leurs œuvres, dans leur réputation, voire leurs grandes richesses. Ils ont toisé Jésus, ils l'ont classé, mesuré à leur aune. Un maître, sans plus… à surveiller.

Partant de là, Jésus était venu au pays de Judée et nous l'avons vu, appelant les foules à un baptême que donnaient ses premiers disciples. Rappelez-vous, tous venaient à lui. Mais voilà, les pharisiens apprirent qu'il faisait plus de disciples et en baptisait – ou faisait baptiser –plus que Jean… Voilà encore une note, en passant, qui nous fait plaisir : ces âmes qui viennent à Lui, ces foules qui adhèrent à sa prédication ! Mais les pharisiens en conçurent de mauvais sentiments. Quand Jésus l'apprit, il quitta la Judée et s'en retourna en Galilée. Pour fuir la discorde, pour désarmer la jalousie naissante. Voilà donc bien le climat de Jérusalem…

Il fallait traverser la Samarie, terre considérée par les Juifs comme bâtarde, pourrie, païenne. Eh bien, notre témoin nous en décrit l'atmosphère, tout autre ! Jésus y paraît d'emblée détendu, à l'aise, et comme se jouant. Sa maïeutique, qu'on a qualifiée d'ironie, et qui finement joue de l'incompréhension de son partenaire pour le contraindre à sortir de ses limites et le suivre, et avancer vers sa Lumière, ici s'exerce dans une sorte d'allégresse aimante et d'avance victorieuse. C'est une bien belle page d'Évangile. Mais comme pour une autre race spirituelle…

6. Le lieu n'est pas sans signification, ni l'heure, ni la personne qui vient à lui. Jésus, fatigué par la longue route, s'était assis près du puits de Jacob. C'est là un site biblique mémorable ; tout Juif, tout Samaritain se souvient du premier séjour de leurs patriarches encore nomades, en ces lieux au temps des Chananéens ; et ce puits avait été creusé en cette terre d'idolâtres par le patriarche Jacob. Il leur était un symbole de la Loi, et son eau, dans ces terres arides, en était comme l'élément vital. Jésus n'aurait-il pas soif de cette eau et faim de telle nourriture pour retrouver ses forces après cette longue marche ? Voilà fixé le cadre de la rencontre que Jean a choisi de nous raconter pour nous révéler son Maître.

7. Il était environ midi, l'heure la plus éloignée des ténèbres de l'aurore et du crépuscule. Une femme de Samarie arrive, pour puiser de l'eau ; c'est son devoir ordinaire. Jésus la regardera-t-il seulement ? Elle est femme, de ce pays de païens, et ses mœurs sont dissolues, comme on l'apprendra. Cependant, Jésus lui dit : “ Donne-moi à boire (s'il te plaît). ” Étonnement et coquetterie aussitôt éveillée de cette femme, dans cette solitude, même si notre témoin est là, demeuré auprès de son maître :

“ Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi, femme, et Samaritaine ? ”

Comme avec Nicodème, Jésus coupe court. Et voici l'ironique provocation, la parole inattendue, l'énigme qui contraint l'âme basse, de Nicodème hier, aujourd'hui de cette immortelle Samaritaine, à demander grâce et force et lu-mière pour le suivre dans ses mystiques hauteurs, cependant attirantes !

10.

“ Si tu savais le don de Dieu
et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire,
c'est toi qui l'aurais supplié
Et il t'aurait donné de l'eau vive. ”

Surprise, elle se moque, fine mouche, pour en savoir davantage et ne point paraître sotte : “ Tu n'as rien pour puiser ”, et la suite toute prosaïque… Jésus a atteint son but : elle devine en lui quelque mystère, en cela tellement différente du vieux Nicodème ! “ Serais-tu plus grand que notre père Jacob ? ” C'en est assez pour décider le bon maître à pousser plus loin sa révélation. Cette eau-là, qui est l'image de la Loi ancienne, n'est-ce pas ! n'étanche pas vraiment la soif, tandis que l'eau qu'il donne à qui l'en prie, est de tout autre sorte :

“ Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai
n'aura plus jamais soif ;
l'eau que je lui donnerai deviendra en lui
une source d'eau jaillissant en vie éternelle. ”

15. À cet excès de paradoxe, il faut rompre le charme ou se moquer pour ne pas perdre contenance ni non plus se rendre sans savoir à qui et à quoi… On suit admirablement ce “ dialogue d'incompréhension ” (La Potterie). Donc, elle rit : “ Seigneur, donne-moi cette eau afin que je n'aie plus soif et ne vienne plus ici pour puiser ! ” Sous-jacente, l'allégorie se laisse percevoir : donne-moi le salut, et que je n'aie plus d'effort à faire chaque jour en cent minutieuses pratiques !

Ah ! tu te moques ? Eh bien, “ va chercher ton mari ”. Jésus, à ce coup, reprend son avantage, mais pour la retenir en son filet. À la révélation qu'il lui fait, en Seigneur omniscient, de sa misérable vie passée, et actuelle ! elle est comme assommée. Le proverbe dit bien : “ L'humiliation précède la gloire ” (Prov. 16, 33). La glose explique que ces cinq maris symbolisent les cinq religions païennes auxquelles les Samaritains ont adhéré durant les longs siècles de leur schisme, et leur religion actuelle n'en est même plus une…

Humiliée, soudain découverte, la femme ne se fâche point, ne ment point. Elle est contrainte à croire, de foi tout humaine, à ce prophète et c'est elle qui, sérieusement, interroge donc ce maître fascinant sur la vraie religion : “ Seigneur, je vois que tu es un prophète… Eh bien, dis-moi, est-ce sur cette montagne, le Garizim où les Samaritains avaient bâti un temple, ou est-ce à Jérusalem qu'est le lieu où il faut adorer ? ”

Jésus le savait bien, que cette femme n'était pas qu'une chair, et que dans le fond de son cœur même demeurait une inquiétude religieuse qui, tout d'un coup paraît dans cette question, bien inattendue de nous mais non point de l'ineffable médecin des âmes. Il abandonne le ton de l'ironie pour celui du colloque intime du maître avec son disciple. Dans une absolue clarté, il en appelle à sa foi, invitation unique dans l'Évangile : “ Crois-moi femme ! ”, lui demande-t-il, avant de délivrer à cette rien-du-tout la plus admirable et décisive doctrine… Fallait-il qu'il l'aime et qu'il désire de déverser en elle son fleuve d'eau vive pour qu'à son tour elle en répande la richesse parmi les siens !

21. Écoutons ces immortelles paroles : “ Crois-moi femme ! L'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. ”

Il est donc, Lui, du côté de l'Unique Dieu, qu'il nomme Père. “ Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. ” Ici, Jésus se met du côté des adorateurs de Dieu, n'est-il pas homme semblable à nous ? et du côté des Juifs, membre de ce peuple élu dont l'alliance mosaïque, et la Loi et les sacrifices du Temple sont, encore à cette heure où il parle, le seul salut, pour eux-mêmes, mais en espérance pour toute la terre…

“ Mais l'heure vient – et c'est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père dans l'Esprit de la Vérité (remarquez l'endyadis), car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent, c'est dans l'Esprit de la Vérité qu'ils doivent l'adorer. ”

Bienheureuse Samaritaine à qui Jésus révèle bonnement ce que Nicodème n'aurait pu comprendre ni d'emblée accepter ! C'est le même besoin de l'Esprit-Saint auquel Jésus répond pour cette âme assoiffée, par sa promesse de l'eau vive dont il est la Source ! Cet Esprit qui n'est point donné par la Loi de Moïse mais qui sera bientôt répandu par Jésus lui-même, de son propre sein, en accomplissement des Écritures. Comme les disciples, comme les Juifs de Jérusalem, comme Nicodème, notre Samaritaine reçoit elle aussi un signe, incompréhensible dans le moment, mais qui un jour lui sera d'une fulgurante clarté : ce signe de la source d'eau vive jaillissant en vie éternelle.

Sans doute suit-elle très bien le fil de ce sublime colloque, puisqu'elle enchaîne, comme se parlant à elle-même, manifestant une science des choses divines que Jésus reprochait à Nicodème de ne pas si bien posséder : “ Je sais que le Messie doit venir. Et quand il viendra, il nous révélera tout. ” Il met un baiser sur les lèvres, dit la Sagesse, celui qui répond avec justesse (Prov. 24, 26). Ainsi de la Samaritaine qui, par une si grande foi, contraint Jésus à se déclarer tout à fait à son âme qui le cherche, qui le touche. Il se livre donc à elle, comme il ne l'a encore jamais fait : “ JE SUIS, moi qui te parle. ” Il s'identifie par ce “ Je suis ”, en grec “ Ego eimi ”, à YHWH, Dieu son Père. C'était s'avouer le Messie, et plus que le Messie. Pour Jésus, c'était tout révéler de Lui, absolument tout à cette rien-du-tout personnifiant pour Lui sa vieille race pécheresse, Samarie, et au-delà le monde païen immense, ouvert mystérieusement àla grâce de la Vérité, et prédestiné au salut qui devait jaillir bientôt de son flanc transpercé…

LA RÉVÉLATION AUX SAMARITAINS DE JÉSUS “ SAUVEUR DU MONDE ”…

27. La suite de ce récit se lit aisément et nous tient sous le charme autant qu'elle nous instruit. Au-delà du style de l'évangéliste, nous découvrons la pédagogie du divin Maître dont les clés nous sont dès maintenant données pour nous permettre d'entrer dans sa pensée si haute, si attachante ! Quel progrès dans la connaissance !

Donc voilà, de retour de la ville, les disciples avec la nourriture qu'ils y ont achetée. Ils pressent Jésus de manger… Boire, manger, décidément le prosaïsme de la vie matérielle s'impose aujourd'hui à Jésus ! Eh bien, pas du tout. Au contraire… Il n'a pas seulement bu de l'eau de ce puits. Quant à prendre quelque nourriture, il y songe mais par manière d'ironie, provoquant l'incompréhension de ses amis, comme un moment auparavant celle de la Samaritaine. Il coupe court : “ J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. ” Et ne leur laissant pas chercher longtemps, il leur déclare magnifiquement, divinement : “ Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin. ” Or voici que les gens, alertés par la femme, sortaient de la ville et se dirigeaient vers lui. Jésus les montre de la main à ses disciples, au milieu des champs de blé blondissants, comme sa moisson à lui, œuvre de son Père, dont il a faim et soif de récolter le fruit. C'est la venue des Gentils en masse, le consolant du dédain des Juifs, qui remplit Jésus d'une telle allégresse. Il est le semeur, et ses disciples qui s'affairent autour de Lui à préparer le repas, car il leur faut quand même manger ! sont ses moissonneurs qui bientôt s'en iront par toute la terre prêcher l'Évangile. Car telle est la volonté du Père, et donc l'action de grâces du Fils, son eucharistie.

39. Quant aux Samaritains, ils avaient cru à ce que leur avait dit cette femme : “ Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait (imaginez !). Ne serait-il pas le Christ ? ” Ils le prièrent de demeurer là deux jours, et alors ils furent bien plus nombreux à croire à cause de sa parole, et ils disaient à la femme : “ Ce n'est plus sur tes dires que nous croyons ; nous l'avons nous-mêmes entendu et nous savons que c'est vraiment le Sauveur du monde. ”

Avouez que c'est magnifique. Voilà Jésus proclaméSauveur non plus des Juifs seuls, mais du monde. Dès le début de sa manifestation aux hommes, une étape immense, une longue route est franchie. Et nous apprenons de cette Samaritaine et de tout son peuple, que “ faire la vérité ”, comme dit saint Jean, c'est correspondre à l'exacte pédagogie du Seigneur qui nous conduit d'une foi imparfaite, aux miracles, au témoignage des hommes, à la foi parfaite qui croit à la parole de Jésus lui-même et contemple son divin Mystère faisant de l'âme ainsi conquise, une disciple du Christ.

La GALILÉE AUSSI S'OUVRE À LA VÉRITÉ.

43. Après ces jours, il partit de là pour la Galilée. Quand il y arriva, les Galiléens l'accueillirent car ils avaient vu, eux aussi, tout ce qu'il avait fait à Jérusalem lors de la fête. Mais l'accueil dut être réservé, voire maussade, insatisfait. Nous voilà d'un coup ramenés au climat de foi imparfaite qui n'avait nullement contenté Jésus à Jérusalem (cf. 2, 23-25). L'enthousiasme que suscitent les miracles n'est pas ce qu'il cherche, mais la foi en sa parole, en Lui, telle qu'il l'a trouvée dans la Samaritaine et dans son peuple injustement méprisé. D'où la remarque de notre témoin principal, intercalée ici (v. 44) : Jésus avait en effet attesté lui-même qu'un prophète n'est pas honoré dans sa propre patrie. Est-ce dit de Jérusalem, ou de la Galilée ? De l'une comme de l'autre. Du peuple juif tout entier, par contraste avec ces païens de Samaritains. Mais la Galilée cependant l'accueillera mieux que Jérusalem…

46. L'histoire de l'officier du roi va le faire voir. Ce deuxième signe de Cana nous montre, limpide comme une épure, ce que veut Jésus, et ce qu'il obtient de ce personnage dont il guérit le fils, et de toute sa maisonnée, symbolisant toute la “ Galilée des Gentils ”, peuple juif mêlé lui aussi de païens depuis des siècles : l'accession, à partir d'une foi toute naturelle et humaine, à l'adhésion du cœur à sa Personne même, à son mystère, à sa Vérité.

En effet, quand ce personnage de la cour, venu à ses devants, le prie de descendre à Capharnaüm, guérir son fils mourant, comme en ce même bourg de Cana sa mère l'avait prié de sortir de difficulté les époux de la noce, Jésus feint un vif mécontentement : “ Si vous ne voyez toujours des signes et des prodiges vous ne croirez donc jamais ! ” Mais le basilicos, loin d'en être découragé, d'insister, tout à son angoisse : “ Seigneur, descendez avant que ne meure mon petit enfant. ” C'est trop touchant… Jésus pourtant continue son admirable pédagogie : cette foi qui s'obstine, il l'éprouve en se contentant de l'annonce invérifiable d'un signe auquel il faudrait croire sans preuve, sur sa seule parole : “ Va, ton fils vit. ” Et voici, en Galilée, cette merveille que Jésus attendait :l'homme crut à la parole de Jésus, et il s'en retourna chez lui où il trouva son enfant revenu à la vie, guéri à l'heure même où Jésus l'avait dit… “ et il crut, lui, avec sa maison tout entière ”. Notez le mot grec qui souligne cette unanimité :holé, d'où viendra le nom même de l'église cat-holique : la maisonnée rassemblée autour de son chef.

Ainsi ce miracle et cette conversion, quoique un peu isolés dans le récit de Jean, témoignent d'une première ouverture de la Galilée à la prédication du “ Sauveur du monde ”, même si elle n'est pas aussi merveilleuse que l'épisode idyllique de Sichar, en Samarie.

* * *

Mesdames et Messieurs les jurés,

Je trouve dans ce récit vigoureusement mené, ample matière à réflexion. Est-ce l'art du narrateur, est-ce la stratégie de son maître, toujours est-il que, parcourant pour la première fois d'un bout à l'autre cette Palestine qui sera son champ d'action exclusif, Jésus a singulièrement avancé ses affaires. En chaque lieu, en chaque rencontre retenue par notre témoin, de personnages représentatifs de leurs peuples divers, il a engagé de forts dialogues, offert des signes impressionnants, et même livré quelque chose de ses plus grands secrets. L'œuvre est à parfaire, mais déjà quel chemin parcouru !

Autre surprise, Jésus paraît ne rien ignorer du passé et du présent de chaque peuple qu'il visite, de chaque personne qu'il aborde cependant pour la première fois. Et nous sommes stupéfaits qu'il leur accorde une mesure d'estime, de compréhension et de charité exactement contraire à ce que l'opinion du temps laisserait prévoir. Il aime moins les Juifs que les Samaritains, c'est un scandale ! Et parmi les Juifs, il se montre plus accessible aux Galiléens qu'aux Judéens ; et parmi ceux-ci aux gens de la campagne et aux foules indistinctes des pèlerinages qu'à l'élite de Jérusalem, laïque et sacerdotale.

Ne parlons pas d'antisémitisme. Ce serait plus qu'un anachronisme, une énorme bourde. Autant pour saint Jean que pour Jésus. Car tous sont Juifs, même les sangs mêlés, et tous fidèles de la Loi mosaïque, même adultérée. Il faut évidemment chercher ailleurs que dans d'injustes préjugés les raisons de ces différences. J'en vois deux. La première, encore brûlante, est dans la façon dont chacun de ces groupes religieux a accueilli la parole de Jean le précurseur. Jésus se doit d'en tenir compte, et il le veut marquer. La deuxième est plus générale et révèle les inclinations de son propre Cœur. Il est mieux disposé envers les pauvres, les petits, les humbles, et mieux encore envers les méprisés et les persécutés, qu'envers les puissants, les savants, les riches dont les prétentions religieuses ou intellectuelles insultent à sa divine Sagesse.

Enfin, admirons la manière sans doute spontanée chez le Maître, mais parfaitement comprise par son disciple qui la restitue dans ses immortels dialogues, dont Jésus conduit ses interlocuteurs là où il veut et bien plus haut, plus loin qu'ils ne sauraient d'eux-mêmes aller. Ceux-ci avancent-ils quelque parole d'un prosaïsme plat, ou de pur bavardage ? Jésus les entend, mais y répond de manière si sublime que c'est à leur couper le souffle. C'est le “ schéma d'incompréhension ” bien étudié par les exégètes contemporains. À cette différence de hauteur s'ajoute une contradiction au moins verbale, qui achève de décontenancer leurs âmes pesantes. C'est l' “ ironie johannique ”. Sous les mêmes mots, Jésus dit autre chose, vérifiée dans un autre univers, celui où il se meut lui-même sans effort. Cependant, saisies par l'énigmatique propos du Christ, il arrive aux âmes de disciples, de poursuivre leur questionnement mi-parti dans l'inintelligence, mi-parti dans la lumière qui vient, et les meilleurs ainsi accèdent à la Vérité.

La plupart du temps, Jésus a semé au cours de la conversation une promesse, un signe, un avertissement qui ne seront visibles et compréhensibles que dans l'avenir pour ceux qui auront cru en Lui. Mais d'emblée, notre Témoin éminent en aura retenu pour nous le caractère prophétique et la teneur divine.

Nous voici pressés d'entendre les suites de ce premier voyage exploratoire, prometteur en Samarie et même en Galilée, mais inquiétant à Jérusalem… Comment l'épreuve de force va-t-elle tourner ? et à quelle aventure conduira l'intense séduction du jeune rabbi sur les foules ?

La reprise d'audience est annoncée. Rentrons au tribunal.

Extrait de la CRC n° 269 de décembre 1990,
et de Bible, Archéologie, Histoire, tome 2, p. 140-144

  • Dans Bible archéologie histoire, tome 2 :
    • Le témoignage de Jean au procès de Jésus-Christ, Fils de Dieu, le plus grand procès du monde (I à IV), (CRC tome 22 et CRC tome 30)
  • Dans Bible archéologie histoire, tome 3 :
    • V. L'innocence de Jésus, fils de Marie, (CRC tome 31, fév 1999)
Références audio/vidéo :
  • S 110 : Saint Jean l'Évangéliste, témoin de Jésus au plus grand procès de l'histoire humaine, retraite d'automne 1990, 18 h
  • S 114 : « Jean contemplait sa gloire », Semaine Sainte 1992, 4 h

Références complémentaires :

Retraite prêchée à l'aide des travaux du Père Boismard :
  • S 39 : L'Évangile selon saint Jean, retraite d'automne 1978, 16 h (aud.)
Méditation eucharistique sur l'amour de saint Jean pour Jésus :
  • La sainte Eucharistie : humaine présence de Dieu, Hostie vivifiante, nourriture de nos âmes, lettres à mes amis, tome 1, n° 35, 1958, p. 1-2
Quelques sermons sur saint Jean :
  • LOGIA 97, n° 73 - LOGIA 2002, n° 39
Voir aussi de nombreux sermons de la série :
  • S 75-84 : L’année liturgique, 1984 - 1985, 48 h (aud./vid.)