THÉOLOGIE TOTALE

5. Le Dieu Sauveur

I. ADAM ET ÈVE AU PARADIS

N’OUBLIONS pas qu’au Paradis terrestre Adam et Ève étaient saints et heureux. Ils dominaient la terre, mais mieux : ils s’aimaient mutuellement dans la sainteté et la justice de leur être relationnel, sous le regard de Dieu leur Père. Ces êtres tout merveilleux, sortis de la main de Dieu, étaient homme et femme pour représenter en figure, c’est-à-dire d’une manière un peu obscure et imparfaite, l’amour du Christ et de l’Église. Ils étaient le tableau vivant du Dieu de Marie, de Dieu par son Verbe concevant Marie, l’Immaculée Conception, et pour son Verbe la lui consacrant, unissant dès avant la création du monde « Celui qui était, qui est et qui vient » (Ap 1, 8) à celle qui n’était pas, qui est et qui sera à jamais sienne (...).

Voyant Adam et Ève s’entr’aimer, s’embrasser, se contempler mutuellement avec joie, le Verbe de Dieu voyait donc déjà la réalisation de son dessein commencer. C’était l’image de ce qu’un jour il vivrait avec la Vierge Marie, et ensuite avec toutes les âmes saintes et l’Église dans sa totalité. Et donc, cette joie du Paradis terrestre, c’était le miroir du Mystère divin.

L’ACCIDENT DIABOLIQUE

Puisque le ventre de la femme est le lieu de l’amour, et que dans le ventre d’Ève qu’Adam va féconder Dieu voit déjà le ventre de la Vierge où il viendra s’installer en maître, Satan (qui a la haine de cette incarnation à venir) va s’attaquer à la Mère des Vivants : Ève. Puisque Dieu veut être dans le ventre et le cœur de sa créature, Satan va donc prendre sa place (...).

Pendant quarante ans de prédication, je me suis élevé contre la théorie de Grégoire de Nysse disant que le péché originel était un péché de la chair (...) ; je l’ai fait avec raison, car il ne s’agit pas d’assimiler le péché originel à l’union d’amour charnel entre Adam et Ève, absolument voulu et béni par Dieu (...).

Néanmoins, il s’agit bien d’un péché sexuel. Écoutez la vérité que j’avais pressentie en réfléchissant à mille endroits de la Bible, et auxquels je n’avais pas attaché jusqu’à maintenant une importance suffisante. Frère Bruno m’assure que l’on trouve cela expliqué dans les Talmuds (qui d’ailleurs se récréent dans cette boue...). J’ai eu aussi sous les yeux les pages 202-203 du livre V des Philosophumena de saint Hyppolite polémiquant contre un gnostique (...).

Au même moment où le Serpent s’approche très calmement d’Ève, elle est fascinée et subit la séduction de ce charmeur. C’est une séduction charnelle. Et la voilà ainsi prise, emportée dans le vertige de ce crime abominable de se souiller avec ce Serpent. Elle connaît dans cet embrassement, ce viol, ce que saint Paul appellera justement  les profondeurs de Satan” (...). « Il s’est approché de même d’Adam, continue le texte de saint Hyppolite, et a fait de lui son mignon, ce qui n’est pas moins criminel ; c’est de là que sont venus l’adultère et la pédérastie ». Telle fut la première possession diabolique (...).

Après quoi, Satan occupe le ventre, le cœur et l’esprit des hommes et des femmes : la place est prise ! Tout Freud est un jeu d’enfant à côté de cette explication de la Bible (...). Le péché originel, c’est cela : une tare qui nous rend insupportables à Dieu et d’ailleurs insupportables les uns aux autres (...). Là où était le signe du dessein de Dieu, dans le sexe de l’homme et de la femme, là est désormais la malédiction. Au lieu de cette Trinité que je développe si longuement dans certaines de mes retraites (Dieu le Père, Adam le fils, Ève sanctuaire de l’Esprit-Saint, soit : Dieu, Jésus, Marie), nous avons Satan qui trône et qui gouverne l’homme par la femme et la femme par l’homme.

II. LA RÉDEMPTION PAR LE CHRIST ET POUR MARIE

Cette humanité, Dieu va-t-il la détruire ? Il ne peut plus. Pourquoi ? Parce qu’il a déjà conçu la Vierge Marie. C’est Elle qui a été notre “ paratonnerre ”. C’est à cause de la prédestination unique de Marie, l’Immaculée Conception, à cause de cet élan d’amour que Dieu a eu pour Elle, qu’Il a mis en branle toute l’histoire de la création qui doit aboutir à l’incarnation du Verbe. Quand le Démon séduit et souille Adam et Ève, c’est trop tard. Dans le concert des trois Personnes divines, Marie Immaculée existe déjà comme la première œuvre de leur sagesse et de leur amour (...).

À cause de cette prédestination éternelle, c’était donc une nécessité pour Dieu de continuer son œuvre. C’est donc pour Elle, l’Immaculée Mère de Dieu, et à cause d’Elle que Dieu va mettre en branle tout l’ordre surnaturel de la Rédemption (...) ; c’est pour Elle et à cause d’elle qu’Il va pardonner à Adam et Ève pour que son Fils puisse, le moment venu, prendre son épouse et, par là, en venir à l’Alliance nouvelle et éternelle : épouser l’humain lignage, c’est-à-dire l’Église dont Marie est la personnification (...).

DIVINE PÉDAGOGIE

Dieu ayant décidé de sauver l’humanité, encore faut-il qu’il adopte une certaine pédagogie pour que son pardon ne soit pas à nouveau un objet de mépris, et que l’humanité piétine ce pardon rédempteur comme elle a piétiné son premier don créateur. Entre Dieu et le démon, c’est une prise terrible qui va durer pendant des millénaires, à savoir lequel aura l’humanité en partage. Il s’agit pour Dieu d’écraser le démon, mais de telle manière que l’humanité change de parti en vue de la reprise du dessein initial : les épousailles de l’humanité avec son Fils. C’est ce que saint Thomas explique en termes scolastiques (cf. Ia, q 46, a 2) (...).

Il va falloir que le Verbe se fasse Chair, qu’il vienne sur la terre mais avec bien des soins, de telle manière que l’humanité se convertisse et qu’elle vive ! C’est une œuvre à laquelle le peuple de Dieu va être préparé par les prophètes (Ezéchiel, Osée, Cantique des cantiques, Ps. 44...) (...).

III. L’ÉPOUX SAUVEUR. L’AMOUR VAINQUEUR

Comment l’Époux divin va-t-il agir pour renouer avec son épouse infidèle, butée dans son infidélité, possédée du démon et absolument rebelle ? Une femme avilie ne peut pas supporter que son époux lui dise qu’il lui pardonne, qu’il l’aime encore et veuille la sauver. Il y a un fossé terrible (...), car les êtres avilis, les êtres souillés, les êtres possédés du monde ne peuvent pas supporter la patience des justes. Aussi les persécutent-ils et finissent-ils par les mettre à mort... C’est ce qu’ont prévu les prophètes, en particulier le second Isaïe (l’Inconnu de l’exil), Zacharie et les premiers chapitres du Livre de la Sagesse.

PATIENCE DANS LES ÉPREUVES DE LA PERSÉCUTION

Dans le Livre de la Sagesse, on voit comment le juste est mis à mort par les méchants. Le juste va se laisser mettre à mort et va laisser l’iniquité aller jusqu’au bout pour montrer que sa patience aussi va jusqu’au bout... et qu’à la haine répond un amour aussi grand ! C’est ainsi que finalement le Christ va mourir sur la Croix. Non pas à cause de la colère de Dieu qui tombe sur lui, mais à cause de la colère de cette épouse avilie dont toute l’amertume, le vice et la méchanceté se manifestent contre lui.

Le sommet de la malice humaine a paru chez les pharisiens, les sadducéens et les grands prêtres contre Jésus, parce qu’il était bon. Plus il était bon, plus ils étaient méchants. Mais plus ils étaient méchants, plus il acceptait de souffrir. En acceptant cette souffrance infinie, en donnant jusqu’à sa dernière goutte de Sang et d’eau (en accomplissant son Sacrifice), il accomplissait toute justice : c’est-à-dire que son amour miséricordieux se manifestait aussi total que l’immensité du péché du monde. C’est ce qu’on appelle la Rédemption (...).

LA CROIX, ACTE DE RÉCONCILIATION SUPRÊME

Quand Dieu se fait homme pour sauver les hommes afin de retrouver cet amour qu’il veut établir avec eux, il entre dans une dimension humaine qui s’appelle la justice. Et puisque le péché des hommes est énorme, le Père et le Fils disent : « si on veut qu’ils comprennent l’étendue de leur péché afin de s’en sortir, il faut que la souffrance éprouvée par le Sauveur soit énorme, elle aussi ». C’est la sainteté de Justice (...). C’est pourquoi (sans que ce soit cependant nécessaire parce que le Père ne l’exige pas de son Fils) le Père a laissé le Fils entrer dans cette voie effrayante qui va bien au-delà de ce que la Justice (divine, invisible) exigeait. Au-delà de toute la Justice commutative (raison), Jésus-Christ ira ainsi jusqu’à donner la totalité de sa vie terrestre pour toucher le cœur de l’homme par cette surabondance d’amour, destinée à le convertir en le sauvant. C’est la sainteté de miséricorde.

Vrai homme, Jésus a vraiment souffert de cette justice, en se « faisant péché ». On peut dire qu’il a porté la colère de Dieu et la haine des hommes, c’est-à-dire qu’il a donné aux hommes la juste mesure de la colère que Dieu a contre eux ; mais ce faisant, il l’a apaisée. Ainsi y a-t-il un Dieu qui aime les hommes et un homme qui aime Dieu ; “ croisillon ” beaucoup plus satisfaisant que l’explication de la satisfaction vicaire (...).

Saint Thomas a très bien expliqué pourquoi cette souffrance du Rédempteur était gratuite du côté de Dieu, mais de grande convenance pour convertir les hommes. Il a des passages merveilleux pour montrer que la Croix est une source de méditation infinie, parce que le mode de cette souffrance est pour les hommes un modèle de pardon, de justice, de piété filiale et de charité fraternelle (...).

Voilà pourquoi la Croix est l’acte de réconciliation suprême de Dieu avec son épouse infidèle. C’est la reprise de sa part d’un amour conjugal avec l’humanité pécheresse et pardonnée, si bien figurée par Marie-Madeleine au pied de la Croix ; et ce mystère de renouement conjugal s’opère par la médiation et la corédemption de la Vierge Marie, parfaite épouse de toujours, dont le Cœur ne fait qu’un avec le Cœur du Christ broyé.

Dans cette lumière, la psychanalyse freudienne et toutes les horreurs qui se commettent dans l’humanité ne vous paraîtront qu’une suite logique du premier péché. Et quand vous-mêmes vous sentirez qu’il y a en vous un vertige de révolte ou de luxure, etc., vous ne vous en étonnerez pas ! Vous saurez cette extraordinaire ambiguïté ou ambivalence qu’il y a dans la sexualité humaine. Elle est à la fois la meilleure et la plus belle chose qui soit, dans la mesure où elle nous exprime l’union que Dieu veut contracter avec nous dans l’éternité ; mais en même temps, dès que cette sexualité se manifeste à nos regards, à nos sens, c’est un prestige du Démon. C’est ainsi que la même personne peut être pour nous l’image du Christ ou l’image de l’épouse parfaite qu’est la Vierge Marie, et en même temps le délire, la séduction de Satan. Voilà pourquoi l’amour humain est un lieu de méditation infinie (...).

NÉCESSITÉ DE RENDRE AMOUR POUR AMOUR POUR ÊTRE SAUVÉ

J’achève sur ce point qui est très important : du point de vue de Dieu, en droit le salut du monde est accompli par Jésus et Marie (...). Mais en fait, encore faut-il que l’épouse pécheresse sorte de son état d’avilissement, qu’elle soit sanctifiée et retrouve sa dignité, afin de célébrer de nouvelles noces avec le Christ (...).

Prenons exemple sur sainte Bernadette. La Sainte Vierge lui avait certes promis de la rendre heureuse dans l’autre monde... mais la sainte ne se berçait pas pour autant d’illusion. Le Ciel n’était pas pour elle un droit acquis, car elle ajoutait toujours : « Encore faut-il que je me le gagne » (...).

Dire, comme on le fait aujourd’hui, que « par son incarnation, le Christ s’est uni à tout homme » qu’il en ait conscience ou non (Jean-Paul II ; Gaudium et Spes 22, 2) ; ou prétendre que « depuis la mort du Christ en Croix, nous sommes tous sauvés. », c’est une erreur profonde...

Abbé Georges de Nantes
Extrait de la conférence du 19 mars 1987

  • Th T 6 : Le Dieu Sauveur, le péché originel, mutualité 1987, 1 h (aud./vid.)

Références complémentaires :

  • Les 150 points de la phalange, point n° 16 : Jésus-Christ Sauveur du monde
  • Dans le tome 3 des Lettres à mes amis :
    • Credo. IV. Je crois en la création d'Adam et d'Ève, nos premiers parents. Je crois en leur justice originelle et en leur chute, n° 225, Mars 1966
  • Jésus notre Rédempteur, CRC tome 3, no 43, avril 1971, p. 1-10
    • (En audio : S 14 : La croix dans notre vie quotidienne, 4 h 30)
Approche biblique et mystique :
  • Hymne à Jésus-Christ Sauveur, commentaire théologique de l'épître aux Philippiens (Ph 2, 6-11), CRC tome 2, n° 18, mars 1969, p. 1-9
  • Dans le tome 10 de La Contre-réforme Catholique au XXe siècle :
    • Une mystique pour notre temps. La misère de Dieu, CRC nos 127-128
    • (En audio : M4 et M 5 : Dramatique, 2 h)
  • Voir les grandes retraites de communauté sur la Circumincessante charité :
    • S 103 : Esquisse d'une mystique trinitaire automne 1989, 15 h
    • S 120 : Circumincessante Charité, 1993, 15 h (cf. CRC tomes 25 et 26)
    • S 131 : Circumincessante Charité divine et trinitaire, 1997, 15 h 30
    • S 134 : Tendresse et dévotion divine, eucharistique et mariale, 1998, 13h
  • Sur la Passion, Voir aussi les retraites de Semaine Sainte, en particulier :
    • S 56 : Jésus dans sa Passion, 1983, 10 h
    • S 94 : Qui a tué Notre-Seigneur ?, 1988, 9 h 30 (cf. aussi, B 51)
  • Pour des méditations écrites sur la Rédemption voir les volumes :
    • Lettres à mes amis, tome 1
    • Lettres à mes amis, tome 2
    • Pages mystiques, tome 1
    • Pages mystiques, tome 2