Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus

IX. « Aimer jusqu'à mourir d'amour »

Qui ne connaît les pages brûlantes que sainte Thérèse écrivit à la demande de sa sœur aînée pendant sa retraite annuelle de 1896 ? Rédigé dans la nuit de la foi la plus noire et dans un état physique déjà pitoyable, ce testament spirituel, daté par Thérèse du 8 septembre 1896, sixième anniversaire de sa profession, est un débordement d'énergie d'une richesse théologique, pastorale et mystique insondable. Ne trouvant pas assez de moyens pour manifester à Jésus son désir de Le servir, Thérèse aurait voulu avoir toutes les vocations :

Sainte Thérèse tenant son chapelet« Être ton épouse, ô Jésus, être carmélite, être par mon union avec toi la mère des âmes, cela devrait me suffire [...]. Cependant je sens en moi d'autres vocations, je me sens la vocation de GUERRIER, de PRÊTRE, d'APÔTRE, de DOCTEUR, de MARTYR ; [...] Je sens en mon âme le courage d'un Croisé, d'un Zouave Pontifical, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l'Église... »

C'est fou ! de la folie même de la Croix...

« Je voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l'avoir été depuis la création du monde et l'être jusqu'à la consommation des siècles... [...] »

« Depuis la création du monde » ? Oui : Ab initio et ante sæcula, comme dit la liturgie, mettant à l'indicatif ces paroles dans la bouche de la Sainte Vierge, comme l'affirmation d'un fait, et non pas comme un vœu. Une âme humaine peut-elle vouloir que Dieu l'ait créée depuis le commencement du monde, afin d'aider Jésus à répandre ses grâces sur tous les hommes, depuis Adam et Ève jusqu'au jugement dernier ? Oui, assurément : sainte Thérèse en est une preuve vivante.

Si donc une “ miniature de l'Immaculée Conception ” ressentait ce désir dans son cœur assoiffé d'amour et dévoré de zèle, qu'a donc éprouvé le Cœur de Marie ? Et si Marie était consumée de ce désir, comment Dieu n'aurait-il pas comblé son vœu, puisqu'il l'a inspiré à sainte Thérèse ?

Sainte Thérèse tenant un lysQuant à « être missionnaire jusqu'à la consommation des siècles », c'est possible de toute manière, car Thérèse a l'intention, quand elle sera au Ciel, non pas de se reposer mais de “ redescendre ” pour prendre part au grand combat de l'Immaculée dont elle est la miniature : « En songeant aux tourments qui seront le partage des chrétiens au temps de l'Antéchrist, je sens mon cœur tressaillir et je voudrais que ces tourments me soient réservés... »

Quelle solution trouve notre petit docteur de l'Église pour accorder tous ces désirs incompatibles ?

« La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que si l'Église avait un corps, composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas, je compris que l'Église avait un Cœur, et que ce Cœur était BRÛLANT d'AMOUR. Je compris que l'Amour seul faisait agir les membres de l'Église, que si l'Amour venait à s'éteindre, les Apôtres n'annonceraient plus l'Évangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang... Je compris que l'AMOUR RENFERMAIT TOUTES LES VOCATIONS, QUE L'AMOUR ÉTAIT TOUT, QU'IL EMBRASSAIT TOUS LES TEMPS ET TOUS LES LIEUX... EN UN MOT QU'IL EST ÉTERNEL !...

« Alors, dans l'excès de ma joie délirante, je me suis écriée : Ô Jésus, mon Amour... ma vocation, enfin je l'ai trouvée, MA VOCATION, C'EST L'AMOUR !...

« Oui j'ai trouvé ma place dans l'Église et cette place, ô mon Dieu, c'est vous qui me l'avez donnée... dans le Cœur de l'Église ma Mère, je serai l'Amour... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé !!!... »

Ce texte pathétique est prophétique. Aujourd'hui, il n'y a plus de missionnaires, plus de prêtres, plus de convertisseurs. L'Amour serait-il éteint au Cœur de l'Église, jusqu'à en paralyser et en corrompre les membres ?

UNE ROSE EFFEUILLÉE

Sainte Thérèse portant une reproduction de la Sainte Face
Thérèse le lundi de Pentecôte 7 juin 1897. Son visage exprime une mâle résolution dans la souffrance : « Elle souffre, elle est très malade, ses yeux cernés le montrent assez, et cependant, elle est parfaitement belle. C'est une beauté naturelle qui est en train de le céder à une beauté surnaturelle. » (Abbé Georges de Nantes)

Avant la fin du Carême 1897, dont elle a voulu supporter le jeûne, sainte Thérèse « tombe gravement malade ». Malade, elle l'est depuis 1894, mais les signes en sont désormais manifestes aux yeux de tous : visage empourpré de fièvre, absence totale d'appétit, épuisement qui lui permet à peine de se tenir debout. Il lui reste moins de six mois à vivre.

Doit-elle renoncer à « la faveur incomparable du martyre » ? Elle la demande pour ses frères missionnaires, mais, pour elle-même, elle n'a « plus de grands désirs, si ce n'est celui d'aimer jusqu'à mourir d'amour ».

« Aimer, c'est tout donner et se donner soi-même », sans esprit de retour. Une religieuse, qui fait miroiter à ses yeux la gloire que le Bon Dieu donnera après la mort, s'entend répondre :

« Mon désir est d'être effeuillée à tout jamais pour réjouir le bon Dieu. Un point, c'est tout ! » (...)

Il est poignant de suivre, au fil des jours, La Passion de Thérèse de Lisieux, admirablement retracée par Mgr Gaucher en suivant les Novissima Verba, les dernières paroles de Thérèse qui sont, à elles seules, un Évangile, à l'instar des sept Paroles prononcées par Jésus, son Époux, du haut de la Croix.

Autour d'elle, on s'émeut : « Ah ! c'est affreux ce que vous souffrez

Non, ce n'est pas affreux. Une petite victime d'amour ne peut pas trouver affreux ce que son Époux lui envoie. »

Le 5 août, veille de la fête de la Transfiguration, les sœurs installent dans l'infirmerie la Sainte Face du chœur de la chapelle, à sa grande joie. Elle s'écrie :

« Oh ! que cette Sainte Face-là m'a fait du bien dans ma vie ! » Toute la nuit, elle la regarde.

Son crucifix ne la quitte pas. (...) Elle l'embrasse, fait mine de déclouer le corps de Jésus pour le prendre dans ses bras, mimant ainsi la Vierge Marie... en miniature ! lorsque ce Corps très saint fut détaché de la Croix et remis à sa Mère. (...)

Le 30 août, Céline la photographie effeuillant sur lui des roses. Thérèse prophétise : « Ramassez bien ces pétales, mes petites sœurs, ils vous serviront à faire des plaisirs plus tard... N'en perdez aucun... » Ces reliques feront des miracles.

Sainte Thérèse sur son lit de malade
Le 30 août, un mois avant sa mort, on sort Thérèse sous le cloître, jusque devant la porte ouverte du chœur : sa dernière visite au Saint-Sacrement. Céline la photographie « effeuillant une rose sur son crucifix qu'elle relève vers la photographe, pour exprimer le message de toute sa vie : si elle souffre, c'est par amour et pour l'amour de Jésus Crucifié. Son visage, défiguré par la souffrance, a perdu sa beauté naturelle. Mais il rayonne de la beauté spirituelle de cet amour fort qui lutte pour sourire quand même à ses sœurs : esthétique dramatique. » (Abbé Georges de Nantes)

Durant toute son agonie elle ne lâchera pas ce crucifix. Comme Jeanne d'Arc reprenait courage dans sa prison en voyant qu'elle imitait son Sauveur, ainsi Thérèse, sur son lit de souffrance, s'identifie à son Bien-Aimé crucifié. Non seulement elle est unie à Lui par les souffrances physiques, mais elle partage sa déréliction :

« Notre-Seigneur au jardin des Oliviers jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n'en était pas moins cruelle. C'est un mystère, mais je vous assure que j'en comprends quelque chose par ce que j'éprouve moi-même. » (...)

Mère Agnès raconte : « La porte de l'infirmerie était ouverte pendant le silence et sœur Jean de la Croix entrait tous les soirs, et se mettant au pied du lit, la regardait en riant pendant assez longtemps. “ Que cette visite est indiscrète, et comme elle doit vous fatiguer ! ”

« – Mais oui, c'est très pénible d'être regardée en riant quand on souffre. Mais je pense que Notre-Seigneur sur la Croix a bien été regardé ainsi au milieu de ses souffrances. C'était encore bien pire, car on se moquait vraiment de lui ; n'est-il pas dit dans l'Évangile qu'on le regardait en branlant la tête ? Cette pensée m'aide à lui offrir de bon cœur ce sacrifice. » (...)

Le 19 août, elle verse de « grosses larmes » en disant à mère Agnès : « Je vais peut-être perdre mes idées. Oh ! si l'on savait ce que c'est que la faiblesse que j'éprouve. Cette nuit, je n'en pouvais plus ; j'ai demandé à la Sainte Vierge de me prendre la tête dans ses mains pour que je puisse la supporter. »

Elle demande qu'on ne laisse pas de médicaments à sa portée, ni à celle de malades souffrant des mêmes tortures, jamais. Le 22 septembre, elle avoue : « Si je n'avais pas eu la foi ! je me serais donné la mort sans hésiter. »

« C'est à en perdre la raison. »

Les médecins n'en peuvent mais. Ne leur reprochons pas leurs erreurs de diagnostic. Eux aussi ont été les instruments d'un dessein de Dieu. Dans l'aujourd'hui de Dieu, à la lumière de l'éternité, sainte Thérèse est comme la vigne chargée de fruits dont parle Jésus dans l'Évangile (Jn 15). Et si mère Marie de Gonzague se refusa à donner des calmants à notre sainte, c'est par une volonté du Seigneur. Comme Jésus sur la Croix, une victime d'amour ne veut aucun soulagement.

Satan revient à la charge pour tenter de reprendre possession de la mourante, afin de l'empêcher de jouer son rôle dans l'orthodromie divine. Rien n'était gagné d'avance. Sa victoire fut acquise au prix du sang. Jusqu'au bout, elle devra lutter contre ses obsessions :

« Le démon est autour de moi, je ne le vois pas, mais je le sens... il me tourmente, il me tient comme avec une main de fer pour m'empêcher de prendre le plus petit soulagement, il augmente mes maux afin que je me désespère... Et je ne puis pas prier ! Je puis seulement regarder la Sainte Vierge et dire : Jésus ! » (...)

Dans les angoisses, les tentations et les tortures des derniers mois, notre sainte vérifie l'exactitude de sa Petite Voie. « Je sens bien maintenant que ce que j'ai dit et écrit est vrai sur tout », dit-elle le 25 septembre. Écrasée par sa faiblesse et son impuissance, elle pousse la confiance jusqu'au bout : « Je reste toujours dans une paix profonde que rien ne peut troubler. » Mise à l'épreuve, comme Job, elle répète comme lui, pour souligner son espérance : « Quand même Dieu me tuerait, j'espérerais en Lui. »

La constatation de sa faiblesse et de son impuissance est la source intarissable de son action de grâces :

« C'est si doux de se sentir faible et petit ! Oh ! que je suis heureuse de me voir imparfaite et d'avoir tant besoin de la miséricorde du Bon Dieu au moment de la mort ! » (...)

Cette acceptation totale de la volonté de Dieu est le secret de sa joie, qu'elle veut communicative :

« Ne soyez pas triste de me voir malade, ma petite Mère, car vous voyez comme le Bon Dieu me rend heureuse. Je suis toujours gaie et contente. »

Quant à son fameux sourire, une confidence nous en livre le sens profond : « Quand je souffre beaucoup, j'y réponds par un sourire. Au début, je ne réussissais pas toujours, mais maintenant, c'est une habitude que je suis heureuse d'avoir contractée. »

Ses sœurs ne s'y sont pas trompées. Ainsi sœur Geneviève, sa Céline : « Ma sainte petite Sœur conserva jusqu'à la fin de sa vie des manières enfantines et charmantes qui rendaient sa compagnie très agréable. Chacun voulait la voir et l'entendre. Son aimable gaieté semblait même croître avec la souffrance ; elle révélait ainsi son extraordinaire force d'âme et son exquise charité pour nous, voulant nous distraire, malgré nous, de notre peine. »

Les Derniers Entretiens abondent en reparties inattendues, pleines d'humour, en calembours agrémentés de mimes, confirmant ce qu'écrivait sœur Marie des Anges en 1893 :

«Âme toujours calme et se possédant parfaitement elle-même en tout et avec toutes. [...] Mystique, comique, tout lui va... elle saura vous faire pleurer de dévotion et tout aussi bien vous faire pâmer de rire en nos récréations. »

Pour terminer cette trop courte évocation de la Passion de Thérèse de l'Enfant-Jésus de la Sainte-Face, citons encore quelques-unes de ses paroles dont le vocabulaire guerrier ne peut qu'encourager des phalangistes engagés dans l'ultime phase de la Croisade eucharistique et mariale :

« Je n'ai nullement peur des derniers combats, ni des souffrances, si grandes qu'elles soient, de la maladie. Le bon Dieu m'a toujours secourue. [...] »

S'endormant pendant l'oraison, elle rêve qu'on manque de soldats pour une guerre contre les Prussiens et s'anime soudain :

« Ô ma Mère, quel bonheur j'aurais eu par exemple au temps des Croisades de combattre contre les hérétiques. Allez ! je n'aurais pas eu peur d'attraper une balle, je n'aurais pas eu peur du feu ! »

« Ah ! c'est la prière, c'est le sacrifice qui font toute ma force, ce sont les armes invincibles que Jésus m'a données, elles peuvent bien plus que les paroles toucher les âmes, j'en ai fait bien souvent l'expérience. » (...)

CRC n° 338, septembre 1997, p. 24-27