L'Évangile de saint Marc

X. La Passion de Notre Seigneur (II)

Mes bien chers frères, Jésus, suivi de sa troupe de onze apôtres, traverse le Cédron. Dans quel esprit est-il ? [...]

Au moment de la Cène, Jésus a donné son Corps à son épouse mystique qui est l’Église dans la personne de ses Apôtres. Ce don, dans un premier temps est une présence mutuelle comme deux époux au soir de leurs noces sont unis très intimement l’un à l’autre. L’achèvement est lorsque l’homme verse sa semence et qu’une vie commence à naître. La Cène continue ce rite des épousailles. Anticipant le sacrifice du lendemain, Jésus, de son propre Corps, verse son Sang dans cette coupe qu’il passe à tous les membres de l’assistance, n’en faisant plus qu’une personne. Ils communient à cette coupe et reçoivent ce Sang en eux qui est un Sang qui purifie leur âme, les renouvelle, et les féconde. C’est le mystère de ce Sang qui a été donné dans le plus grand acte d’amour qui se puisse faire, qui n’est pas l’acte d’amour que l’on commet dans la volupté et dans la joie, mais que le Christ va accomplir dans la souffrance terrible de la Crucifixion, en forme de sacrifice. C’est prodigieux ! [...]

Jésus va vouloir encore, mort, que son Cœur soit transpercé pour que son Sang jaillisse jusqu’à la dernière goutte. C’est le bonheur suprême de l’homme, le bonheur suprême du crucifié. Jésus a eu un moment d’agonie lorsqu’il a hésité, tenté par saint Pierre, comme il avait été tenté probablement par les démons lors des quarante jours de sa tentation au désert. La nature humaine du Christ, son amour étaient tels qu’Il voulait prendre possession tout de suite de son épouse, mais c’était hors de la Loi fixée par le Père. Au milieu de sa vie publique, Pierre se dresse contre lui lorsqu’il explique quel va être le processus par lequel il entrera en possession de son royaume. Il est le Christ, le Roi, le Messie, comment allait-il y entrer ? Lorsqu’il dit que ce sera par sa Passion, sa mort et sa résurrection, saint Pierre s’indigne. Il y a alors une résonance entre le Cœur de Jésus et l’ambition de saint Pierre, celle d’entrer tout de suite dans la gloire sans passer par la Passion.

C’est un véritable choc pour Jésus lui-même. Chez saint Pierre, la tentation est grossière, il veut éviter que le Christ souffre et que lui aussi souffre avec les Apôtres. Mais malgré tout, l’état d’âme des Apôtres et l’état d’âme du Christ sont parallèles. Le Christ est certes tellement plus parfait mais il reste homme comme eux, avide du bonheur et du bonheur qui s’embrasse par les voies les plus faciles. « Tout de suite, Seigneur, et sans débat ! » disait saint Pierre. Jésus à ce moment-là en le chassant, a chassé de son Esprit ce mouvement naturel. À partir de là, il ne cesse de le répéter à ses Apôtres, pas du tout en tremblant, il a exclu l’autre hypothèse. Il veut faire la volonté de son Père et résolument marcher vers Jérusalem. Il y a une sorte de contraste, entre sa volonté de souffrir et de mourir, et les résistances des Apôtres qui renâclent à une telle perspective. Dans l’onction de Béthanie, nous apercevons ce qu’il peut y avoir de meilleur dans l’Église. [...]

L’Église se réjouit de la Passion du Christ, elle lui est infiniment reconnaissante, comme l’épouse est infiniment reconnaissante à son époux d’avoir bien voulu lui donner toute sa semence pour susciter en elle la vie. Jésus durant la Cène, bien sûr est traversé de tristesse parce qu’il doit désigner le traître et parce qu’il doit annoncer aux Apôtres qu’ils le lâcheront tous. D’où les ombres du récit de saint Marc qui sont soulignées très fortement. Mais l’institution de la Sainte Eucharistie a été une satisfaction pour ainsi dire physique du Christ, en donnant son Corps à manger à ses apôtres en sachant que c’était à son épouse, c’est-à-dire l’Église pour les siècles des siècles. Ensuite il fait passer cette coupe dans laquelle est son Sang, son Sang vivant qui a conscience d’être son Sang. C’est une émanation de sa Personne et ce Sang habité par l’humanité du Christ parfaite et sa divinité, est bue par les Apôtres. Ainsi il pénètre dans toute son Église et lui apporte le salut promis avec une satisfaction incroyable.

En sortant, ils chantent le Hallel, psaumes d’action de grâce des Juifs. Le Christ l’entonne pour louer Dieu de ce qui vient de se produire, et c’est l’allégresse de l’époux et de l’épouse après la consommation de leur union d’où ils n’ont plus qu’à attendre les fruits qui viendront. Donc Jésus est dans le paroxysme de la joie, et tout l’Évangile monte vers cette joie. [...] Il va accomplir le salut de l’humanité. Cependant, au même moment il reste homme.

GETHSÉMANI

32 Ils parviennent à un domaine du nom de Gethsémani, et il dit à ses disciples : “ Restez ici tandis que je prierai. ” – Jusqu’alors, demeurons dans notre perspective de joie, Jésus va passer sa nuit en prière, comme il en a l’habitude particulièrement dans les grandes occasions. [...]

33 Puis il prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, – il ne demande pas aux disciples de prier, il les laisse là. [...] – et il commença à ressentir effroi et angoisse. – Ces deux mots grecs sont très forts. C’est la peur de la mort, c’est une espèce d’état second où l’être tout entier se trouve effrayé, saisi par cet acte jamais vécu de la mort. C’est surtout l’angoisse de l’humiliation du Fils de Dieu maltraité par les hommes. Tout ce tourment physique, n’est que la face visible de cet univers invisible qu’est l’océan de péché des hommes.

Nous avons l’expérience du mal qu’on peut avoir à confesser un péché que l’on a fait, et la résistance qu’oppose la nature à cette humiliation de dire à un autre être son péché, sa honte ! Il faut le multiplier pour Jésus par un milliard. Jésus se couvre aux yeux de son Père de toutes les fautes de l’humanité. En même temps il est la sainteté, c’est le Saint de Dieu comme disaient les démons très justement. C’est l’être sans péché, sans aucune communication avec le péché, qui a refusé toutes les tentations, et de si loin que les tentations ne sont pas entrées en lui.

34 Et il leur dit : “ Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez.  35 Étant allé un peu plus loin, il tombait à terre, et il priait pour que, s’il était possible, cette heure passât loin de lui. – Cette heure, Jésus l’a désirée, nous le connaissons par l’Évangile de saint Luc 12, 50. Donc il est venu pour cela, et au moment où il va le faire, c’est un fragment de son être, c’est sa nature humaine, c’est son âme humaine dans sa sensibilité d’âme qui le trahit.

36 Et il disait : “ Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi ce calice ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux !  – C’est stupéfiant. Il y a tentative de désobéissance ? Presque à ce point-là :  Non pas ma volonté , il y a donc une volonté humaine. Il y a deux natures qui se battent en lui, l’une qui ne veut pas et qui sait qu’à Dieu tout est possible. [...] Le jeune païen qui l’écoute reste stupéfait parce qu’il découvre dans le Christ un abîme mystérieux, une plénitude extraordinaire entre celui qui veut donner sa vie pour le salut de monde et qui l’aime, lui, le jeune romain et qui va verser son sang pour le sauver et puis cet être humain si violemment humain qu’il répugne à consentir à ce sacrifice.

37 Il vient et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : “ Simon, tu dors ? Tu n’as pas eu la force de veiller une heure ? 38 Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent, mais la chair est faible.  – Le parallélisme entre Jésus et les Apôtres est frappant, Jésus est vraiment notre frère aîné. Chez les Apôtres, cette sorte de rébellion à la grâce est un peu grossière, mais Jésus aussi est dans sa période de tentation. Il a en lui un être ardent qui continue à dire “ Oui, Père, que votre volonté soit faite ” et il a une chair, une âme charnelle qui lui n’a pas le courage d’assumer ce destin.

 Et il dit : Simon ”, il l’appelle de son nom d’homme qui n’a pas encore été choisi. En saint Pierre se trouve la même dualité, l’homme Simon, le pauvre galiléen impétueux qui n’a pas de courage, qui est lâche devant la moindre difficulté, qui dort et, ce que Jésus en a fait, Pierre, l’apôtre, celui qui disait il y a quelques mois : “ Tu es le Christ ”. De la même manière qu’en Jésus, il y a Jésus de Nazareth, celui qui se nomme le Fils de l’homme et il y a le Fils de Dieu. En ce moment, le Fils de Dieu s’est comme tu, emporté par la tentation et la faiblesse du Fils de l’homme, c’est touchant ! Ils se ressemblent tous les deux. Voilà pourquoi, quand Jésus dit : “ L’esprit est prompt mais la chair est faible ”, il parle de sa propre expérience parce que lui-même est en ce moment en état de faiblesse et il a, dans sa faiblesse, besoin de faiblesse à côté de lui, il a besoin de Simon et puis des autres pour prier avec lui et le soutenir par leur présence mais ils dorment. Jésus leur demande de prier avec lui pour ne pas entrer en tentation, parce que quand on ne prie plus et qu’on se laisse aller au sommeil, la tentation vous submerge. Alors, à la place de Pierre, il n’y aura plus qu’un Simon qui va le trahir.

39 Puis il s’en alla de nouveau et pria, en disant les mêmes paroles. – [...] Cet écartèlement va se reproduire trois fois. Jésus dira les mêmes paroles mais finalement se soumettra à la décision de son Père, mais sans joie, à ce moment-là, la joie a totalement disparue. Il ne reste plus qu’une volonté de fidélité à Dieu.

40 De nouveau il vint et les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis ; et ils ne savaient que lui répondre. – [...] Saint Pierre qui a toujours la parole, là, elle lui manque !

41 Une troisième fois il vient et leur dit : “ Désormais vous pouvez dormir et vous reposer. C’en est fait. L’heure est venue : voici que le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. 42 Levez-vous ! Allons ! Voici que celui qui me livre est tout proche.  – Paroles contradictoires ! Il leur dit : “ Maintenant, tout va bien. L’heure de la tentation est finie. Vous pouvez dormir et vous reposer. ” L’amour a repris le dessus et Jésus a la joie de donner sa vie, et maintenant, est pressé d’aller au-devant de tout ce que Dieu a décrété pour lui, qu’il va accomplir jusqu’à la dernière goutte de sang, jusqu’au dernier souffle. Il ne quittera la vie qu’il n’ait tout accompli, porté sa perfection. C’est son grand acte d’amour qui commence. [...] Nous savons par les psaumes que le Juif voulait bien être châtié par Dieu directement par la main de Dieu mais non par la main des hommes. Or Jésus va être livré par son peuple aux mains des païens.

Jésus vient, il a repris conscience, courage et à ce moment-là, il dit aux Apôtres : “ Je n’ai plus besoin de vous ”. “ Allons, levez-vous ! Prenez une attitude digne. Voici que celui qui me livre est tout proche. ” Il les prévient de ce qui va se produire.

44 Or, le traître leur avait donné ce signe convenu : “ Celui à qui je donnerai un baiser, c’est lui ; arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde.  [...] 45 Et aussitôt arrivé, il s’approcha de lui en disant : “ Rabbi ”, et il lui donna un baiser. [...] 46 Les autres mirent la main sur lui et l’arrêtèrent. 47 Alors l’un des assistants, dégainant son glaive, frappa le serviteur du Grand Prêtre et lui enleva l’oreille. [...]

48 S’adressant à eux, Jésus leur dit : – Jésus entre dans son personnage de victime, mais au sens fort, non pas qu’il se donne une attitude théâtrale, mais parce qu’il est le personnage sur lequel le peuple juif et le monde entier pendant des siècles aura les yeux fixés. Il faut clairement qu’il manifeste que le droit est pour lui, la justice, le respect de la Loi divine, le respect de la Loi du peuple juif, son respect de toute loi et comment ses adversaires ont tort. Et s’ils ont tort, c’est parce qu’ils sont hors de la vérité et hors de toute justice. Cela, il le doit à tout son peuple pour lequel il va mourir, il faut que la leçon soit comprise. Et donc c’est le didascale, c’est le Maître qui enseigne. Jésus doit à notre esprit épris de vérité et de justice, de montrer comment les autres sont en pleine illégalité.

 Suis-je un brigand, que vous vous soyez mis en campagne avec des glaives et des bâtons pour me saisir ! 49 Chaque jour j’étais auprès de vous dans le Temple, à enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. Mais c’est pour que les Écritures s’accomplissent.  – Et c’est pour dire au Juifs : “ Je me laisse prendre, je me laisse arrêter et mener à l’abattoir, parce que cela m’est commandé par Dieu de toute éternité. ” Tout est dit.

50 Et, l’abandonnant, ils prirent tous la fuite. Les Apôtres perdent pied. Ils n’ont toujours pas compris et pourtant Jésus les avait préparés à cette heure. Seulement, Jésus va se livrer par amour sachant qu’il va accomplir un sacrifice, et les Apôtres eux en sont exclus. Jésus va mourir pour eux, ils n’ont pas encore cette force surnaturelle, cet esprit surnaturel qui leur aurait fait vouloir le martyre par amour comme plus tard ils le voudront. Tous, ils prirent la fuite, tous, il s’agit des Apôtres.

51 Un jeune homme le suivait, n’ayant pour tout vêtement qu’un drap, et on le saisit ; 52 mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu. Qui est-ce ? [...] Jean-Marc, l’auteur de l’Évangile.

COMPARUTION DEVANT LE GRAND PRÊTRE

53 Ils emmenèrent Jésus chez le Grand Prêtre, et tous les grands prêtres, les anciens et les scribes se rassemblent.

54 Pierre l’avait suivi de loin jusqu’à l’intérieur du palais du Grand Prêtre et, assis avec les valets, ils se chauffaient à la flambée. [...] 55 Or, les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mourir ils n’en trouvaient pas. [...]

56 Car plusieurs déposaient faussement contre lui et leurs témoignages ne concordaient pas. 57 Quelques-uns se levèrent pour porter contre lui ce faux témoignage : 58  Nous l’avons entendu qui disait : Je détruirai ce Sanctuaire fait de main d’homme et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme.  59 Et sur cela même leurs dépositions n’étaient pas d’accord – Quand Jérémie annonça de la part de Dieu : oracle de Yahweh, ce temple sera détruit, ils l’ont condamné à mort pour ce motif. Il n’en est pas mort cette fois-là, mais à cause de cela, ils ont produit contre lui une sentence de mort. Donc ces témoins disaient : « Nous l’avons entendu dire : “ Je détruirai ce Temple fait de main d’homme  », c’était accuser le Christ d’une chose qui était passible de mort. [...]

Alors il y avait trois erreurs dans ce témoignage, trois mots.

1) En saint Jean, il n’est pas dit “ je détruirai ” mais “ détruisez ”. Jean nous dit qu’il parlait du temple de son Corps. Mais c’était eux dont Jésus disait : “ Vous allez commettre un crime ”. C’était eux les criminels. Jésus donnait une prophétie. Et comme Jésus parlait toujours non pas avec humour mais avec un jeu d’esprit très travaillé, quand il disait : “ Détruisez ce temple ”, c’était une allégorie. Les Juifs ainsi vont se trouver les premiers responsables de la destruction de ce sanctuaire fait de main d’homme en l’an 70, en punition de cette destruction qu’ils ont faite du Corps du Christ qui était le Temple parfait.

2) Jésus n’a pas dit qu’il reconstruirait un autre sanctuaire, il parlait du Temple de son Corps, “ Détruisez ce Corps et moi je le relèverai ”. Il est criminel de tuer quelqu’un, mais il est divin de ramener ce quelqu’un à la vie en trois jours.

3) Troisième erreur : “ Je rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme ”. Le Corps que Jésus va relever, c’est le même qui est né de la Vierge Marie, c’est ce même corps que les Juifs ont mis à mort et que par sa puissance il va ramener à la vie, ce n’en est pas un autre. Et sur cela même, leurs dépositions n’étaient pas d’accord. Et n’étant point d’accord, leurs témoignages étaient nuls et le grand prêtre et les Sanhédrites étaient bien ennuyés.

Abbé Georges de Nantes
S 90 : L'Évangile selon saint Marc, retraite automne 1986