Commentaire de l'Évangile de saint Jean

La confrontation de la Lumière avec les Ténèbres

Dès le Prologue, la déposition de Jean témoigne du conflit de la lumière et des ténèbres (1, 5). À l'encontre de toutes les interprétations des plus grands commentateurs modernes du quatrième évangile, l'arrière-fond de cette confrontation ne doit être recherché ni dans l'hellénisme (Dodd), ni dans la gnose (Bultmann), mais dans le seul judaïsme. Les découvertes de Qumrân mettent fin au débat : nous allons le montrer surabondamment, devançant ainsi les prétendus “ chercheurs ” qui vont tenter de le ranimer sur l'écran de la chaîne Arte pour Pâques prochaines, en passant sous silence Qumrân comme l'année dernière. À moins qu'ils ne mentionnent les esséniens comme une “ secte ” puisant son inspiration en Iran, chez les Mandéens ! Gageons que ce sera la théorie de Pierre Geoltrain...

Nous sommes parvenus au moment le plus tragique du procès. Les adversaires de Jésus le pressent de questions insidieuses, pour le perdre en lui arrachant des confidences leur fournissant le reus mortis, le cas pendable, provoquant la foule à lapider le blasphémateur. Mais Jésus leur fait face avec une majesté infinie, et saisit toute nouvelle occasion de révéler sa vérité de plus en plus sublime.

JÉSUS, LUMIÈRE DU MONDE

12. La “ foule ”, évoquée huit fois au chapitre VII, a disparu. La fête terminée, les pèlerins sont rentrés chez eux et Jésus, qui continue à enseigner dans le Temple, s'adresse aux pharisiens :

Je suis la lumière du monde.Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres,mais il aura la lumière de la vie.

Le Père de La Potterie croit que Jésus emprunte l'image de la lumière à un rite de circonstance : « La fête des Tabernacles était aussi la fête de la lumière : à la tombée du jour, le Temple était illuminé par de grands lampadaires à quatre branches. 8Ignace de La Potterie, s.j., La Vérité dans saint Jean, Analecta Biblica (74), Rome, 1977, tome II “ Le croyant et la vérité ”, p. 819.» Or, il se réfère au traité sukka (“ tabernacle ”) de la Mishna ! où les rabbins du IIe siècle après J.-C. reconstituent la fête des Tabernacles du temps passé, en renchérissant sur l'illumination du parvis intérieur du Temple, “ lumière ”... pour Jérusalem ! Mais Jésus, lui, est “ lumière ” pour le monde entier. Il faut donc chercher ailleurs.

La Règle trouvée dans la grotte n°1 de Qumrân campe, en face de la synagogue des pharisiens, une Communauté où “ c'est par l'Esprit de vrai conseil à l'égard des voies de l'homme que seront expiées toutes ses iniquités, quand il contemplera la lumière de vie. ” (1QS 3, 6-7)

En attendant le jour de “ Sa Visite ”, Dieu a “ disposé pour l'homme deux Esprits ” : “ Ce sont les Esprits de vérité et de perversion. Dans une fontaine de lumière est l'origine de la Vérité, et d'une source de ténèbres est l'origine de la Perversion. Dans la main du Prince des lumières est l'empire sur tous les fils de justice : dans des voies de lumière ils marchent ; et dans la main de l'Ange des ténèbres est tout l'empire sur les fils de perversion : et ils marchent dans des voies de ténèbres. ” (1QS 3, 20-21)

Il suffit de lire de tels textes pour comprendre que Jésus prêche en un temps qui a précédé l'enfouissement de ce rouleau dans la grotte, au milieu de juifs divisés en deux camps depuis plus de cent cinquante ans : esséniens contre pharisiens. Son langage dit assez qu'il répond à l'attente des premiers et se met dans leur camp, à la seule condition qu'ils acceptent de voir en Jésus le “ Prince des lumières ”.

Son enseignement est une “ lumière ” qui donne la “ vie ” : tout l'Évangile de saint Jean plaide en faveur d'une parole qui brille par elle-même d'un tel éclat qu'elle porte en soi la preuve de son origine divine. Jésus fait des miracles pour que tous croient ; mais il suffit de “ voir ” Jésus et de l'entendre : il est lumineux comme le soleil en plein midi. Avant même sa naissance, alors qu'il était encore dans les chastes entrailles de sa Sainte Mère, Zacharie le salua comme “ l'Astre d'En-Haut ” descendu pour visiter et illuminer ceux qui demeurent dans les ténèbres et l'ombre de la mort (Lc 1, 78-79).

Dès sa naissance, il brille d'un tel éclat, dans les bras de sa Mère qui le présente au Temple, que le vieillard Syméon témoigne : “ Mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. ” (Lc 2, 30-32)

13. « Les pharisiens lui dirent alors : “ Tu te rends témoignage à toi-même ; ton témoignage n'est pas vrai. ” » L'objection des pharisiens, Jésus l'avait déjà devancée (5, 31), et nous avons vu comment il en appelait au double témoignage de son Père et de Jean-Baptiste (5, 32-33). Mais en déclarant qu'il est “ la lumière ”, Jésus en appelle à son propre éclat, qui suffit à faire voir d'où il vient, et à sa science de choses ignorées des hommes :

“ Bien que je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est vrai parce que je sais d'où je suis venu et où je vais ; mais vous, vous ne savez pas d'où je viens ni où je vais. Vous, vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge personne. ”

Tandis qu'ils le jugent, eux, “ selon la chair ” qu'il a prise en se faisant homme (1, 14), et le condamnent selon leurs préjugés de pharisiens, lui ne condamne personne, parce qu'il n'est pas venu pour juger mais pour sauver le monde (3, 17) : il fait grâce au paralytique, à la femme adultère, leur donnant ainsi la “ lumière de la vie ”.

Du “ Prince des lumières ”, les esséniens attendaient un jugement qui serait la condamnation des “ fils de perversion ”. Jésus de même, bien qu'il ne juge personne, sait qu'après le temps de la miséricorde viendra celui de la justice où il devra lui-même exercer la fonction de juge (5, 30) :

16. “ Et s'il m'arrive de juger, moi, mon jugement est selon la vérité, parce que je ne suis pas seul ; mais il y a moi et Celui qui m'a envoyé ; et il est écrit dans votre Loi que le témoignage de deux personnes est vrai. Je suis à moi-même mon propre témoin, et pour moi témoigne le Père qui m'a envoyé. ”

Jésus ne dit pas selon “ notre ” loi, parce qu'il est plus grand que Moïse et au-dessus de sa Loi, mais “ votre ” loi, non sans une nuance de dérision : c'est bien “ votre ” loi, parce que les pharisiens affectent d'en faire leur bastion, et c'est donc pour eux transgression et blasphème de ne la point pratiquer... au profit de leurs “ traditions ” de pure invention.

19-20. Eux comprennent fort bien et le cernent : “ Où est ton Père ? ” Jésus répond : “ Vous ne connaissez ni moi ni mon Père ; si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. ” Voir Jésus c'est voir le Père, mais ils ne connaissent pas Jésus : ils ont devant eux un homme dont ils savent, ou croient savoir, l'origine terrestre ; précisément, ils font erreur sur l'origine, car Jésus n'est pas de la terre. S'ils le connaissaient, ils reconnaîtraient en lui le Messie qui leur apporte la “ lumière ” de la délivrance promise par les prophètes (Is 9, 1 ; 60, 19). Et ils comprendraient qui est son Père : le Dieu de Moïse qui conduisait les siens dans le désert sous la forme d'une “ Nuée lumineuse ” (Exode 13, 21-22), comme une “ colonne flamboyante ” (Sagesse 18, 3).

“ Il prononça ces paroles au Trésor, alors qu'il enseignait dans le Temple. Personne ne se saisit de lui, parce que son Heure n'était pas encore venue. ” C'est la huitième fois, en saint Jean, que les juifs cherchent à l'arrêter et à le faire périr.

« JE SUIS DE DIEU »

21. Jésus leur dit encore : “ Je m'en vais et vous me chercherez et vous mourrez dans votre péché. Où je vais, vous ne pouvez venir. ” Dernière annonce d'un proche départ. Conséquence implacable : lorsque Jésus ne sera plus là, lui qui “ enlève le péché du monde ” (1, 29), il n'y aura plus de pardon pour ceux qui auront refusé de croire en lui.

« Les juifs disaient donc : “ Va-t-il se donner la mort, qu'il dise : Où je vais, vous ne pouvez venir ? ” » Cette hypothèse du suicide est d'une insigne malveillance. Elle prête à Jésus un dessein criminel qui le voue aux abîmes de la malédiction divine, où eux pensent qu'ils ne tomberont jamais, immense présomption ! Mais Jésus riposte : “ Moi, je suis d'en haut ”, c'est-à-dire du Ciel, et si je meurs, je retourne en ce lieu qui est mon lieu actuel. Tandis que “ vous, vous êtes d'en bas ”... “ Vous, vous êtes de ce monde ; moi je ne suis pas de ce monde. Je vous ai donc dit que vous mourrez dans vos péchés. Car si vous ne croyez pas que JE SUIS, vous mourrez dans vos péchés. ” Pour suivre Jésus au Ciel, d'où il vient, il faut confesser qu'il est Dieu : “ JE SUIS ” est le Nom de Dieu révélé à Moïse.

Ils font mine de ne pas comprendre, comme si Jésus, en disant “ JE SUIS ”, n'avait pas fini sa phrase. Alors, ils le brusquent : “ Qui es-tu ? ”

Avec raison, le Père Lagrange traduit la réponse de Jésus en suivant l'interprétation des Pères grecs :

“ Faut-il même seulement que je vous parle ? ”

Comme naguère avec Nicodème, Jésus leur signifie qu'il est inutile de poursuivre l'entretien. « Non seulement Jésus ne répondra pas, mais il s'étonne même qu'il ait pu parler peu ou prou avec de pareils gens. 9Marie-Joseph Lagrange, o.p., Évangile selon saint Jean, Études Bibliques, Gabalda, 1947, p. 236-238.» Cette fois, il va prononcer des paroles très dures à l'adresse des pharisiens.

26. “ J'ai sur vous beaucoup à dire et à juger ”, leur déclare-t-il, en usant du mot “ juger ” au sens biblique ancien de prononcer une sentence de condamnation. “ Mais Celui qui m'a envoyé est véridique et je dis au monde ce que j'ai entendu de Lui. ” La mission de Jésus est de dire la vérité qu'il a entendue de Dieu. C'est elle qui juge, comme une parole sortie de la bouche de Dieu même. Mais eux, “ ne comprirent pas qu'il leur parlait du Père ”.

27. « Jésus leur dit donc : “ Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, alors vous saurez que JE SUIS et que je ne fais rien de moi-même, mais je dis ce que le Père m'a enseigné, et Celui qui m'a envoyé est avec moi ; il ne m'a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. ” »

C'est une deuxième annonce de la Passion, après sa confidence à Nicodème (3, 14). Affirmation grandiose selon laquelle, sur la Croix, Jésus se montrera le Fils obéissant de son Père et, par là, révélera son origine : Il est de Dieu, auprès de Dieu, tourné vers Dieu, Il est Dieu lui-même. “ Dieu de Dieu, Lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ”, commentera notre Credo.

“ Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme ” : c'est donc bien eux, “ les juifs ”, qui vont le tuer, et non pas lui qui va se donner la mort. Mais ils connaîtront la vérité au moment même où ils le dresseront sur sa croix. C'est dire qu'ils agiront en pleine lumière, comprenant que Jésus n'a pas manqué à sa parole, qu'il a obéi à son Père jusqu'au bout, accomplissant ainsi les prophéties, et qu'en retour son Père est toujours avec Lui.

JÉSUS, LA VÉRITÉ QUI LIBÈRE DU PÉCHÉ

30-32. “ Comme il disait cela, beaucoup crurent en lui. ” C'est, de fait, tellement lumineux ! Dans cette terrible altercation, un certain nombre de cœurs bien disposés se tournent vers Jésus en comprenant qu'il est impossible de séparer le Fils de son Père, d'opposer Jésus à Yahweh.

Jésus s'adresse donc à eux pour les affermir dans leur foi naissante : “ Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres. ” Voilà une parole tout à fait nouvelle ! Le Père de La Potterie lui cherche des antécédents et croit les trouver dans les données de la tradition rabbinique : selon lui, le thème de la liberté, étranger à l'Ancien Testament, « commence à jouer un rôle prépondérant à partir de la guerre juive du premier siècle » 10Ignace de la Potterie, op. cit., p. 806. , c'est-à-dire à partir des années 70 après Jésus-Christ. Ainsi, le savant jésuite n'hésite-t-il pas à donner pour arrière-fond à la déclaration de Jésus, prononcée en l'an 29, cette révolte juive revendiquant la liberté contre Rome... quarante ans après ! Autant faire de Jésus un élève des rabbins, et des rabbins de la fin du premier siècle... après Jésus-Christ !

Nous avons montré naguère que, pour comprendre le sens de la révélation inouïe apportée par Jésus, il fallait la situer non pas dans le contexte de la tradition rabbinique antichrétienne, postérieure à la chute de Jérusalem, mais dans celui du terrible affrontement qui a dressé “ les juifs ” contre le Christ à propos de cette révélation précisément, quarante ans auparavant, et que saint Jean fait revivre, en témoin oculaire et véridique 11B. Bonnet-Eymard, Note exégétique sur Jean 8, 32, dans la CRC n° 298, janvier 1994, p. 19-22, infra, p. 199-202. .

33-36. Lorsqu'ils s'entendent dire : “ La Vérité vous rendra libres ”, les juifs répondent : “ Nous sommes la semence d'Abraham et jamais nous n'avons été esclaves de personne. Comment peux-tu dire : vous deviendrez libres ? ” La réplique ne vient pas des nouveaux convertis, mais des adversaires, scribes et pharisiens.

Incroyable aveuglement ! Ont-ils donc oublié que les enfants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ont d'abord gémi sous l'esclavage des Égyptiens, avant d'en être délivrés par le Dieu de Moïse, à main forte et bras étendu ?

De nouveau, à cause de leurs péchés, ils sont retombés en esclavage : “ Israël est-il donc un esclave ou un serf de naissance pour qu'on en fasse un butin ? ” (Jérémie 2, 14) Encore cinq cents ans après ce second exil, ils demeurent sous le joug, cette fois celui des Romains.

Mais Jésus ne parle pas de liberté sociale et politique. Il s'agit de bien autre chose que de s'affranchir de l'autorité romaine ! Aussi, avec beaucoup de solennité, leur déclare-t-il :

“ En vérité, en vérité, je vous le dis :quiconque commet le péché est esclave. ”

Esclave de qui ? Jésus va bientôt le révéler. Mais c'est trop clair, il a percé le secret de leurs cœurs, comme la confrontation à propos de la femme adultère l'a bien montré ! En face de Jésus, pas un seul n'a osé jeter le premier la pierre à cette femme. Ils se reconnaissent donc pécheurs, donc “ esclaves ”.

“ Or, l'esclave ne demeure pas à jamais dans la maison,tandis que le fils y demeure à jamais.Si donc le Fils vous affranchit vous serez réellement libres. ”

Jésus promet de libérer de l'esclavage du péché ceux qui croient en lui et demeurent dans sa parole, comme il a déjà usé de cette miséricorde envers tant de gens qu'il a rencontrés : la Samaritaine, un quelconque paralytique, une inconnue coupable d'adultère ; et toujours les renvoyant pardonnés, justifiés, réhabilités par une simple parole, un regard profond, un rayon de gloire de sa Face. Jésus est lui-même cette “ Vérité ” qui les délivrera si sa doctrine pénètre en eux.

37-38. “ Oui, je sais que vous êtes la semence d'Abraham ; et quand même vous voulez me tuer, parce que sa parole n'entre pas en vous. Je dis ce que j'ai vu chez mon Père ; et vous, vous faites ce que vous avez entendu auprès de votre père. ”

Jésus ne conteste pas que les juifs soient la “ semence ” d'Abraham, comme l'était Ismaël, et il fut pourtant chassé de la maison paternelle (Gn 21, 10). Car il ne suffit pas d'être de la “ semence ” (sperma) pour être “ enfants ” (tekna) d'Abraham :

39-40. « Ils lui répondirent : “ Notre père, c'est Abraham. ” Jésus leur dit : “ Si vous êtes enfants (teknad 'Abraham, faites les œuvres d'Abraham. Mais non ; vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité que j'ai entendue de Dieu. Ce n'est pas cela qu'Abraham a fait ! ” »

Abraham, lui, “ crut en Yahweh, qui le lui compta comme justice ” (Gn 15, 6). Et il obéit à Dieu jusqu'à ne pas hésiter à lui offrir son fils, son unique (Gn 22, 16-18).

C'est pourquoi l'Écrit de Damas le dit “ ami de Dieu parce qu'il avait gardé les commandements de Dieu et qu'il n'avait pas choisi la volonté de son propre esprit ” (3, 2-3), exprimant par là tout l'esprit de la “ Nouvelle Alliance au pays de Damas ”, dont ce document est la charte et dont les esséniens formaient la “ communauté ” : non pas une seconde Alliance succédant à l'ancienne, mais une “ Alliance de retour à la Loi de Moïse ” (15, 9). Au contraire des pharisiens, les esséniens admiraient la gratuité d'une Alliance constamment rompue par des fils rebelles, et sans cesse renouée par un Dieu fidèle et miséricordieux. Celui qui entrait dans leur communauté se savait choisi au milieu d'un peuple infidèle, pourtant tout entier fils d'Abraham selon la chair ! Il contractait par son engagement une “ alliance de grâce ”, comme disait la Règle de la Communauté (1QS 1, 8) qui restaurait pour lui la seule et unique alliance : l' “ Alliance d'Abraham ” (Écrit de Damas 12, 11). Jésus parle ici comme le “ Maître de Justice ”.

Tandis que les pharisiens, eux, ne se soucient guère d'être fidèles à Moïse ni à Abraham, parce qu'ils sont attachés aux œuvres de leur père : “ Vous faites les œuvres de votre père. ” Ce père n'est pas Dieu, évidemment, ni Abraham.

LA SOIF DU C0EUR DE JÉSUS

41-42. « Ils lui dirent : “ Nous ne sommes pas nés de la prostitution. Nous n'avons qu'un seul Père : Dieu. ” » À cette flèche perfide contre les Samaritains détestés, auxquels Jésus a accordé ses faveurs, et aussi contre la pécheresse que Jésus vient de gracier, Notre-Seigneur répond avec un accent de tendresse indicible :

“ Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez, car c'est de Dieu que je suis sorti et que je viens ; je ne viens pas de moi-même ; mais lui m'a envoyé. ”

La puissance dramatique de cette scène ne peut laisser indifférent. Jésus se tient là comme un accusé, face à ses juges, et déjà condamné à mort. Héroïquement, il fait front pour attester qu'il vient de Dieu. Il en a fait la preuve par ses miracles, mais sa parole compte bien davantage : il dit ce qu'il sait, il dit d'où il vient. Il a vu le Père, il a entendu le Père et il ne fait rien d'autre que ce qu'il voit faire à son Père, dans une soumission filiale de tous les instants. Tout ce qu'il est, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit vient de Dieu. “ Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez. ” Par cette déclaration, Jésus leur répond qu'ils ont beau s'en défendre, il sont bien “ nés de la prostitution ”, comme les en accusaient les prophètes Osée et Ézéchiel, puisqu'ils ne L'aiment pas.

“ Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez. ” Ce reproche de Jésus exhale toute la plainte de Yahweh recherchant l'amour de son peuple Israël comme un mari l'amour de sa femme infidèle (Osée 1-3). Jésus en a laissé échapper l'aveu, comme de la bouche même de Yahweh, de qui Il est sorti et de qui Il vient. Il n'est pas de plus clair dévoilement de sa Divinité ! plus éloquent que les miracles les plus éclatants.

Le mystère est grand, mais comment le contester sans preuves ni arguments ? Les autres donc, s'endurcissent à chaque nouvel assaut.

43. “ Pourquoi ne reconnaissez-vous pas mon accent ? ” – C'est bien ainsi qu'il faut traduire le mot grec :lalia, “ bruit, ton de la voix ”. – Comment se fait-il que mon accent, d'une sincérité indéniable, ne gagne pas vos cœurs ?

“ C'est que vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et ne s'est pas maintenu dans la vérité parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu'il est menteur et père du mensonge. ”

Par cette déclaration terrifiante, Jésus démasque la folie homicide qui s'est emparée de tout le syndicat de ses ennemis, de tous ces notables, archontes de Jérusalem, sanhédrites et pharisiens : ils veulent le tuer parce qu'ils n'ont pas d'autre moyen de le faire taire. Ils ont formé ce dessein sous l'empire de la Puissance d'impiété et de rébellion absolue, connue des juifs : le diable.

Leur père selon la chair, c'est Abraham. Mais la chair ne sert de rien, et l'esprit qui les habite et qui les meut, c'est la haine du diable contre Jésus. Haine inexpiable qui remonte aux origines : en entraînant Ève – et Adam à sa suite – dans sa rébellion, le diable en a fait ses esclaves, les vouant à la mort qui est le châtiment du péché. Or, c'est par le mensonge qu'il est parvenu à cette fin : “ Vous ne mourrez pas ” (Gn 3, 4), “ vous serez comme des dieux ” (Gn 3, 5). Menteur ! Père du Mensonge ! Et introducteur du mal dans l'œuvre de Dieu. D'après le fragment araméen trouvé dans la grotte n° 4 de Qumrân, le diable est le “ roi de l'impiété ” ; son “ visage est celui d'un serpent ”. On croirait entendre le “ Maître de Justice ”, auteur des Hymnes de la grotte n° 1, contre les pharisiens, “ créatures du serpent ” (1QH 3, 17).

45. “ Mais parce que je dis la vérité, vous ne me croyez pas. Qui d'entre vous me convaincra de péché ? ”Leur incrédulité rend les juifs esclaves de Satan, au point de vouloir mettre à mort, au nom de la loi de Moïse qu'ils ne pratiquent pas eux-mêmes, Jésus, l'Innocent, le Saint de Dieu, qui est sans péché !

“ Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? Qui est de Dieu entend les paroles de Dieu ; si vous n'entendez pas, c'est que vous n'êtes pas de Dieu. ”

JÉSUS AVANT ABRAHAM

48. C'est clair et sans réplique. Aussi les juifs n'ont-ils plus que l'insulte et la malédiction à la bouche : “ N'avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu as un démon ? ” Jésus répond sur un ton d'extraordinaire sérénité, qui surprend :

“ Samaritain ” ? Il ne fait pas à ses amis de Sychar l'affront de relever ce propos pour le décliner comme une injure. Il préfère ignorer. “ Démoniaque ” ? À l'outrage, il se contente de répondre calmement : “ Je n'ai pas un démon mais j'honore mon Père, et vous, vous cherchez à me déshonorer. ”

À l'opposé du démon, Jésus est vrai ; il mérite estime et honneur parce qu'il ne cherche pas sa propre gloire, contrairement aux démagogues, faux prophètes et faux messies.

“ Je ne cherche pas ma gloire ; il est quelqu'un qui la cherche et qui juge. En vérité, en vérité, je vous le dis, si quelqu'un garde ma parole, il ne verra jamais la mort. ”

Encore une fois, Jésus ne répond pas, même aux pires accusations, sans apporter une lumière nouvelle, éclairant ses disciples, aveuglant davantage ses adversaires :

« Les juifs lui disent : “ Maintenant nous savons que tu as un démon. Abraham est mort, les prophètes aussi, et tu dis : Si quelqu'un garde ma parole, il n'aura jamais entre les dents la saveur de la mort. Es-tu donc plus grand qu'Abraham notre père, qui est mort ? Les prophètes aussi sont morts. Qui prétends-tu être ? ” »

Jésus répond en laissant entrevoir sa gloire future, qu'il remet au soin de son Père : « Si je me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien ; c'est mon Père qui me glorifie, lui dont vous dites :“ Il est notre Dieu ”, et vous ne le connaissez pas. » Ils ont beau dire, ils mentent en nommant “ notre ” Dieu celui qu'ils ne connaissent pas, tout en se faisant gloire de le connaître eux seuls. Tandis que Jésus, lui, comment pourrait-il dire qu'il ne connaît pas son propre Père ? Ce serait un reniement ! « Mais moi je le connais ; et si je disais :“ Je ne le connais pas ”, je serais semblable à vous, un menteur. Mais je le connais et je garde sa parole. »

Faisant un pas de plus, Jésus jette à la face de ses ennemis, de ses assassins, une éblouissante révélation. Il se donne pour le fils de la maison, héritier de la Promesse, le véritable Isaac, cause de la joie et du rire d'Abraham :

“ Abraham, votre père, exulta à la pensée qu'il verrait mon Jour. Il l'a vu et il fut dans la joie. ”

Jésus se donne pour contemporain d'Abraham ; il affirme sa préexistence éternelle, déjà “ criée ” par Jean-Baptiste : “ Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu'avant moi il était. ” (1, 15)

On songe à Melchisédech, “ roi de Salem ” et “ prêtre du Très-Haut ”, qui apporta à Abraham “ du pain et du vin ” (Gn 14, 18), personnage mystérieux auquel le psaume 110 assimile le Messie (Ps 110, 4).

Mais Jésus semble surtout insinuer qu'il était présent à chacune des théophanies qui marquèrent les pérégrinations du patriarche : celle du chêne de Mambré où lui fut annoncée la naissance d'Isaac, source du “ rire ” de Sara (Gn 18), mais aussi celle du “ pays de Moriyya ”, au jour du sacrifice d'Isaac, aussitôt récompensé par son joyeux recouvrement, lorsque l'Ange du Seigneur arrêta le bras d'Abraham déjà levé sur son fils pour l'immoler (Gn 22, 1-12).

En tout cas, Jésus déclare que son Jour, qui est celui de son avènement, ne fait qu'un avec le Jour de Yahweh annoncé par les prophètes de l'Ancien Testament. Par cette affirmation, Jésus s'identifie une fois de plus à Yahweh. Il va d'ailleurs le proclamer sans ambiguïté : « Les juifs lui dirent alors : “ Tu n'as pas cinquante ans et tu as vu Abraham ! ” Jésus leur dit : “ En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, JE SUIS. ” Ils ramassèrent alors des pierres pour les lui jeter ; mais Jésus se déroba et sortit du Temple. »

Jésus a rempli sa mission auprès de ces impies. Il va se tourner maintenant vers les âmes fidèles. À leur tour, d'être l'objet de sa sollicitude.

La séance est levée.

* * *

Mesdames, Messieurs les jurés, Jésus, Fils de Dieu, a proclamé la vérité de son Nom divin avec une clarté grandissante, préparée par le témoignage de Jean-Baptiste, appuyée par ses miracles, jusqu'à cette contradiction mortelle avec “ les juifs ”. Il les a convaincus, eux, d'erreur, de mensonge, d'aveuglement criminel les séparant d'Abraham leur père, comme des fils dénaturés, et les dressant contre Moïse et contre Dieu lui-même, en vrais fils du diable. C'est dire qu'ils ont condamné Jésus, il y a deux mille ans, en toute lucidité, et non sous le coup de quelque erreur. Ils l'ont accusé de blasphème comme si Jésus était un homme ordinaire, un quelconque Galiléen inconnu des grands prêtres, des sanhédrites et des pharisiens, monté de Nazareth à Jérusalem pour faire valoir l'inadmissible prétention d'être Fils de Dieu. Et ils l'ont condamné en vertu de la Loi de Moïse : “ Qui blasphème le nom de Yahweh devra mourir, toute la communauté le lapidera. ” (Lv 24, 15)

Aujourd'hui, Mesdames et Messieurs, il nous est loisible de prendre parti pour “ les juifs ” contre Jésus, en jugeant qu'ils n'ont fait qu'obéir à la Loi et qu'ils sont, eux, les véritables serviteurs de Moïse, d'Abraham, et donc de Dieu. Mais si nous adoptons une telle attitude, il nous faudra nécessairement condamner Jésus pour diffamation et faux témoignage lorsqu'il les accuse, précisément, de ne pas obéir à la Loi. Il n'y a pas d'autre choix possible : pour ou contre.

Peut-être votre conviction de jurés est-elle déjà faite. Cependant, il faut poursuivre. Le drame va maintenant courir vers son achèvement, en vérifiant votre conviction, je le souhaite, car je vous rappelle que vous n'avez pas le droit de vous dérober. Vous devez assister aux séances et vous devrez donner votre opinion en vous aidant de mes conseils, qui vous permettront de la dégager en connaissance de cause. L'abstention est passible des peines prévues par la loi.

Ce qui est vrai en droit commun, l'est plus encore en religion. Tout homme venant en ce monde est sommé, un jour ou l'autre, de choisir entre le Christ et ses ennemis. S'il refuse de choisir, il est déjà coupable. “ Qui n'est pas avec moi est contre moi. ” Celui qui ne prend pas parti pour Jésus-Christ doit s'attendre à être condamné par son Père.

En revanche, celui qui prend parti pour Jésus-Christ doit s'attendre à être condamné par le monde.

Extrait de la CRC n° 343 de février 1998,
et de Bible, Archéologie, Histoire, tome 3, p. 14-18

  • Dans Bible archéologie histoire, tome 2 :
    • Le témoignage de Jean au procès de Jésus-Christ, Fils de Dieu, le plus grand procès du monde (I à IV), (CRC tome 22 et CRC tome 30)
  • Dans Bible archéologie histoire, tome 3 :
    • V. L'innocence de Jésus, fils de Marie, (CRC tome 31, fév 1999)
Références audio/vidéo :
  • S 110 : Saint Jean l'Évangéliste, témoin de Jésus au plus grand procès de l'histoire humaine, retraite d'automne 1990, 18 h
  • S 114 : « Jean contemplait sa gloire », Semaine Sainte 1992, 4 h

Références complémentaires :

Retraite prêchée à l'aide des travaux du Père Boismard :
  • S 39 : L'Évangile selon saint Jean, retraite d'automne 1978, 16 h (aud.)
Méditation eucharistique sur l'amour de saint Jean pour Jésus :
  • La sainte Eucharistie : humaine présence de Dieu, Hostie vivifiante, nourriture de nos âmes, lettres à mes amis, tome 1, n° 35, 1958, p. 1-2
Quelques sermons sur saint Jean :
  • LOGIA 97, n° 73 - LOGIA 2002, n° 39
Voir aussi de nombreux sermons de la série :
  • S 75-84 : L’année liturgique, 1984 - 1985, 48 h (aud./vid.)