Blaise Pascal

Né en 1623, orphelin de mère à l’âge de trois ans, Blaise Pascal ne tarde pas à manifester un “ étonnant génie ”, si bien que son père, Étienne Pascal, décide de l’instruire lui-même et de donner tous ses soins à l’éducation de cet enfant, qui se révélera « mathématicien d’une extrême rigueur, d’une limpidité de méthode et d’exposition inégalable, qui triomphe dans le domaine plus difficile des sciences d’observation », mais aussi « mécanicien, technicien et organisateur commercial, lui, l’inventeur de la machine à calculer et des coches publics ».

De telles applications d’esprit dans un âge si tendre altèrent sa santé, nous explique sa sœur Gilberte, Madame Périer. De fait, dès l’âge de dix-huit ans, Pascal ne passe pas un jour sans quelque douleur : maux de tête, d’entrailles, et enfin une sorte de paralysie des membres inférieurs.

En 1646, à l’âge de 23 ans, il s’est “ converti ” sous l’effet de la lecture de l’abbé de Saint-Cyran, et toute sa famille le suivra dans le jansénisme. Mais, alors que la benjamine entre comme religieuse à Port-Royal, Blaise connaît « le temps de sa vie le plus mal employé ». En effet, les médecins lui ayant conseillé de se divertir, il se lie avec les mondains, suit leur vie, s’initie à un monde nouveau où il découvre les plaisirs de la conversation et « l’esprit de finesse ». Et tout cela dans un grand éloignement de Dieu.

Un jour de la fin septembre 1654, Pascal rend visite à sa sœur religieuse ; il lui confie le grand abandon où il se trouve. Depuis, il multipliera les parloirs avec elle ; sa seconde et définitive conversion aura lieu dans la nuit du 23 novembre 1654. Le “ Mémorial ”, jeté sur un morceau de parchemin qu’il portera toujours sur lui dans la doublure de son manteau, lui en rappellera sans cesse le souvenir.

LE CONVERTI JANSÉNISTE

Il fait retraite à Port-Royal et s’entretient avec son directeur, Monsieur de Sacy. Il faut déplorer que Pascal ait rencontré le jansénisme au moment même de sa conversion, explique l’abbé de Nantes. Pour plaire à ses amis, il se passera de l’étude approfondie des philosophes et ignorera la métaphysique. En outre, il se fera « un devoir et une sorte de délectation de détruire d’abord la nature, d’humilier et d’écraser la raison, de bafouer la condition commune pour dresser en opposition, comme une nouveauté tout à fait contraire, l’ordre de la grâce auquel ne peut avoir accès que le cœur illuminé par une puissance supérieure. »

Loin de rester dans le recueillement et le silence, Pascal se jette dans la mêlée et entre de toute son ardeur dans la bagarre janséniste, pour répondre à l’appel du grand Arnauld, aux prises avec la Sorbonne.

“ LES PROVINCIALES ”

Le 23 janvier 1656 paraît la première « Lettre écrite à un Provincial par un de ses amis, sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne », sous le pseudonyme de Louis de Montalte. Le succès est immédiat et prodigieux. Une deuxième lettre, le 5 février, est aussi mordante que la première. Il y en aura dix-huit, toutes écrites de même encre avec un succès grandissant, sans que l’anonymat de l’auteur soit percé.

La controverse passe de la Sorbonne aux salons et met les rieurs de son côté. La morale des Jésuites y est raillée, critiquée, dénoncée comme laxiste, et Pascal va chercher chez les casuistes ses exemples les plus extravagants et les plus apparemment scandaleux.

Si l’œuvre est d’un incontestable brio, la polémique n’en est pas moins déloyale. Pascal n’hésite pas à dénaturer le sens des textes qu’il cite, à les tronquer, à supprimer les nuances pourtant essentielles en matière de casuistique.

L’effet des Provinciales sera désastreux : les libertins y trouveront un arsenal contre la religion et le clergé catholique, qui n’en peut mais. Voltaire en fera le plus grand éloge ! Pascal aurait mieux fait de s’abstenir... Pourtant, un an avant sa mort, il affirmera : « Loin de m’en repentir, si j’avais à les faire, je les ferais encore plus fortes. » Orgueil irrémédiable !

En pleine polémique des Provinciales, sa nièce, Marguerite Périer, est guérie d’un ulcère lacrymal à la suite de l’attouchement d’une épine de la Couronne d’Épines. Pascal y voit une marque de la mission à laquelle Dieu le destine, et il prend comme devise : “ Scio cui credidi ”, “ Je sais en qui j’ai cru ” (2 Tim 1, 12). Les jansénistes, qui ont besoin de miracles pour justifier leur doctrine, se prévalent de cette bienveillance divine à leur égard et l’imposent comme signe de vérité. « Du coup, Dieu est janséniste »...

DIRECTEUR DE CONSCIENCE

Austère pour lui-même, Blaise Pascal l’est tout autant pour les autres, exigeant d’eux pareilles mortifications des sens et du cœur. Il ne peut « même pas souffrir les caresses que sa sœur recevait de ses enfants ». Il ne peut davantage admettre qu’on s’attache à lui, car il ne faut aimer que Dieu, se haïr soi-même, et ne se vouloir la fin de personne ! Cela le pousse à une grande réserve vis-à-vis de ses proches. D’où admiration passionnée pour tant de vertu !

Selon une curieuse coutume de l’époque, Pascal – tout en restant laïc – se fait directeur de conscience. Les fameuses Lettres à Mademoiselle de Roannez nous le montrent orientant la jeune sœur du duc de Roannez vers Port-Royal.

Il s’avère furieusement janséniste dans cette guide des âmes, sans discrétion, comme l’atteste sa réponse à sa sœur Gilberte qui sollicite son avis sur un mariage très avantageux pour sa fille Jacqueline. Il décrète que le mariage, « selon l’expression des Messieurs de Port-Royal, est la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme ». Et que les parents ne peuvent conclure cette affaire « sans blesser la charité et leur conscience mortellement et se rendre coupables d’un des plus grands crimes. » Car la condition d’un mariage, même avantageux, est « vile et préjudiciable aux yeux de Dieu ». « De plus, les maris, quoique riches et sages suivant le monde, sont en vérité de francs païens devant Dieu : de sorte que les dernières paroles de ces Messieurs sont que d’engager une enfant à un homme du commun, c’est une espèce d’homicide et comme un déicide en leurs personnes. » Cela se passe de commentaire !

Pascal ne se contente pas de la direction de quelques âmes, il travaille à son grand ouvrage sur la vérité de la religion chrétienne, destiné à convaincre les libertins et à ramener les fidèles à la pratique de l’Évangile, au christianisme véritable.

De plus en plus malade, comme sa prodigieuse mémoire commence à lui faire défaut, il prend l’habitude de noter ses réflexions sur des petits papiers qu’on recueillera avec grand soin aussitôt après sa mort, survenue le 19 août 1662. Ordonnées et classées, titrées“ Les Pensées ”, elles deviendront le manuel d’apologétique des temps modernes. Destiné à ses amis de Port-Royal, l’ouvrage renferme la démonstration de la crédibilité de la foi chrétienne et de la religion catholique. Pascal n’entend pas prendre les choses par système, mais il veut sonder le cœur humain, montrer que la religion chrétienne est en attente dans le cœur de l’homme. Il inaugure cette “ méthode d’immanence ” qui part de la vie et des besoins de chacun pour aboutir à Jésus-Christ, seul Sauveur. L’homme est malheureux et Pascal lui propose le Christ comme Réparateur.

FUNESTE PASCAL

La première partie des Pensées, de la preuve du christianisme par sa valeur humaine est la partie la plus connue de sa démonstration, et c’est aussi la plus faible, d’autant qu’à ce subjectivisme le janséniste passionné donne un tour paradoxal, exagérément contrasté.

« État misérable de l’homme sans Dieu » : Si Pascal s’occupe de décrire la condition humaine, ce doit être pour que l’homme se désespère et se rende à Jésus-Christ son Libérateur. « Il faut donc que tout aille très mal. » (CRC n° 79, p. 5)

Dans un style éblouissant, étourdissant, la méditation sur “ les deux infinis ” veut nous saisir d’effroi sur la « disproportion de l’homme, égaré dans ce canton détourné de la nature », et nous acculer ainsi au désespoir :

« Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. »(Pensée 72)

Pascal veut à tout prix « consommer la preuve de notre faiblesse ». Il ne craint pas de se contredire en se moquant à la fois de la raison, et de l’imagination comme... ennemie de la raison ! « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a en dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir. »(Pensée 82) Tout est tromperie, la vie humaine n’est qu’une illusion.

L’homme devient horrible et la vie quotidienne est décrite toute en recherche des plaisirs, en besoin d’agitation pour pallier « inconstance, ennui, inquiétude »(Pensée 127), avec l’étroitesse d’un converti de Port-Royal.

La vanité, la gloire et l’orgueil sont le ressort de tout, même de l’amitié. Quant à l’amour, il est impardonnable : « Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme, n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi (Corneille) et les effets en sont effroyables. »(Pensée 162)

« INJUSTICE ET DÉRAISON DE L’ORDRE ÉTABLI »

La société elle-même est injuste, ridicule et féroce ; vus de cet angle anarchiste, toute grandeur est grimace, tout respect est de pure convention. L’abbé de Nantes commente : « Acharné contre la fausse justice de l’ordre humain, dans son zèle janséniste, Pascal voudrait fouler aux pieds pareillement la sagesse, la raison et toute philosophie. Pourtant, en lui le “ vieil homme ” résiste et se cabre. D’où l’admirable et le pitoyable ensemble de ses pensées contradictoires concernant la nature spirituelle de l’homme. »

« ORGUEIL ET FOLIE DE LA SAGESSE HUMAINE »

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »(Pensée 347) C’est magnifique !

Las ! Aussitôt, pour les besoins de son apologétique, il rabaisse cette grandeur. S’il redresse quelque peu l’homme écrasé – « la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable »(Pensée 397) –, il l’accable de nouveau par la vue de son orgueil, pour conclure : « Voilà un étrange monstre ! »(Pensée 406) L’homme est à lui-même un fou ; telle est la conclusion de l’apologétique pascalienne, « afin de tendre les bras au Libérateur »(Pensée 422) et d’être par lui conduit à embrasser la religion.

L’homme n’a donc point de sagesse ; il n’a non plus de morale. L’apologétique le veut. L’homme est corrompu, plein d’injustice, haineux, haïssable, haï. Il est naturellement incapable d’aucun bien. Mais c’est proprement l’hérésie baïaniste, constate notre Père !

« LE PASSAGE FORCÉ À LA FOI »

À travers cette perversion de la sagesse chrétienne qui se nourrit de paradoxes, Pascal nous achemine vers le passage forcé à la foi. Il en vient à l’idée saugrenue de mathématiser le problème du salut et de jouer son éternité à pile ou face. Sur un fond de terreur et de damnation, il faut parier Dieu plutôt que le néant.

« Que reste-t-il à Pascal, se demande notre Père, pour persuader de sa foi chrétienne l’homme qu’il a si furieusement abîmé dans sa misère ? L’argument de cette misère même, si incompréhensible, à son sens, qu’elle renvoie infailliblement à un autre mystère : “ Vous n’êtes pas dans l’état de votre création. ”(Pensée 425)

« L’argument est saisissant, il est somptueux, il est habile. Pascal le prend et reprend en tous les sens, avec un art dialectique étourdissant. Les véritables libertins n’en auront cure s’ils le lisent, les esprits subtils s’y enchantent », mais les vrais chrétiens en sont déroutés.

« Le nœud de l’apologétique pascalienne est là, dans cette expérience intime, directe, du dogme du péché originel devenu ainsi la pièce maîtresse de la foi chrétienne », continue de nous expliquer l’abbé de Nantes. Mais, faisant du péché originel une conclusion absolument rigoureuse de l’étude de la condition humaine, Pascal contredit la foi catholique et reprend une des propositions de Baïus, condamnées en 1567 par saint Pie V. Loin de servir la vérité, une telle apologétique qui humilie, avilit l’homme pour mieux le précipiter à genoux devant son Sauveur, est funeste en droit comme en fait.

PASCAL MAGNIFIQUE (EN SON PLAGIAT DE SAINT AUGUSTIN)

Cependant, Pascal est génial dans son enquête historique, qui le conduit à Jésus-Christ. C’est la seconde partie, “ Connaissance de Jésus-Christ ”. Quand il oublie son jansénisme, Pascal recopie saint Augustin et met à son service l’étincelante langue du XVIIe siècle qu’il maîtrise, avec quelle redoutable vigueur ! Il s’attelle à cette tâche objective, avec le génie des plus grands historiens, pour retrouver dans l’histoire toutes traces de Dieu et les accorder. Et il y réussit !

« LE SENS DE L’HISTOIRE »

Pascal a le sens de l’histoire, hérité des Pères de l’Église. En un tournemain, il démontre la fausseté des autres religions.

Il excelle à montrer comment un mouvement unique traverse toute l’histoire : d’Abraham à Jésus-Christ, de Jésus-Christ à nos jours, il y a continuité sans faille. À cet argument de la perpétuité s’enchaîne un argument « plus fort encore, celui de la révolution dans la continuité ». La religion juive, « divine », était faite pour qu’une autre en naisse, « plus divine encore »(Pensée 601), et son Livre témoigne que la faute en reviendrait à un premier peuple, élu mais rebelle à son Dieu.

« LES FIGURATIFS »

Ce peuple juif était fait pour enfanter autre chose. « Le Vieux Testament est un Chiffre. »(Pensée 691) La Parole de Dieu qui dirigeait toutes les actions de ce peuple avait un double sens, un sens charnel, littéral, qui se réalisait sous ses yeux, et un sens lointain, spirituel, qu’annonçaient les prophéties et que portaient en eux les “ figuratifs ”, dont nous avons reçu la Clef en héritage.

L’Ancien Testament est « fait pour aveugler les uns et éclairer les autres »(Pensée 675), car chacun trouvera dans les Saintes Écritures le révélateur de son propre cœur.

L’argument prophétique, note Pascal à la suite de saint Augustin, n’appartient qu’à notre religion(Pensée 693). Jésus-Christ, annoncé par un Précurseur, fait unique, est venu au moment où le peuple l’attendait. En Lui se réalisait l’ensemble apparemment contradictoire des prophéties qui l’annonçaient.

« JÉSUS-CHRIST »

« Jésus-Christ, que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre. »(Pensée 740) Pascal campe ainsi le Christ au centre de l’histoire humaine ; il n’y a pas de coupure entre l’Ancien et le Nouveau Testament, la continuité est vivante, mais divinement ordonnée.

Pascal pénètre alors dans le mystère du Christ et s’y enfonce jusqu’au cœur. Avec une lucidité glaciale, il admire cette double vocation de gloire et d’humilité, de grandeur et d’abjection :

« Source de contrariétés. Un Dieu humilié et jusqu’à la mort de la Croix ; un Messie triomphant de la mort par sa mort. Deux natures en Jésus-Christ, deux événements, deux états de la nature humaine. »(Pensée 765)

Quant à la véracité du témoignage des évangélistes, Pascal règle tout en deux ou trois maximes qui répondent aux négateurs de tous les temps, stupides :

« Les Apôtres ont été trompés, ou trompeurs ? L’un ou l’autre est difficile, car il n’est pas possible de prendre un homme pour être ressuscité. Tandis que Jésus-Christ était avec eux, il les pouvait soutenir ; mais après cela, s’il ne leur est apparu, qui les a fait agir ? »(Pensée 802)

« LE MIRACLE DE L’ÉGLISE »

Les deux derniers chapitres sur les miracles et l’Église, qui auraient dû être un sommet, sont décevants. S’il parle de miracle, s’il parle de l’Église, son arrière-pensée est toujours Port-Royal, et sa démonstration « respire une intention polémique, revêt l’âpreté d’un plaidoyer ». Quel dommage d’avoir ainsi amputé son apologétique de son ultime preuve vivante, convaincante : la splendeur de l’Église romaine.

Tel est le Pascal des Pensées, émouvant parfois, magnifique dans sa preuve du christianisme reprise de saint Augustin, funeste en sa fausse connaissance de l’homme.

Reconnaissons avec l’abbé de Nantes qu’il a fort bien vu, malgré son jansénisme, que si la raison doit être gagnée par de solides preuves historiques objectives, elle ne suffit pas. Car la foi naît d’un sentiment du cœur... et de la grâce de Dieu !

Mais Pascal est-il parvenu à son but ? Laissons encore notre Père répondre et conclure :

« Ce tour paradoxal plaît à l’homme moderne, romantique, inquiet, excessif et aventurier en chambre. La lecture de Pascal lui procure des émotions fortes, d’où résulte parfois la conversion de l’incroyant bouleversé au Christianisme, mais parfois, et le plus souvent, hélas ! un redoublement de scepticisme et d’incrédulité. »

Extraits de la CRC n° 343, tome 30, février 1998, p. 31-33

  • Le dessein du Sacré-Cœur sur la France au XVIIe siècle (IV), CRC tome 30, n° 343, février 1998, p. 31-33 : Blaise Pascal, funeste et magnifique
En audio :
  • PC 58 : Le XVIIe siècle français, Camp N-D de la Salette, août 1997, 27 h
    • 16e conférence : Blaise Pascal, funeste et magnifique