Saint Thomas More 
le saint humaniste de Contre-Réforme

NÉ à Londres en 1477, l’année même où paraît le premier livre imprimé en Angleterre, Thomas connaît une enfance heureuse, ouverte sur le monde : la cour et le petit peuple des artisans et des marchands de la vieille cité. Écolier studieux, page au palais de Lambeth, étudiant à Oxford, il adhère d’enthousiasme au courant humaniste qui s’y fraie timidement un chemin. Mais son père, magistrat, a choisi pour lui une carrière d’homme de loi ; Thomas revient donc à Londres suivre le cycle complet du droit anglais jusqu’à son admission au barreau en 1501 (...).

Thomas More
Thomas More

La rencontre d’Érasme en 1499 fouette son enthousiasme humaniste. Il a pris pour confesseur l’éminent doyen de Saint-Paul, John Colet, et se lie d’amitié avec John Fisher, le futur évêque de Rochester et chancelier de l’université de Cambridge, homme passionné de science que le roi Henri VIII vénérera comme un père... avant de le mettre à mort. Thomas More commente en public « la Cité de Dieu », de saint Augustin, traduit en anglais une « Vie de Pic de la Mirandole », le “ prince charmant ” de la Renaissance italienne, et compose pour lui-même un poème sur les douze qualités du parfait amant. Il conserve le meilleur de l’héritage médiéval et s’ouvre aux nouveautés avec une sagesse qui le place d’emblée parmi les plus grands humanistes de son temps. Avec cela, il est doux, affable, discret, modeste. Sa piété, sa chasteté, ses mortifications, bien que fort grandes et étonnantes, demeurent comme invisibles à ses propres amis.

En 1504, More est élu au Parlement pour y représenter le comté de Londres. Ses talents d’orateur et son indépendance vis-à-vis du pouvoir royal le font tout de suite remarquer. Cette même année, il épouse la fille aînée d’un gentilhomme d’Essex, Jeanne Colt, de dix ans sa cadette. De cette petite campagnarde, il fait une compagne de son cœur et de sa vie d’esprit. Elle lui donne quatre enfants, dont l’aînée, Margaret, restera, jusqu’aux ultimes instants, la préférée de son père. En 1511, Jeanne mourut ; la douleur de Thomas fut immense, mais un mois après, il informa son curé qu’il avait l’intention de se remarier avec Mrs Alice Middleton, veuve d’un négociant de Londres. On jasa, on blâma, mais Thomas ne tenait aucun compte de l’opinion du monde. À ses yeux, seule la réalité commandait : quatre orphelins à aimer et à nourrir, à qui il fallait une mère qui soit aussi une bonne ménagère, mais en aucun cas une remplaçante de sa “ chère petite femme ” à laquelle il garda fidélité de cœur et de lit. « Dernier trait, secret, ultime en un certain ordre, de la vertu de Thomas More, humaniste très chrétien. »

Thomas More

Nommé vice-shérif de Londres en 1510, il gagne le cœur de la Cité par son impartialité, son dévouement et sa prédilection pour les pauvres. Maître des requêtes, il se voit confier plusieurs missions diplomatiques sur le continent – il parle un français excellent – ; c’est au cours de l’une d’elles qu’il compose l’Utopie, en réponse à l’Éloge de la Folie de son ami Érasme.

S’intéressant à tout, « il désire le meilleur pour lui, pour les siens, pour le royaume, pour l’Église, pour les pauvres... et s’inquiète d’y pourvoir efficacement. Avec réalisme et beaucoup de bienveillance, de confiance même en l’humanité. Trop, il en reviendra... » En 1517, il obtient la clémence de son souverain à l’égard de têtes folles prises au cours d’une émeute. Il plaide si bien, même contre le Roi ! que celui-ci ne peut supporter de le voir défendre les intérêts des autres et exige sa présence en son Conseil privé. Le souverain, sachant la piété de son nouveau serviteur, lui dit : « En toutes choses, considérez Dieu d’abord, le Roi ensuite. »

Commence alors pour Thomas More une brillante carrière politique qui va le mener en quinze ans, de charge en charge, sans qu’il en ait brigué aucune, à l’échelon supérieur de lord Chancelier. Il fixe sa demeure à Chelsea, dans un vaste et riche domaine bordé par la Tamise, à moins d’une heure de barque de la Cité. Tous ses amis ont chanté à l’envi la rare perfection de son foyer ouvert aux érudits autant qu’aux indigents. More, au milieu des siens, semble présider avec bonheur une petite académie, aussi étincelante d’érudition et d’esprit qu’ouverte à toutes les joies du cœur. Toutes ses journées commencent par de longues heures de méditations et de prières. Dans cette vie d’oraison, se cache sans doute le secret de sa force et de son détachement, car lorsque l’heure de Dieu sonnera, il quittera ses bien-aimés, de son plein gré, pour un cachot ! Sa sainteté souriante, son “ humanisme dévot ” avant la lettre, étaient l’école du plus haut renoncement.

Thomas More et sa famille
Thomas More et sa famille

LE DÉFENSEUR DE LA VÉRITÉ CATHOLIQUE

Au cours des années 1520-1530, où se joue le destin de la Chrétienté, More profite de ses hautes fonctions pour monter au créneau et combattre de sa magnifique intelligence l’hérésie luthérienne qui, « comme un cancer, menace tout le corps ». « J’ai en horreur l’hérésie, écrivait-il à Érasme, à tel point que je m’applaudis de la haine des sectaires. » (...).

Le roi Henri VIII avait défendu, en 1521, la doctrine des sept sacrements, à l’encontre de la folie iconoclaste de Luther. Celui-ci ayant réagi avec insolence et grossièreté, le souverain de l’Angleterre ne pouvait décemment relever le défi : il en confia le soin à son honorable ami et conseiller sir Thomas More. Notre saint humaniste, que tous s’accordent à reconnaître juste et bienveillant, écrivit de bonne encre, en 1523, un pamphlet, l’Adversus Lutherum, sous le pseudonyme de Guilelmus Rosseus (le donneur de rossée). Il y manie la langue verte pour répondre à Luther en son propre langage, parce qu’il jugeait que l’autre le méritait. Il dénonce la mauvaise Nouvelle, le “ cacangile ” que le prophète de Wittenberg est venu apporter au monde : la foi spéciale sans les œuvres, la sainteté dans le péché, c’est absurde, et impie ! À l’argument orgueilleux et subversif de la sola Scriptura, il oppose, en humble fidèle de l’Église, l’antériorité de la Tradition. Il voit très bien qu’en détruisant tout principe médiateur entre Dieu et le peuple fidèle, Luther désincarne l’œuvre de Dieu, blasphème le vrai Esprit-Saint « qui fait le peuple unanime en la Demeure », et y substitue un nouvel Esprit, qui n’est autre que son Moi, dressé contre toute autorité venant de Dieu, et donc contre Dieu lui-même !

Thomas More

Notre Père est l’un des rares connaisseurs à avoir apprécié la force doctrinale et prophétique de ce document, – deux ans avant la guerre des paysans, il en prévoit toutes les horreurs –, qui place d’emblée Thomas More parmi les grands défenseurs de la foi catholique. « Le Docteur de l’Église, en ce temps-là, c’est lui, le laïc, l’humaniste... »

Les évêques d’Angleterre ne s’y trompent pas, qui font appel à lui pour lutter contre les premières infiltrations hérétiques dans le royaume : « Vous qui, dans toutes nos assemblées, êtes le défenseur le plus ardent de la vérité catholique. » More rédige aussitôt son Dialogue concerning Tyndale (1528), s’en prenant à l’humaniste de Cambridge gagné aux idées nouvelles, qui s’est fait leur principal propagandiste (...).

Le 25 octobre 1529, il accepte l’honneur d’être nommé chancelier du Royaume, c’est-à-dire gardien suprême de la Justice, mais c’est uniquement dans l’espoir d’y mieux défendre l’Église, sa charge incluant la poursuite des hérétiques, et peut-être de détourner le Roi de ses projets de divorce... La controverse bat alors son plein. Tyndale a répondu à More, à son tour celui-ci rédige sa Confutation of Tyndale’s answer (1531), admirable apologie de la doctrine catholique. Thomas More cherche à convaincre d’anciens amis : « Rejetons Luther, propose-t-il, un grand œuvre sera possible. » C’est le projet des meilleurs (...).

MARTYR DE L’UNITÉ DE L’ÉGLISE

En réalité, ce n’était pas tant l’hérésie qui l’emportait en Angleterre que la révolution anticléricale et l’insolence des réformateurs qui avaient toute la faveur du Roi. Le drame se noua en 1533, quand Henri VIII, cédant aux instances de sa maîtresse Anne Boleyn, de son secrétaire Cromwell et du nouvel archevêque de Canterbury, Cranmer, secoua le joug de Rome. L’année précédente, Thomas More s’était retiré à Chelsea auprès des siens, le cœur lourd d’angoisse, continuant à défendre, seul avec John Fisher, la foi de l’Église et la loi du Royaume, mais réservant dans le secret de sa conscience son avis sur le divorce du Roi.

Thomas More en prison, visité par sa fille Margaret
Thomas More en prison, visité par sa fille Margaret

Cette question dépasse sa compétence, elle revient de droit au Pape et au Concile, mais en revanche, quand son prince s’engage dans la voie du schisme, il soustrait son obédience, tout en conservant son respect pour la personne royale et sa loyauté à la Couronne (...). Pour avoir refusé de prêter le serment à l’Acte de succession promulgué par le Parlement aux ordres du sinistre Cromwell, Thomas More fut emprisonné à la Tour de Londres le 17 avril 1534. Il y restera quinze mois (...). Dans sa pathétique méditation sur la Tristesse du Christ avant sa Passion, il s’applique à ne faire qu’un cœur et qu’une âme avec son Seigneur bien-aimé. Mais, de ses écrits de prison, les plus beaux sans conteste sont ses lettres à sa chère Margaret qui révèlent un bouleversant cœur à cœur entre le père et la fille.

Sur un faux témoignage d’un certain master Rich à l’égard duquel il s’était montré d’une bonté paternelle, Thomas More fut condamné à la peine capitale, le 1er juillet 1535, à Westminster Hall. C’est alors qu’il rendit le beau témoignage de son inaltérable fidélité aux lois de Dieu et du Royaume. Et au chancelier lord Ausley qui lui lançait : « Vous êtes seul ! » il répliqua : « Pour un évêque qui est avec vous, j’ai plus d’une centaine de saints avec moi. Contre un de vos conseils et de vos parlements, j’ai pour moi tous les conseils de la Chrétienté, depuis quinze siècles ! »

Le 6 juillet, vigile de saint Thomas Becket et octave de la fête de saint Pierre – « Ce jour est bien propre et bien convenable pour moi ! » – il montait à l’échafaud et entrait dans son éternité avec la même simplicité rayonnante que John Fisher et les chartreux qui l’y avaient précédé, « avec autant d’allégresse que des fiancés qui montent à l’autel ».

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la CRC n° 326, octobre 1996 et de la CRC n° 94, juillet 1975

  • Renaissance, humanisme, luthéranisme, Contre-Réforme catholique au XVIe siècle (II), CRC tome 28, n° 326, octobre 1996
    • p. 22-24 : Thomas More, le saint humaniste de Contre-Réforme
En audio :
  • PC 56 : La Renaissance du XVIe siècle, Camp Saint-Thomas More, 20 h (aud./vid.)
    • 3e conférence : Érasme ou l'éloge de la folie ; Thomas More ou l'utopie
    • 4e conférence : Thomas More, un saint de Contre-Réforme

Références complémentaires :

  • Les grandes crises de l'Église. Humanisme, Réforme, Contre-Réforme : Érasme, Luther, saint Thomas More, CRC tome 7, n° 94, juillet 1975, p. 3-14
    (En audio : E 5 : Humanisme, Réforme, Contre-Réforme, 1 h 40)
  • De saint Thomas More à saint Pie X, la nécessaire Contre-Réforme catholique, Il est ressuscité !, tome 2, n° 7, février 2003, p. 26
Théâtre :
  • THe 4 : Thomas More ou l'homme libre, pièce de Jean Anouilh, Camp Saint-Thomas More, août 1996, 3 h (vid.)