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1917 : Pétain sauve l’armée et prépare la victoire

LES camps précédents nous ont permis de voir défiler les années 1914, 1915 et 1916 de la Grande Guerre. Cette année, nous traiterons de 1917. Nous avons vu que les combats, suites d’échecs et de victoires sur tous les fronts, n’ont pas permis d’emporter la décision, ni d’un côté ni de l’autre. 1916 a permis de casser définitivement l’effort allemand à Verdun mais l’offensive de la Somme, très coûteuse en hommes, pour un ré­sultat plus que négligeable, a bien montré que l’offensive décisive, devant décider de la victoire, n’avait encore trouvé ni sa méthode ni son général.

En fait, Nivelle, qui a commandé à Verdun à la suite de Pétain, disait avoir trouvé la méthode. Avec Mangin, il proclamait à tous ceux qui voulaient l’entendre : « Nous avons la méthode, c’est celle qui nous a permis à moi et Mangin, de repousser les ennemis à Verdun. » Nous avons montré l’an dernier que c’est la reprise en main de Pétain en juillet 1916, après les échecs successifs de Nivelle, qui a permis à ce dernier, cadré de près par Pétain, de repousser victorieusement l’ennemi. En réalité, la méthode, c’est Pétain. Mais, quand il s’est agi de trouver un remplaçant à Joffre dont les résultats étaient tellement mauvais que les politiciens ont dû s’en débarrasser, c’est vers Nivelle qu’ils se sont tournés : lui, il a la méthode, lui c’est un offensif ; il construira l’offensive décisive. Son discours était plus agréable aux oreilles des politiciens que celui de Pétain, tellement prudent, réfléchi, qu’il donnait l’impression, à ceux qui ne savaient rien de la guerre, de ne se sentir à l’aise que dans la défensive.

C’est donc Nivelle qui devient général en chef en décembre. Il reprend le projet d’offensive préparé par Joffre. C’est la bataille du Chemin des Dames. La France a failli y disparaître par désintégration de l’armée durant les mutineries. Devant cette catastrophe, Painlevé, ministre de la guerre depuis le 20 mars (il présidera le gouvernement après le 19 octobre... et sera malheureusement remplacé le 23 novembre par Clemenceau), appelait Pétain et lui demandait s’il accepterait de remplacer Nivelle. C’était le 13 mai 1917, le jour où Notre-Dame de Fatima apparaissait la première fois aux trois voyants. Le 15 mai, Pétain était nommé général en chef. Ce chef impose alors sa doctrine et met en place les moyens de la victoire.

On passe d’une guerre désordonnée où l’on « dépensait » des troupes, que l’on n’arrivait plus à renouveler suffisamment, à une guerre réfléchie et faite de patience mais aussi de surprise et d’actions brutalement puissantes, une guerre non “ à coup d’hommes ” mais une guerre “ industrielle ”, au service d’une géniale stratégie de reconquête.

RÉTROSPECTIVE DE TROIS ANS DE GUERRE

Les armées allemandes envahissent la Belgique le 4 août 1914. Les Français montent à leur rencontre. Cette bataille des frontières est gagnée par l’ennemi mais les Français mettent en difficulté le centre de l’attaque ennemie et obligent son armée la plus à l’ouest, la première armée de von Kluck, à se rabattre vers l’est pour se porter au secours de la deuxième armée voisine. Dans ce mouvement, l’ennemi est amené à passer, au contraire du plan initial, à l’est de Paris. Il présente son flanc droit à une attaque que lance Gallieni. C’est la bataille de la Marne (6 au 12 septembre). Les Alliés, malgré la fatigue accumulée pendant ces 400 kilomètres de retraite, se lancent à la poursuite des Allemands, cherchant à les contourner par leur ouest, les Allemands essayant de nous déborder par notre gauche, c’est la course à la mer. Ainsi, les belligérants se retrouvent à remonter ensemble jusqu’au nord, jusqu’à la mer, avec un front continu constitué des défenses organisées au fur et à mesure de la remontée en vue d’enrayer toute attaque ennemie ; c’est comme cela que se sont constituées les tranchées ; on est parti avec une guerre de mouvement ; on arrive avec un front continu, cristallisé, de la mer du Nord à la Suisse, sur presque 900 kilomètres. Ce front bougera peu jusqu’à l’été 1918.

En octobre 1914, les Alliés attaquent avec l’idée de reconquérir la Belgique. La réaction des Allemands, qui se sont renforcés dans le secteur en vue d’une offensive visant à nous contourner par la côte, nous oblige à reculer. La lutte, sanglante, ne cesse qu’à la mi-novembre en raison de l’épuisement des deux parties. Plusieurs attaques plus ou moins importantes furent ensuite déclenchées mais, faute de préparation d’artillerie suffisante, échouèrent. Fayolle, futur maréchal, écrit le 28 décembre : « J’ai compris que ce qui agitait les grands chefs, c’était avant tout de faire quelque chose pour se signaler. » Un tel état d’esprit mènera, finalement, au Chemin des Dames et aux mutineries de 1917. L’idée d’une guerre courte était dissipée.

Au printemps 1915, trois offensives étaient lancées. Seule celle d’Artois, du 9 mai au 25 juin, eut quelque succès ; il faut en effet rappeler que Pétain y perça le front ennemi sur six kilomètres à la crête de Vimy, succès sans suite du fait de la criminelle inconséquence de Foch qui n’avait pas prévu les réserves permettant d’exploiter un éventuel succès.

À l’automne 1915, deux offensives : une en Artois, qui ne réussit pas à entamer la crête de Vimy, et une autre en Champagne, occasionnèrent des pertes importantes pour un résultat négligeable.

Il était prévu une offensive alliée en 1916, sur la Somme, la date retenue étant le 1er juillet pour que les Russes soient prêts. Les Allemands, qui avaient ramené de nombreuses troupes du front oriental où ils avaient malmené les Russes, nous devancèrent en attaquant à Verdun le 21 février. Ce furent des jours de déluge de feu ; jamais une si grande concentration d’artillerie n’avait été mise en œuvre. La troupe tint. Ce furent trois cents jours de combats pendant lesquels le monde entier nous regardait. Les Allemands durent lâcher prise. Le vainqueur, nous l’avons montré l’an dernier à Verdun, c’est Pétain.

L’attaque sur la Somme fut déclenchée le 1er juillet. Les Français, qui devaient fournir l’effort principal, durent, du fait de Verdun, le confier aux Britanniques. Cette attaque se fit contre des positions bien fortifiées. Ce fut une immense boucherie. La première journée de bataille fut sanglante pour les Britanniques avec 60 000 soldats hors de combat, dont 20 000 morts. Foch, qui commande la partie française de la bataille, continue à être parfaitement lui-même. Citons Fayolle, qui commandait une armée dans cette bataille. Le 30 avril : « Foch est venu nous exposer son plan. Il n’a aucune idée de manœuvre. Joffre n’ose pas dire qu’il faut percer. À quoi rime cette bataille ? » Le 3 juillet : « Le front boche est percé sur huit kilomètres et l’on ne va pas l’exploiter ! » Le 12 juillet : « Cette bataille a toujours été une bataille sans but. » Le 4 novembre : « Foch ? Attaquez, attaquez, c’est toute sa doctrine. Pour lui, les troupes sont toujours prêtes à attaquer indéfiniment. Il n’entend rien à la pratique de la guerre. » La bataille se termine par usure des combattants et par suite de la dégradation du terrain compte tenu des conditions météorologiques. On avait avancé de dix à douze kilomètres côté allié. Il en restait des kilomètres jusqu’à l’Allemagne ! Manifestement ce n’était pas la bonne méthode. Foch est limogé.

« L’ANNÉE DE TOUS LES PÉRILS »

Rappelons d’abord la situation des effectifs de l’armée française. Les pertes de la guerre ont été très importantes et les classes d’âge sont insuffisantes à combler les trous. Quelques chiffres. Nous disposons de 1 500 000 fantassins le 1er janvier 1916. 1 460 000 le 1er janvier 1917, 1 220 000 le 1er juillet 1917, 1 050 000 le 1er janvier 1918. On ne peut plus faire la guerre « à coup d’hommes » (Nobécourt, Les fantassins du Chemin des Dames, p. 96).

L’Italie, auparavant membre de la Triplice, alliance défensive entre Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie, après s’être déclarée neutre, rejoint les Alliés à l’automne 1915. En août 1916, la Roumanie devient notre alliée mais la Bulgarie passe à l’ennemi. Les marines alliées mettent en place un blocus maritime interdisant l’accès de l’ennemi aux matières premières et aux matériels qui leur permettent de soutenir leur effort de guerre et de ravitailler leur population. Les Allemands, leur marine de surface ayant été mise en échec, ont lancé la guerre sous-marine en 1915. Beaucoup de transports furent coulés. L’année 1917 fut la plus angoissante pour les Alliés. Mais avec de nouveaux moyens de lutte anti-sous-marine et la construction de nombreux navires, dépassant les pertes subies, cette guerre sera mise en échec en 1918.

À la déclaration de guerre en 1914, le président des États-Unis, Woodrow Wilson, signe une proclamation de neutralité. Le 22 janvier 1917, discours du même président appelant à une paix sans vainqueur ni vaincu. Mais bientôt il recommande au Congrès de voter l’entrée en guerre : la résolution est adoptée le 6 avril 1917. Les premiers soldats américains arrivent à Saint-Nazaire le 25 juin 1917. Il faudra les armer, les former, et attendre de longs mois avant de pouvoir les intégrer au front. Le 2 novembre, les trois premiers soldats américains sont tués en Lorraine. Mais il n’y aura pas de troupes américaines en nombre significatif et entraînées, avant l’été 1918.

En mars 1917, éclate en Russie une révolution. Le 9 mars, la grève générale est décidée. Une partie de l’armée se range du côté des émeutiers. Le Tsar abdique le 16 mars. Le gouvernement provisoire de ­Kerenski va, fatalement, se faire déborder par les extrémistes qui ont à leur tête Lénine, dont le retour à Moscou (le 16 avril) a été organisé par les Allemands. En quelques mois, l’anarchie organisée va mener la Russie à la ruine. À l’instigation de Lénine, les Bolcheviques font chaque jour dans l’armée de nouveaux partisans qui exigent une paix immédiate. Les Allemands en profitent pour attaquer le 19 juillet 1917, en particulier avec des troupes ramenées du front occidental. C’est la débâcle côté russe. Le 12 novembre, les Bolcheviques, sous la direction de Lénine et de Trotsky, s’emparent du pouvoir. Leur premier acte est de proposer à l’Allemagne un armistice immédiat. Cet armistice est signé le 15 décembre 1917 à Brest-­Litovsk, ainsi que le traité de paix le 3 mars 1918. La majeure partie des troupes allemandes va rejoindre, avant fin 1917, le front occidental qui sera seul à supporter la quasi-totalité du poids de la guerre. Sans compter les 100 000 Allemands et 1 600 000 Autrichiens qui ont été faits prisonniers et qui seront libérés tôt ou tard !

Le 1er août 1917, le pape Benoît XV publie une “ note sur la paix ” qu’il communique le 9 août aux principaux gouvernements belligérants. Il y énumère quelques conditions pour l’établissement de la paix. Il n’y est pas mentionné l’Alsace-Lorraine. Il ne différencie pas agresseur et agressé au contraire de son prédécesseur Pie X. Le rejet des belligérants est quasi unanime.

En octobre de la même année, c’est la grande défaite de Caporetto pour les Italiens, leur front est enfoncé de 140 kilomètres. Il faut aller à leur secours ; sept divisions britanniques et françaises permettent de stabiliser le front sur le fleuve Piave.

1917, c’est aussi le moment où la plus sérieuse tentative vers la paix a été lancée. Le 29 janvier, Zita, impératrice d’­­Autriche-Hongrie et femme de Charles Ier qui a succédé à son grand-oncle François-Joseph en novembre 1916, remet à sa famille, en Suisse, un courrier de son mari : « L’Autriche désire la paix. Il y aurait tout intérêt à ce que la France puisse connaître les bases sur lesquelles pourraient s’engager les négociations. » Charles doit faire face à des désirs d’indépendance des Tchèques, Croates, ­Slovènes... Le 5 mars, Sixte de Bourbon-Parme, le frère de l’impératrice, est reçu par Poincaré, président de la République française, afin de lui exposer le vœu de Charles Ier. Poincaré et Aristide Briand, le ministre des Affaires étrangères, manifestent leur intérêt pour cette initiative. Sixte et son frère Xavier se rendent clandestinement à Vienne le 23 mars pour rendre compte. À la fin de l’entretien, Charles Ier remet un courrier à ses beaux-frères. Il est destiné à Poincaré, à qui il assure qu’il soutiendra, « par tous les moyens et en usant de toute son influence personnelle auprès de ses alliés, les revendications françaises relatives à l’Alsace-­Lorraine, la Serbie, la Belgique », etc. Le 31 mars, Sixte de Bourbon-Parme apporte à Poincaré cette lettre. Le nouveau président du conseil, Alexandre Ribot, protestant anticlérical, ne voit pas d’un bon œil cette initiative de l’empereur catholique et, pour la torpiller, s’en remet à l’avis de l’Italie... à laquelle ont été promis secrètement, en échange de son entrée en guerre auprès des Alliés, de nombreux territoires appartenant à l’Autriche-Hongrie (traité de Londres, avril 1915). Le 8 mai, Sixte de ­Bourbon-Parme revient clandestinement à Vienne rencontrer Charles Ier. Celui-ci est plein d’espoir depuis qu’il a appris que l’Angleterre soutenait son initiative. Il lui remet un nouveau courrier à destination des autorités françaises. Il envisage de céder une partie du Tyrol à l’Italie en échange d’une garantie des frontières. La France ne répondra jamais à cette lettre. La faute en incombe à Alexandre Ribot, représentant de l’anticatholicisme et de l’austrophobie traditionnels des républicains français.

Le 30 juin, à la suite du Grand-Orient et de la Grande Loge, les organisations franc-maçonnes de France adoptent une résolution réclamant le démantèlement de l’empire catholique des Habsbourg, via l’indépendance de la Bohême, la reconstitution d’une Pologne indépendante et la « libération de toutes les nationalités opprimées par l’organisation politique et administrative de l’Empire des Habsbourg ». Wilson reprendra ces exigences dans ses 14 Points (discours du 8 janvier 1918). Par décret du 16 décembre 1917, Clemenceau autorise la création d’une armée tchécos­lovaque au sein de l’armée française avec l’idée que ce pays né du démembrement ­austro-hongrois soit, après la victoire, doté d’une armée...

Voilà donc la situation qu’aura à prendre en compte celui qui sera le général en chef de l’armée française en 1917.

REPLI CODÉ “ ALBERICH ”

Par un effet de surprise totale, en mars 1917, en quatre nuits seulement, 29 divisions allemandes reculent entre Arras et ­Soissons. De la sorte, le front allemand, raccourci de 70 kilomètres, laisse devant lui un vaste terrain complètement désorganisé. Le maréchal Haig est tellement surpris qu’il veut renoncer à l’offensive anglaise dans ce secteur. Ce recul des Allemands en Artois et dans l’Oise allant jusqu’à 50 kilomètres, leur permet de libérer beaucoup de troupes qui vont servir de réserve. Ce recul se fait à l’insu des Alliés et se déroule sans difficulté. Jusqu’à la ligne Hindenburg, préparée depuis de longs mois. Quelques unités avaient été laissées sur place pour « faire du bruit ». Les Alliés mirent une semaine avant de réagir. Il fallut redessiner les lignes de départ des futures offensives.

Le 9 avril, les Britanniques attaquent vers Arras pour détourner l’attention des Allemands de l’attaque de Nivelle sur le Chemin des Dames. Échec total, sauf à Vimy où les Canadiens ont remporté une très belle victoire, le 9 avril 1917.

LA BATAILLE DU CHEMIN DES DAMES

Les offensives de 1917
Les offensives de 1917

Joffre avait lancé, avant d’être limogé, la préparation d’une offensive « décisive » au Chemin des Dames. Par deux fois, le 21 novembre puis le 11 décembre, Pétain écrivit à Joffre qu’il fallait mieux attaquer en plaine, du côté de Reims. Ce fut en vain ! Nivelle, nommé général en chef en décembre, reprend le projet de Joffre. Il reconnaît les lieux le 25 décembre avec Pétain qui ne lui cache pas, à lui non plus, qu’il semblait préférable d’attaquer dans la plaine plutôt que d’aborder de front les hauteurs de Chemin des Dames. Sans succès. Pétain fut écarté de la préparation et de l’exécution de l’offensive principale : seule la IVe armée de son Groupe d’Armées du Centre sera appelée à participer à la bataille, de façon marginale et dans les conditions difficiles (bataille des monts de Champagne, avec la conquête du massif de Moronvilliers et la prise du mont Cornillet le 20 mai 1917).

Quelques jours avant le déclenchement de l’attaque prévue le 16 avril, les observateurs signalent une importante activité des chemins de fer allemands entre Laon et Reims, en préparation d’une contre-attaque boche. Alors que l’on n’a pas encore attaqué ! En effet, les 4 et 6 avril, les Allemands avaient effectué des coups de main et capturé des combattants français avec les plans d’engagement de leur unité pour l’offensive du 16. Par ailleurs, se répandait à Paris le bruit qu’une offensive était en préparation. Échec de l’effet de surprise. De toute façon, il ne fallait pas trop rêver : les hauteurs desquelles les ennemis nous observaient leur permettaient facilement de suivre la situation au jour le jour. Sans compter les observations menées par leur aviation.

De février à avril, plus de 15 divisions allemandes arrivent en renfort. Il y avait 80 batteries d’artillerie en décembre, il y en aura bientôt plus de 300. Le tout à l’avenant. « Ludendorff se doute de la puissance du coup français et prévoit tout pour que les divisions d’intervention puissent colmater la moindre brèche. Il sait que Nivelle n’a pas les moyens de renouveler son attaque. »

Lyautey, ministre de la Guerre, est inquiet de cette offensive. Il alerte le président Poincaré et... démissionne ! Quel courage devant l’ennemi ! ­Painlevé le remplace. Radical, dreyfusard mais patriote et compétent. Pétain et lui s’entendront bien pour la modernisation de nos armées. Il y a, le 3 avril, un premier comité de guerre au cours duquel Painlevé demande leur avis aux généraux présents. La plupart savent que l’on va mener des dizaines de milliers d’hommes à la mort. Pétain répond d’une manière posée : « Nous pourrions prendre la première et la deuxième ligne, mais nous n’arriverons pas à prendre la troisième. » Haig, l’Anglais, fait part de ses doutes également. Poincaré hésite. Le 6, nouveau comité de guerre. Poincaré n’ose pas dire à Nivelle : « C’est fini, on arrête. » Nivelle menace de démissionner. Alors Poincaré lui dit : « Bon, faites. Mais si ça ne réussit pas, dès le deuxième jour, il faut arrêter ça ! » C’est ça la République : pas de courage pour décider.

PRÉPARATION INSUFFISANTE

Le mauvais temps s’est mis de la partie. Un temps glacial, avec brume épaisse, peu propice aux reconnaissances aériennes, gel et neige... Par ailleurs, on connaît imparfaitement les effectifs allemands, tant en hommes qu’en matériel. Sur les 392 batteries allemandes en ligne, 53 seulement ont pu être repérées. Les Allemands ont renforcé leur aviation sur zone et commencé à ramener des divisions du front russe. Enfin Nivelle, comme l’écrit Fayolle, semble faire fi du terrain qui est le meilleur allié des Allemands qui l’avaient transformé en véritable forteresse depuis deux ans. Certains endroits, sous l’épaisse couche calcaire, sont invulnérables à toute artillerie, aussi lourde soit-elle. Et pourtant, on avait placé, côté français, pléthore d’artillerie. Mais la plupart des canons sont inaptes au tir courbe. Puis, à cause du mauvais temps, faute d’aviation suffisante, de postes d’observation adéquats, l’artillerie française sera mal dirigée. Les abris bétonnés allemands seront peu atteints, les réseaux de barbelés resteront en place, pour une bonne part, au moment de l’attaque. Citons le chef de bataillon Nicolas deux jours avant le déclenchement de l’attaque : « La préparation n’est pas celle qu’on espérait. Il y a des trous. L’infanterie trouvera ainsi devant elle de grosses résistances. »

Sur le secteur ouest de l’attaque, les Allemands disposent d’une tête de pont de 3 kilomètres de long et de 400 mètres de profondeur sur la rive gauche de l’Aisne (de Missy à Chavonne) et y ont installé trois lignes de tranchées. Des positions intermédiaires sur les croupes les plus proches de la rive droite les appuient. Une ou deux nouvelles lignes, pourvues de défenses accessoires et d’abris construits à 4 ou 6 mètres sous terre, coupées parfois de marécages, barrent les ravins et l’approche des pentes. Au sommet de ces pentes enfin, dont on sait qu’elles sont raides, rendant impraticables les déplacements de l’artillerie et, en bien des endroits, par les piétons eux-mêmes, un troisième réseau commande les ­versants et les cuvettes. Des mitrailleuses les enfilent ou y croisent leurs feux. Le plateau dominant, très découpé, versants abrupts, carrières servant de refuge pour troupes et matériel, tout a été utilisé au mieux par les Allemands qui connaissent bien l’adage militaire : “ Qui tient les hauts, tient les bas. ”

Pour prendre pied, après avoir bousculé et percé les organisations basses, pour sortir des fonds... il fallait que les mitrailleuses, les minenwerfer et les combattants fussent réduits au silence. On n’a pas choisi la facilité. Mais le poilu, qui voyait s’entasser les troupes et l’artillerie autour de lui, avait un moral élevé : « Je suis complètement rassuré... Jamais le boche ne pourra résister au déluge de ferraille que nous lui destinons, c’est incroyable. »

Il faut rappeler qu’une bataille importante eut lieu en 1814 au Chemin des Dames entre les troupes de Napoléon et la coalition ennemie. Ce fut une victoire de nos soldats, mais à la Pyrrhus (7 000 tués).

C’est lors de cette offensive d’avril 1917 sur le Chemin des Dames que les troupes coloniales indigènes vont être employées massivement pour la première fois, sous la pression du général Mangin, théoricien de la “ force noire ”. Les pertes en seront « ­effroyables » : 7 500 tués, blessés ou disparus pour la seule journée du 16 avril, sur les 15 000 engagés. Par la suite, ces troupes seront amalgamées (mélangées) avec les troupes européennes. Cet amalgame donnera entière satisfaction, en particulier avec le régiment d’infanterie coloniale du Maroc, que nous avons vu à Vimy dans sa version européenne. Constitué de deux bataillons “ blancs ”, d’un bataillon de tirailleurs sénégalais et d’un bataillon de Somalis (c’est-à-dire de Djibouti), il s’illustrera lors de la reprise du fort de la Malmaison d’octobre 1917.

LA BATAILLE PERDUE... LE 16 AVRIL !

Il y a 1 000 000 (certains disent 1 200 000) d’hommes sur un front de 40 kilomètres. Je cite Fayolle, là encore lucide : « C’est parfaitement stupide... Il est fou d’attaquer dans des régions particulièrement difficiles... Il fallait attendre les nouvelles escadrilles et les nouvelles batteries. Il fallait attendre l’appoint de secours que pourront donner les Américains... Cette offensive a été faite de façon absurde. »

Le 24 avril, il écrira : « On n’a tenu aucun compte de l’ennemi puisqu’on comptait passer sur lui en rouleau compresseur (...). Tout se passe comme s’il n’existait pas. Nivelle disait avec Mangin : “ Il n’y aura pas d’ennemi. ” Il m’avait dit à moi-même, à Compiègne : “ Nous ferons 100 000 prisonniers. ” Mais l’ennemi, lui, existait. »

Le moral des troupes cependant était bon. On avait vu l’artillerie se déchaîner. « Avant midi, nous aurons atteint nos objectifs. Le colonel a prescrit aux musiciens d’emporter leurs instruments. Ils joueront la Marseillaise en arrivant à Martigny. »

On croit rêver ! Dès le premier instant de l’offensive, l’ennemi révèle brutalement sa présence et sa puissance. C’est un lundi, ce 16 avril 1917. Les hommes sont debout à 3 h 30. À 6 heures, sur tout le front, les troupes françaises s’élancent courageusement à l’assaut. La riposte de l’ennemi, prévenu, est immédiate et foudroyante. Sans doute, la première ligne allemande, implantée dans la vallée même, est enlevée (ce qu’avait prédit Pétain). Mais le long des pentes du Chemin des Dames, les terribles tirs croisés des puissantes mitrailleuses allemandes, parfaitement ­abritées dans les creutes et casemates bétonnées, font des ravages atroces. Certains régiments n’existeront plus au soir du 16 avril. De l’arrière les ordres arrivent, de plus en plus pressants : il faut avancer, avancer, coûte que coûte. La nuit du 16 au 17 avril, glaciale, neigeuse, tomba sur des soldats péniblement accrochés aux pentes, exposés aux tirs allemands autant qu’aux tirs français mal ajustés, sans ravitaillement, avec des blessés qu’on ne pouvait évacuer. Le lieutenant-­député Ybarnegaray, qui était au front, a résumé devant la commission d’enquête : « À 6 heures du matin, la bataille a commencé... à 7 heures, elle était perdue. » Et elle a duré des semaines...

Le service de santé est débordé. Les six hôpitaux prévus ne sont pas terminés le jour de l’attaque. Le nombre de blessés est dix fois supérieur à celui qui avait été imaginé.

PREMIERS COMBATS DE CHARS

Cette bataille est l’occasion du premier engagement des chars français, à Berry-au-Bac. Jamais autant de chars n’ont été employés le même jour, même pas du côté britannique. Au 31 mars 1917, “ l’artillerie spéciale ”, comme on appelait alors les chars, disposait de 208 chars Schneider et de 48 Saint-Chamond. Conformément aux plans, les 129 Schneider des groupements Bossut et Chaubès, du nom de leurs commandants respectifs, doivent attaquer le 16 avril dans la plaine au pied du Chemin des Dames, à l’Est, en soutien de l’infanterie. Le 15 avril au soir, le commandant Bossut donne ses ordres. Premièrement : messe à 1 heure du matin. Deuxièmement : attaque derrière le char du commandant qui arbore le fanion du Sacré-Cœur. Il ne cache pas que son chef, le général Estienne, lui a dit qu’il s’agissait d’une mission de sacrifice estimant cet engagement prématuré. Vers 6 h 30, les chars partent en direction des lignes allemandes. Alors que les 48 chars du groupement Chaubès sont rapidement immobilisés par l’artillerie ennemie et ne peuvent franchir la première tranchée, certains chars du groupement Bossut parviennent jusqu’à la 3e ligne allemande vers Juvincourt, avant de se replier en fin de journée, l’infanterie n’ayant pu suivre. Le commandant Louis-Marie Bossut a été tué dans son char touché par un obus.

Dans son lointain quartier général, Nivelle s’obstine. « La victoire est toujours plus certaine », écrit-il au lendemain du tragique 16 avril. L’ampleur de l’échec devient cependant évidente. Paris s’inquiète et commence à réagir. Mangin est limogé le 30 avril. Nivelle, lui, s’accroche toujours. Après une suspension temporaire le 22 avril, il reprend l’offensive les 4 et 5 mai. Journées terribles qui permirent, du moins, d’enlever, après des pertes considérables, Craonne et le plateau de Californie. Le 6 mai, les chars appuyèrent l’attaque du Moulin de Laffaux. Les Schneider et Saint-Chamond liquidaient les îlots qui tenaient encore derrière la première vague, appuyaient celle-ci dans l’attaque des centres de résistance, puis, la dépassant, facilitaient sa progression et progressaient eux-mêmes vers leurs objectifs propres. Accompagnant le 4e Cuiras­sier (cavaliers démontés), les chars allèrent jusqu’au ravin d’Allemant où ils attaquèrent les abris bétonnés de mitrailleuses... Ils repoussèrent avec eux deux contre-attaques. Accompagnant le 9e Cuirassier, les chars l’aidèrent efficacement à emporter le Moulin de Laffaux et, lorsque l’ennemi, sortant du ravin d’Allemant, tenta d’y revenir, le feu d’un char, tirant à 200 mètres, le contraignit à se retirer aussitôt en désordre. Ils purgèrent ensuite le terrain.

C’est ce qu’on a appelé la bataille des observatoires, faite de petites offensives pour conquérir des points d’observation sur le Chemin des Dames (en particulier l’isthme d’Hurtebise – où le plateau n’a plus que 50 mètres de large – avec la prise de la caverne du Dragon le 25 juin), bataille qui durera tout l’été. Enfin, le 15 mai, révoqué, Nivelle est remplacé par Pétain qui hérite, au pire moment, de l’échec d’une opération qu’il a toujours déconseillée. Citons de Gaulle – si, si ! – « Du jour où l’on dut choisir entre la ruine et la raison, Pétain s’est trouvé promu. » (in “ La France et son armée ”, 1938, p. 309) Et Pétain sait qu’il ne doit pas continuer cette guerre mais « en faire une autre ».

On estime que du 16 avril au 10 mai, les troupes françaises perdirent 140 000 hommes, tués, blessés ou disparus.

Fayolle notait le 14 mai : « La Russie n’est plus bonne à rien. Les Américains ne pourront rien faire avant l’année prochaine. Il faut durer, tout est là. »

LA VÉRITÉ SUR LES MUTINERIES

Le 16 avril, la 69e DI prend l’offensive dans le secteur de la ferme du Choléra (Berry-au-Bac). Elle progresse en enlevant les deux premières lignes allemandes, puis résiste à toutes les contre-attaques ennemies. Mais six hommes, dont un caporal, du 151e RI, abandonnent leur poste devant l’ennemi, au moment du départ d’une attaque. Jugés le 9 juin, cinq sont condamnés à mort. Le 17 avril, à Aubérive, au 108e RI de la 24e DI, éclate le premier incident collectif. Le régiment attaque dans une certaine confusion et ses efforts ne sont couronnés que de succès très partiels. Dix-sept hommes abandonnent leur poste devant l’ennemi au moment de l’attaque ; douze sont condamnés à mort (tous graciés). On peut considérer que, du fait du nombre de soldats concernés, c’est la première mutinerie. Le ver était dans le fruit.

En parallèle, le pays est touché de manière importante par les grèves. Mais, selon Pedroncini, « l’absence de concordance entre le déroulement des grèves et des mutineries exclut un mouvement coordonné ». Le 3 mai, des éléments de la 2e division coloniale, cantonnés près de Soissons, qui devaient réattaquer à Laffaux, refusent de monter en ligne. Des papillons pacifistes ont été répandus et affichés, des cris poussés contre la guerre et ses “ responsables ” et, au moment du départ, des compagnies se sont rassemblées sans armes ni équipements. Les mutineries atteignent leur apogée du 2 au 5 juin avec, entre autres points chauds, la révolte de Cœuvres. Le gouvernement est désemparé au point de craindre une révolution.

Sur le plan international, la situation est tout aussi inquiétante. La révolution a éclaté en Russie, alliée de la France. Le Congrès international organisé par les socialistes russes à Stockholm se propose de réunir les socialistes de tous les pays afin de rechercher des solutions de paix. Les Français sont invités. Le 31 mai, Pétain obtient du gouvernement français le refus d’accorder les passeports aux syndicalistes et socialistes français. Il argue du fait qu’aller à Stockholm rendrait l’armée intenable : « Aller à Stockholm, c’est faire la paix ; pour le troupier, permettre d’aller à Stockholm signifierait qu’on est obligé de faire la paix et cela diminuerait le moral militaire... » Cette paix aurait été une paix de réconciliation anglo-allemande sur notre dos.

Le gouvernement français, donc, est pris de panique. Un dispositif de 5 000 cavaliers est prêt à intervenir, le cas échéant, pour maintenir l’ordre dans Paris et prévenir toute tentative de régiments mutinés de rejoindre la capitale. En fait, les augmentations de salaires vont avoir rapidement raison du désordre dans la société civile, décision facile à prendre par le politique ! La crise militaire, avec les multiples refus d’obéissance qui se propagent, est plus délicate à résoudre, totalement inédite. Les régiments sont en effervescence début juin autour de Soissons. Dans les gares, de nombreux incidents éclatent parmi les permissionnaires.

Grâce à Dieu, les Allemands ne soupçonneront jamais l’importance de ces mutineries.

Au-delà de la terrible hécatombe d’hommes, le désastre, c’est donc aussi la grave crise morale qui frappe soudain les combattants du Chemin des Dames. Faut-il s’étonner que les mutineries qui éclatent soient un phénomène quasi exclusif du Chemin des Dames ? Les armées du Nord et de l’Est ne sont pas touchées.

Les “ mutins ” appartenaient surtout à l’infanterie.

La plupart des cadres subalternes, qui avaient des tranchées la même expérience que les hommes, dont ils partageaient le sort et qui venaient de subir les mêmes épreuves, n’approuvaient certes pas leur insoumission. Mais ils la comprenaient : « On se sert des hommes indéfiniment jusqu’à ce qu’ils claquent. Et on est surpris qu’il y ait une réaction ! Il a fallu tout l’esprit de sacrifice et la résignation sans limite des hommes pour en retarder jusqu’ici l’expression... Le commandement ne fait que nous parler des forces morales, il les ignore et les saccage... »

Le 1er juin, des soldats du 36e et du 129e RI traversent Cœuvres à bord de camions, en chantant l’Internationale et en brandissant des drapeaux rouges. Partout dans le village, les soldats du 370e se saisissent de leurs armes et manifestent en criant leur dégoût de la guerre. Environ quatre cents hommes refusent de se rassembler pour repartir aux tranchées. Pendant une semaine, ils sont encerclés dans le village de Missy-aux-Bois, puis finissent par se rendre. Trente-deux hommes sont jugés. Sur les seize condamnés à mort, seul le soldat Ruffier, en raison de ses antécédents, sera exécuté le 6 juillet 1917.

Avant d’aller plus loin, j’ai une réflexion à faire. Quand j’ai visité la caverne du Dragon, la guide a déclaré que les « mutineries avaient eu lieu alors que Pétain était général en chef... » en le disant d’une manière telle que, « quand même, Pétain, les mutineries », etc.

Il faut dire que, lorsque Pétain a pris le commandement le 15 mai, il n’a pas pu arrêter tout de suite les combats. Il ne pouvait pas donner un coup de sifflet et demander aux Allemands d’avoir l’amabilité de faire une pause. Il fallait terminer la bataille au mieux (au moins mal dirions-nous) et, en attendant, il fallait relever les troupes qui se battaient en première ligne depuis longtemps (qui, elles, ne se sont pas mutinées) ; il fallait les remplacer avant qu’elles aient perdu tellement de potentiel qu’elles risquaient de céder devant la pression ennemie. Il faut savoir que, après l’attaque française du 16 avril, les Allemands avaient renforcé leur dispositif qui allait compter jusqu’à 49 divisions dans le secteur du Chemin des Dames, soit environ deux fois plus qu’à Verdun !

Les archives authentiques des tribunaux militaires ont été pour la première fois fouillées par Pedroncini. Son livre “ Les mutineries de 1917 ” (1967) est l’ouvrage de référence pour connaître la vérité... et non les romans et le cinéma qui ont brodé sans contrôle à ce sujet. Il s’agit d’un phénomène limité dans le temps : du 17 avril à la fin juin, pour le plus gros. Jamais les troupes de première ligne ne refusèrent de repousser les assauts allemands (sauf le 17 avril, abandon au moment d’une attaque). Tout simplement, certains groupes ne voulaient plus monter en ligne pour combattre. Pedroncini montre que la crise de discipline naît d’abord d’une constatation : l’inutilité des attaques. À des degrés plus ou moins importants, la moitié des divisions a été touchée... La VIe armée, celle de Mangin, a été la plus touchée.

Les premières réactions des états-­majors furent typiques : au lieu de se remettre en cause eux-mêmes, dans leurs méthodes et leur comportement à l’égard des hommes, certains généraux accusèrent d’abord la propagande politique, pacifiste ou socialiste, venant de l’arrière et influant, en particulier, sur les permissionnaires.

Il y a du vrai, mais Pétain est le seul à avoir compris la véritable raison, aussi évidente que simple : les hommes du Chemin des Dames en ont assez des boucheries, des attaques improvisées et sans préparation suffisante qui ne servent qu’à masquer l’absence de ­stratégie sérieuse. Leur révolte n’est que le cri poussé par des hommes qui furent des bons soldats et dont beaucoup avaient été, jusqu’à l’extrême, héroïques au combat. Ce cri, on le retrouve dans la chanson de Craonne :

« C’est à Craonne, sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés,
Nous sommes les sacrifiés. »

Pedroncini montre que, si certains “ mauvais sujets ” – déjà objets de condamnation – ont pu jouer un rôle, le plus gros des bataillons de l’indiscipline a été fourni par de bons soldats.

« L’HOMME DE LA PROVIDENCE »

Si le mouvement des mutineries l’emporte, cela signifie que l’armée non seulement échappe à ses chefs mais n’obéit plus au pouvoir civil, processus mortel qui eût conduit inéluctablement à la défaite. Effondrement conduisant à une paix immédiate qui eût été une capitulation. Le 15 mai 1917, comme l’affirme Liddell Hart, c’est un Verdun moral que l’on chargeait Pétain de sauver. Pétain déclarait le 31 mai au comité de guerre : « Le danger de 75 divisions allemandes venant nous attaquer est sensiblement moins grave que la démoralisation de notre armée. » Pétain ne pouvait se permettre aucune erreur d’appréciation ni d’interprétation de la crise. Devant des réactions contradictoires (répression brutale réclamée par les uns, et non des moindres, patience et ménagement prôné par les autres), des conceptions opposées sur l’origine de la crise (responsabilité de l’intérieur ou conséquence du 16 avril, mouvement révolutionnaire – dû tantôt à l’exemple russe et tantôt à une organisation allemande secrète – ou simple réaction de mécontentement, où l’ivresse jouait un grand rôle), Pétain semble avoir eu une claire compréhension de sa nature, mis à leur juste place les éléments qui l’avaient fait naître, et sut définir les modalités et les limites de la répression.

Il comprend que les mutineries ne sont pas affaire de révolutionnaires (il est vrai que le gouvernement – Malvy au ministère de l’Intérieur – ne prenait pas les moyens de combattre la propagande défaitiste et démoralisante venue de Paris), ni affaire de soldats sans idéal. Il dit aux généraux : « Ce sont nos soldats ; s’ils sont dans cet état, il faut que nous examinions notre conscience pour savoir si ce n’est pas nous les coupables. Ce sont des martyrs. » Pétain fit face avec une calme fermeté et une grande mansuétude. Il fut, comme le rappelle Yves Buffetaut, « l’homme de la Providence » (Le Chemin des Dames, printemps 1917, éd. Ysec, février 2017).

Pour les seules mutineries de 1917, 3 426 soldats passèrent en jugement. Il y eut 450 condamnations à mort pour mutinerie mais, seulement, 26 (ou 27) exécutions. Si l’on prend la totalité des exécutions, cela donne 49, dont 26 pour mutinerie. Cela permet de rejeter les mensonges et affabulations sur les histoires que l’on raconte au sujet de bataillons décimés et autres bêtises. On cite le bataillon Rabusseau du 66e RI qui aurait été décimé sur ordre du général Duchêne. Pedroncini prouve que c’est une invention : ce bataillon est monté à l’attaque 48 heures après le refus d’obéissance et s’est vaillamment conduit. Une armée en guerre n’est jamais tendre avec ses soldats défaillants. Du 4 août 1914 au 1er janvier 1917, il y eut 240 exécutions dans l’armée française (désertions, trahisons, pillages, crimes de droit commun, etc.). Et disons, car le terme est employé à tort, qu’il ne s’agit pas de condamnations que l’on qualifie de « pour l’exemple » pour faire oublier que les faits d’indiscipline sont avérés. Une mutinerie dans un seul régiment italien le 15 juillet 1917 a donné lieu à 31 exécutions.

« NOUS AVONS CÔTOYÉ LES ABÎMES »

La France a frôlé la catastrophe. Pendant les mutineries, qui touchaient des troupes devant remonter en première ligne pour remplacer les troupes au contact de l’ennemi, les combats continuaient. Il fallait absolument assurer la rotation de ces troupes avant leur épuisement total et la rupture catastrophique du front qui en aurait suivi. Prenons l’exemple du 74e RI qui doit relever le 418e RI le 5 juin. 300 soldats manifestent : « Nous ne monterons pas aux tranchées. » Ce refus de monter en ligne est fort grave, car il survient dans une situation très tendue : le 418e est à bout de force et la VIe armée, en raison des mutineries qui la secouent, n’a plus un régiment frais pour le relever. Les troubles continuent les 6 et 7 juin. Le Commandement doit faire procéder à des arrestations : 5 caporaux et 34 soldats sont traduits en Conseil de Guerre. Les jugements rendus les 24 et 25 juin prononcent 6 peines de mort (six fois commuées), et 33 condamnations à des peines échelonnées entre dix ans et cinq ans de travaux publics. Le général de Roig décide de laisser le 418e RI en secteur.

Le 5 juin dans la soirée, raconte le général de Barescut, le ministre de la Guerre, Paul Painlevé vient au GQG pour rencontrer Pétain, nouveau général en chef, en présence de plusieurs généraux et officiers du GQG. Le rapport présenté est inquiétant. Comment réprimer les refus collectifs de monter au front ? Les militaires ne voient qu’une solution : le rétablissement des cours martiales. Le ministre de la Guerre s’y oppose car il aurait contre lui toute la Chambre. N’oublions pas que nous sommes en République. Le ministre demande pourquoi les officiers n’appliquent pas les prescriptions du service grâce auxquelles tout gradé a le droit de forcer l’obéissance. Autrement, le ministre suggère des exécutions sommaires pour ­arrêter le mouvement. En clair, que les officiers prennent leurs responsabilités puisque les hommes politiques ne veulent surtout pas en prendre.

« Le général Pétain fait alors observer qu’il est extraordinaire qu’à l’intérieur, on n’ose prendre aucune mesure et (ou) qu’on les prend en s’entourant de toutes les précautions possibles contre un fauteur de désordre, tandis qu’à l’avant, au contraire, on doit prendre les mesures les plus graves immédiatement. Comment prendre ces mesures ? On peut au combat abattre un fuyard qui entraîne ses camarades au cri de sauve-qui-peut. Mais en dehors des excitations du combat, jamais un officier n’abattra de sang-froid un homme qui a déposé son sac sur le bord du fossé. Cet homme n’est pas seul. C’est une bande armée à laquelle un seul officier fait face. Cet officier joue sa peau et a en face de lui des hommes qui font la guerre depuis trois ans. »

La réunion se termine sans résultat. Une solution est trouvée le 8 juin et fait l’objet d’un décret : le pouvoir politique se défausse sur le militaire. Painlevé autorise Pétain quand « les nécessités impérieuses de la défense nationale exigent impérieusement une sanction immédiate, de ne plus transmettre au président de la République les dossiers de recours en grâce des condamnés à mort pour les crimes les plus graves ». Autrement dit, le droit de grâce peut être suspendu sur simple décision du commandant en chef. Cette procédure d’exception fut mise en œuvre pendant un mois ; Pétain a usé du droit de procéder à des exécutions immédiates sept fois en tout.

Fayolle écrit le 1er juin : « Le gouvernement est d’une faiblesse criminelle. Il a, d’une part, désarmé l’autorité militaire, d’autre part jeté le trouble dans les esprits en favorisant les ouvriers mobilisés dans les usines. Enfin, il patauge en ce moment dans l’affaire des socialistes à Stockholm. »

Pétain fit des miracles. Citons ici la lettre que le caporal Lefèvre écrivit peu avant son exécution et que l’aumônier a fait parvenir au général Maistre :

« Dans quelques instants je vais être fusillé pour avoir pris part aux manifestations et aux actes d’indiscipline auxquels se sont livrés, il y a quelques jours, un trop grand nombre de nos camarades. Au moment de mourir, je comprends la gravité d’une faute qui, en affaiblissant le moral de l’armée, compromettait la victoire de la France. Je demande pardon à la patrie de la faute commise. Mais, en même temps, je demande à tous mes camarades de comprendre le sens de mon sacrifice... Je les supplie de ne jamais plus se laisser entraîner à des actes d’indiscipline... Que mon sang, versé dans de si effroyables conditions, serve à nous unir dans une même volonté de discipline et contribue de cette manière à la victoire de la France. »

Quelle leçon ! le Ciel s’ouvrit sans doute le jour même à ce bon larron.

Quant au généralissime, ferme sur la répression immédiate, il voulut que la justice des conseils de guerre, vite saisis, observât, même en l’accélérant, une procédure régulière et que leur verdict, si c’était la mort, ne fût pas exécuté sans son autorisation. Autant d’indulgence que possible, autant de sévérité que nécessaire. On dérogea, comme on vient de le dire, pendant un mois à la transmission habituelle de recours en grâce au président de la République, puis, la période critique passée, on y revint, d’accord avec Pétain.

Si une répression immédiate devait empêcher l’agitation de s’étendre, Pétain était persuadé qu’elle ne suffirait pas à remettre l’armée d’aplomb.

VERDUN MORAL, MARNE DE LA DISCIPLINE

Le rythme des permissions fut rétabli et les chefs d’unité devaient veiller à leur respect. Les cantonnements devaient être aménagés pour favoriser la détente, et assez confortables, les zones de grand repos éloignées des bruits des combats et des bombardements. Pétain s’intéressa à la nourriture et demanda que les cuisines soient plus proches des lignes. Il ne crut pas s’abaisser en réglant l’arrivage et la consommation de vin dont l’abus avait si évidemment échauffé les mutins. Il fit améliorer l’organisation du service de santé. Le généralissime contrôla l’exécution de ses ordres par une présence et des contacts qui en appuyèrent les effets. Ce qui étonne c’est que Pétain ait dû, après trois ans de guerre, prendre de telles mesures ! Un officier du 278e RI écrivait à la fin mai : « C’est la première fois depuis trente-deux mois, que je vois mon grand chef s’informer directement auprès d’un officier vivant avec la troupe. J’ai parlé sans réserve ni ménagement et j’ai écouté avec attention. »

Le secret de Pétain dans le redressement moral de l’Armée française en 1917 fut qu’il témoigna des égards à la troupe et à ses cadres subalternes, mais sans que cela tournât à la familiarité vulgaire. Pétain fit le tour de toutes les divisions. Il rencontra les officiers, les soldats. Citons le témoignage de Jean Véron, jeune capitaine au 114e bataillon de chasseurs qui, descendant du Chemin des Dames à la fin de juillet, se rendit avec ses camarades dans une mairie proche où Pétain avait convoqué les officiers d’une grande unité en partie touchée par les mutineries :

« La salle, quand j’y pénètre, est déjà en grande partie occupée ; des colonels, des officiers supérieurs principalement sont là, debout, silencieux, le dos au mur, formant un demi-cercle. La voiture du commandant en chef arrive peu après et le général Pétain s’avance, la mine sévère, mais d’un calme qui, dès l’abord, intimide davantage encore. Je ne l’avais jamais vu. Plus exactement, je n’avais aperçu que sa silhouette de très loin, une seule fois : c’est devant lui, paraît-il, que nous défilions en montant à Verdun. Cette fois, je suis à deux pas de lui. Son regard impassible, son regard surtout qui, après avoir fait le tour de la salle, se pose froidement sur deux des officiers supérieurs présents, m’impressionne vivement, et jamais je n’oublierai ses premières paroles, dites d’un ton ferme mais sans élever la voix : “ Vous avez eu, Messieurs, le triste privilège de commander des unités dans lesquelles se sont manifestés les premiers actes d’indiscipline... ” Sur ces paroles sévères, les deux officiers ébauchèrent un geste comme pour protester contre ce qu’ils jugeaient sans doute excessif. Mais le regard du général les immobilisa dans le silence et il continua, d’abord sévère et froid, presque cruel : aucune excuse, à son avis, ne pouvait être invoquée, et le Commandement n’avait pas fait son devoir, sinon il aurait pu, il aurait dû prévenir ou réprimer les premières manifestations de mauvais esprit. L’émotion était grande. Les figures se contractaient. J’ai vu deux officiers essuyer des larmes.

« Puis la voix se fit moins amère : il savait les souffrances de la troupe et convenait que tout n’avait pas été fait pour y remédier. Il laissait entendre qu’il était en train de rénover les conditions matérielles de vie de l’armée dont le moral ne devait souffrir aucune atteinte. Et ce furent des recommandations faites aux officiers qui, dans la troupe, avaient le devoir (il insistait beaucoup sur ce point) de vivre au contact de leurs hommes, de les bien connaître et de les guider. Enfin, tenant compte de ce que beaucoup d’unités s’étaient déjà ressaisies, il ne cacha pas qu’il allait de nouveau les mettre à l’épreuve et qu’il attendait d’elles qu’elles fassent tout leur devoir. Il s’entretint alors, en privé, quelques minutes seulement, avec certains des officiers supérieurs présents et s’en fut, nous laissant plongés dans un abîme de réflexions qui n’étaient pas toutes amères, car la personne de ce grand chef qui avait sauvé Verdun et qui venait se manifester à nous si calme, à la fois sévère mais compréhensif et humain, inspirait confiance et nous faisait bien augurer de l’avenir. »

Enfin, disons que Pétain a essayé d’obtenir que la presse soit mieux contrôlée... sans effet notable jusqu’à ce que Clemenceau arrive au pouvoir et la jugule... à son profit. Auparavant, la presse anarchiste, socialiste, syndicaliste et pacifiste était soumise à peu de restrictions et était diffusée dans les armées. En République, le pire est toujours possible.

LA POURSUITE DES COMBATS

Au Chemin des Dames, pendant les mutineries, les combats se poursuivaient. De mai à août 1917, les Allemands se livrèrent à de nombreuses et dures contre-attaques pour nous rejeter du chemin de crête et reprendre les observatoires perdus. Avec une violence croissante, ils réussirent presque partout à nous reprendre du terrain et à nous repousser peu à peu de nos positions de crête. Les divisions des Xe et VIe armées continuaient de subir de lourdes pertes chaque jour et n’avaient plus assez de vigueur pour se maintenir en ligne. Les relèves devaient être plus fréquentes ; le commandement fit venir des divisions du front de l’Est de la France. On a vu combien l’ennemi avait peu compté dans le plan d’engagement du 16 avril. Ce fut une nouveauté, à partir de juin, de s’intéresser à la tactique de l’ennemi. L’expérience du Chemin des Dames nous enseigna une doctrine de combat défensif que l’on commença à mettre en œuvre en ces lieux.

De leur côté, les troupes françaises consolidèrent leurs positions. Certains faits sont à citer. Le 31 mai, à Berry-au-Bac, les sapeurs allemands parviennent à faire sauter la crête de la cote 108, engloutissant deux compagnies françaises. Le 25 juin 1917, les troupes françaises s’emparent de la caverne du Dragon. Le 31 août, le 403e d’infanterie enlève le monument d’Hurtebise. Du 19 au 21 août, l’extrémité-est du Chemin des Dames, notamment le secteur de Craonne et d’Hurtebise, virent des combats acharnés au cours desquels, les Allemands cherchèrent sans répit à reprendre possession du terrain perdu.

UNE TACTIQUE RENOUVELÉE

Le péril des mutineries conjuré, Pétain dut résister à de vives oppositions, sourdes ou déclarées, venues de ceux, civils ou militaires, qui, en dépit de la situation où cette manière de conduire la guerre avait en mai 1917 placé l’armée française, et auxquels Joffre et Foch apportaient leur soutien, persistaient à préconiser l’offensive “ quand même ” ! Contre eux et malgré eux, Pétain n’a pu que lentement et difficilement faire adopter sa tactique d’économie des ­effectifs – offensives à objectifs limités, défensive appuyée sur la seconde position – et sa stratégie d’attente prudente, qui rendit possible la victoire.

Pour ce qui concerne le problème posé par les effectifs, Joffre et Nivelle voulaient compenser leur diminution par un renforcement de l’armement. Dans une lettre au général Wilson du 12 août 1918, Foch affirmait que « pour gagner la guerre, il nous faut avoir le plus tôt possible la supériorité numérique la plus forte possible. Toute autre manière de faire prolonge la guerre et en rend le résultat incertain. Si les tanks, si l’aviation mangeaient trop de ces effectifs, cela serait une erreur... »

Pétain, lui, a une conception d’une autre dimension ; pour lui le matériel est devenu primordial. D’où des modifications profondes aux programmes d’armement, et la volonté d’attendre qu’ils soient réalisés pour reprendre l’offensive.

Le 28 mai 1917, Pétain énumère les aptitudes auxquelles l’artillerie doit satisfaire pour répondre aux exigences d’une attaque et développer sa puissance de frappe. Le 25 juin, il les traduit dans un programme d’armement qu’il envoie à Painlevé. Le maximum doit être livré pour le 1er février 1918, le reste pour avril ou juillet 1918. Il réorganise cette artillerie en particulier en créant des disponibilités propres au GQG. Mais, en même temps, Pétain met en garde contre la recherche trop exclusive de la puissance. Car la longue durée des préparations d’artillerie était justifiée avec des matériels peu puissants et à tirs lents. Il dit : « Aujourd’hui nous devons obtenir un rendement supérieur des nombreux matériels dont nous disposons. Nous pouvons nous orienter nettement vers la recherche de la rapidité. » Le rapport du général Maistre du 17 septembre sur les deux attaques menées par la division marocaine, l’une le 17 avril, l’autre le 20 août, la deuxième avec une artillerie plus nombreuse et plus lourde, indique que le résultat, sans commune mesure, se passe de commentaires.

L’exploitation d’une offensive réussie exigeait le déplacement de l’artillerie. Cela demandait du délai et permettait à l’ennemi de se reprendre et de rapatrier des renforts. Une artillerie qui avance au rythme de l’infanterie, c’est l’artillerie d’assaut, c’est-à-dire les chars. Le 16 avril, les chars employés en dispo­sitifs serrés offrirent à l’artillerie allemande des objectifs trop faciles ; les pertes furent considérables, 76 chars détruits sur 128. Un emploi plus habile les 5 et 6 mai au Moulin de Laffaux rendit l’espoir aux tenants de cette arme nouvelle. Le 12 juin, le général Estienne se prononçait pour la construction d’un premier lot de 1 000 chars légers. Pétain élargit le besoin, propose au ministre de l’Armement de fixer le nombre à 3 500. Divers retards étant intervenus, Pétain insista sur la nécessité d’en disposer rapidement et leur donna la priorité sur les chars plus lourds (Saint-Chamond, Schneider). La reprise de la Malmaison, le 23 octobre, lui donna raison sur ses choix, matériels et tactiques, d’utilisation.

Le 16 avril avait aussi montré les insuffisances de l’emploi tactique de l’aviation. Pétain exige l’emploi massif d’avions pour en obtenir une plus grande efficacité. Il fixe l’attaque des gares comme objectifs prioritaires de l’aviation de bombardement. Il considère que l’aviation ne saurait limiter son rôle au renseignement ou à la protection des avions d’observation, mais qu’elle devait intervenir activement dans le combat. À cet effet, Pétain donnait ses directives tactiques fondamentales le 19 juillet :

« L’attaque à la mitrailleuse ou à la grenade de ces tranchées, des nids de résistance, de mitrailleuses isolées, des batteries les plus rapprochées, sont de leur ressort. »

Cette note marque un tournant important dans le rôle de l’aviation sur le champ de bataille, et elle souligne le caractère offensif que Pétain voulait donner à cette arme nouvelle. Alors qu’il ménageait l’infanterie au point de paraître un “ défensif ”, il n’hésitait pas lorsqu’il s’agissait d’armes nouvelles comme les avions et les tanks ou d’une arme ancienne qui se perfectionnait comme l’artillerie, à jeter offensivement et le plus massivement qu’il le pouvait, ses forces dans la bataille.

UNE STRATÉGIE D’ENSEMBLE

Quelle est sa stratégie ? Pour le nouveau général en chef, c’est l’armée française qui doit porter à l’armée allemande le coup final. Il faut donc la ménager (on se rappelle le problème des effectifs) : « Attendre les chars et les Américains. » Il faut demander l’extension du front britannique. Fayolle écrit le 5 août : « Les Anglais ont en France autant d’hommes que nous et ils n’occupent que le sixième du front ! » Il faut s’entendre avec Pershing, commandant le corps expéditionnaire U. S., pour que les troupes américaines entrent en ligne sur le front français. Pétain craignait que les sacrifices de la France finissent noyés dans une victoire où l’armée française aurait simplement participé au refoulement en puissance de l’armée allemande sans une ultime manœuvre offensive. Cette crainte s’est réalisée “ grâce ” à Foch.

Sa stratégie a donc deux phases d’application temporelle : d’abord une stratégie d’attente, mais on ne peut résumer tout Pétain avec cela. Ce qu’il veut pendant cette attente qui s’impose par réalisme, c’est redonner le moral à l’armée française, la réorganiser, l’entraîner, la former aux nouvelles donnes des armements qui vont arriver, aux nouvelles manières de combattre en prenant en compte la coordination entre les armes, tant en défensive qu’en offensive, manières qu’il va tester, faire préciser lors des offensives à but limité qu’il va lancer (Verdun, La Malmaison), user l’ennemi.

Sa deuxième phase vise à obtenir la victoire décisive. Il n’a pas voulu continuer la guerre comme Joffre et Foch s’y étaient obstinés, mais il a voulu faire une autre guerre, une guerre en vue d’obtenir des gages politiques. Il écrit le 5 juin 1917 : « Une paix immédiate serait pour nous une défaite tellement grave que les Allemands cherchent par tous les moyens à provoquer un mouvement d’opinion en ce sens. » En effet, l’Angleterre qui semble être restée ferme sur la question de la Lorraine, le serait-elle autant sur celle de l’Alsace si d’aventure l’Allemagne se montrait conciliante sur la question belge ? Les négociations secrètes, à tout le moins les sondages secrets entre l’Allemagne et l’Angleterre à la fin de l’été 1917 permettent de poser la question. Dès lors, la France ne serait-elle pas en meilleure position si ses troupes occupaient une partie de l’Alsace ? Comment ne être pas frappé du fait que Joffre, suivi en cela de Foch, mais à la différence de Haig, ait toujours refusé de conduire les opérations en fonction de raisons politiques alors que Pétain a voulu le faire. Citons la note de Joffre du 23 mai 1916 : « Aucun chef ni aucun gouvernement n’a le droit à cette période de la guerre de choisir ses objectifs d’attaque pour des considérations d’ordre politique. » On croit rêver !

SES PREMIÈRES DÉCISIONS.

Donc Pétain veut ménager les armées françaises, en attendant les Américains, pour que ce soient elles qui emportent la victoire décisive, sans tache, qui mettra les Allemands à merci. Cela se traduit sèchement par des chiffres : les cinq mois de guerre de 1914 ont coûté la vie à plus de 330 000 Français (500 000 morts, disparus ou prisonniers). Pour la même époque en 1917, d’août à décembre, ce chiffre est de 54 000 morts, disparus ou prisonniers... soit dix fois moins sous Pétain que sous Joffre ! À aucun moment de la guerre les pertes n’ont encore atteint des chiffres aussi faibles que depuis le mois de mai 1917. Il veut, et obtient de Pershing, le 11 octobre de cette même année, que les divisions américaines entrent en ligne dans le front tenu par notre groupe d’armées-est, nous permettant d’augmenter le nombre de nos divisions de réserve et, par le fait même, notre mobilité stratégique.

Il veut aussi redonner le moral, la confiance à nos troupes. Montrer que rien ne résiste au soldat français quand l’offensive est bien préparée et dispose de moyens adéquats. C’est l’offensive sur Verdun du 20 au 23 août mais aussi l’attaque sur le Chemin des Dames, le 23 octobre, au fort de la Malmaison, lieu dont la réputation sinistre n’était plus à faire et objet précédemment d’assauts sans espoir. Elle fut la bataille-type de la nouvelle doctrine qui mesurait l’entreprise aux moyens, « l’offensive de l’audace », note Pedroncini.

En octobre 1917, les troupes allemandes tiennent toujours la partie ouest du Chemin des Dames. Tout le secteur du fort de la ­Malmaison et des carrières de Bohéry se trouvent entre leurs mains. Un réseau souterrain, remarquablement aménagé, abrite les 2e et 5e divisions de la Garde impériale. L’opération a donc pour but de déloger l’ennemi de ce secteur. Sur un front limité, de Laffaux à la Malmaison, appuyée par le feu de plus de 2 000 pièces d’artillerie, éclairée et soutenue par une aviation nombreuse et organisée par Pétain qui en a compris l’importance, accompagnée par de nombreux chars, et jouant sur l’effet de surprise, cette attaque fut un succès considérable et eu un effet psychologique énorme. Les Allemands sont rejetés au-delà de l’Ailette, en contrebas du Chemin des Dames, et subissent des pertes considérables : 35 000 hommes hors de combat, 15 000 prisonniers, 200 canons et 720 mitrailleuses laissées sur le terrain. Du côté français, on ne compte que 2 241 tués. Le succès est tel que les politiques demandent que l’offensive continue. Pétain refuse : les plans n’ont rien préparé au-delà de cette opération volontairement limitée. Immense sagesse du chef qui comprend les limitations présentes de ses moyens.

UNE NOUVELLE MANIÈRE DE FAIRE LA GUERRE ;
LA GUERRE INDUSTRIELLE.

Déjà, le 8 mai 1917, Pétain précisait lors d’une séance à l’état-major, sa conception de la conduite de la guerre : « ... Il arrivera un moment où l’on pourra livrer ce qu’on appelle la bataille décisive et où l’on ne trouvera plus de réserves disponibles (chez l’ennemi), mais ce moment n’est pas encore venu. Par conséquent il faut revenir aux principes généraux de la bataille, c’est-à-dire l’usure, puisque l’ennemi n’est pas usé. Quand l’ennemi sera usé... nous ferons alors de l’exploitation (de la percée) mais pas avant... Il faut frapper l’ennemi sur les points où il n’a pas intérêt à s’en aller. En Champagne, il peut s’en aller... mais depuis l’Argonne jusqu’à la frontière suisse, il n’y a pas un coin d’où il ne puisse s’en aller sans dommage pour lui. C’est une région qu’il ne peut abandonner. Il y en a une autre, c’est celle d’Arras à la mer... car c’est la protection de Calais. Voilà donc la manœuvre que nous voulons poursuivre contre l’ennemi à partir de maintenant. Je ne dis pas que c’est la seule manœuvre que nous ferons, mais c’est la première qui nous intéresse... lorsque nous n’aurons plus besoin de livrer bataille au débouché de la rupture parce que l’ennemi sera usé, à partir de ce moment nous pourrons envisager une manœuvre d’exploitation, puisque c’est celle-là qui nous donnera un but définitif mais nous l’ajournerons jusqu’à ce qu’elle soit devenue possible... »

Tout est dit de la stratégie de Pétain. Les semaines et les mois à venir se passeront à appliquer ce programme, à user l’ennemi, à renforcer l’armée française pour, enfin, rendre possible cette bataille décisive que Pétain préparera pour l’automne 1918 en Lorraine.

La directive n° 1 du nouveau généralissime Pétain, datée du 19 mai (!), entérine l’ampleur du désastre et change l’orientation des opérations futures. Sa première phrase est sèche et impitoyable ; Pétain n’est pas l’homme des promesses faciles, des promesses à la Joffre ou à la Nivelle : « L’équilibre des forces adverses en présence sur le front du Nord et du Nord-Est ne permet pas d’envisager, pour le moment, la rupture du front suivie de l’exploitation stratégique. » Pétain prenait une décision essentielle avec cette directive et orientait la guerre vers l’usure de l’ennemi avec le minimum de pertes... Pour cela, « point n’est besoin... de monter de grosses attaques en profondeur, à objectifs éloignés... Ces attaques sont coûteuses, car l’assaillant s’y use généralement plus que le défenseur. Elles sont aléatoires (et elles exposent) l’attaque à se briser contre la première position imparfaitement détruite... (Aussi) aux attaques profondes, il convient de préférer les attaques à objectifs limités... menées économiquement en infanterie et avec le maximum de moyen en artillerie... procéder par surprise... se succéder le plus rapidement possible dans le temps. »

Pétain réintroduit la surprise et le mouvement : « Cet emploi des forces, basé essentiellement sur la mobilité des moyens à mettre en œuvre et sur leur brusque entrée en action, suppose une organisation appropriée du front. » Il convient de souligner que cette directive n’est pas une directive de défensive mais d’offensive. Pétain a mis en première urgence, dès le 23 mai, l’offensive de Verdun.

Puis, par lettre du 9 août, Pétain demande au 3e bureau d’établir « un projet d’opérations sur le front occidental en 1918. But : bataille d’usure suivie d’une poussée plus forte sur un front restreint. »

Une étude du 17 septembre du 3e bureau du grand quartier général affirme : « Il faut poser en principe qu’il vaudra mieux pour nous, à l’heure des premières ouvertures de paix, posséder des gages en territoire ennemi que d’avoir récupéré une partie du territoire français encore occupé. Il nous importe beaucoup moins de voir les Anglais maîtres d’Ostende ou de Bruges que d’être nous-mêmes à Mulhouse. Par suite, les théâtres rationnels pour notre effort principal en 1918 sont l’Alsace et la Lorraine. » Cela signifie, de façon pratique, l’abandon d’une stratégie commune avec l’armée anglaise.

Au mois d’octobre 1917, Pétain y donnait son approbation et prit la décision pour 1918 de lancer en Alsace sa principale offensive appuyée sur une masse de 40 divisions. Il donne ses premières directives à Castelnau, en particulier par sa directive du 27 novembre. Il demande un résultat pour le 20 décembre.

« Le but est de rompre le front allemand en haute Alsace, saisir des gages territoriaux en Alsace et Lorraine et se mettre à portée du territoire allemand en vue de bombardements de terre ou d’avions, susceptibles d’agir sur le moral d’une population qui jusqu’à ce jour n’a pas la guerre chez elle... Et, dans le cas d’une dislocation complète des forces adverses permettant de tout oser », ces mots sont de Pétain lui-même, « lancer une exploitation plus au nord incombant aux réserves du général commandant en chef ». Cette offensive de rupture, à objectifs plus ou moins lointains, plus ou moins décisifs suivant son évolution, ne serait intervenue qu’en dernier lieu après toute une série de batailles d’usure ayant cherché à épuiser les réserves allemandes. Les conditions étaient donc réunies pour une telle offensive sur le front d’Alsace et Lorraine à l’automne 1918. C’était la première fois, depuis le début de la guerre, qu’un plan stratégique était établi avec des objectifs politiques, ici l’acquisition de gages, porter la guerre en Allemagne du Sud et utiliser l’axe du Danube en liaison avec une offensive italienne, ce dernier point remis à plus tard par suite du désastre italien de Caporetto.

Et enfin, citons la directive n° 4 du 20 décembre 1917. Tous les historiens militaires la recommandent. Elle enseigne à toute l’armée française et aux armées alliées que, étant donné la violence du choc, en particulier la puissance de l’artillerie, la puissance des moyens d’assaut, les lance-flammes, etc., l’assaut d’une armée est, dans un premier temps, à peu près invincible. Et si, comme jusque-là, sous prétexte de ne pas perdre un pouce de terrain, on remplit la première ligne, les tranchées de première ligne, de toutes nos troupes et appareils de défense, dans un premier bombardement d’artillerie puis dans un premier assaut, tout ce front serait disloqué. Et n’ayant plus grand-chose en deuxième et troisième lignes, tout ce front serait crevé. Lorsqu’on sait qu’un assaut se prépare de la part de l’ennemi, il faut quasi abandonner la première ligne, y laisser quelques nids de mitrailleuses bien protégés, qui freineront le premier assaut. On fait refluer l’essentiel des moyens et des troupes en deuxième ou troisième ligne pour y recevoir l’ennemi déjà désorganisé et affaibli.

C’était absolument en opposition avec Foch qui ne voulait pas céder un pouce de terrain. Il faut rappeler, comme preuve de la pertinence de la doctrine de Pétain, car nous sommes au Chemin des Dames, l’attaque allemande du 27 mai 1918, pendant laquelle, le général Duchêne, sur les ordres de Foch qui est passé par-dessus Pétain, n’a pas obéi aux directives de Pétain sur la répartition des forces entre première et deuxième ligne, ayant mis la plus grande partie de ses moyens en premières lignes, et se fait écraser ; l’effondrement français sur le Chemin des Dames est immédiat, le front est percé et les Allemands redescendent jusqu’à la Marne. Répétons que Foch est un criminel.

Disons un mot, avant de conclure, au sujet de l’offensive des Flandres par les Britanniques (dite bataille de Passchendaele) destinée à reprendre la côte belge et obtenir un gage essentiel pour la suite. Après l’échec du 16 avril, les Britanniques ont œuvré pour prendre la tête des armées alliées sur le front de l’Ouest, assumer seuls la direction de la guerre et imposer leurs visées stratégiques, se considérant plus puissants que les Français – les Allemands nous savaient plus redoutables que les Anglais ! – Allait-on avoir une victoire finale clairement obtenue par les Anglo-Saxons ? Cette offensive, que Haig poussa le plus longtemps possible malgré des pertes énormes, affaiblit durablement les armées britanniques et rétablit en faveur de l’armée française la balance des forces au sein de la coalition alliée. La participation française, sous les ordres du général Anthoine, fut limitée, minutieusement ­préparée : réussite totale, avec de faibles pertes.

Pétain, c’est une nouvelle manière de faire la guerre. D’abord, elle est industrielle, avec ­Painlevé ; il pousse la fabrication de nombreux avions, de chars (3 500 FT 17 commandés dont les premiers montent au combat en avril 1918), renforce la motorisation des armées et multiplie l’artillerie lourde. Il augmente la rapidité du déplacement des forces, améliore les armes du fantassin, remet l’armée à l’entraînement, fait enseigner la coopération entre infanterie, chars, artillerie, aviation... Et, avec l’expérience acquise, avec la supériorité qu’il voudra donner à chaque fois qu’il lancera une attaque, il monte des offensives à objectifs limités. L’armée française de 1918 sera la plus moderne au monde, par son matériel, son organisation, sa doctrine, son expérience. Ça, c’est Pétain.

CONCLUSION :
L’ANNÉE QUI SCELLA NOS DESTINÉES

« Si l’on fait ce que je demande... le monde con­naîtra un certain temps de paix. » Pétain, en 1917, a préparé les outils nécessaires à la victoire décisive qui donnera la paix. Mais cette paix, en réalité, sera une tromperie ; elle trahira et nos morts et nos enfants. La paix de 1918 fera le lit des « erreurs de la Russie qui se répandront dans le monde entier. Des nations entières seront anéanties. »

Nous verrons, l’an prochain, si Dieu le veut, comment cela a été rendu possible. Mais, sans attendre, disons que 1918 verra encore grandir, s’il était possible, la gloire de Pétain. Honneur à Pétain !

Laissons notre Père conclure lui-même : « Telle est l’année 1917, où se fit le mauvais choix républicain [Painlevé tombé dans un traquenard parlementaire cède la place à Clemenceau et, par ce dernier, à Foch], où nos destinées furent pourtant scellées. En bien surnaturel, prophétique : les promesses du Cœur Immaculé de Marie le 13 mai 1917. En chance naturelle, hélas ! bientôt compromise : ce même 13 mai, le choix de Pétain par Painlevé pour sauver l’armée française en déliquescence. Au moins, ces péripéties dramatiques de 1917 nous donneront une leçon : à savoir qu’il faut abattre la République si l’on veut faire le tri et le bon choix des hommes de guerre et des hommes d’État, dont dépend ­l’avenir du pays. » (CRC n° 302, mai 1994)

Ingénieur Général de l’Armement Éric Delcourt.