XIII. Les péchés et les vices

La grâce infusant dans l’âme du chrétien une nature divine qui diffuse en elle les vertus théologales et morales, la loi n’est plus un obstacle ni une incitation à la transgression, mais une aide extérieure et décisive pour faire le bien et éviter le mal. Dans ces conditions, les vices ne devraient plus exister, le chrétien ne devrait plus pécher.

L’objection est forte. Elle n’atteint pourtant ni la toute-puissance et la bonté de Dieu, ni la réalité de la grâce et la solidité des vertus. Elle atteint chacun de nous : il ne devrait plus y avoir en moi de place pour le péché. II pourrait ne plus s’en trouver, si je le voulais vraiment ! Elle atteint la société chrétienne : il pourrait et il devrait ne plus y avoir d’infection des vices en elle ! Si cette pourriture existe, alors que la vie divine et la charité ont été répandues dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné, c’est notre faute ! Juste­ment, c’est notre péché, cause de nos vices et, si nous nous y enfonçons, cause enfin de notre perte éternelle.

Comment cela peut-il se faire ? C’est le mystère de notre liberté. Deux voies s’ouvrent devant nous, qui mènent à deux Cités, sous l’un ou l’autre de leurs étendards : la Cité de Dieu et la Cité de Satan. Créés libres, conservés libres durant toute notre vie, l’épreuve de notre liberté consiste précisément dans ce choix dramatique entre le bien que nous voulons et le mal qui cependant nous attire. C’est le combat chrétien. Lutte pénible, universelle, perpétuelle, entre « la chair et l’esprit », entre le « vieil homme » « vendu au péché », et « l’homme nouveau », « régénéré par la grâce », cependant encore vulnérable aux attaques de la chair, du monde et du démon.

« Je ne fais pas ce que je veux mais ce que je hais, je le fais » (Rom. 7, 14-25), s’exclame saint Paul prêtant sa voix ar­dente aux pécheurs. « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? Grâces soient à Dieu (qui m’en délivre) par Jésus-Christ Notre-Seigneur» (ibid., 24)

LE MYSTÈRE DU PÉCHÉ

« Je fais un péché quand je désobéis en le sachant et en le voulant, à un commandement de Dieu ou de l’Église. » (quest. 399) Voilà pour l’extérieur. C’est simple, c’est net. Mais pour l’intérieur ? « Le péché est un acte humain mauvais », dit saint Thomas (1-11, 11). Acte humain, c’est-à-dire conscient et délibéré. Mauvais, c’est-à-dire contraire à la grâce, aux vertus, à l’inspiration et aux énergies que Dieu nous communique sans cesse avec amour. Comment cela se peut-il ? Qui a semé l’ivraie dans ce bon grain ? « C’est l’ennemi qui a fait cela»(Mtt. 13, 28) Voilà bien le mystère du péché, son mal, son malheur !

À tous les carrefours de notre vie, ouvrant le chemin du péché, se tient la tentation. Elle n’est pas encore le péché, mais elle y sollicite, incite, excite. Elle utilise notre concupiscence, c’est-à-dire nos désirs immaîtrisés, elle se joue de notre ignorance, de notre aveuglement, elle est soutenue du dehors par le monde mauvais dont Satan est le Prince, et par les démons qu’il lance contre chacun de nous pour le perdre.

Non, ce n’est jamais Dieu qui nous tente (Jacq. 1, 13). Au contraire, il nous donne activement les grâces nécessaires pour vaincre toute tentation (I Cor. 10, 13). Bien plus, lui seul habite notre cœur, possède notre volonté et jamais le démon ne pourrait y pénétrer, s’en rendre maître, si nous-mêmes nous ne l’appelions et l’invitions à y régner à la place de Dieu. Folie ! Honte ! Offense criminelle à Dieu si bon, si fidèle !

La chute se déroule en trois phases : la suggestion du mal, la délectation qu’on y trouve, le consentement qu’on lui donne. Mais le péché n’est que dans le consentement... Notre-Seigneur a voulu éprouver la tentation, mais il n’en a connu que la suggestion. La délectation n’est pas toujours libre ni donc coupable : « La sentir n’est pas y consentir », dit saint François de Sales. Et sainte Catherine de Sienne, de s’exclamer : « Où étiez-vous, mon doux Seigneur, quand mon cœur était plein de tant de ténèbres et d’ordures ? »« J’étais dedans ton cœur, ma fille ! Sinon, où serais-tu perdue maintenant ? »

Démon chassé d'une possédéeAinsi la tentation est permise par Dieu pour nous être une épreuve méritoire, un moyen de purification de l’orgueil et de toute médiocrité, de tout compromis avec le mal, une école d’humilité, de supplication, d’amour de Jésus et de compassion pour le prochain. Il y faut veiller et prier, entretenir la défiance de soi et la confiance en Dieu. Parfois résister de front et battre l’ennemi promptement, énergiquement, d’autres fois, fuir et s’occuper intensément à de saintes œuvres, toutes contraires, pour s’en distraire, y échapper.

Car l’abîme du péché est là, qui nous attire. C’est le consentement à la tentation par lequel notre cœur se livre à son terrible Ennemi, lui remet les clefs de son esprit, contre la foi, de ses sentiments, contre l’espérance, de sa volonté, contre la charité qu’il en chasse immédiatement, et enfin de son corps pour en détruire les vertus si laborieusement édifiées.

Dans cette trahison, cette outrageante passation des pouvoirs présidée par notre libre volonté, de Dieu qui était en nous le Maître bien-aimé, adoré, à Satan qui en devient le tyran, quelle offense à Dieu, quelle injure insupportable ! Quel crime pour ainsi dire infini si l’on considère la dignité, la majesté, la sainteté, et plus encore la grâce et la bonté sans borne de ce Dieu que nous méprisons ! Quelle souillure, quelle blessure pour nous-mêmes ! Quelle injustice, quel méfait per­pétrés contre la communauté de l’Église, quel mal fait au prochain, à l’humanité, à tout l’univers ! « Voici que les péchés des hommes ont fait le péché du monde. Le péché est partout, bannissant tout sourire, rendant abrupte et dure votre sainte Loi. » (Lettre à mes amis, n° 247).

Le péché est donc le seul malheur absolu. « Le grand mal, ce n’est pas la guerre mais le péché qui conduit les pauvres âmes en enfer et qui déchaîne les guerres et les révolutions. La pire des guerres est celle que les hommes mènent contre Dieu. Le plus grand mal n’est pas la maladie ni la pauvreté mais le péché qui tue, plus que le corps, l’âme même éternellement. Le mal à combattre, ce sont nos péchés. » (ibid.) Les 150 Points le disent : « Le phalangiste sait que le vrai mal, le seul Mal, est le péché, dont tous les autres découlent... » (ancien Point 4)

DU PÉCHÉ VÉNIEL AU PÉCHÉ MORTEL

Cependant, ne cédons pas au vertige du tout ou rien. Notre Dieu n’est pas ainsi. Mais un Dieu de patience, de miséricorde, un Dieu fort. Il ne quitte jamais de Lui-même la moindre de ses créatures. Il demeure en son centre ; chassé de la volonté, il reste dans les faubourgs. Il accepte cette injurieuse cohabitation forcée, odieuse, avec le diable, à pied d’œuvre pour la reconquête du donjon. Tout jeté dehors, il maintient des intelligences dans la place, l’espérance, la foi, la masse des souvenirs heureux, les bonnes habitudes. Il assiège de grâces actuelles cette âme coupable qui dit ne plus l’aimer et n’en sait trop rien. Tout autre que Lui (et sa sainte Mère) insulté, bafoué, romprait et quitterait. Il attend que le caprice passe...

Ô Père, vous êtes vraiment un Dieu caché, Deus absconditus, un Dieu de miséricorde étonnant, un Dieu incompris !

Le péché véniel est une désobéissance certaine à l’Hôte divin, regrettable déjà pour les « fils de Dieu » que nous sommes, mais en partie excusable. Soit qu’il concerne une matière légère, soit que de matière grave, il ait été commis sans pleine advertance ou plein consentement. Péché survenu par surprise, commis par fragilité humaine. Excusé par les tares héréditaires et les fatales habitudes vicieuses que chacun traîne derrière lui, mais que le chrétien réprouve, déteste et combat.

Nous ne devons pas nous étonner ni nous désoler « de ce que l’infirmité soit infirme et la faiblesse faible et la misère chétive », mais « si nous ne pouvons jamais être du tout purs de péchés véniels au moins pour persister longtemps en cette pureté », du moins « nous pouvons bien n’avoir aucune affection aux péchés véniels » (Saint François de Sales). « Ce sont les fruits de mon jardin », disait sainte Thérèse d’Avila. Encore faut-il s’en accuser, prier et faire pénitence pour qu’ils ne nous entraînent pas, de mal en pis, au péché mortel.

Le péché mortel est « un manquement grave à ses devoirs envers Dieu, envers le prochain ou envers soi-même. » (Catéchisme de Saint Pie X) Par le péché mortel, dit saint Thomas, « nous nous détournons de Dieu notre fin dernière en nous attachant d’une façon libre et désordonnée à quelque bien créé : Aversio a Deo et conversio ad creaturas. » Le chrétien décidant pareille révolution, dé­chaînant une si profonde subversion en son intérieur, y détruit tout l’appareil de la grâce et de la charité, il perd la « vie divine », il rompt de volonté et d’affection avec les trois Per­sonnes divines. Il mérite la mort, il entre dans la mort, la vraie, celle de l’âme, qui est mort éternelle. Il ira en enfer s’il ne se repent, par un miracle de la grâce qu’il ne peut escompter, qu’il ne mérite plus.

Il n’y a, hélas ! rien de plus courant que le péché mortel, malgré ce que nous venons de dire de sa gravité et de ses effroyables conséquences. Il y faut une matière grave, mais tant de violations de la loi divine sont graves ! Une pleine connaissance et un plein consentement. Souvent, il manque l’une ou l’autre de ces conditions, heureusement ! Mais souvent aussi l’homme, le chrétien sait très bien ce qu’il fait, qu’il fait mal, très mal, il le veut et le fait cependant en bravant Dieu, pour se donner du plaisir, des satisfactions malgré Lui, contre Lui ! Ce n’est pas de la simple folie, c’est la malice du péché mortel.

Aujourd’hui le monde croule sous la masse infinie des péchés mortels, et les plus graves, ceux des chré­tiens, plus particulièrement encore ceux des âmes consacrées. Et voilà pourquoi le Malheur est sur nous, dernière miséricorde de Dieu pour éviter à ses enfants égarés la Mort éternelle de l’enfer !

LES SEPT-HUIT PÉCHÉS CAPITAUX

À tout péché miséricorde ! Le péché regretté, accusé, pardonné passe et ne compte plus. Mais l’habitude qu’entraîne la répétition des mêmes péchés jamais regrettés, produit en l’âme un esclavage grandissant, opposé pièce à pièce à la liberté chrétienne, divine, des vertus. Ce sont les sept-huit vices, ou péchés capitaux. Chaînes du diable. Ce sont « les sept démons » qui tenaient captive Marie-Madeleine avant sa rencontre avec Jésus (Lc 8, 2).

Saint Grégoire le Grand nous les montre comme une redoutable armée dont le général en chef est l’orgueil : « Quand le roi des vices, qui est l’orgueil, s’est pleinement emparé d’un cœur vaincu, il le livre aussitôt au ravage des sept vices capitaux (Saint Grégoire en compte huit au total) comme à autant de capitaines à ses ordres. Ils sont suivis du gros de l’armée, parce que c’est d’eux que naissent tous les autres vices. »

Il n’est que d’en rappeler la liste pour comprendre, gémir et s’effrayer. Malheureux, l’inconscient qui laisse fouler son domaine intérieur par ce flot d’immigrés ! Il sera souillé, pillé, détruit, tué par les bandes organisées de ces cruels ennemis de l’intérieur avant même de subir les agressions de l’extérieur. C’est un homme mort avant que n’ait paru au-dehors la tentation. Heu­reux le chrétien conscient des racines de baobab (Saint-Exupéry, Le Petit Prince) cachées dans son jardin, et qui chaque jour ne manque pas de leur donner quelque coup de hache pour demeurer, avec Jésus, maître chez lui !

LA PARESSE, énorme, envahissante, insidieuse et molle, annihile tout effort de réaction en tout domaine... LA GOUR­MANDISE est si bonne et si indispensable à la vie, et d’un usage si fréquent qu’on la laisse grandir sans y prêter attention, jusqu’au jour où elle étouffe l’esprit sous les préoccupations de la chair et, de là, excite aux autres vices... LA LUXURE, qui procède de la découverte du plaisir de l’amour mais, par son désir irréfréné, en rejette et souille tout ce qui n’est pas charnel et s’épuise enfin dans la frénésie de l’instinct bestial... auquel ne se ravale, dans la nature, aucun animal, étonné de la perversité humaine ! Déjà par ces trois péchés habituels sont étouffées toutes les joies, les générosités, les piétés du cœur et de l’esprit où Dieu habitait.

LA COLÈRE se loge dans les nerfs, où elle fait la loi au corps et à l’âme, compromettant tout l’édifice des vertus cardinales, puis attaquant Dieu par impatience, insoumission, propension à la folie de la révolte absolue. Qui ne la combat et ne la maîtrise pas, petite, ne la vaincra plus devenue tyrannique.

L’AVARICE est une double idolâtrie, celle, visible, des trésors, de l’or, de tout bien matériel, et celle, secrète, dissi­mulée, de soi-même comme d’un dieu légitimement possesseur et féroce acquisiteur de tout ce qui passe sous ses yeux. L’ENVIE est la conséquence de cette idolâtrie des choses et de soi ! Elle se tourne en jalousie contre les autres qui possèdent et jouissent de biens qu’on veut et revendique comme siens. Passions meurtrières ! « C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde », dit le Livre de la Sagesse (2, 24), et qu’elle y est revenue par Caïphe et le Sanhédrin !

L’ORGUEIL enfin trône sur le cœur, dans l’intelligence (sans qu’il soit pourtant besoin d’intelligence, au contraire !). C’est une estime infinie de soi-même, au-dessus des autres, qui ose se comparer à Dieu même et, secrètement, l’emporter sur Lui. « On se regarde soi-même comme son propre dieu » (Bossuet). À noter que les orgueilleux ont une haine lucide, divinatrice, de tout ce que Dieu fait de grand, d’élevé dans l’ordre de la grâce, de la sagesse et des vertus chrétiennes. Ces élévations, qui ressortissent de la « magnanimité », l’orgueil les dénonce et déteste et détruit comme orgueil ! se donnant lui-même comme humble, simple et innocent. « C’est par Béelzeboul qu’Il chasse les démons » (Mtt. 12, 27), disaient de Jésus les pharisiens déjà perdus d’orgueil et devenus par là « fils du diable » (Jn 8, 44).

Ajoutons à ce vénéneux bouquet, “ LA DÉPRIME ”, l’acedia que dénonçaient comme leur pire ennemi les Pères du désert. C’est l’amour de ses propres vices, accompagné d’une amertume universelle qui corrode progressivement le système nerveux et paralyse toute réaction physique ou spirituelle. Certains états pathologiques lui ressemblent tellement, névroses, psychoses héréditaires ou accidentelles, que l’acédie se dissimule sous le masque de la maladie pour croître et embellir aux dépens de tous les êtres normaux qui l’entourent, qu’elle déchire et dévore en se détruisant elle-même. C’est le mal moderne... Un vice de fin du monde.

Dieu cependant n’abandonne aucune âme et jusqu’au dernier souffle, à tout moment, il offre sa grâce et demeure prêt à pardonner à quiconque implorera sa pitié. C’est vraiment la faute de l’homme s’il se perd ! Le dernier degré de son éloignement de son Créateur et doux Sauveur, c’est le « blasphème contre l’Esprit », qui « ne sera remis ni en ce monde ni en l’autre » (Mtt. 12, 31-32). C’est le point de non retour. Il consiste à mépriser et haïr Dieu dans ce qu’il a de plus merveilleux, les œuvres de sa grâce et de sa miséricorde pour le salut des hommes, et suprêmement, le Cœur Immaculé de sa Mère, qu’Il nous donne pour ultime salut.