X. La sainteté catholique

Le chrétien par le baptême, la confirmation, et puis l’eucharistie sans cesse renouvelée, devenue son autre nourri­ture, sa vraie vie, se sait par la foi réellement devenu « fils de Dieu », « participant de la nature divine » en son être même, et par là transformé, rendu capable et digne de faire société avec Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, et de rester tant qu’il le voudra bien, en constante union avec Lui, pour profiter de ses dons et jouir de sa connaissance et de son amour.

Le voilà en particulier habité par l’Esprit-Saint, sans cesse inspiré, mû, conduit et fortifié par Lui et ses sept dons, à se comporter en... « petit dieu » dans les hasards, les joies et les peines de la vie terrestre.

LA PREUVE PAR LA SAINTETÉ

Nous avions déjà posé la question : Est-ce vrai ? est-ce même vraisemblable ? Si c’est vrai, cela doit se voir. Nous avions alors répondu : Cela se voit, dans ces engagements majeurs des chrétiens, selon les différents chemins des grands sacrements, de l’Ordre, du Mariage et des Vœux religieux. De tels engagements, de tout l’être, pour toute la vie, ne peuvent pas être régulièrement, généralement tenus sans qu’il y ait, à la source de tant de sagesse, de vertu, d’héroïsme, un don surnaturel vrai, réel, et non pas imaginaire, illusoire.

À mesure que notre Chrétienté subit la lèpre du moder­nisme, doute de sa foi et retourne au paganisme, dans un criminel mouvement de massive apostasie, la preuve de la vérité de la « divinisation » du chrétien par la grâce se trouve plus forte. Car les abandons de prêtres et de religieux ou religieuses, par dizaines de milliers – comme au temps de la Réforme protestante, – les divorces et toutes les atteintes contre-nature portées à la loi du mariage humain et du sacre­ment chrétien, tendent à montrer ce qu’avait de très évidemment surnaturel, de surhumain, et donc de miraculeux, cette générale, aisée et heureuse observation des très hautes conditions de vie du sacerdoce, du mariage et des vœux religieux dans l’Église.

Cela dit, la preuve générale, globale, statistique, semble s’effriter quand on veut la poursuivre dans le détail des vies individuelles. Il semblerait que tout chrétien catholique, surtout confirmé, et plus encore engagé dans le sacerdoce, le mariage sacramentel ou les vœux religieux, doive planer au-dessus des faiblesses, des péchés, des vices communs aux autres mortels. N’est-il pas un « fils de Dieu » ? Alors, qu’il se jette dans l’abîme et il ne lui arrivera aucun mal ! On reconnaît le second appel de Satan à Jésus pour le convaincre de « tenter Dieu » (Mtt. 4, 6-7).

Les catholiques ne pourraient-ils pas rendre manifeste à tous cette « vie divine » qui est en eux ? Pourquoi ne font-ils pas des miracles, comme le Christ le leur avait promis (Mc 16, 18) ? Pourquoi n’ont-ils pas des extases, des stigmates, des révélations et visions comme en abondaient les communautés primitives où tous parlaient en langues, prophétisaient, etc. Pourquoi ne réalisent-ils même pas, simplement, la perfection évangélique littérale, celle que précisément le monde attend d’eux, du moins le prétend-il, pour se convertir ?

S’ils ont la vie divine !

LA PREUVE PAR LES MIRACLES

On peut répondre d’abord à ce flot d’objections que tout cela n’est pas l’essentiel de la vie divine en nous et du dessein de Dieu dans le monde. Le chrétien n’est pas sur terre pour s’amuser à faire des miracles, ni pour épater le public par des grâces mystiques extraordinaires. Les plus grands saints ont attribué les faits étranges de leur vie à des faiblesses de leur nature accablée sous le poids des grâces divines, plutôt qu’à ces grâces elles-mêmes. Et saint Paul enseignait aux Corinthiens, au plus fort de leurs ivresses charismatiques, que la charité est de tous les dons le plus parfait (I Cor. 13).

Mais l’objection des sceptiques se retourne contre eux. Car il n’y a pas au monde de religion ou de secte gnostique qui ait jamais fourni le millième, le millionième, de ce que l’Église catholique a montré à travers les siècles, et encore aujourd’hui sous le contrôle scientifique le plus exigeant, de miracles et de faits mystiques extraordinaires et humainement inexplicables. Ainsi est-il mille et mille fois prouvé que la grâce divine, la vie divine est bien réelle dans une Église qui manifeste de telles possibilités d’œuvres surhumaines, sans pour autant que celles-ci deviennent la règle ni l’ordinaire de l’existence.

S’ils ont la vie divine, qu’en font-ils donc à l’ordinaire ?

LA PREUVE PAR LES VERTUS CHRÉTIENNES

Nous en tombons d’accord, la réalité de la grâce, de la “ vie divine ” en tout chrétien baptisé, confirmé, eucharistié, doit se trouver sans miracles, sans faits extraordinaires, et pourtant se faire clairement voir dans sa vie quotidienne, c’est-à-dire dans ses vertus intellectuelles et affectives. On devrait constater dans tous ces « fils de Dieu », ces petits dieux une perfection habituelle tant dans leurs facultés que dans leurs actions, du fait que des énergies surnaturelles leur sont sans cesse infusées ex opere operato. C’est d’ailleurs ce que leur commande sans aucune condition ni restriction Celui dont ils se réclament, Jésus-Christ : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Soyez miséricordieux comme Il est miséri­cordieux. » (Mtt. 5, 48 ; Lc 6, 36)

Bienheureux Charles de FoucauldNous accepterions d’en faire la preuve : Oui, Dieu est en nous ! À condition qu’il nous soit permis de moduler notre réponse en tenant compte des conditions mystérieuses de la vie humaine, de la liberté morale qui demeure incontestablement nôtre en cet état de la vie présente, et donc de la manière dont se développe à travers nos destinées individuelles et à travers l’histoire universelle, le combat chrétien.

Rien ne serait certes plus facile à Dieu que de supprimer par le baptême, d’un coup et totalement, la concupiscence avec ses passions déréglées, et de faire de tout chrétien un saint. Il le pourrait. Il est tout-puissant. Et ce serait même juste, puisque Notre-Seigneur Jésus-Christ a payé la dette de tous les péchés du monde, infiniment au-delà de ce que la justice exigeait. Il aurait pu par sa Croix supprimer même les conséquences du péché d’Adam, l’ignorance, la concupiscence ou désordre intime des tendances naturelles, la maladie et la mort. Il ne l’a pas voulu. Comme tous ces maux subsistent et contribuent à faire échec à la grâce, faut-il douter de la réalité de cette grâce divine ? C’est là qu’il nous faut “ moduler ” notre réponse.

Il y a une explication. « L’homme n’est point en l’état de sa création », c’est Pascal qui le répète de saint Augustin. Il n’est pas non plus, pas encore dans son état définitif. La vie actuelle est un temps intermédiaire, fort bref au regard de l’éternité où elle conduit (II Cor. 4, 17). Il est donc compréhen­sible qu’elle soit un temps d’épreuve. Et il est normal, pour cela, que notre Père céleste laisse ses fils dans une condition physique et spirituelle intermédiaire, où ils ne soient plus livrés à leurs faibles forces dans leur combat contre le mal, mais sans encore être pourvus gratuitement de forces divines les rendant miraculeusement exempts de toute difficulté, de toute faiblesse, partant de tout mérite ! Ils sont seulement établis par grâce en état de lutter et de remporter la victoire, chèrement payée, chèrement acquise, s’ils le veulent.

Telle est notre doctrine catholique, telle est notre foi. Elle suffit à justifier la grâce divine de ne pas se montrer avec trop d’éclat en fabriquant des saints et des héros à la chaîne, ex opere operato, comme des robots. De la même manière elle explique que notre Père Tout-Puissant ne fasse pas à jet continu dans le monde des miracles et des prodiges ren­versants, mais distribue au contraire, comme le remarque excellemment Pascal, assez de lumières pour éclairer les humbles et d’ombres pour confondre les orgueilleux par la perversité de leurs propres cœurs.

Cela dit, la preuve de la vérité de la grâce et de la vie mystique produites en nous par les sacrements, nous la trouvons dans cet élément fort qui est en nous face à toutes les faiblesses : les vertus. Les vertus théologales et les vertus morales. Elles existent. Elles procurent au chrétien, comme jamais auparavant, comme nulle part ailleurs que dans la sainte Église catholique, la « liberté chrétienne », qui consiste à suivre son amour, « sa volupté », dit audacieusement saint Augustin, dans la claire lumière de la foi reçue au baptême et de l’espérance bien assise en lui par la confirmation.

« Ama, et quod vis fac, Aime et fais ce que tu veux. » Étonnante devise chrétienne, enseignée par saint Augustin, le Docteur de l’Amour et de la Grâce. Écho de la maxime chère à saint Paul, son modèle : « Omnia mihi licent, Tout m’est permis »(ICor. 6, 12 ; 10, 23). Pour que ces grands Apôtres et docteurs nous appellent depuis des siècles à la liberté, au pur amour, il faut, il faut et il suffit que certainement nos âmes aient été réellement transformées par les sacrements et rendues surnaturelles, disons mieux « chrétiennes et filles de Dieu ». Ailleurs la liberté et l’amour ne sont que chienlit horreur, putréfaction et mort.

LA MEILLEURE PREUVE : PAR LA PÉNITENCE

Une preuve meilleure encore que la force des chrétiens dans leurs vertus, c’est celle de leur faiblesse dans les tentations, dans leurs chutes et dans leurs dépravations mêmes.

Voilà qui paraît à première vue paradoxal. Mais réfléchissons encore : Si la vie divine n’était en eux qu’un sentiment illusoire, elle ne résisterait pas au choc du Mal et l’Église ne pourrait mettre sa plus grande fierté dans la cohorte éblouissante de ses saints pénitents, depuis Marie de Magdala, possédée par sept démons, et Paul et Augustin, jusqu’à Mlle de La Vallière et Charles de Foucauld.

L’Église a su faire, elle a dû faire sous la contrainte de l’Esprit-Saint, aux péchés et aux vices, aux infestations et aux possessions diaboliques, une place considérable dans son propre univers. Toutes les philosophies et les religions inventées par les hommes sont manifestement prises au dépourvu par le problème du péché. Les unes l’ignorent ou le condamnent, les autres s’y résignent et finalement le canonisent. Cynisme ou pharisaïsme. Les unes ne connaissent que des « justes », les autres que des pécheurs. Aucune, des humbles pénitents.

Au contraire le catholicisme, religion sainte, prêchant la sainteté, en donnant les moyens intérieurs, grâce sanctifiante et grâces actuelles à profusion, et les moyens extérieurs, lois ecclésiastiques, lois civiques, avec leurs récompenses et leurs sanctions médicinales ou afflictives, n’en estime pas moins possible, pour tous et toujours, la chute, le péché. Et même probable, statistiquement, pour le grand nombre, la faiblesse et l’abandon moral plutôt que la lutte et la victoire. C’est dans cette médiocrité reconnue, patiemment acceptée, combattue, que la puissance divine aime s’exercer... De telle manière que seule cette religion correspond d’une part en toute vérité à la réalité de notre état individuel et collectif, fait de misère et de grandeur, d’autre part offre à cet état son remède proportionné, sage, graduel, effectif, avec l’assurance, à qui lui est fidèle, d’une pleine victoire finale, le Salut éternel !

Oui, telle est bien la vie que nous vivons, nous qui ne sommes pas des saints, et les saints eux-mêmes qui se disaient de grands pécheurs. Quand toutes les autres religions et même les “ confessions chrétiennes ” dissidentes présentent des explications du combat moral si étroites, si fausses et si meurtrissantes ! Elle est belle, elle est « précieuse aux yeux de Dieu », cette lutte de l’homme écartelé entre le péché et la grâce, entre « la chair et l’esprit », laborieuse et humiliée, « dans cette vallée de larmes », cette destinée mêlée de péché et de repentir, de chutes et de relèvements, d’abandons et de conversions. Cette manière d’existence évidemment connue et voulue par Dieu dans son universelle prédestination, n’est-elle pas en définitive le mode le plus touchant de la révélation de sa miséricorde, le lieu idéal de la manifestation des abîmes d’amour du Cœur de notre Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ?

Loin de nier nos faiblesses, c’est en elles que nous oserons nous glorifier, sachant qu’elles ne portent pas à douter de la Puissance de Dieu et de la pleine réalité de sa grâce, au contraire ! Saint Paul en a écrit tout un chapitre, suffocant d’audace, immortel (II Cor., 12). « Ma grâce te suffit car ma puissance se déploie dans la faiblesse. » (v.9) Nous aurons donc toute l’audace voulue pour expliquer la réalité et la gravité du péché, non seulement des fautes de fragilité et des fautes vénielles, mais du péché mortel et des vices les plus affreux, que la Rédemption accomplie par le Christ n’a pas fait disparaître, et dont sa grâce ne nous protège pas assurément. Cela dit, nous exposerons par quelles voies de miséricorde l’Église, Épouse du Christ et refuge des pécheurs, exerce ses pouvoirs de réconciliation et ouvre ses trésors d’indulgence pour pardonner les fautes, remettre les peines, recréer en l’homme repentant un cœur pur et lui rendre l’Esprit-Saint.

Dès lors, nous n’avons plus de peine à croire à la volonté de salut universel de notre Grand Dieu et Seigneur Jésus-Christ, nonobstant l’océan immense des fautes dont la masse submerge la terre. Entre l’un et l’autre univers, tout aussi vrais, réels l’un que l’autre, de ce monde pécheur et du Ciel où règne une parfaite sainteté, il y a un passage, un salut. Et l’Église, l’Église seule en sait le chemin, en détient les clefs, en donne les moyens, y accompagne ses enfants, les purifiant et nourrissant tout au long de leur route, enfin les lavant et habillant d’une robe de fête au jour d’entre les jours de leur arrivée aux Noces de l’Agneau.