Chapitre 4 : Booz épouse Ruth

Ruth-et-Booz01Ce procès a une importance capitale dans la vie de Ruth, c’est aussi la figure de la Passion de Jésus et de sa Sainte Mère. Booz combattant l’adversaire, c’est Jésus nous arrachant au pouvoir du démon. L’agonie de Ruth est la figure de la Compassion de la Vierge Marie.

Le troisième chapitre nous a décrit la vie mystique, qui est l’union à Dieu. La vie mystique, c’est l’amour, le don, l’union virginale avec Dieu, dans des fiançailles mystiques. Dans le Livre de Ruth, dès le lendemain des fiançailles, c’est la séparation, c’est l’épreuve. Ruth reste chez sa mère, Noémi, et ne sait pas où est son fiancé, ni ce qui se passe. Pour nous, chrétiens, la vie mystique est aussi amour et souffrance, absolument liés ; et séparation de corps, mais toujours, et de plus en plus vivement, union des cœurs et des volontés.

« Ma fille, reste en repos, lui dit Noémi, jusqu’à ce que tu saches comment tournera cette affaire ; assurément, cet homme n’aura de cesse qu’il ne l’ait terminé aujourd’hui même. » (Rt 3, 18)

Mais comment y aurait-il pour Ruth un repos ? Elle est dans l’attente, sachant qu’il agit pour elle, qu’il n’a qu’elle en pensée, dans son cœur, dans son action. C’est une union de cœur, d’esprit, d’âme, très étroite, dans la séparation. Elle est comme la Vierge Marie pendant l’agonie de Jésus au jardin des Oliviers. [...]

Ruth a en mémoire les paroles extraordinairement fortes de la promesse de Booz. Il en est ainsi pour l’âme chrétienne : dans l’épreuve, dans la nuit, il est bon de se souvenir de la lumière, il est bon de se souvenir des promesses divines. Elle songe que Booz va peut-être revenir victorieux tout à l’heure : elle ne peut détourner son cœur, son esprit, tout son être de la pensée de la joie promise. Ce qu’il y a d’angoissant pour Ruth, c’est que l’accomplissement de cette promesse dépend de la volonté de l’autre, d’un inconnu. Si l’autre la veut, il l’aura. C’est effrayant. Sa destinée va se jouer aujourd’hui, et, pour elle, c’est enfer et damnation, ou béatitude pleine d’amour. La pensée de la perte possible lui révèle l’immensité de son amour.

Cette angoisse de Ruth se transpose à la vie spirituelle : la crainte de tout perdre par une possible damnation imprime deux vertus dans le cœur de tous les chrétiens. D’abord, l’horreur du péché et la haine de l’Autre, de l’adversaire de Jésus qu’ils aiment. Ensuite, la compassion pour les pécheurs, car ils sont sous la domination de l’adversaire. [...]

C’est Booz qui prend en mains les intérêts de Ruth, mais pendant qu’il est à son combat, que peut faire cette pauvre femme, sinon surmonter son inquiétude par la prière. Elle peut choisir entre le désespoir et la joie ; tout est possible. Elle choisit, par amour, d’avoir foi en lui ; mais dans la nuit, car elle ne sait rien de ce qui se passe. Heureusement, Noémi est là, Noémi la consolatrice, l’optimiste. Noémi qui connaît si bien le cœur de Booz et le Cœur de Dieu qu’elle a déjà la perception de la victoire. Elle engage Ruth à avoir confiance en son Seigneur et à chanter déjà sa gloire, héroïquement. L’Église militante est dans la même angoisse, la même nuit, tant que dure son exil terrestre à travers les siècles et les persécutions. Pourtant, par les psaumes qu’elle fait chanter à ses membres, elle célèbre la gloire de son Dieu comme d’un vaillant guerrier. C’est au plus fort du renoncement que l’Église a toujours trouvé à crier sa confiance en son Seigneur.

Le mot agonie veut dire combat. Ruth doit mener un combat caché, le combat de la créature qui ne peut qu’adhérer et coopérer passivement à l’œuvre de son rachat, car elle est rachetée par grâce. Elle suit son fiancé par son cœur et s’associe à ses souffrances. Le combat de Booz est actif, c’est l’image du combat de Dieu, ou du messie, ou du Fils de Dieu fait homme qui nous rachète. [...]

« Booz cependant était monté à la porte de la ville et s’y était assis, et voici que le parent dont Booz avait parlé vint à passer. “ Toi, dit Booz, approche et assieds-toi ici. ” L’homme s’approcha et vint s’asseoir. » (4, v. 1)

Dans notre drame, il y a juridiquement un homme qui a droit sur Noémi, sur Ruth et leurs propriétés. Il s’agit d’un homme de mauvaise qualité qui ne cherche que son intérêt. Que peut faire Booz qui a le droit contre lui ? Il ne peut pas par violence arracher son droit à l’autre. Il peut seulement, par justice, obtenir que l’autre renonce publiquement, juridiquement à sa primauté. Voilà ce que Booz a certainement longuement médité. Ce qui intéresse l’adversaire, c’est le champ. Booz, connaissant cette cupidité, va jouer toute sa vie, tout son amour sur cette manière de présenter les choses de telle façon que l’autre révèle son mauvais cœur et perde la partie. Booz va se mettre au niveau de l’adversaire pour mieux le posséder. Il ne parlera pas de celle qu’il aime, il feindra lui aussi d’être attiré par le gain d’une pièce de terre. [...]

« Booz prit dix hommes parmi les anciens de la ville : “ Asseyez-vous ici. ”, dit-il, et ils s’assirent. » (4, v. 2)

L’adversaire est donc assis, face à Booz, en présence d’un tribunal de dix anciens, afin que soit jugé publiquement l’affaire. Booz est jaloux, comme disait saint Paul, d’une jalousie divine. Qu’est-ce que cette sainte jalousie, cette jalousie sacrée ? C’est le désir de ne pas laisser tomber l’être aimé au pouvoir d’un adversaire commun. Voilà les dispositions de Booz : fureur intérieure, alors qu’il n’en laisse rien paraître : c’est un vaillant guerrier.

Commence alors le procès. Booz a un avantage, qui lui assure d’avance la victoire. Il s’agit de Noémi. L’adversaire néglige complètement ses devoirs envers cette vieille femme. Il ne l’aime pas. Par contre, celle-ci estime, aime Booz, qui le lui rend bien. Voilà pourquoi il parle en son nom. Il attaque au nom de Noémi, non pas en son nom propre, ni en mentionnant Ruth.

« Alors [Booz] dit à celui qui avait droit de rachat : “ La pièce de terre qui appartenait à notre frère Élimélek, Noémi qui est revenue des Champs de Moab la met en vente. [...]. Tu es le premier à avoir le droit de rachat, moi je ne viens qu’après toi. ” L’autre répondit : “ Oui ! je veux bien racheter. ” » (4, v. 3-4)

L’autre accepte le champ : il ne cherche qu’à s’enrichir aux dépends de Noémi. Sa cupidité se révèle lorsque Booz lui fait remarquer qu’il aura par conséquent le devoir de prendre Ruth pour lui être un mari avec ce que cela comporte : donner à Élimélek, son parent défunt, un descendant qui héritera de la terre. L’esprit de la loi n’est pas d’arracher aux veuves et aux orphelins leur patrimoine, mais de conserver à la famille du défunt sa lignée avec sa terre.

« Booz dit : “ Le jour où, de la main de Noémi, tu acquerras ce champ, tu acquiers aussi Ruth la Moabite, la femme du défunt, pour perpétuer le nom du défunt sur son patrimoine. ” » (4, v. 5)

L’autre calcule que ce n’est pas à son avantage : il renonce donc au champ. Pour lui, Ruth ne compte pour rien. Elle ne l’intéresse pas. Et c’est ce qui emporte la décision en faveur de Booz. Si Ruth n’avait pas été modeste dans sa tenue, humble, effacée, aujourd’hui elle serait perdue pour toujours. L’autre se serait dit, par cupidité charnelle sinon financière qu’elle valait tout de même la peine d’être prise. Voilà pourquoi le psaume 45 célèbre la fille du Roi pour sa beauté cachée, intérieure. L’autre l’ignore. Mais Booz, image de Dieu, voit le fond des cœurs, l’aime. Elle sera perdue pour l’Autre et gagnée pour Booz.

« Celui qui avait droit de rachat répondit : “ Alors, je ne puis exercer mon droit, car je craindrais de nuire à mon patrimoine. Exerce pour ton compte mon droit de rachat, car moi je ne puis l’exercer. ” » (4, v. 8)

L’autre détache et ôte sa sandale, en signe d’abandon de son droit à poser le pied sur la terre pour en prendre possession. Et Booz continue à mettre la terre en avant, comme si c’était le champ qui l’intéressait. S’adressant aux anciens et à tout le peuple, il dit :

« “ Vous êtes témoins aujourd’hui que j’acquiers de la main de Noémi tout ce qui appartenait à Élimélek [...], que j’acquiers en même temps pour femme Ruth la Moabite [...], pour perpétuer le nom du défunt sur son héritage et pour que le nom du défunt ne soit pas retranché d’entre ses frères ni de la porte de sa ville. Vous en êtes aujourd’hui témoins. ” » (4, v. 9-10)

Booz est devenu, selon la loi de Yahweh, ce qu’il n’était encore que de cœur et selon une multiplication d’événements providentiels. À force de vertu, de courage et d’habileté, il est devenu le plus proche prochain de Ruth ; son plus proche parent. Cela nous rappelle l’Évangile. Dans la parabole du Bon Samaritain, le plus proche prochain, c’est Notre-Seigneur, parce qu’il nous a racheté. Ici, le prochain de ces femmes, de ces veuves, ce n’est pas l’autre qui n’en veut à leurs terres, c’est Booz qui veut leur bien. Il est devenu leur Goël. [...]

COMMENTAIRE THÉOLOGIQUE :

Ce chapitre du livre de Ruth est tout un traité de la Rédemption, l’allégorie est fondée et se démontre par le commentaire théologique que nous développons ici.

Dans l’ancien Israël, c’est-à-dire jusqu’au temps de l’Exil, le mot de Goël avait la signification purement juridique que nous avons dite. Après l’Exil, un prophète inspiré – nous l’appelons l’Inconnu de l’Exil ou le Deutero-Isaïe – a attribué ce terme juridique à Dieu : Dieu est le Goël d’Israël. Cet auteur inspiré, dont les textes sont conservés dans la Bible, dit que Yahweh est le Rédempteur d’Israël et que parce qu’il l’a racheté de son esclavage, qu’il a usé de son droit, qu’il a rempli tout son devoir de défenseur et de tuteur d’Israël, il mérite d’être appelé son Époux. Ce texte a été rédigé vers 520 avant Jésus-Christ.

Une cinquantaine d’années après, l’auteur inspiré du Livre de Ruth insiste en disant dix fois que Booz est devenu à force de dévouement et de sainteté le Goël de Ruth. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Cela veut dire que l’auteur inspiré a voulu sciemment écrire une allégorie : Booz c’est Yahweh et Ruth c’est Israël. Maintenant, quel est ce parent qui fait obstacle, cet Autre avec un grand A ? Celui qui a le premier, le droit immédiat sur l’homme depuis la chute d’Adam et d’Ève : c’est Satan et ceux qui le servent. C’est une réalité historique, c’est l’explication de toute l’histoire d’Israël, de toute l’histoire de l’humanité : l’Autre a un droit, Satan a un droit sur l’humanité, un droit réel et c’est un danger qu’on ne peut pas sous-estimer, il peut faire échouer la promesse. Booz doit affronter cet adversaire, il a laissé Ruth de côté, il est seul pour cette œuvre que lui seul peut faire, c’est bien le mystère de la Rédemption qui est préfiguré ici.

Nous le savons, vaincu par la tendresse du cœur de Ruth, le Père a promis à Israël une Alliance nouvelle et éternelle et c’est pourquoi il a envoyé son fils dans la chair pour réaliser cette promesse. Dans la nuit, Booz promettait à Ruth par le Dieu vivant de la prendre à lui s’il le pouvait : c’était l’Incarnation. Dieu a envoyé son Fils en lui donnant un amour tel de son esclave qu’il fera tout, tout jusqu’à la mort pour la délivrer des mains de l’Autre. Jésus doit devenir par son combat le plus proche prochain de sa créature choisie parce qu’en attendant, c’est le diable.

Cette lutte, ce combat, ce sera pour Jésus le sacrifice de la Croix. Ce sacrifice nous est raconté ici allégoriquement dans cette sorte de jugement rendu par les anciens de Bethléem entre Booz et cet homme. L’auteur inspiré montre le combat comme une œuvre de diplomatie et de ruse, mais enfin c’est le même effort douloureux de Booz pour vaincre son adversaire. Alors, cet adversaire, Booz lui rappelle le droit strict qu’il a à posséder la terre. La terre à qui appartient-elle selon Jésus-Christ ? Au Prince de ce monde, c’est Satan qui en est le Maître, par le droit en suite de la faute originelle et quand il s’agit de tenir la terre, de conquérir la terre, Satan accepte tout de suite. Mais quand Booz ajoute à la terre qui est la possession de Satan, la Femme, il faut mettre un F majuscule, chez l’Adversaire c’est la panique, ce qui évoque irrésistiblement la malédiction du démon au Paradis terrestre. Dans notre allégorie, Satan se souvient que la Femme est son ennemie, mais non pas la femme toute seule. Il a fallu le préciser à l’Adversaire : tu prendras Ruth, mais ce sera pour sa descendance. C’est la Vierge Marie et sa descendance, Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ à double titre, dans l’allégorie, mais dans la réalité car Jésus est la descendance de Ruth. Alors quand Booz lance dans le procès le nom de la femme et le nom de sa descendance, le démon est terrorisé, vaincu.

C’est la postérité de Ruth qui reprendra à Satan sa terre, car la Loi du Lévirat dit bien qu’il faut une famille pour une terre et une terre pour une famille. C’est la famille de Marie et de Jésus qui est maintenant possesseur de la terre. Ainsi à la face de tous, à l’invocation prophétique de Marie et de Jésus, l’Autre se retire comme dans le désert et Booz reste le seul prochain de Ruth, le seul parent dévoué à ses intérêts et donne à sa descendance le véritable Goël, c’est-à-dire le Libérateur, le rédempteur, le sauveur, Jésus. L’autre doit en présence de tous lui donner sa sandale, le jugement est rendu par les anciens et se termine en bénédiction, en lui retirant sa sandale le Christ a ôté au Diable sa possession de la terre, il est établi Roi du monde. [...]

Ruth, par sa bonne conduite, a été ignorée par l’adversaire, ce qui a été d’un précieux secours pour Booz. Quels sont les moyens qui sont à notre portée afin d’aider Jésus, notre Goël, dans le procès qu’il mène pour nous ? Pour l’aider pratiquement, il ne faut pas donner prise au démon.

Pour aider spirituellement notre rédempteur, il y a la voie de la nuit de l’esprit, réservée au petit nombre. Certaines âmes suivant une voie mystique très haute vivent une nuit d’épreuve et de sacrifice, une purification que saint Jean de la Croix appelle la nuit de l’esprit. C’est ce que figure notre Ruth dans son angoisse. L’âme y est comme brulée, comme purifiée au feu d’une souffrance qui s’appelle la compassion. Elle entre dans l’abîme d’amour et de souffrance du Cœur de Jésus, pour elle, à cause d’elle. À ce moment, ce n’est pas l’idée de sa damnation qui la terrorise, c’est la pensée de ce qu’il souffre, lui. L’âme qui reçoit la grâce d’être dans la nuit de l’esprit devient comme contemporaine de la Passion, revit l’incertitude de ce moment : comme si elle n’était pas sauvée, comme si le Christ n’avait pas vaincu le démon. Tout cela est très beau, même si ce n’est pas pour nous. Cela montre que même ici-bas, même sans qu’éclate le cadre de la nature humaine, Dieu élève certains saints à un très haut point. Tout cela peut être médité avec profit, au moins pour admirer les abîmes de compassion des cœurs que nous aimons : de la Vierge Marie, de sainte Marie-Madeleine, de sainte Véronique, de saint Jean. Et aussi pour ne plus se plaindre des quelques petites peines intérieures que le Bon Dieu nous envoie. [...]

À notre petite mesure, nous pouvons participer nous aussi à cette grande chose, à cette consolation du Cœur du Christ à l’agonie. Il existe deux autres voies. D’abord, par la dévotion à Jésus Crucifié. Cela c’est pour les âmes simples, les petites âmes. Ensuite, il y a une voie intermédiaire, qui est un peu pour tout le monde et ce n’est quand même pas pour tous : c’est de faire sa vie dans le vœu de Victime à l’Amour Miséricordieux, comme sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, ou tout simplement le vœu de victime. [...]

CONCLUSION

La nuit où l’orge était vannée à Bethléem, il y a eu entre Booz et Ruth promesse mutuelle, révélation du cœur. C’était l’image des fiançailles spirituelles qui sont le début de la vie mystique. Puis, il y a eu la séparation, le procès, image des purifications et des compassions. Dans le Livre de Ruth, l’épreuve ne dure qu’une journée, mais dans la vie ce stade peut durer très longtemps et l’amour s’y affermit. C’est la voie royale de la Croix, et l’âme peut y marcher très longtemps, peu nombreux sont ceux qui s’y conduisent si parfaitement que Dieu les introduit dès ici-bas à une union encore plus grande avec Lui. Dans notre allégorie, c’est ce que figure le mariage de Booz et de Ruth.

« Booz épousa Ruth et elle devint sa femme [...] » (4, v. 13)

Après un tel mystère de douleur et de grâce, c’est insuffisant de dire qu’ils sont dans la joie. C’est plutôt la gloire. Pour comprendre ce mot, il faut le décomposer en deux autres :

amour + souffrance = gloire.

Il faut passer de la joie à la douleur ; passer au travers de l’épreuve de la douleur pour entrer dans la gloire. Les dispositions du cœur de Booz et de Ruth étaient à ce moment les mêmes que celles de saint Joseph retrouvant son épouse après avoir été instruit par l’ange et délivré de ses angoisses, les mêmes que Notre-Seigneur retrouvant sainte Marie-Madeleine au matin de la Résurrection. [...]

Ruth a gagné à cette épreuve une plénitude de certitude et d’amour reconnaissant. Au début, dans le champ des glaneurs, en voyant les attentions dont elle était l’objet de la part de Booz, elle pouvait se dire intérieurement : il se moque de moi ; c’est pour rire. Après ce procès, elle a les preuves irrécusables du sérieux de l’amour de Booz. De la même manière, lorsque Notre-Seigneur dit à sa créature que ce n’est pas pour rire qu’il l’a aimée, il lui montre ses plaies glorieuses, les stigmates de sa passion. On ne peut pas dire que l’homme qui accepte la flagellation, le couronnement d’épines, la crucifixion et toutes les douleurs et les abjections que Jésus a subies, aime son épouse pour rire. Voilà la contemplation, l’élan, l’émotion indicible de Ruth en levant les yeux vers Booz, et l’émotion indicible du pécheur racheté en levant les yeux vers le crucifix.

De son côté, par les souffrances voulues dans l’intention de conquérir Ruth, celle qu’il aimait, Booz a acquis dans cette épreuve un amour comme infini. Dans ses propres actions de rédempteur, son amour a décuplé : ceux qui ont l’expérience d’un véritable amour savent que l’amour grandit à proportion des souffrances dont il est l’occasion pour quelqu’un. L’amour de Jésus a augmenté pour sa créature pécheresse à chaque coup auquel il s’est offert, à chaque blessure qu’il a reçue. Sur la Croix, l’amour du Christ atteignait un tel paroxysme, qu’il fallait que cet amour s’exprime, que cet amour trouve sa récompense. Se tournant vers le bon larron, Jésus lui dit : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis. » (Lc 23, 43) Vous aimez quelqu’un ? Sacrifiez-vous donc pour lui et vous verrez ensuite comme vous l’aimerez davantage. Avec quel amour saint Joseph s’en est allé retrouver la Vierge Marie qu’il avait gagnée et que donc il aimait davantage ; de même Jésus pour Marie-Madeleine, c’est-à-dire L’Église. [...]

Booz épousa donc Ruth, et elle devint sa femme : pour nous annoncer que Dieu, enfin, épousera sa créature, en fera son épouse mystique. Il s’agit de l’union nuptiale de la créature avec son Dieu, union mystique connue dès ici-bas pour certains saints, mais que tous les élus connaîtront dans la plénitude. Alors, l’unique occupation de la créature sera d’aimer. L’aboutissement de notre vie, ce n’est pas la mort. C’est la gloire de la résurrection, c’est-à-dire l’union totale de l’esprit, de l’âme du cœur, du corps, l’union totale de notre être créé au créateur : être saints pour Dieu. [...]

Il y a dans cette union du mariage mystique quelque chose de vertigineux. La créature ne pourra jamais paraître en présence de son époux sans être envahie par le sentiment de son indignité. Elle se sait pourtant aimée, elle sait l’empire qu’elle a sur le Christ, par un seul de ses regards. Elle se voit comme néant au moment même où elle apprend de Dieu qu’elle le charme. Que fait-elle alors ? Que fait Ruth ? Ruth jette un regard sur Noémi pour trouver courage et confiance en cette Mère très sage, très sainte. Même dans l’amour, dans ces assauts de l’amour divin, il faut que la créature ait une énergie, un courage extraordinaire, surhumain. C’est l’Église qui le lui donne. L’âme parvenue à ce sommet de l’union mystique invoque le Saint-Esprit, qui est l’âme de l’Église. Il lui est donné à l’intime pour qu’il soit, lui, le Saint-Esprit, l’esprit d’amour, qu’il soit sa sainteté, qu’il soit sa beauté, qu’il soit sa dignité : elle n’est pas digne, mais l’esprit Saint qui est en elle est digne. [...]

« Yahweh donna à Ruth de concevoir un fils. [...] » (4, v. 13)

Ruth a été féconde selon la chair seule ; mais, par la bénédiction divine, c’était l’ombre charnelle des mystères à venir. La Vierge Marie, elle, comme Ruth, a été féconde selon la chair, mais d’une manière tellement plus parfaite que ce fut tout entier par l’opération du Saint-Esprit. La Vierge Marie connaît aussi une fécondité spirituelle. C’est cette fécondité qu’elle s’est acquise dans sa chair, sur la Croix, en se sanctifiant et en se sacrifiant avec Jésus-Christ et acquérant ainsi une postérité innombrable.

Dans l’Église, la maternité est d’abord assurément hiérarchique. Ce sont les ministres sacrés qui par fonction donnent la grâce, donnent la vie. Il n’empêche que le meilleur aux yeux de Dieu, c’est l’amour, et les créatures qui attirent Dieu par grâce sont les saints : ce qui passe d’abord et qui demeurera dans le Ciel, c’est la sainteté, c’est la charité, c’est la vie mystique.

Les saints ont reçu participation de la seconde fécondité de la Vierge Marie. C’est une fécondité spirituelle puisqu’ils engendrent des êtres à la vie de l’âme. Les saints enfantent selon leur condition charnelle, c’est-à-dire par toute leur vie mortifiée, par toute leur vie de prédication, par tout leur être visible, tellement sanctifié qu’il devient l’image de Dieu et la source d’eau vive rejaillissant du cœur de Dieu. Ils attirent en eux la grâce de Dieu et la répandent. Il ne faut pas chercher de qui est mère spirituelle chaque saint, chaque moine, chaque religieuse, chaque personne consacrée, chaque personne sainte dans le monde : tout cela se fait dans le mystère de Dieu. Dieu, dans sa Sagesse, a décidé qu’il sauverait les multitudes par des âmes choisies. Inégalité de la grâce dont nous n’avons pas à être jaloux, mais dont nous avons à être plein de reconnaissance, puisque nous-mêmes, à notre dernier degré, nous pouvons nous réjouir de la vie qui est en nous parce que quelqu’un d’autre nous a engendré à cette vie. Dans l’éternité, non seulement nous serons heureux d’être auprès de Dieu, nous serons heureux d’aimer ceux par lesquels nous aurons été introduits dans cette vie. [...]

« Et Noémi, prenant l’enfant, le mit sur son sein et ce fut elle qui pris soin de lui. » (4, v. 16)

Nous l’avons découvert depuis le début du Livre, avec admiration. C’est l’amour de Ruth pour Noémi qui est le ressort de tout ; qui est le principe de tout ce bonheur. Elle aime Noémi immensément. Elle s’est attachée à elle par serment ; elle s’est consacrée à elle par amour, et elle lui a été méticuleusement, quotidiennement fidèle. Ruth ne songerait pas à s’élever en face de Noémi pour réclamer son bien personnel, individuel, contre sa mère. Ruth ne vit que pour Noémi, au point de considérer que cet enfant est le sien.

Quel commentaire mystique pouvons-nous en tirer ? Noémi, c’est l’Église et elle est la vraie mère de tous les saints. C’est la marque de l’Église véritable que d’être plus grande que les saints et d’en reconnaître les œuvres et la descendance comme sienne propre. La gloire des plus grands saints serait-elle sans défaut, cette gloire est toute dépendante de la sainteté de l’Église : les saints restent toujours comme enfermés dans le cœur de l’Église. C’est la marque de la vraie sainteté qu’elle s’efface entièrement et joyeusement devant l’Église, ne garde rien pour soi et lui remet joyeusement tous ses biens y compris son enfant, ses enfants. [...]

« [...] c’est le Père de Jessé, et de David. » (4, v. 17)

Booz et Ruth sont ancêtres du messie. C’est la gloire éternelle de ces personnages entrés furtivement en scène. Ils nous ont montré la bonté de leur cœur, leur soumission à la volonté de Dieu et bien d’autres vertus, si l’on détaille un peu les choses, que nous n’avons qu’à imiter pour ressembler à ces personnages de l’Ancien Testament et bien plus, pour ressembler à ceux qui en ont accompli la perfection, à savoir : saint Joseph, la Sainte Vierge et Jésus-Christ lui-même.

Ainsi soit-il.

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la retraite de communauté Le Livre de Ruth, S 16, automne 1971.