Saint Jean de la Croix

IV. Les imperfections des commençants

LA première étape est de rompre tous nos liens avec le monde. « Dirupisti vincula mea », pour franchir la porte. Ainsi libérée, l’âme a besoin d’être attirée par un appel sensible de tendresse et d’amour pour surmonter l’arrachement héroïque qu’elle a consenti. Mais alors que ces pauvres âmes voudraient s’attarder à cet état consolé, saint Jean de la Croix leur demande très vite de passer outre et les bouscule hors de tout sentimentalisme.

Hier, c’était l’exercice actif de la purification des sens, aujourd’hui, c’est Dieu lui-même qui vient en aide à l’âme, et qui achève le travail, pour que celle-ci se laisse conduire.

Nuit des sens (I, 1).

Dégagée des sens, l’âme est mise progressivement dans cette Nuit où Dieu se conduit vis-à-vis d’elle comme une mère envers son nourrisson. Après l’avoir porté sur son sein, réchauffé, nourri de son lait et couvert de caresses, elle va la sevrer de ses tendresses... Car tant de consolations, fort utiles aux commençants, risquent à la longue de les faire choir dans une foule d’imperfections.

Saint Jean de la Croix les passent en revue et c’est très utile pour nos âmes faibles :

L’orgueil... « Je ne tombe plus dans mon péché depuis trois semaines, je suis content de moi, tout va bien... mais si je viens à défaillir, je me décourage. Comment ? Une telle chute ! C’est au-dessous de moi !... » Ou encore : « J’aime à compter mes états d’âme, et si mon confesseur ne me prend pas au sérieux, je prétends qu’il ne me comprend pas, et j’en cherche un autre qui m’approuve et me flatte... »

L’humble au contraire demeure dans sa componction quand il progresse. Il préfère être blâmé, enseigné et s’accuse loyalement de ses fautes. Il ne s’étend pas plus qu’il ne faut sur les grâces reçues et recherche de préférence « le directeur qui estime le moins ses œuvres et qui l’aide à servir Dieu. » « Ces âmes donneraient volontiers le sang de leur cœur à celui qui sert Dieu » (Nuit, I, 3) et saint Jean de la Croix eut toute sa vie de ces merveilleuses amitiés spirituelles où il manifesta la tendresse de son cœur, sachant qu’il conduisait ces âmes avec force, impitoyablement vers la perfection, mais selon une charité vraie.

L’avarice spirituelle consiste en un esprit de propriété, un attachement à tel emploi, à tel directeur avec lequel on aime à s’attarder des heures en conversation spirituelle, à qui l’on demande des « règles de vie », et des d’ouvrages de haute mystique, mais c’est pour se faire valoir.

L’âme ne peut se guérir seule de ce défaut, là aussi, il faut que Dieu « y mette la main. » (Nuit, I, 4)

La luxure spirituelle n’est pas forcément coupable et il ne faut pas s’en affoler, mais savoir que les jouissances divines peuvent avoir un retentissement dans une sensualité encore non purifiée. C’est une faiblesse dont le démon peut profiter, par exemple pour nous faire abandonner la direction spirituelle de tel père auquel on est attaché et envers lequel le démon nous suggère des imaginations malsaines. L’âme doit s’en ouvrir courageusement afin de s’en libérer. Ce sont souvent les âmes tendres et délicates qui sont portées à ces attachements sensibles.

À propos de l’affection que l’on porte à autrui « sous prétexte de spiritualité, le discernement se fait ainsi : l’amour spirituel vrai fait grandir l’amour de Dieu, l’autre n’engendre que tristesse et remords de conscience. Mais il faut affiner ce discernement, car l’amour spirituel peut être sensible. Ce n’est pas un péché, seulement, il doit être mis à l’épreuve, non pas étouffé ; il ne se développera qu’en se spiritualisant, c’est-à-dire en abandonnant ce qu’il a de charnel. Le test sera le sacrifice et les bons fruits qu’il produira et c’est la nuit qui rendra un tel amour selon Dieu. » (chapitre 5)

La colère, la gourmandise, la jalousie spirituelles sont des défauts plus visibles, qui sautent aux yeux de tous. Il est bon de s’arrêter sur ces tableaux psychologiques...

Voici un novice, impatient d’être saint, énervé par les défauts de ceux qui ne le sont pas, ou furieux de ne plus être dans les consolations. Un autre apprécie les belles cérémonies, il trouve du goût dans l’oraison, la communion, et s’y complaît. Sa prétention lui fait croire que Dieu est satisfait de lui alors qu’il est entrain de perdre la véritable dévotion et l’esprit d’oraison surnaturelle « qui consiste à y persévérer dans la patience et l’humilité, dans la défiance de soi et le seul désir de plaire à Dieu » (chapitre7).

Celui-ci se livre volontiers à la pénitence, mais une pénitence animale sans élévation spirituelle, qui donne prise au démon. Dès que la jouissance cesse, tout s’écroule dans la tiédeur, le dégoût.

Cet autre jalouse la ferveur de son voisin, « éprouve une peine sensible en voyant qu’il est plus avancé dans la voie spirituelle »...

Enfin, il y a ceux qui s’abandonnent à la « tristesse spirituelle » (la déprime !), « portés aux jouissances et aux délices spirituels, ils sont pleins de mollesse en présence de tout ce que la perfection exige de force et de souffrance »...

Dieu le Père, en bon pédagogue, introduit ces âmes dans la Nuit en les sevrant de leurs enfantillages, leurs caprices, leurs impertinences et leur puérilité, car « quoique le commençant s’exerce à mortifier toutes ses actions et passions, il ne peut jamais s’en défaire, tant s’en faut ! Jusqu’à ce que Dieu le fasse passivement en Lui par la purification de la Nuit » (chapitre 5, 6, 7, 8)

Abbé Georges de Nantes
S 4 : Saint Jean de la Croix, retraite automne 1966