Il est ressuscité !

N° 247 – Septembre 2023

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Camp Notre-Dame de Fatima 2023

L’unique cœur de saint François de Sales 
et de sainte Jeanne de Chantal

Commentaire de l’oratorio de frère Henry de la Croix.

UN unique cœur percé de deux flèches, enfermé dans une couronne d’épines, ce pauvre cœur servant dans l’enclavure à une croix qui le surmontera, et sera gravé des sacrés noms de Jésus et de Marie.

Ce cœur, que saint François de Sales voulut donner comme armes et signe distinctif de l’Ordre de la Visitation porte en lui un mystère. Cet « unique cœur » est d’abord celui de saint François de Sales uni à celui de sainte Jeanne de Chantal, dans une amitié spirituelle sans précédent. Notre très chéri Père céleste a donné à l’Église au début du dix-septième siècle ces deux êtres incomparables comme précurseurs d’une révélation à venir. Notre bienheureux Père a su percer le secret de leur extraordinaire vocation ; c’est à son école que nous apprendrons à les connaître et à les aimer. En chantant, en les côtoyant, en les mimant, nous aurons accès, à travers eux, à leur divin Modèle, le Cœur très unique de Jésus et Marie.

PROLOGUE

Pour obtenir la grâce d’entrer dans ce mystère, il convient de la demander, et pour cette raison notre oratorio commence par une prière inspirée de l’oraison de la fête du très saint Cœur de Jésus et Marie, composée par saint Jean Eudes, un autre grand saint et docteur de ce mystère de l’union de Jésus et de Marie.

L’orchestre fait entendre une mélodie lyrique et paisible, aux premiers violons, reprise et doublée par les flûtes, rythmées par des accords doux et répétés aux autres cordes, nous transportant dans un climat de douceur propre à la Visitation. Après une courte transition, le même thème est repris en grand à la dominante, nous amenant à un nouveau ton pour l’entrée du chœur.

« Domine Deus et dilectissime Pater cælestis, da nobis, quæsumus, in Cor unicum Jesu et Mariæ ardere.

« Seigneur Dieu et très chéri Père céleste, donnez-nous, s’il vous plaît, de brûler d’amour pour le Cœur unique de Jésus et Marie. »

La première phrase commence en ré mineur : « Domine Deus », suppliante, en imitations, encore très pratiqué en ce début du dix-septième siècle, avec des dialogues entre les chœurs et les familles d’instruments. La deuxième phrase « in cor unicum » est plus enlevée à cause de l’élan d’amour qui meut nos cœurs, tandis que les voix vont s’unir dans de longues harmonies sur le mot « ardere », brûler d’amour.

C’était la prière et le vœu de la petite Jacinthe à Fatima : « Ah ! si je pouvais mettre dans tous les cœurs le feu que j’ai là dans ma poitrine et qui me fait tant aimer le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie ! » Or, le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie Immaculée n’en font qu’un et « pour nous représenter, explique notre Père, ce que peut être l’Amour de ce Jésus et de cette Vierge Marie, qui ne font qu’un seul et même Cœur, il est bon que nous ayons cette image de l’amour mutuel de saint François de Sales, tellement pur, tellement angélique, et de sainte Jeanne de Chantal, et que cela nous apprenne à ne plus faire qu’un même cœur entre nous. »

La phrase musicale précédente terminait sur une demi-cadence, nous ramenant au ton de sol majeur pour un petit chœur aussi bref que majestueux, accompagné par les cuivres :

« Cor unum inter nos et cum ipsis habere. – De n’être entre nous et avec eux qu’un même cœur. »

Citons encore notre Père, tandis qu’il révèle le secret intime de l’amour qui unit nos deux saints dans sa retraite d’automne qu’il nous prêcha en 1995, Saint François de Sales et son extraordinaire vocation (S 127) : « L’amour qui a existé entre sainte Jeanne de Chantal et saint François de Sales nous montre à quel point l’amour fraternel qui nous rassemble, l’amour de l’époux pour l’épouse, l’amour du prochain pour le prochain, est pour ainsi dire, constitutif de l’amour du Sacré-Cœur de Jésus. Et, passant de cet amour de Jésus à l’amour du prochain, nous devons avoir le sentiment que c’est le même torrent d’Amour de Dieu qui se répand de Jésus et Marie jusqu’en nous, et de telle manière que nous soyons, d’une part, très portés à aimer notre prochain, même le plus déjeté, le plus disgracié, même le plus hostile, le plus pauvre, que nous soyons portés à l’aimer parce qu’il est déjà dans le Cœur de Jésus, tout renfermé en lui.

« Mais d’autre part, dans la mesure où ce prochain nous est extrêmement aimable, que cet amour du prochain, tout à fait naturel et surnaturel, nous conduise à aimer Jésus et Marie de la même manière. Cet amour qui va d’eux jusqu’à nous remonte à sa source, en Dieu. » C’est ce que notre Père appelait la “ circumincessante charité ” !

À si bonne école, de nos deux saints et de notre Père, leur interprète, poursuivons notre prière qui commence en fugato et continue en dialogues entre les voix, les groupes de voix, le petit chœur des visitandines et les instruments pour la dernière phrase qui se termine dans l’exubérance.

« Ut secundum Cor tuum a te inveniri mereamur.

« Afin que nous méritions d’être trouvés par vous selon votre Cœur. »

Qu’ainsi en soit-il de nous tous ! Telle est notre “ oraison phalangiste ”.

L’oratorio de cette année a donc pour but de montrer la vocation particulière de nos deux saints en leur donnant leur véritable et extraordinaire place dans le dessein divin, dans l’orthodromie de l’Église pour les derniers siècles en lesquels nous vivons, et donc d’y entrer nous-mêmes par notre allégeance phalangiste.

Notre sœur Camille de l’Enfant-Jésus explique, dans une conférence résumant en une heure l’admirable retraite de notre Père : « À cet homme que Dieu prédestina et choya tant et plus qu’il en fit une “ vraie image du Fils de Dieu ”, comme dit saint Vincent de Paul, un autre Christ, un nouvel Adam, Dieu accorda une femme, mais une femme sainte elle aussi, toute à la ressemblance de la nouvelle Ève, la Bienheureuse Vierge Marie, pour lui être une aide, une auxiliatrice, une corédemptrice. C’est comme la célébration d’un mariage dont Dieu serait l’inspirateur, le gracieux organisateur et donateur, et le ministre. » (Saint François de Sales, le docteur de l’amour – PC 58. 3)

C’est cette histoire d’amour sans précédent que nous chanterons dans cet oratorio, en dix tableaux.

PREMIER TABLEAU : 
LE MODÈLE DES ÉVÊQUES

À l’ouverture, nous entrons dans le bureau de saint François de Sales, en son premier évêché, une maison louée à l’année, appelée la “ Maison Lambert ”, à quinze pas de l’église Saint-Pierre d’Annecy, devenue cathédrale d’exil. Nous sommes en août 1603, François de Sales, sacré le 8 décembre 1602, n’est donc évêque que depuis neuf mois.

Nous y voyons François Favre, le premier homme de chambre de l’évêque. Cet excellent serviteur suivait son maître en tous ses déplacements, manifestant la plus parfaite fidélité. Notre saint la lui rendait bien : il l’aida à gagner le cœur d’une Annécienne en lui rédigeant sa première lettre d’amour !

Notre homme s’affaire au ménage du bureau sur une musique légère passant d’un instrument à l’autre, lorsque survient le chanoine Georges Rolland. Lui aussi est un fidélissime : domestique d’abord attaché à la famille de Sales, il fut envoyé par monsieur de Boisy pour accompagner le prévôt François de Sales son fils, dans sa mission au Chablais. Il avait la délicate mission de veiller sur notre saint, mais sa poltronnerie égalait quelques fois le courage du missionnaire, de sorte que ce dernier se retrouvait seul au moment périlleux... Qu’à cela ne tienne, le lien entre les deux hommes devint si fort que lorsque Georges entendit l’appel de Dieu et entra au chapitre de Genève, son évêque le nomma économe de son évêché.

Notre chanoine entre avec une corbeille de courrier. Apercevant le valet de chambre, il lui demande : « Dites-moi, Favre, notre évêque s’est-il remis de son voyage au pays de Gex ?

– Oui, monsieur Rolland, il a déjà repris son travail.

– Quel courage ! poursuit le chanoine, Monseigneur serait bien resté dans le Gex pour redevenir le simple missionnaire d’autrefois, en Chablais... la situation y est si semblable. »

En effet, à peine assis sur le siège épiscopal, le jeune évêque prit à bras le corps la difficile question du pays de Gex. Cette région faisait partie du diocèse de Genève. Reconquise à ce moment-là par Henri IV sur les calvinistes, elle était protestante dans sa très grande majorité. Notre saint en reçut l’entière juridiction après la signature de l’Édit de Nantes.

Apprenant que le nouveau gouverneur de ces bailliages était dans le Gex, saint François de Sales laissa tout en plan pour y courir afin d’y plaider pour l’Église catholique. Hélas ! l’évêque obtint certes des arrêts favorables et des promesses... mais personne n’y engagea la force pour les faire respecter. Jusqu’à la fin de sa vie, en ce coin de son diocèse, le saint prélat se heurtera à l’influence et aux menées des ministres protestants et à l’inertie du Royaume de France.

La situation est donc semblable à celle du Chablais lorsque le jeune prévôt s’y rendit en missionnaire, mais François Favre n’arrête pas là la similitude : « Et semblable son succès. Sa dispute avec le ministre protestant acheva de ramener au bercail plusieurs calvinistes. »

Fort de la présence du gouverneur français, saint François de Sales accepta de disputer avec « un nommé M. Desprez, hérétique », sur des points de la religion. Le missionnaire ne fit qu’une bouchée de son adversaire, avec sainte gravité et douceur. Sur-le-champ, deux calvinistes résolurent d’abjurer, ce qu’ils firent le lendemain. Ce ne fut pas sans conséquence... Monsieur Rolland le rappelle : « Les autres enragent ! N’ont-ils pas tenté de l’empoisonner ? »

On soudoya quelqu’un pour lui faire avaler du poison. « Nous sommes dans une Église naissante, raconta plus tard l’évêque, Jésus-Christ nous avertit de cet attentat et de son remède, le signe sacré de la croix et la vive foi. Avec cela, j’espère en Dieu que les choses les plus mortifères et empoisonnantes ne nous tueront point. » Notre saint prit du contrepoison et ses gens prévinrent les médecins qui reconnurent la réalité de l’attentat. L’évêque fit vœu d’aller visiter à pied Notre-Dame de Compassion à Thonon. « Notre-Dame a conduit la main des médecins, rapporte François Favre, il n’éprouve plus le moindre mal.

– Ah ! malheureux bailliage du Gex, qui deviendrait un nouveau Chablais si le Roi de France le voulait bien ! » s’exclame Georges Rolland, se faisant l’écho de son évêque.

C’est longtemps après l’avènement de Louis XIII que finira cette comédie... mais quel crève-cœur pour le missionnaire chablaisien qui, lui, savait ce qu’il fallait faire !

À cet instant, saint François de Sales entre sur scène, accompagné de son jeune frère de vingt-quatre ans, Jean-François, ordonné prêtre en février de cette même année 1603 par son frère aîné lui-même. Il s’agrégea lui aussi au chapitre cathédral. Monsieur Rolland interroge :

« D’où vient ainsi votre Grandeur ?

– Le prince-évêque de Genève, répond Jean-François sur un ton admiratif mêlé de reproche, sort du confessionnal. »

Dès la première phrase, notre saint révèle son cœur tendrement paternel : « Mes enfants me font fête toutes les fois que je reviens en notre cher Nessy. »

« Comment raconter, disait notre Père, l’épiscopat de cet évêque pendant vingt ans de sa vie ? C’est un épiscopat absolument splendide qui s’égale et se compare à celui des plus grands pontifes. C’est la méthode de la Sainte Église : par les sacrements, par la doctrine de la foi et par la discipline ecclésiastique. Tout cela est une institution divine constituée par Jésus-Christ que l’on continuera et qui ne changera jamais... Qui s’en éloignera apostasiera, qui détruira cela produira l’anarchie et l’apostasie [la preuve, c’est l’état de l’Église depuis le concile “ réformateur ” Vatican II], et qui reconstruira cela par les mêmes choses – par une contre-réforme inspirée des prédécesseurs reconnus saints et docteurs de l’Église – et l’Église retrouvera sa forme. C’est très consolant ! » (S 127, 6e conférence)

François de Sales ne désira qu’une chose : être un évêque selon la Contre-Réforme catholique décidée par le concile de Trente (1545-1563), clos à peine cinquante ans auparavant. Il est en toute vérité le bon pasteur d’Annecy, et cette entrée en matière au sortir du tribunal de la pénitence l’illustre bien. Depuis qu’il est prêtre, notre saint montre une assiduité au confessionnal. Avec une exquise délicatesse, il en fit construire un nouveau près d’une petite porte qui donne sur le côté, afin que les gens puissent entrer, se confesser à lui et repartir en toute discrétion. Voilà une vraie pastorale !

« Voyez, dit Georges Rolland en montrant les piles de lettres, voyez tout le courrier qui vous attend. »

Il fut un temps où il écrivait vingt lettres par jour et de sa main. Travail harassant, harcelant : « La presse des affaires... » dit notre saint, selon une expression qui lui est propre.

Le prélat s’assied alors à son bureau tandis que ses secrétaires, Georges Rolland et Jean-François de Sales, dépouillent le courrier. Ce petit procédé nous permet d’aligner rapidement tout ce qui « presse » notre évêque et le piano va figurer cette accumulation en faisant entendre un thème animé qui accompagnera les dialogues.

Il s’y trouve « de nombreuses réponses au sujet du prochain synode diocésain » que Monseigneur a convoqué pour le 2 octobre 1603. Il désirait donner à tous les ecclésiastiques de son diocèse le moyen de remédier à leurs vraies difficultés, surtout de discipline et de formation. En bon évêque, il s’occupe de ses prêtres.

Il y a aussi « de la correspondance », beaucoup de correspondance, car sa popularité est considérable. On fait appel à lui. Depuis le Pape et les souverains jusqu’aux humbles paysans et serviteurs, tout le monde l’aime.

Il reçoit « des nouvelles des œuvres de Thonon ». Il suit de très près sa petite chrétienté du Chablais. En plus d’être un premier pas vers la reconquête de Genève, sa ville épiscopale volée par Calvin, Thonon doit être une vitrine en vue de la conversion en masse des protestants. Il soutient de toutes ses forces le Père Chérubin de Maurienne qui s’évertue à garder fidèle le cher Chablais, malgré les fréquentes incursions des calvinistes.

« Des invitations de toutes sortes...

– Comme si monseigneur n’avait que cela à faire ! »

C’est que la réputation de l’évêque de Genève traversait les frontières de son diocèse. Dès le lundi de Pâques 1603, après le mariage de son frère à Montmélian et un pèlerinage à Notre-Dame de Myans, il se rendit en Piémont afin de rencontrer le duc Charles-­Emmanuel de Savoie. Sur le chemin du retour, il alla saluer l’évêque de Saluces, le bienheureux Jean-Juvénal Ancina, un ami de Rome. À sa demande, François de Sales prêcha, moitié italien moitié français. Ce fut le premier triomphe hors frontière de notre saint... ce ne fut pas le dernier !

François Favre ajoute, brisant l’énumération : « Pendant votre absence, plusieurs dames d’Annecy ont demandé à vous voir. » Si on l’aimait à l’extérieur, ses fidèles d’Annecy avaient pour lui une vénération sans faille... quand un évêque fait des miracles, il y a de quoi le coiffer immédiatement d’une auréole !

Mais les deux secrétaires continuent imperturbablement et relèvent « du courrier en vue de votre voyage dans le Chablais ».

Il ne pouvait oublier le vœu qu’il avait fait d’aller visiter à pied l’image de Notre-Dame de Compassion à Thonon, s’il réchappait de son empoisonnement. Et Thonon, sa chère paroisse des bords du Léman... cela faisait bientôt trois ans qu’il ne l’avait revue !

Voici d’autres lettres « au sujet de la réforme des abbayes du diocèse ». La réforme des monastères savoisiens le préoccupait douloureusement. Devenus « des séminaires de scandales », selon son expression, il s’attela à cette œuvre difficile avec autorité et douceur... à Talloires, en 1609, pour ne faire mention que du pire épisode, les moines ont tenté d’enrayer la réforme voulue par l’évêque en chassant du monastère leur prieur, dom Philippe de Quoex... à coups de pistolet !

Il y a aussi cette autre histoire qui perça le cœur si pacifique de saint François de Sales : celle de « la querelle entre les chanoines d’Annecy et ceux de Genève, exilés ici ». La présence des deux chapitres dans une même ville relativement petite engendra la discorde. Les chanoines d’Annecy ne supportèrent pas d’être supplantés par les chanoines de Genève qui accompagnaient leur évêque réfugié. Les frictions se manifestaient avec scandale les jours de grande fête, dans l’ordre des préséances. Saint François de Sales parvint à arranger cette affaire le 14 octobre 1605, où les deux chapitres signèrent la paix, mais après combien de sacrifices, d’oraisons, de jeûnes et d’aumônes, Dieu seul le sait !

François Favre, rompant de nouveau l’énumération, lance : « Et n’oubliez pas que dimanche prochain, au catéchisme, vous devez prêcher sur la charité. »

Le catéchisme était la joie de Monseigneur. « Il faisait si bien l’enfant avec les enfants » que tout son petit monde était sous le charme. Les parents accompagnèrent bientôt leurs enfants par curiosité, puis ils y restèrent par plaisir.

Quel évêque magnifique... et mûr pour une œuvre divine qui entre en scène, aussi soudainement que le messager qui frappe à ce moment à la porte du bureau tandis que les secrétaires s’apprêtaient à reprendre leur période. On lui ouvre.

« Qu’apportez-vous, mon ami ? lui demande l’évêque. – Je viens de Dijon, Excellence, avec un message. Le maire et le Conseil de la ville prient humblement Monseigneur l’évêque de Genève de vouloir bien venir prêcher aux Dijonnais l’avent prochain et le prochain carême. »

Il ne manquait plus que cela ! C’est une protestation unanime parmi les serviteurs du prélat ainsi qu’aux instruments qui protestent à leur manière par des accents saccadés : « Monseigneur, vous avez tant à faire dans votre diocèse ! Vous rentrez à peine de voyage et vous repartiriez ? Coup sur coup ! » Et les trois répondent en son nom, sans ambages : « Monseigneur ne peut pas ! »

Cependant, saint François de Sales déclare avec douceur : « Et pourtant, la pensée d’aller à Dijon m’agrée fort...

– Comment ? s’exclament les chanoines.

– J’y suis très enclin. Et d’ailleurs, l’occasion me paraît providentielle.

– Providentielle ?

– J’y ferai entériner des lettres du Roi en faveur du Gex. Et puis, pour résoudre le différend qui m’oppose au futur archevêque de Bourges, André Frémyot, un séjour à Dijon s’impose. J’y suis très enclin... »

 Providentielle ”... il ne croit pas si bien dire. Le Bon Dieu fit en sorte que l’évêque trouvât nécessaire ce nouveau déplacement, lui qui, conscient de son devoir, n’appréciait guère de tels voyages. « Je ne sors de ma bergerie qu’avec inquiétude et je crains bien que mon absence ne me soit reprochée devant Dieu, d’aller repaître les brebis d’autrui et laisser les miennes affamées. » Et cependant...

Il avait à faire entériner au parlement de Bourgogne les lettres patentes du Roi de France en faveur des cures du pays de Gex. Et puis, saint François de Sales s’était trouvé en conflit, pour une histoire de bénéfice ecclésiastique dans ce même pays de Gex, avec un jeune clerc de Dijon et fils du président du parlement, André Frémyot, préconisé archevêque de Bourges. Des procès entre évêques « ne peuvent être que scandaleux », disait notre saint, et un arrangement à l’amiable était ce qu’il souhaitait.

Contrairement à son habitude, saint François de Sales répondit vite et positivement à la demande.

« Que dois-je répondre ? interroge le messager.

– Que le prince-évêque de Genève offre aux échevins de Dijon de s’acheminer vers ladite ville pour y prêcher au carême prochain, s’excusant pour l’avent. »

Il ne faut tout de même pas exagérer !

Le messager ravi est reconduit et la scène s’achève sur un délicieux dialogue entre les deux frères de Sales qui eut lieu en réalité dans les dernières années du saint prélat, alors que Jean-François de Sales était son coadjuteur :

« Ah ! vous vous épuiserez à contenter tout le monde !

– Voyez-vous, mon cher frère, répond François, nous autres évêques, il faut que nous soyons comme ces grands abreuvoirs publics où tout le monde a le droit de puiser. Et j’y suis très enclin... », conclut-il, pensif.

De ce carême 1604, que de grandes choses vont sortir !

DEUXIÈME TABLEAU : 
« UN HOMME SAINT »

Quittons un instant l’évêque de Genève pour voir l’œuvre de Dieu chez notre sainte que nous allons découvrir dans le deuxième tableau, qui est pourtant titré : « Un homme saint ».

Jeanne-Françoise Frémyot était d’une étonnante perfection depuis sa jeunesse et son adolescence. Dans le mariage qui l’unit à Christophe Rabutin, baron de Chantal, elle était si heureuse qu’elle se reprochait d’aimer trop son mari. Un parent des Rabutin a résumé en une phrase tout le cœur de cette épouse aimante : « Quand il était à l’armée ou à la cour, elle se donnait toute à Dieu ; quand il retournait auprès d’elle, elle se donnait toute à lui. » De cette si parfaite union naquirent un fils et trois filles.

Or, à vingt-huit ans, douze jours à peine après la naissance de sa troisième fille, l’épreuve la frappa douloureusement : Louis d’Anzely entraîna Christophe pour une partie de chasse. Bientôt, un coup de feu partit, suivi d’un cri : « Je suis mort ! Mon cousin, mon ami, je te pardonne, tu as fait ce mauvais coup par imprudence. » Louis venait de toucher mortellement le baron. Quand Jeanne apprit la nouvelle, éperdue, elle accourut auprès de son mari blessé. « Ma mie, lui dit-il, l’arrêt du Ciel est juste, il le faut aimer... et mourir. » Dans l’excès de sa douleur, la pauvre épouse ne pouvait s’y résoudre. L’agonie de Christophe dura neuf jours. Muni de tous les sacrements, il fit inscrire sur les registres de la paroisse qu’il pardonnait à son meurtrier, ajoutant dans son testament qu’il déshéritait celui de ses enfants qui songerait à le venger. « Je lui pardonne, il a fait ce coup par imprudence, et moi, par la malice de mes péchés, j’ai frappé Jésus-Christ à mort. »

Devant cette sublime résignation insupportable à son cœur de femme passionnée, Madame de Chantal s’échappait pour aller sangloter seule. Un jour, on l’entendit crier dans la chapelle ces mots terribles : « Seigneur, prenez tout ce que j’ai au monde, parents, biens et enfants, mais laissez-moi l’époux que vous m’avez donné ! » Le baron de Chantal mourut comme un saint, dans sa trente-sixième année.

Ce n’est que grâce à la présence de ses enfants qu’elle eut le courage de surmonter sa douleur. Elle redoubla alors ses prières et ses aumônes, se consacrant à Notre-Seigneur par un vœu de chasteté perpétuelle.

Toute cette scène (où nous reconnaissons la scène déchirante de Lucie de Fatima : « Non, je n’irai pas à Porto ! ») se présente sous la forme d’une passacaille ou chaconne, qui consiste en un thème joué à la basse, répété ici treize fois en ostinato tandis que la musique évolue en variations. Le thème, de huit mesures, est d’abord exposé aux violoncelles, puis la jeune veuve entonne sa prière, accompagnée par les guitares, qui font office de luths :

« Ô mon Dieu... si tôt qu’il vous plut retirer feu mon mari à vous, votre divine Bonté me donna de très ardents désirs de vous servir... »

Plus la prière est ardente et passionnée, plus les instruments s’ajoutent les uns aux autres.

« Vous savez les diverses tentations qui tourmentent violemment mon esprit, et je suis sans secours ni assistance spirituelle. Vous seul, mon Dieu, êtes mon refuge et mon conseil. »

Blessée au cœur, Jeanne eut à soutenir les assauts du démon qui chercha à l’acculer au désespoir. Les tentations qui agitaient son esprit lui suggéraient des blasphèmes contre la foi et contre l’Église. Elle en était tout interdite, et pourtant, dans son oraison, les grâces de Dieu s’intensifiaient, ce qui ne fit qu’augmenter l’inquiétude de Jeanne. Elle se tourne alors vers Dieu, et toutes les cordes appuient sa supplication :

« Qu’il vous plaise me donner un homme qui soit vraiment saint et vraiment votre serviteur, qu’il m’enseigne tout ce que vous désirez de moi et je vous promets et jure en votre Face que je ferai tout ce qu’il me dira de votre part. »

Cette veuve sent le besoin d’être guidée par un homme, saint et religieux, qui puisse prendre en main son existence. On ne peut pas être moins féministe que sainte Jeanne de Chantal ! Elle qui pourtant était une parfaite maîtresse de maison et gérante du domaine des Chantal... Elle poursuit son ardente prière :

« Oyez un cœur outré de douleur et pressé de saints désirs ! Je voudrais tout quitter pour aller dans les déserts afin de vous servir. »

La « divine Bonté » fit connaître à “ la dame parfaite ” comme on l’appelait, que son désir d’être dirigée par un homme saint était bien une inspiration du Saint-Esprit. Quelques mois après la mort de son mari, Jeanne-Françoise eut un songe : « Je voyais une grande troupe de personnes qui louaient Dieu dans une église, je fus pressée d’aller et faire de même. » Et le chœur, toujours sur fond de passacaille mais dans un autre ton, rapporte la parole qu’elle entendit distinctement :

« Tu n’entreras jamais au repos des enfants de l’Église que par la porte de Saint-Claude.

– Grand Dieu, qu’est-ce à dire ? chante-t-elle. Et quel est cet homme que je vis en songe ? »

Un autre matin, parcourant à cheval le vallon de Bourbilly, Madame de Chantal vit non loin d’elle, au pied d’un coteau, un homme qu’elle ne connaissait pas et qui avait la ressemblance d’un évêque, la figure angélique, l’air majestueux et doux. Une voix intérieure lui dit : « Voici le guide bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience. »

Ces deux songes lui donnèrent « espérance de parvenir un jour au repos désiré qui se trouve au service de Dieu ». Elle le chante, avant de quitter la scène, dans le ton du début, sol mineur, pour figurer l’espérance de ce qu’elle ne possède pas encore : « Bientôt, mon Dieu, vous me donnerez ce repos que je désire. »

Les instruments concluent en une ultime supplication qui ne tardera pas à être exaucée.

Ces révélations eurent lieu après 1601. Or, pour le carême 1604, son père, Bénigne Frémyot, Président du parlement de Bourgogne, l’invitait à Dijon pour y entendre les prédications d’un évêque dont la réputation était excellente... elle s’y rendit.

TROISIÈME TABLEAU : 
LA SAINTE RENCONTRE

Le chœur entonne l’introït de la messe des docteurs de l’Église, en polyphonie alternée entre les voix d’hommes à trois parties et les voix de femmes à quatre parties, pour terminer à quatre voix mixtes. Saint François de Sales fut proclamé par le bienheureux Pie IX, le 16 novembre 1877, dix-neuvième parmi les docteurs de l’Église et premier de langue française. Le verset du Livre de l’Ecclésiastique (Si 15, 5), que chante cet introït, s’applique si bien à notre saint en cette occasion où il prêche un carême qui sera particulièrement fructueux :

« In medio Ecclesiæ aperuit os ejus : Et implevit eum Dominus spiritu sapientiæ et intellectus ; Stolam gloriæ induit eum. – Au milieu de l’Église, il a ouvert la bouche : Et le Seigneur l’a rempli de l’esprit de sagesse et d’intelligence ; il l’a revêtu de la robe de gloire. »

Dans le salon du Président Bénigne Frémyot (à droite), des invités font l’éloge de l’illustre prédicateur, Monseigneur de Genève.

Nous sommes chez le président Frémyot, père de Jeanne-Françoise, après une des prédications de saint François de Sales. Une musique animée introduit les conversations qui vont bon train en attendant l’arrivée de l’illustre prédicateur. Monsieur Frémyot et les Dijonnais ne tarissent pas d’éloges : « Quel prédicateur extraordinaire ! »

Un personnage de grande réputation du parlement de Dijon exprime son opinion :

« Monsieur de Genève ne m’a fait qu’un seul mal dont je ne me guérirai jamais.

– Lequel ? demande-t-on, étonnés.

– Il m’a si bien contenté par ses belles et doctes prédications qu’il m’a enlevé le goût pour tous les autres prédicateurs ! »

Parmi les invités, trois dames ne connaissent pas le prélat et désirent en savoir davantage. Il s’agit de Jeanne de Chantal, ainsi que deux sœurs, toutes deux amies de la baronne : Marie Bourgeois de Crépy, épouse du président Brûlart, et Rose, abbesse du monastère bénédictin quelque peu mitigé du Puits-d’Orbe. Une veuve, une femme mariée, une abbesse... toutes trois ont été intimement touchées par le prédicateur. Elles demandent à l’assistance des renseignements sur lui et les invités dressent alors le curriculum vitæ de François de Sales :

« Ce Savoyard a conquis ses diplômes à Paris et à Padoue.

– Le seigneur de Boisy son père avait déjà organisé l’avenir de son fils aîné et il n’était pas question de carrière ecclésiastique. »

Tout était prêt, signé : une carrière assurée de sénateur, le domaine rural de Villaroget et même une fiancée !

« Ce n’est qu’à la suite d’une pieuse conspiration auprès de sa Sainteté, explique Bénigne Frémyot à sa fille Jeanne de Chantal, que François reçut la bulle pontificale le nommant prévôt du chapitre de Genève exilé à Annecy. »

À ce prix, monsieur de Boisy dut s’incliner.

« Son discours inaugural, ajoute une autre, est célèbre. »

Ce “ discours programme ”, notre saint le prononça quelques jours après Noël 1593, lors de la cérémonie de son installation comme prévôt. C’est un véritable appel aux armes et le chœur rapporte cette harangue qui sonne comme un cliquetis d’épée :

« Que ferons-nous, chanoines de Genève ? Nous reconquerrons notre ville perdue. Comment ? C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. »

Notre Père commente ce discours : « Le grand combat qu’il faut livrer, c’est contre soi-même. Or, c’est bien ce que notre saint François va dire à tous ces chanoines qui ne sont pas tous de bonnes vie et mœurs. Reconquérir Genève ? Eh bien, nous allons le faire, levons-nous pour la Croisade et commençons donc par nous réformer » (S 127, 3e conférence).

C’est aussi la pensée des hérétiques à convertir qui l’obsédait, plus que la récupération des biens spoliés qui pouvait effleurer l’esprit de ces « vénérables chanoines ». Il parlait de reprendre Genève au spirituel, car Genève était le symbole du protestantisme en même temps que sa capitale. Il fallait reprendre possession de l’âme des protestants et annuler l’œuvre funeste de Calvin, mais cela ne se ferait pas sans sainteté.

« Et il est passé à l’acte en devenant l’apôtre du Chablais. »

Quelle épopée que cette mission au Chablais ! L’ardent apôtre établit son quartier général à la forteresse des Allinges et, chaque matin après sa messe, il descendait à Thonon, la capitale de cette région, où les protestants étaient maîtres des lieux.

Mis à part quelques catholiques apeurés, il ne put atteindre les protestants, car les ministres interdisaient tout contact avec le missionnaire. François eut donc l’idée de pénétrer dans toutes les maisons par le moyen de lettres de controverse qu’il glissait sous les portes. La vérité put ainsi atteindre toutes les âmes.

Pour saint François de Sales, les protestants sont des rebelles qui tyrannisent le peuple, et le pouvoir catholique a le devoir de les chasser par la force. Mais comme la force n’était pas toujours disponible et qu’elle ne suffisait pas pour toucher les âmes, François eut sa manière propre de s’adresser aux protestants : avec charité et respect, douceur et patience, tablant sur la grâce du baptême qui était, quand même, en eux, même si elle était liée par l’hérésie, et la réveillant par la prédication.

Après deux ans de labeur ingrat, des conversions retentissantes amorcèrent le retour du Chablais dans le giron de l’unique Église. Aidé par des missionnaires, dont le Père Chérubin, François organisa à Annemasse, puis, l’année suivante, à Thonon même, “ les Quarante Heures ”. Ce fut un triomphe tout à l’honneur de la Sainte Eucharistie. Au cours de ces cérémonies, il y avait tant d’abjurations qu’on finit par ne plus inscrire que les chefs de famille : en onze jours, on inscrivit deux mille trois cents noms !

Le doux François de Sales se montra un athlète, un apôtre intrépide et courageux, à qui rien ne coûtait pour gagner les âmes. Accueilli au Chablais par vingt familles catholiques, il en repartait ne laissant que vingt familles encore protestantes.

Nous pourrions nous étendre davantage, mais monsieur Frémyot nous en détourne : « Monseigneur arrive ! » Quelques bribes de mélodie en triolets anticipent la musique joyeuse de l’entrée de Monseigneur, et surtout de la “ sainte rencontre ”.

André Frémyot, tout nouvellement sacré évêque, entre accompagné de saint François de Sales. N’étaient-ils pas en conflit, l’un avec l’autre ? Un sourire de notre saint fit céder le jeune archevêque qui, soit dit en passant, était dans son tort. Le Bon Dieu a fait là une belle mise en scène ! Mgr Frémyot présente l’illustre prédicateur à l’assemblée et la musique joyeuse en 6/8 éclate. Tandis que les invités s’animent et se réjouissent, saint François et sainte Jeanne se voient et se retrouvent. Oui, se retrouvent, car l’un et l’autre s’étaient reconnus au cours du sermon de la messe. Tous deux chantent alors en duo, chacun en aparté :

« C’est lui ! – C’est elle ! Nul doute, que Dieu m’a fait voir. C’est elle ! – C’est lui ! Que j’ai vu dans mon songe... »

Comme sainte Jeanne de Chantal a vu saint François de Sales, lui aussi l’a vue. Alors qu’il préparait ses prédications chez sa mère à Sales, un matin, après la messe, « il fut ravi en extase, raconte Mgr Charles-Auguste de Sales, son neveu, troisième successeur et premier biographe, et des yeux de l’esprit vit des choses merveilleuses, principalement qu’il serait fondateur et instituteur d’un ordre de religieuses ; lui furent montrés les fantômes ou idées des principales personnes par lesquelles cet ordre devait prendre son commencement. » Il aperçut à côté de lui, « une femme au visage grave et pudique », une veuve vêtue de noir.

Cette femme était maintenant devant lui ! Notre Père fait une amusante restitution psychologique de l’événement : « Ils ne se connaissent pas, ils se connaissent de la veille parce qu’elle a écouté un de ses sermons. Mais pour l’intérieur des cœurs, ils se connaissent très bien puisque l’une a vu l’autre et l’autre a vu l’une en vision, c’est quelque chose ! Alors saint François n’a pas besoin de faire de grands discours, il connaît cet être parfaitement ; dès qu’il la voit, c’est elle, c’est une envoyée de Dieu pour faire une œuvre. Il est en admiration, à genoux devant elle pour ainsi dire ! Mais il ne peut pas lui dire, ni lui montrer. Et elle, de même. Que fait-on dans des cas comme cela ? Des petites choses... »

Soudain, un invité intervient, brisant la suspension du temps :

« Monseigneur, de ma vie je n’avais tant pleuré.

– Nous ne devons pas nous contenter de cette rosée, mais il nous faut porter les fruits de salut de notre terre ainsi arrosée. »

Avec quel tact il sait faire la leçon ! Le haut magistrat ainsi repris témoigna qu’il comprit que Mgr de Sales « connaissait surnaturellement son faible », et il se promit de rompre avec certaines occasions de pécher. Aussitôt, les deux sœurs emboîtent le pas dans les compliments ; d’abord l’abbesse, un peu hautaine : « Merci, monseigneur, pour vos instructions. » Puis sa sœur, enthousiaste : « Elles jaillissent du cœur d’un saint ! » Saint François, toujours plaisant, décoche à cette flatterie un petit jeu de mots qu’il affectionne : « La canonisation des saints ne vous appartient pas, madame. Je suis plus feint que saint. » À l’époque, l’f et l’s s’écrivaient sensiblement de la même façon.

Cependant, le cœur du prélat, on le devine bien, était tout porté vers cette « femme au visage grave et pudique ». Se tournant vers le jeune archevêque André Frémyot, il demande : « Dites-moi, je vous supplie [il ne cache pas un certain empressement !], quelle est cette jeune dame, vêtue en veuve, qui se met juste devant moi au sermon et qui écoute la parole de vérité si attentivement ? »

La première fois que la baronne de Chantal vit le saint évêque en chaire, le 5 mars 1604, vendredi après les cendres, en la Sainte-Chapelle du palais ducal de Dijon, elle reconnut aussitôt l’homme que Dieu lui destinait pour directeur. Tous les jours, elle fit mettre son siège en face de la chaire du prédicateur pour le voir et entendre mieux. Et la question de saint François indique que lui-même avait remarqué cette veuve parmi toutes les autres dames.

À la question de l’évêque de Genève, le jeune archevêque répond tout naïvement : « Mais, c’est ma sœur !

– Oh bien ! s’écrie notre saint, je suis extrêmement aise qu’elle soit votre sœur ! »

Voyant un tel intérêt, Mgr Frémyot s’empresse de faire les présentations. François va enfin connaître l’identité de cette veuve... qu’il a déjà vue !

« Monseigneur, voici Jeanne-Françoise Frémyot, veuve de monsieur Christophe Rabutin, baron de Chantal. »

Puis s’adressant à sa sœur : « Ma sœur, je vous présente notre illustre prédicateur, monsieur François de Sales, prince-évêque de Genève. »

Saint François de Sales engage la conversation avec simplicité : « Ce sont vos enfants ?

– Oui, monseigneur, répond-elle, puis elle les lui présente : Celse-Bénigne, Marie-Aimée, Françoise et la petite Charlotte.

– Que voilà de beaux enfants, poursuit notre saint. Madame, avez-vous dessein de vous remarier ?

– Non, monseigneur.

– Eh bien ! il faudrait mettre bas l’enseigne. »

« Quand une taverne, explique notre Père, cessait de faire ce métier-là, on ôtait l’enseigne. Que notre sainte ôte donc ses petits colifichets qui semblent dire que... » Alors que notre saint sait très bien qu’elle est destinée à la vie religieuse, il l’a vu en songe. Au tableau suivant, ces modestes parures auront disparu. Une autre fois, il lui dit : « Votre collet laisserait-il d’être bien attaché si cette invention [des glands ornementaux] n’était pas au bout du cordon ? » Elle saisit une paire de ciseaux et les coupa aussitôt. Un biographe que cite notre Père, Maurice Henry-Coüannier, commente ainsi ce petit fait : « Sans doute, on souhaiterait, au lieu de ces mots sans éclat et d’une familiarité qui surprend, un noble dialogue sur le néant du monde ou sur les oraisons mystiques. [C’est ici que François est tout à fait extraordinaire :] Mais François plaçait plus haut que tout les simples vertus de douceur et d’humble docilité ; d’après celles-là, il appréciait une âme. Ce coup de ciseaux lui montrait Madame de Chantal plus à fond que bien des discours. »

Le petit frère de Jeanne-Françoise – qui débarque dans cette histoire commencée bien avant cette rencontre ! – tente de défendre sa sœur devant une injonction qui peut paraître brutale, mais Jeanne a parfaitement compris le message : « Oh ! Excellence, auriez-vous la bonté de m’entendre en confession ? J’en éprouve un si grand désir. »

François de Sales agit ici en directeur spirituel. Le désir qu’il voit chez cette jeune femme correspond au sien et à ce que semble vouloir Dieu, mais l’empressement n’est pas ami de la prudence et dans ces questions si délicates, il faut poser des délais. Pour marquer une certaine distance, il dit plaisamment à Mgr Frémyot : « Hé ! que les femmes ont souvent des curiosités inutiles ! Mais il ajoute après un instant : Néanmoins, je vous l’accorderai bientôt... »

Nous sommes au début du carême et la première confession si désirée ne fut accordée que pendant la semaine sainte. Tous les jours pendant quarante jours, Madame de Chantal « mourait d’envie », selon son expression, d’ouvrir son âme à cet homme de Dieu...

L’intervention du président Frémyot, rejoignant ses enfants, vient mettre fin à ce dialogue : « Monsieur de Sales, jusques à quand resterez-vous parmi nous ?

– Je pense quitter Dijon dès le mardi de Pâques.

– Si tôt ? chante ensemble la famille Frémyot.

 Peut-être prolongerai-je jusqu’au dimanche de la Quasimodo. »

Monseigneur fut contraint par les Dijonnais de poursuivre son séjour jusqu’à cette date. Il avait littéralement séduit la ville. Guillelmine Taboureau, une parente des Frémyot, interroge avec inquiétude : « Vous allez donc nous quitter ?

– Bien que je n’aie jamais rencontré un si bon et si gracieux peuple, je me dois à ma chère diocèse. » Comme un époux à son épouse, dira-t-il aussi, et la comparaison est d’autant plus parlante que “ diocèse ” était féminin à l’époque.

Le petit fait qui suit prouve assez l’affection de ce « gracieux peuple ». Il eut lieu, en réalité, le jour du départ. Mgr Francis Trochu le rapporte dans sa biographie de notre saint : « Dès que parut le prince-évêque, on se précipita pour recevoir sa bénédiction et, si possible, baiser sa main une fois encore ; puis, spontanément, il se produisit de ces mots et de ces gestes irréfléchis par lesquels se traduisent d’ordinaire les émotions violentes et les enthousiasmes des foules. On pleure, on crie, on veut empêcher que Mgr de Sales s’en aille. » Au premier rang, « une dame de qualité qu’on appelait Guillelmine Taboureau, s’exclame : “ Oh ! le grand larron, mon Dieu ! ” Plusieurs, ne comprenant pas, protestent, mais dame Taboureau s’explique : “ Eh ! ne voyez-vous pas combien de cœurs il emportera ! Oh ! le grand larron, mon Dieu ! ” » (Francis Trochu, Saint François de Sales, tome II, p. 131)

Toute l’assistance répète le mot si vrai de dame Taboureau, tandis que François de Sales, un fin sourire aux lèvres, quitte la scène avec Mgr Frémyot. Le mot était encore plus vrai du cœur de Jeanne-Françoise. La musique reprend l’air de la sainte rencontre, et la baronne chante à part sa prière intime : « Quand le reverrai-je, ô mon Dieu, quand le reverrai-je ? »

Ils attendirent la semaine sainte. Saint François se fit un peu prier, sachant que le temps est un excellent révélateur des œuvres de Dieu. Toutefois, en écoutant la confession de la baronne de Chantal, il sentit l’âme de sa dirigée « se loger intimement dans la sienne » et il vit si clairement comment il fallait la prendre pour la soulever jusqu’à la sainteté, qu’il ne douta plus que Dieu la lui confiait. Madame de Chantal, quant à elle, pensait entendre un ange du Ciel : « Je ne pouvais retirer mes yeux de dessus lui, tant ses paroles et ses actions saintes me tiraient à l’admiration. »

Madame de Chantal assista au départ les yeux noyés de larmes et Mgr de Sales partit « l’esprit plein de Madame de Chantal », à tel point qu’à la première dînée, il fit expédier ce billet à notre sainte : « Dieu, ce me semble, m’a donné à vous. Je m’en assure toutes les heures plus fort. C’est tout ce que je puis vous dire. Recommandez-moi à votre bon ange. »

Après avoir fait le récit de cette sainte rencontre, notre Père établit une première conclusion : « C’est vraiment un amour surprenant par sa soudaineté, sa force, sa sainteté, sa pureté positive angélique, divine. Cette rencontre est comme la célébration d’un mariage dont Dieu serait l’instigateur, le gracieux organisateur et donateur, le ministre. Ils entrent tous les deux dans cette alliance, François lui-même dira ce mot d’alliance. C’est une alliance préméditée par Dieu. Ils ont été comme des fiancés prévenus par leurs parents de l’homme ou la femme qui leur serait désigné. Quand ils se rencontrent, c’est un “ oui ” sans réserve qu’ils se disent l’un à l’autre parce que cela vient de Dieu. Ils vont à l’extrême de l’union des cœurs, des esprits et des œuvres. Jésus a pris tout de notre condition humaine, sauf le péché, disait saint Paul ; de même, je dirai qu’ils se donnent l’un à l’autre en tout sauf le péché, bien évidemment, car tous les deux veulent complaire à Dieu souverainement. » (S 127, 7e conférence)

QUATRIÈME TABLEAU : 
LES PÈLERINS DE SAINT-CLAUDE

François de Sales, Madame de Boisy sa mère, Jeanne de Sales sa petite sœur, ainsi que Madame de Chantal avec l’abbesse du Puits-d’Orbe et Marie Brûlart en pèlerinage à l’abbaye de Saint-Claude.

Nos deux saints ne se retrouvèrent que les 24 et 25 août 1604, à l’abbaye de Saint-Claude, près de Besançon.

Un jour que saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal étaient à la même table lors d’un repas servi chez les Frémyot pendant le carême, la baronne exprima son désir de faire le pèlerinage, célèbre à l’époque, à Saint-Claude. Ce qu’entendant, l’évêque lui demanda : « Vraiment, si vous m’avertissiez du temps que vous le ferez, je m’essaierai de faire que ma mère accomplisse en même temps le vœu qu’elle fit pour moi, en une maladie que j’eus il y a plusieurs années. » Évidemment, la proposition ne tomba pas dans l’oreille d’une sourde, et la baronne mit tout en œuvre pour organiser ces retrouvailles. Par respect des convenances, Monseigneur pressa Madame de Chantal d’inviter ses deux amies, la présidente Brûlart et l’abbesse du Puits-d’Orbe, à se joindre au voyage, ce qu’elles acceptèrent volontiers.

La joyeuse troupe de nos pèlerins fait son entrée, sur un petit air léger et enjoué, nos trois Dijonnaises accompagnant l’évêque de Genève, sa vénérable mère Françoise de Boisy et Jeanne de Sales, la benjamine âgée de onze ans. Les trois dames remercient l’évêque pour son invitation. Ce dernier leur explique ce que nous avons déjà dit : « Madame ma mère devait rendre un vœu au saint évêque de Besançon. » Sa mère renchérit : « Et abbé de ce monastère qui prit son nom : Saint-Claude. »

À cet instant, le nom du saint abbé bouleverse Madame de Chantal. N’avait-elle pas reçu révélation qu’elle n’entrerait jamais « au repos des enfants de l’Église que par la porte de Saint-Claude » ? Le chœur nous le rappelle... c’était donc le commencement de la réalisation de cette promesse. La petite Jeanne, primesautière, demande à sa mère d’aller visiter « l’église et la porte de l’Horloge ». Saint François de Sales les y engage, car il doit traiter avec Madame de Chantal.

Les deux groupes de pèlerins s’étaient déjà retrouvés la veille et, les heures étant comptées, le prélat avait entendu la baronne en direction. Il se contenta de l’écouter et remit sa réponse au lendemain. La baronne chante, mi-suppliante, mi-craintive : « Prendrez-vous soin de mon âme, monseigneur ?

– Je n’ai point dormi. J’ai travaillé toute la nuit à votre affaire. J’ai beaucoup prié et réfléchi, poursuit-il, maintenant je vois clair. » Les violons, tout en retenue, cèdent la place à la flûte et au petit air léger. « C’est la volonté de Dieu que je me charge de votre conduite spirituelle et que vous suiviez mes avis. Il n’y a plus de scrupules à avoir... »

Car la pauvre baronne en avait ! La malheureuse était dirigée par un prêtre qui fut un véritable tyran. Il lui avait fait prononcer quatre vœux en pleine contravention avec les lois de l’Église : « Le premier, qu’elle lui obéirait ; le second, qu’elle ne le changerait jamais ; le troisième, de lui garder fidélité du secret en ce qu’il lui dirait ; le quatrième, de ne conférer de son intérieur qu’avec lui. » Saint François déclara, à Saint-Claude, que ces vœux exorbitants « ne valaient rien qu’à détruire la paix d’une conscience » et, de par son pouvoir épiscopal, en releva Madame de Chantal. Quelle libération ! Certainement, celui-là était « le guide bien-aimé de Dieu et des hommes » ! Elle s’exclame alors, soutenue par l’orchestre : « Oh ! monseigneur, mon Père, c’est entre vos mains que je remets ma conscience. »

Du reste de l’entretien de Saint-Claude, nous n’avons nulle trace. Toutefois, après ce pèlerinage, saint François de Sales rédigea le 14 octobre 1604 une longue lettre à sa nouvelle dirigée, qui se voulait être un approfondissement de ce qui avait été dit à Saint-Claude. C’est donc dans cette admirable lettre de direction que nous puisons les quelques éléments qui suivent.

Présentant à la baronne un petit écrit, saint François lui dit : « Voici un règlement de vie que j’ai rédigé pour vous, dont la règle générale est celle-ci : »

Le chœur proclame cette “ règle générale ” qui sera répétée trois fois dans cette scène : « Il faut tout faire par amour et rien par force ; il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance. »

Toute la direction salésienne est résumée dans cette maxime... à condition d’être bien comprise ! Cela veut dire : faites le bien par amour au point que la force soit inutile.

Dans sa retraite de 1977, L’amour de Dieu selon saint François de Sales (S 35), notre Père explique : « Le cœur qui aime Dieu n’éprouve pas de mal à pratiquer les commandements et s’il y éprouve de la peine et du travail, il aime cette peine, selon la parole de saint Augustin que saint François aime tellement qu’il la cite souvent : “ Quand on aime, on n’a pas de peine ; et si on peine, on aime sa peine. ” Pourquoi ? Parce qu’il voit Dieu dans son commandement. »

Que notre intention soit toujours d’aimer Dieu et de le servir. Notre saint ajoute une deuxième partie : « Il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance. » Cette phrase est pour Madame de Chantal, âme soucieuse de plaire à Dieu mais aussi sujette au scrupule... saint François de Sales veut montrer à sa dirigée que l’obéissance ne doit pas être servile, mais pleine d’amour. L’obéissance n’ajoute rien à l’amour, expliquera-t-il dans son Traité de l’amour de Dieu, mais c’est l’amour par lequel nous obéissons qui transfigure l’obéissance et lui donne sa vertu.

Précisément, notre saint poursuivait ainsi sa lettre du 14 octobre : « Je vous laisse l’esprit de liberté, non pas celui qui forclôt l’obéissance [qui exclut l’obéissance], car c’est la liberté de la chair [autrement dit la liberté révolutionnaire] ; mais celui qui forclôt la contrainte et le scrupule ou empressement. »

Saint François ne reste jamais dans le vague. Il donne à Jeanne-Françoise (et à nous aussi !) deux exemples pratiques.

Elle lui soumet sa principale difficulté : « Mais lorsque l’ennemi m’assaille de tentations contre l’Église, mon cœur en demeure tout pétrifié... » Elle subissait d’affreuses tentations contre la foi et l’Église, au point d’en « perdre l’esprit ». Que faire dans ces moments terribles ?

« Il faut ne disputer ni peu ni prou pourvu que l’ennemi n’entre point, il n’importe. »

« Tenez-vous bien fermée dedans, ajoutait-il et n’ouvrez nullement la porte, ni pour voir qui c’est ni pour chasser cet importun [...]. C’est un très bon signe que l’ennemi batte et tempête à la porte, car c’est signe qu’il n’a pas ce qu’il veut. S’il l’avait eu, il ne crierait plus ; il entrerait et s’arrêterait. » C’est bien utile à savoir pour tenir ferme contre la tentation ! Cette passivité se double cependant d’une action : « Revanchez-vous avec des affections et non pas avec des raisons. »

Lorsque le démon attaque l’intelligence, au lieu de discuter avec lui pour voir s’il a raison ou tort ou pour le convaincre qu’il a tort, on ferme la porte et on sort par une autre, celle de la volonté, pour lui faire une bonne charge en criant avec le chœur et les trompettes : « Vive Jésus en qui je crois ! Vive l’Église à laquelle j’adhère ! » Et notre saint d’allonger la liste de ces cris de guerre : « Ah, traître ! Ah, malheureux ! tu as laissé l’Église des Anges et tu veux que je laisse celle des Saints ! Déloyal, infidèle, perfide ! » Il faut batailler contre le démon de tout son cœur et non pas avec son intelligence. Ensuite, on ajoute des actes de foi, d’espérance et de charité, protestant de notre attachement à Jésus et Marie.

« Voyant qu’il vous donne sujet d’exercer mille affections vertueuses, l’ennemi vous laissera en fin finale. » Vaincu par l’amour ! Le chœur répète avec l’ensemble des cordes : « Il faut tout faire par amour et rien par force ; il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance. »

Second exemple : « Que votre cœur ne s’attache pas à ce qu’il fait, afin d’être tout disponible au bon plaisir de Dieu qui se manifeste en toutes les choses qui arrivent contre notre inclination. »

Cette phrase est un résumé de « l’esprit de liberté des enfants bien-aimés » que François de Sales veut voir pratiqué par sa dirigée. Cette liberté est, écrit-il dans sa lettre du 14 octobre 1604, « un désengagement du cœur chrétien de toutes choses, pour suivre la volonté de Dieu reconnue ». Cette souveraine liberté du cœur par rapport à ce qu’il fait lui donne « une grande suavité d’esprit, une grande douceur et condescendance à tout ce qui n’est pas péché ou danger de péché » et rend notre esprit « doucement pliable aux actions de toute vertu et charité ». Elle trouve à s’exercer dans « toutes les choses qui arrivent contre notre inclination ; quiconque n’est pas engagé en ses inclinations ne s’impatiente pas quand elles sont diverties ».

Madame de Chantal était trop scrupuleuse dans ses exercices de piété en pensant qu’ils devaient passer avant tout, même au détriment de la charité. C’est ce que son nouveau directeur désire voir changer en elle. Cette servitude de l’obéissance manquait d’amour, d’où la deuxième partie de la “ règle générale ” : « Il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance. » La baronne craignait de désobéir à Dieu en laissant ses trois heures d’oraison prescrites pour vaquer à son devoir d’état. Là n’est pas la véritable obéissance, répond saint François de Sales. « Si vous aimez bien fort l’obéissance et la soumission, je veux que s’il vous vient occasion juste et charitable de laisser vos exercices, ce vous soit une espèce d’obéissance, et que ce manquement soit suppléé par l’amour. »

« Voilà qui est difficile à ma nature vive, mon Père, mais je m’y efforcerai.

– Oh ! ma fille, chante-t-il sur une mélodie enlevée et rythmée par les pizzicatos des cordes, sans contrainte ni scrupule, il faut y aller rondement, franchement, naïvement, à la vieille française, à la bonne foi, grosso modo. »

Après cette énumération toute salésienne, le chœur chante pour la troisième fois, afin de bien nous la mettre dans la tête, la “ règle générale ”.

Puis, le saint prélat entre dans des considérations plus intimes : « Ma chère fille, depuis votre première confession, Dieu vous logea dans mon cœur d’une manière extraordinaire. »

Jeanne-Françoise répond aussitôt, sûre d’y voir enfin la pleine réalisation de ses songes : « Et moi, mon Père ! Je suis entrée dans le repos intérieur des enfants de l’Église. »

L’union de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal, instituée par Dieu lui-même sans que l’homme y ait apporté la moindre volonté, est tout simplement inouïe. Parce que c’est Dieu qui a tout fait et tout conduit, cet événement, qui ne concerne pourtant que ces deux cœurs, prend vraiment le caractère d’une révélation divine donnée pour le bien de l’Église entière dans les derniers temps.

Il a fallu un abbé de Nantes pour percer le mystère de cette histoire merveilleuse. Il demande : « Serait-ce un genre de nouvel Adam, d’image, de figuration de Jésus-Christ et de sa nouvelle Ève, Marie ? Pour nous faire comprendre quoi ? Ces deux instruments, François de Sales et Jeanne de Chantal, sont portés à un haut degré de vertus acquises, naturelles, morales, surnaturelles et théologales ; ils sont saisis par l’Esprit-Saint pour faire une œuvre nouvelle, l’œuvre d’un homme sanctifié, devenu un autre Christ, pour une femme, bien sainte et servante du Seigneur, appelée à devenir sa compagne, son aide pour lui donner Dieu et en recevoir sa fécondité virginale : nouvelle Ève, autre incarnation de la bienheureuse Vierge Marie. » (S 127, 9e conférence)

Pour clore l’entretien, saint François de Sales chante le souhait qu’il écrivit à la fin de sa lettre du 14 octobre : « Allons ! Dieu soit votre cœur, votre esprit, votre âme, ma très chère sœur, et je suis en ses entrailles. »

Stupéfiante expression ! « Ils se perdent, explique encore notre Père, dans un amour qui est un amour divin, ils ont conscience qu’ils sont dans les entrailles du Père Céleste. Ils osent ce mot : leurs deux cœurs s’unissent dans le Père Céleste, dans ses entrailles, en Jésus et Marie. Donc, c’est un amour du prochain qui est tout entier baignant, enfermé dans l’amour divin, dans l’amour que les Personnes divines se portent les unes aux autres, l’une à l’autre, et portent à la Sainte Vierge [...]. Leur amour mutuel étant en Dieu, étant un amour divin – propos très important que j’ose ajouter [et c’est la clef !] –, il n’est pas un moyen, il est une fin. Saint François n’aime ni cette épouse spirituelle, si l’on peut dire, ni les enfants de cette épouse spirituelle, ni les parents, grands-parents, ni les pauvres, par amour du prochain, consenti pour l’amour de Dieu et pour mériter le Ciel, cet amour du prochain, c’est déjà Dieu. Il n’y a donc pas de limite ! » (ibid.)

Le chœur entonne alors cet admirable vœu qu’on retrouve plusieurs fois dans la correspondance de nos saints, aux variantes aussi diverses que leur amour est riche : « Jésus et Marie soient à jamais au milieu de notre unique cœur ! »

CINQUIÈME TABLEAU : 
LA RETRAITE AU CHÂTEAU DE SALES

Retraite au château de Sales. « Je vous quitte, ma sœur. Vivez joyeuse et soyez généreuse. Dieu que nous aimons et à qui nous sommes voués, nous veut en cette sorte-là. »

Saint François de Sales était un évêque parfait, mais Dieu voulait davantage de lui et ce grand “ Unisseur des âmes ” lui a donné une médiatrice en la personne de Jeanne de Chantal.

Il s’appliqua à sa direction spirituelle avec une assiduité qui nous étonne. Il la guida, non seulement sur la voie de la vertu, mais sur la voie que Dieu avait tracée pour elle, qu’il connaissait par révélation, en la détournant des précipices et influences qui la menaçaient. Il le fit avec un dévouement parfait jusqu’à lui écrire tous les huit jours.

Et le diocèse n’y perdait rien ! À partir du moment où Madame de Chantal se trouva auprès de lui par le cœur, saint François de Sales reprit son ministère avec une joie, une assurance que lui donnait sa dirigée parce qu’en lui écrivant, il trouvait dans le cœur de Jeanne de Chantal un écho à ses efforts, à ses consolations et à ses difficultés. Il lui donna des conseils et elle le soutint de tout son amour, de ses prières.

À partir de 1604, son apostolat connut une nouveauté absolue. Il savait maintenant d’expérience ce qu’était l’Amour divin pour sa créature et l’amour de la créature pour son Dieu. Dès ce moment, il sentit qu’il n’avait qu’à ouvrir les yeux, la bouche et les mains pour que l’Amour de Dieu se répande dans les cœurs. C’est tout à fait l’image du Cœur à Cœur de Jésus et Marie.

Pendant huit ans, le saint prélat prodigua à la baronne des conseils de vie spirituelle ou temporelle et cette direction préparait saint François à rédiger son maître livre : L’Introduction à la Vie dévote. Ce chef-d’œuvre est un fruit surnaturel de ce qu’il a vécu auprès de Jeanne de Chantal. Dieu lui avait donné une coopératrice, une inspiratrice ; il n’avait qu’à faire auprès des autres âmes ce qu’il faisait avec Madame de Chantal, par ordre de Dieu.

Sœur Camille présente ainsi ce “ pauvre petit livre ” à toute âme bien disposée : « C’est un dialogue entre saint François de Sales et vous-même... qui voulez aimer Dieu, qui êtes donc cette “ Philothée ” : vous êtes mariée, vous n’êtes pas mariée, peu importe. Vous êtes un cœur assoiffé d’amour et justement, moi, dit François de Sales, de l’amour j’en ai à déborder et je veux allumer en vous le feu de la vraie dévotion. Avant tout, pour ne pas tomber dans l’illusion, prenez un directeur, attachez-vous à votre père spirituel. Ensuite, allez à la source : l’oraison, la communion fréquente. Enfin, il n’est pas nécessaire d’être veuve et dans le cloître pour prétendre à l’amour de Dieu ! Il y a une chasteté, une perfection dans la vie conjugale et quelles que soient les occupations de votre devoir d’état. Dieu ne veut en vous que l’amour : votre cœur, Dieu l’attend ! » (PC 58. 3)

Outre l’abondante correspondance, Jeanne-Françoise désirait revoir et parler à Monseigneur. Elle sollicita une nouvelle audience. François de Sales l’invita donc chez sa mère, pour une retraite, du 22 au 28 mai 1605. Elle fit trois retraites de ce genre entre 1604 et 1610, et le cinquième tableau rassemble en un seul bouquet les plus belles fleurs de tous ces entretiens entre le prélat et la baronne.

Une courte introduction aux violons fait entendre une mélodie qui sera chantée plus loin par notre saint docteur. Saint François de Sales, accompagné de sa mère et de sa petite sœur, reçoit au château de Sales sainte Jeanne-Françoise qui remercie de l’accueil. La petite Jeanne, vive et affectueuse, précise : « Nous avons tout fait pour que votre retraite à Thorens [le château de Sales se trouve au village de Thorens] vous soit agréable. »

Madame de Boisy ajoute : « Depuis que mon cher fils a fait votre connaissance, vous êtes l’enfant de la maison. » Et les trois ensemble répètent cette dernière affirmation tant elle est vraie. L’évêque avait choisi le château de Sales pour la retraite de Madame de Chantal parce qu’il connaissait l’amitié qui liait sa dirigée et sa mère depuis le pèlerinage à Saint-Claude. Les deux femmes s’étaient parfaitement comprises et entre elles régnait une confiance mutuelle. Lorsque Madame de Boisy voulut faire sortir sa petite Jeanne du nid familial, elle la confia aux bénédictines du Puits-d’Orbe ; mais lorsqu’on s’aperçut que l’enfant s’y ennuyait mortellement, c’est la baronne qui la reçut avec joie, à Monthelon, au plus grand plaisir des petits Chantal. C’est entre les bras de sainte Jeanne-Françoise et veillée par elle que la petite sœur chérie mourut, à l’âge de quatorze ans, le 8 octobre 1607.

Madame de Boisy sait bien cependant que son amie ne vient pas pour des mondanités, mais pour une retraite spirituelle et elle ajoute, énergique, à l’adresse de sa petite dernière : « Allons, Jeannette, laissons notre chère fille avec monseigneur. Elle est davantage ici pour lui que pour nous. » Et, après une bise de Jeannette à celle qui deviendra sa seconde mère, Madame de Boisy et sa fille quittent nos deux saints.

Pendant ces entretiens, saint François de Sales prépara sa dirigée à une décision. En effet, depuis sa vision contemplée dans ce même château, quelques années auparavant, saint François savait les desseins de Dieu sur elle. Il sonde donc sainte Jeanne de Chantal pour savoir si elle est prête à répondre à la grâce.

« Eh bien ! ma fille, c’est donc tout de bon que vous voulez servir à Jésus-Christ ?

– Tout de bon.

– Donc, vous vous dédiez toute au pur amour ?

– Toute, afin qu’il me consume et me transforme en soi.

– Ma fille, vous ne voulez donc que Dieu ?

– Je ne veux que lui pour le temps et l’éternité. »

Monseigneur, que la vue de cette âme avide de sainteté remplit de joie, s’écrie : « Oh ! ma fille, ma fille, il tombe bien de l’eau. » Dans son langage imagé, notre saint aimait comparer la grâce et les faveurs divines à la pluie... mais Madame de Chantal, ne saisissant pas l’allusion et sans même jeter un regard à l’extérieur pour apercevoir le soleil qui dardait de tous ses rayons, répond vivement, presque contrariée : « Laissons pleuvoir, mon Père, laissons pleuvoir. » Quelle idée d’interrompre un si doux entretien par une pensée si banale !... Que c’est charmant ! Le prélat sourit et l’écoute, tandis que les violons soutiennent l’ardeur de sa “ Philotée ” :

« Ah ! que j’ai de véhéments désirs de servir Dieu sans obstacle ! Hé, mon Père, ne m’arracherez-vous pas au monde et à moi-même ?

– Oui, un jour vous quitterez toutes choses, vous viendrez à moi et je vous mettrai dans un total dépouillement de tout pour Dieu.

– Comment mon Père ? »

Changement de ton, de mesure et de rythme, figurant l’enthousiasme du saint sur le point de répondre à la vocation qui lui fut signifiée d’En-Haut : « Il y a quelques années que Dieu m’a communiqué quelque chose pour une manière de vie, mais je ne vous le veux dire d’un an.

– Je suis résolue à vous obéir. »

Elle n’insiste pas. Saint François de Sales conclut l’entretien par le souhait final de la lettre qu’il lui écrivit après la première retraite : « Je vous quitte ma sœur. Vivez joyeuse et soyez généreuse. Dieu que nous aimons et à qui nous sommes voués, nous veut en cette sorte-là. »

Saint François de Sales laisse sa dirigée vaquer à ses saintes pensées. Quelles sont-elles ? Elle les a rapportées elle-même : « Le peu de jours que je demeurai avec cet homme de Dieu me furent de grandes bénédictions ; mon âme en son intime ne sentait point de désir volontaire que celui d’obéir à la volonté de Dieu, que je voulais uniquement apprendre par la voix du saint homme qu’il m’avait donné pour ma conduite et je disais... » La baronne, seule sur scène, chante sa prière en dialogue avec le violon et la flûte : « Mon Souverain Seigneur, je ne mérite pas que vous me parliez, mais je crois fermement qu’en écoutant votre serviteur, je vous écoute. »

Elle ajoutait : « Je voyais Dieu habiter en ce pasteur avec une telle plénitude que je ne le regardais jamais que je sache, sans quelques mouvements de la divine Présence. »

Ces entretiens produisirent de grands fruits. Si près de sa dirigée, le saint prélat avait pu pénétrer à fond cette âme exceptionnelle, lui faisant voir toutes les petites imperfections qu’elle devait corriger, mais surtout, en lui enseignant comment marcher sur la voie de l’amour. À peine fut-elle rentrée à Monthelon, tout le monde s’aperçut de la transformation. Les domestiques surtout : « Le premier conducteur de Madame, disaient-ils, ne la faisait prier que trois fois le jour, et nous en étions tous ennuyés ; mais monseigneur de Genève la fait prier à toutes les heures du jour, et cela n’incommode personne ! » Elle était déjà charitable envers les pauvres, elle poussait maintenant son dévouement jusqu’à l’héroïsme. La châtelaine se précipitait au chevet des mourants, sans craindre la contagion possible. Un jour, elle fut atteinte par une virulente dysenterie ; un vœu à la Sainte Vierge qu’elle honorait tant la remit sur pied. François de Sales était ravi de tant de progrès. Il lui écrivait, le 28 juin 1605 :  « Je vous chéris et honore de tout mon cœur pour plusieurs raisons, mais surtout parce que j’espère que Notre-­Seigneur vous veut avoir pour toute sienne. »

Non seulement il « espère » mais il sait ! Un jour, il l’appellera, mais pour l’heure, il voit la main de Dieu façonner l’instrument docile, la collaboratrice sans reproche pour l’œuvre qu’ils auront à accomplir conjointement.

PREMIER INTERMÈDE : 
L’APPEL

C’est après le troisième séjour de Madame de Chantal à Annecy, au printemps 1607, que saint François lui révéla son projet d’une nouvelle congrégation. Aussitôt, Jeanne-Françoise entra dans les vues de son cher Père... mais comment le réaliser ? Il était impensable que la baronne de Chantal quittât Monthelon pour Annecy, pour fonder un nouvel ordre religieux ! La divine Providence veilla à tout.

Les enfants Chantal furent d’abord casés. Les fréquents séjours de la baronne à Annecy, son amitié avec Madame de Boisy et les conseils de saint François de Sales favorisèrent l’union des deux familles : Bernard de Sales, un jeune frère de François, prit pour épouse le 13 octobre 1609 Marie-Aimée de Rabutin-Chantal. Madame de Boisy ne put cependant pas jouir de la présence de sa belle-fille, puisque Marie-Aimée ne rejoignit son mari qu’en mars 1610, et la mère de saint François de Sales avait rendu sa belle âme à Dieu le premier jour de ce même mois. Celse-Bénigne fut accueilli dans la famille Frémyot à Dijon où il poursuivit ses études en vue d’être introduit à la Cour de France. Quant aux deux petites, Françoise et Charlotte, Mgr de Sales ne voyait pas d’inconvénients à ce que Jeanne de Chantal les emmenât avec elle, ne trouvant pas incompatibles les devoirs maternels d’une mère de famille et d’une fondatrice. Elle ne vint toutefois à Annecy qu’avec Françoise, puisque la petite Charlotte mourut d’une fièvre maligne à la veille de son départ.

Restait à arracher, dans toute la force du terme, le consentement de son père qui l’aimait tant, celui de son tyrannique beau-père, et enfin, celui de son frère, l’archevêque de Bourges. Madame de Chantal demeura ferme malgré les multiples objections qui fusaient de toutes parts. François de Sales profita du mariage de Bernard et Marie-Aimée pour plaider de son côté en faveur de sa dirigée... après d’interminables discours, le départ de notre sainte fut fixé au lundi 29 mars 1610.

Trois jours avant la dure séparation, saint François de Sales écrivait à sainte Jeanne-Françoise ce que chante le chœur en guise d’intermède sur une musique paisible et confiante, en si bémol majeur, mais aussi entraînante avec ses sauts de quartes :

« Venez, chère fille, venez ès montagnes ! Que Dieu vous y fasse voir l’Époux sacré qui tressaille ès monts et outrepasse les collines, qui regarde par les fenêtres et à travers le treillis les âmes qu’il aime ! »

Il écrivait au lendemain de l’Annonciation où, à l’époque, on chantait ces versets du Cantique des cantiques dans la liturgie de cette fête : « J’entends mon Bien-Aimé. Voici qu’il arrive, sautant sur les montagnes, bondissant sur les collines [...]. Voilà qu’il se tient derrière notre mur. Il guette par la fenêtre, il épie par le treillis. » (Ct 2, 8-9) Il ajoutait dans sa lettre : « Ah ! que cela fut bien chanté hier en notre église et dans mon cœur ! » Il pensait à l’humble servante du Seigneur qui répondrait bientôt à sa vocation dans un “ fiat ” douloureux, déchirant.

« Ma fille, courage ! » lui écrit-il, car l’heure des séparations fut crucifiante. Coüannier la raconte ainsi : « Le 29 mars, tous ses parents et amis s’assemblèrent chez le Président ; ce dernier ne se montra pas, crainte que ses larmes qu’il ne pouvait retenir ne donnassent licence de faire des lamentations immodérées, car tous pleuraient. Madame de Chantal embrassa chacun sans témoigner aucune mollesse, quoique l’on vît ses yeux nager dans l’eau. Le dernier fut son fils, qui avait alors quatorze ans et qu’elle aimait, si jamais mère aima amoureusement son fils unique. Fou de chagrin, il la suppliait de ne pas partir ; elle, dans le plus affreux déchirement qu’une femme se puisse imposer, parvenait à lui répondre avec l’apparence du calme ; enfin, elle s’arracha à ses bras et voulut gagner la porte ; mais il la devança, se jeta en travers sur le seuil et cria : “ Au moins sera-t-il dit que vous aurez foulé votre enfant aux pieds ! ” Sans hésiter, elle passa par-dessus son corps ; puis, pensant éclater de douleur, elle s’arrêta et laissa libre cours à ses larmes. Le précepteur, qui contemplait avec admiration la force de cette femme, eut peur à ce moment qu’elle ne perdît courage : “ Madame, dit-il, eh quoi ! Les larmes d’un jeune homme pourraient-elles faire brèche à votre constance ? ” Elle parvint à sourire : “ Nullement, dit-elle, mais, que voulez-vous, je suis mère. ” Le Président s’approchait. Ce fut de nouveau la cruelle étreinte, le long entretien ponctué de sanglots ; puis elle se mit à genoux, et quand elle eut reçu sa bénédiction, elle partit rapidement. Monsieur Frémyot ne devait plus la revoir. Elle atteignit Annecy le dimanche des Rameaux. »

Monseigneur l’accueillit en son évêché, ainsi que les deux cofondatrices, Jeanne-Charlotte de Bréchard et Marie-Jacqueline Favre, avec ces mots chantés par le chœur et concluant l’intermède :

« Il faut planter dans notre petit Annecy le germe de notre congrégation, car ce sera un grand arbre qui étendra ses branches par tout le monde. »

Ainsi commence l’histoire de la Visitation Sainte-­Marie.

SIXIÈME TABLEAU : 
L’OBLATION

Dans la chapelle de la Galerie, les trois fondatrices prononcent leur oblation.

Madame de Chantal arriva à Annecy le 4 avril et le noviciat à proprement parler des nouvelles religieuses ne commença que le 6 juin 1610.

« Comme les trois fondatrices formaient un bouquet de fleurs variées ! Avec Madame de Chantal, maintenant Mère de Chantal, il y avait son amie, la disgraciée Charlotte de Bréchard, de noble famille mais maladive et éprouvée incroyablement depuis l’enfance, que Monseigneur avait comblée de joie en l’invitant à “ courir le même prix que Madame de Chantal ” et “ à demeurer en paix, ne pensant plus qu’à bien aimer Celui qui la voulait toute sienne ” ; il y avait la toute jeune et très jolie Jacqueline Favre (fille de son cher ami Antoine Favre) à qui Monseigneur avait recommandé de faire, entre deux pas de danse, “ quelques retours de son esprit vers Dieu ”... Elle le fit et à ce coup-là, elle laissa ses belles robes et la danse pour l’Époux Jésus-Christ. » (sœur Camille de l’Enfant-Jésus, PC 58. 3)

Il y avait enfin la tourière Jacqueline Coste, la sainte servante de l’Écu de France, auberge de Genève, qui avait « des illuminations et mouvements de cœur » pour servir les religieuses que Monseigneur établirait... sans en rien savoir encore !

Les trois fondatrices, et la quatrième, s’installèrent à la maison de la Galerie pour y commencer la vie projetée par saint François de Sales. Pendant cette année de noviciat, Monseigneur se mit à la disposition de ses filles pour leur enseigner, jour après jour, la manière dont elles vivraient. Tout était dans sa pensée ; il s’agissait maintenant de le mettre par écrit. Il établissait ainsi, petit à petit, l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie. L’histoire du nom et du patronage est tout à fait charmante.

Saint François de Sales avait d’abord songé à placer la congrégation naissante sous le vocable de sainte Marthe, car il voulait que ses filles soient charitablement au service des pauvres et des infirmes. Sainte Jeanne de Chantal, sans rien dire, avait accepté ce patronage, mais au fond d’elle-même, elle éprouvait des réticences en constatant que la nouvelle famille religieuse n’était pas assez totalement, même par son titre, sous la protection de la Sainte Vierge. Sans rien proposer et se gardant de toute remarque, elle pria beaucoup pour que Dieu découvrît sa volonté à l’évêque de Genève. Or, un beau matin, Monseigneur, tout joyeux, vint dire à la fondatrice qui ne s’y attendait guère, que le Seigneur lui avait fait changer d’avis et que les sœurs s’appelleraient désormais les Filles de la Visitation. Ce mystère caché, ajoutait-il, n’était pas assez célébré dans l’Église avec solennité : du moins le serait-il en la nouvelle congrégation. On imagine la joie et l’action de grâces de sainte Jeanne ! On touche là l’union de leurs deux cœurs où même les désirs inexprimés sont communiqués d’un cœur à l’autre...

Cette année d’essai se déroula dans cette atmosphère toute surnaturelle. Au jour anniversaire de leur installation à la Galerie, le 6 juin 1611, les trois premières Mères prononcèrent leur oblation devant l’évêque. C’est le sujet du sixième tableau.

La chapelle de la Galerie, minuscule, était gracieusement décorée de nappes et de fleurs ; ces bouquets, dit la Mère de Chaugy, première biographe de Mère de Chantal et dont nous suivons le récit, « rendaient la chapelle si odorante, d’un si agréable abord, qu’on pensait entrer en un vrai jardin de l’Époux parmi ces fleurs des champs ». Un chœur de musiciens était monté de la ville. Le président du souverain Sénat, Antoine Favre, était là aussi, tenant à présenter lui-même sa Marie-Jacqueline au Seigneur. Monseigneur revêtit les ornements pontificaux. « On voyait reluire sur sa bénigne face une sainte joie mêlée d’une grande majesté. »

Pour introduire la profession, dont nous abrégeons le cérémonial, le chœur chante sur sa mélodie grégorienne l’antienne à Magnificat de l’office des vierges : « Veni sponsa Christi, accipe coronam, quam tibi Dominus præparavit in æternum. – Venez, épouse du Christ, recevez la couronne que le Seigneur vous a préparée pour l’éternité. »

Après cela, saint François déclare à Mère de Chantal, aux sœurs Favre et de Bréchard « rangées devant lui, assises à terre » : « Mes très chères filles, j’ai ferme assurance que nous verrons vos trois petites âmes que la Providence de Dieu a semées en ce petit coin de terre se multiplier sans nombre, et que la Miséricorde divine bénira d’une grande prospérité. ». Puis, Monseigneur leur demande de prononcer leur oblation.

« Notre unique Mère commença l’acte de profession qu’elle ne nommait encore qu’oblation. » Elle le chante sur un ton solennel.

« Ô Cieux, oyez ce que je dis ; que la terre écoute les propos de ma bouche. C’est à vous, ô Jésus, mon Sauveur, à qui mon cœur parle, encore que je ne sois que cendre et poudre. »

Elle est accompagnée par l’ensemble des violons, très doux, et par le chœur en bouche fermée pour rendre sa proclamation plus solennelle. Puis, ses deux compagnes se joignent à elle pour chanter en trio : « Ô mon Dieu, je vous fais vœu de vivre en perpétuelle chasteté, obéissance et pauvreté, moi, sœur... » À ce moment, chacune prononce son nom, à son tour, et elles poursuivent de nouveau en trio : « Je choisis Jésus, mon Sauveur et mon Dieu, pour l’unique objet de ma dilection. Je choisis sa sainte et sacrée Mère pour ma protection. Et la congrégation des céans pour ma perpétuelle direction. » Le chœur enchaîne, avec tout l’éclat des cuivres et des timbales, sur un Gloria Patri de saint François de Sales tout relationnel : « Gloire au Père tout-puissant qui vous attire, au Fils qui vous régit et au Saint-Esprit qui vous anime de ses amoureuses flammes ! »

Enfin, leur ayant remis leur crucifix de profession, Monseigneur leur adresse une petite invitation à se rendre dans leur chœur. Il s’agit d’un extrait de l’adresse qu’il écrivit dans le Livre de Vœux, lignes admirables, hymne d’une reconnaissance infinie, prière d’une portée sans limite, dont nous ne lirons que la conclusion. Nous y reconnaîtrons aisément l’invitation chantée par notre saint sur scène :

« Très chères sœurs, mes filles très désirées, ma joie et ma couronne, demeurez ainsi en Notre-Seigneur. Mes bien-aimées, ô filles de bonne odeur, filles des colloques célestes, je vous prie, même je vous conjure, de sentir toutes un même amour et de vivre toutes en un même accord de cette vocation, en Jésus-Christ Notre-Seigneur et en sa Mère Notre-Dame. »

Les visitandines passèrent ensuite dans un coin de la pièce, derrière des planches de bois qui leur servaient de clôture, pour entrer dans leur “ chœur ”. Spontanément, Mère de Chantal chanta, et chante sur scène, le 14e verset du psaume 131 : « Hæc requies mea in sæculum sæculi : hic habitabo quoniam elegi eam. – Tel est le lieu de mon repos à jamais, là, j’habiterai, car je l’ai choisi. » Ce verset, qui n’était pas prévu dans la cérémonie, fut repris par l’assistance, la voix de Monseigneur dominant l’assemblée. Depuis cette heure, le chant de ce verset fut inscrit dans le cérémonial des professions.

Quatre jours après la cérémonie, saint François reçut de Dieu une sainte « pensée » : la révélation de leur unique cœur.

DEUXIÈME INTERMÈDE : 
LES ARMES DE LA VISITATION

Dans la nuit du jeudi 9 au vendredi 10 juin 1611, tandis que Mgr de Sales veillait, une inspiration lui vint. Pourquoi la Visitation naissante n’aurait-elle pas ses armoiries, comme les grands Ordres ? Il en imagina aussitôt le dessin dans tous ses détails et voulut en faire part à Mère de Chantal. Las ! En ce matin du 10 juin, il fut empêché de se rendre à la Galerie. Il rédigea rapidement un petit billet qu’il confia à son économe, Georges Rolland, pour Mère de Chantal. Ce billet est un chef-d’œuvre : le voici in extenso, nous y retrouverons les passages chantés par le chœur pendant cet intermède.

« Annecy, 10 juin 1611.

« Bonjour, ma très chère Fille,

« Un accommodement qu’il me faut faire ce matin entre deux de nos pasteurs de Gex, me prive de la consolation d’aller voir mes plus chères brebis, et de les repaître moi-même du Pain de vie. Voilà Monsieur Rolland qui va suppléer à mon défaut. Toutefois, il n’est pas assez bon messager pour vous porter la pensée que Dieu m’a donnée cette nuit : que notre maison de la Visitation est, par sa grâce, assez noble et assez considérable pour avoir ses armes, son blason, sa devise et son cri d’armes. J’ai donc pensé, ma chère Mère, si vous en êtes d’accord, qu’il nous faut prendre pour armes un unique cœur percé de deux flèches, enfermé dans une couronne d’épines, ce pauvre cœur servant dans l’enclavure à une croix qui le surmontera, et [ce cœur] sera gravé des sacrés noms de Jésus et de Marie.

« Ma Fille, je vous dirai à notre première vue mille petites pensées qui me sont venues à ce sujet ; car vraiment, notre petite Congrégation est un ouvrage du Cœur de Jésus et Marie. Le Sauveur mourant nous a enfantés par l’ouverture de son Sacré Cœur. Il est donc bien juste que notre cœur demeure, par une soigneuse mortification, toujours environné de la couronne d’épines qui demeura sur la tête de notre Chef, tandis que l’amour le tint attaché sur le trône de ses mortelles douleurs.

« Bonjour encore, ma Fille ; j’aperçois entrer nos plaideurs qui viennent interrompre la paix de mes pensées. »

Après une introduction aux cordes annonçant le thème enlevé, le chœur entonne à l’unisson les premiers mots jusqu’à « unique cœur », puis à deux voix pour « percé de deux flèches », et à quatre voix mixtes avant que les violons ne soulignent la reprise du thème à « et sera gravé des sacrés noms ». La deuxième partie, « car vraiment, notre petite congrégation », est accompagnée par les cuivres, tandis que les violons concluent calmement.

Nous aimerions bien connaître les « mille petites pensées » de saint François de Sales. Seul notre Père réussit à les découvrir dans toute leur profondeur.

Cet « unique cœur » est celui de ces deux saints que Dieu a voulu unir si intimement, non pas de corps, de chair et d’instinct, mais par grâce, en esprit, pour qu’ils ne fassent plus qu’un seul et même cœur. De cet unique cœur de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal ont découlé des torrents de grâce et de miséricorde.

Saint François de Sales le vit « percé de deux flèches » ; ces deux flèches sont les deux grands sacrifices qu’ils ont faits, chacun pour son compte. Elle, en s’enfermant dans ce monastère de la Visitation et lui, en supportant beaucoup d’épreuves de sa vie d’évêque. « Ce pauvre cœur servant dans l’enclavure », c’est-à-dire que la jonction des deux parties, des deux lobes de ce cœur, sert « à une croix qui le surmontera », leur union formant un socle à la croix. Toute cette description laisse voir en filigrane les différents aspects de leur vie mystique.

Or, c’était le 10 juin 1611 et ce jour était le vendredi après l’octave de la Fête-Dieu. Il se trouve que Jésus désignera, soixante ans plus tard, ce jour pour être la fête de son Sacré-Cœur à une visitandine, sainte Marguerite-Marie Alacoque. Il y a encore plus remarquable.

Quand notre saint voit cet unique cœur, c’est, dans le secret de saint François et de sainte Jeanne, leur propre cœur. À Paray-le-Monial, le Cœur de Jésus demanda que cette même image soit reproduite, mais pour désigner son propre Cœur, de façon très semblable sans être pour autant une copie exacte. Ce rapprochement révèle que dans la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus est renfermé un autre mystère, celui de l’union du Cœur de Jésus et du Cœur de Marie Immaculée. Pour nous représenter ce que peut être l’Amour de Jésus et de la Vierge Marie, qui ne font qu’un seul et même Cœur, Dieu nous a donné cette image de l’amour mutuel de saint François de Sales et de sainte Jeanne-Françoise de Chantal.

Eux-mêmes en avaient conscience, « car vraiment, notre petite Congrégation », qui est le fruit de l’union de leurs âmes, « est un ouvrage du Cœur [au singulier !] de Jésus et de Marie ». À l’exemple de nos deux saints, trouvons dans le Cœur très unique de Jésus et de Marie la source de nos amitiés, de nos amours, de nos fidélités fraternelles.

SEPTIÈME TABLEAU : 
LES ENTRETIENS

« C’est le caractère des Filles de la Visitation de regarder en toutes choses la volonté de Dieu et la suivre. »

Nous avons assisté à la fondation de la Visitation. Le fondateur savait qu’elle serait différente des autres Congrégations et puisqu’elle avançait sur des chemins inconnus, il ne voulut pas rédiger immédiatement les constitutions. Comme il s’agit non pas seulement de légiférer sur des gestes extérieurs, mais d’insuffler à la Visitation son “ esprit ”, les fondateurs désiraient que les constitutions soient le fruit de l’expérience. C’est pourquoi l’évêque se rendit fréquemment auprès de sa petite communauté pendant les premières années, afin de la former, de lui donner “ l’esprit ” de la Visitation.

« Notre saint fondateur, écrit Mère de Chantal, nous visitait souvent, nous confessait tous les quinze jours et faisait de petites conférences spirituelles pour nous enseigner la vraie perfection. » C’est à l’une d’entre elles que le septième tableau nous permet d’assister.

Ces réunions, si appréciées des visitandines, commencèrent au petit couvent de la Galerie ; le plus souvent, lorsque le temps le permettait, on s’installait face au lac, dans le verger.

Une des premières sœurs rapporte ainsi l’entretien qui eut lieu le 10 août 1612 : « Notre bienheureux Père vint voir notre vénérable fondatrice, toujours accompagné de Monsieur Michel Favre, son aumônier, car jamais il n’entrait [dans la clôture] sans lui. Toutes les sœurs descendirent au verger de la fontaine. On lui apporta un siège sous la treille et les sœurs se mirent à terre autour de lui... » Ce 10 août, l’orage obligea la petite troupe à rentrer prestement, mais sur scène, le temps est au beau fixe. Saint François de Sales commence l’entretien avec simplicité sur un air bucolique repris de la prédication de saint Paul à ses chers Philippiens. L’introduction a déjà fait entendre le thème aux hautbois. Il s’agit d’une musette, forme musicale qui porte le nom d’un instrument ancien s’accompagnant d’une quinte, toujours la même, tandis que la mélodie se déroule librement. Ici, ce sont les guitares et les cordes qui assurent la quinte, changeant au besoin.

« Mes chères filles, je trouve en ce mystère de la Visitation de Notre-Dame mille particularités qui me donnent une lumière spéciale de l’esprit de notre Institut. »

Ce patronage plaisait tant à notre saint qu’il ne pouvait voir passer le 2 juillet, fête de la Visitation, sans écrire le fruit de ses méditations à Mère de Chantal. En 1611, il lui écrivait : « Je vous laisse à penser, ma Fille, quelle bonne odeur répandit en la maison de Zacharie cette belle fleur de lis, trois mois qu’elle y fut ; comme chacun en était embesogné [occupé] et comme avec peu mais de très excellentes paroles, elle versait de ses sacrées lèvres le miel et le baume précieux ; car que pouvait-elle épancher que ce de quoi elle était pleine ? Or, elle était pleine de Jésus. »

Le 24 juin 1612, en la fête du « glorieux saint Jean », il écrit à Mère de Chantal une lettre dont est inspiré le duo que nos deux saints chantent sur le même air : « Pensez comme ce grand homme [saint Jean-Baptiste] avait gravé au milieu de son cœur la Sainte Vierge et son Enfant depuis le jour de la Visitation, auquel il ressentit, le premier des mortels, combien la Mère de cet Enfant et l’Enfant de cette Mère étaient aimables. Hors de cette Mère et de cet Enfant, rien ne doit occuper le cœur de ma Fille et de son père. Qu’à jamais ce glorieux et divin Jésus vive et règne en nos esprits, entre les bras de sa sainte Mère comme en son trône fleurissant ! »

À ce moment, les visitandines attentives ont l’à-­propos de chanter une phrase d’un chapitre délicieux du Traité de l’amour de Dieu sur le trépas de la volonté, chapitre qui ravissait notre Père. Lisons quelques extraits : « Si on eût demandé au doux Enfant Jésus, étant porté entre les bras de sa Mère, où il allait, n’eût-il pas eu raison de répondre : “ Je ne vais pas, c’est ma Mère qui va pour moi [...]. Je lui laisse également le soin et d’aller et de vouloir aller pour moi où bon lui semblera, et comme je ne marche que par ses pas, aussi je ne veux que par son vouloir, et dès que je me trouve entre ses bras je n’ai aucune attention ni à vouloir ni à ne vouloir pas, laissant tout autre soin à ma Mère hormis celui d’être sur son sein, de sucer son sacré chicheron, et de me tenir bien attaché à son col très aimable pour le baiser amoureusement des baisers de ma bouche [...]. C’est pourquoi, comme son marcher suffit pour elle et pour moi, sans que je me mêle de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moi, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d’aller ou de venir. Aussi ne prends-je point garde si elle va vite ou tout bellement, ni si elle va d’un côté ou d’autre, ni je ne m’enquiers nullement où elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis toujours entre ses bras, joignant ses amiables mamelles, où je me repais comme entre les lis. Ô divin Enfant de Marie, permettez à ma chétive âme cet élan de dilection ! Or, allez donc, ô cher petit Enfant très aimable, ou plutôt, n’allez pas, mais demeurez ainsi saintement collé à la poitrine de votre douce Mère ; allez toujours en elle et par elle ou avec elle, et n’allez jamais sans elle, tandis que vous êtes enfant ! » (Traité de l’amour de Dieu, Livre IX, chapitre XIV)

Toutes les sœurs ont chanté cette dernière phrase à deux voix.

N’est-ce pas là, dans cette admirable méditation de l’Enfant-Jésus dans les bras de sa Mère, toute la petite voie de l’enfance spirituelle de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus ? La petite carmélite de Lisieux était profondément pénétrée de la dévotion salésienne.

Une visitandine demande : « Mon Père, s’il vous plaît, quel est l’esprit particulier de la Visitation ? » Il répond : « C’est un esprit d’humilité et de douceur. » Derrière chacun de ces mots se cachent de multiples enseignements qui foisonnent au travers des pages des Entretiens.

« D’humilité pour nous unir à Dieu et faire sa volonté. » L’humilité ! Vertu chère à saint François de Sales : « L’humilité n’est autre chose qu’une parfaite reconnaissance que nous ne sommes rien qu’un pur néant, et nous fait tenir en cette estime de nous-mêmes [...]. L’humilité n’est pas seulement de nous défier de nous-mêmes, ains [mais] aussi de nous confier en Dieu ; la défiance de nous et de nos propres forces produit la confiance en Dieu » (19e entretien, “ de la générosité ”). Ainsi, « par l’humilité, nous nous unissons à Dieu, nous soumettant à l’exacte observance de ses volontés qui nous sont signifiées dans nos Règles » (9e entretien, “ sur les Règles ”).

Le fondateur poursuit : « Et de douceur pour nous unir à notre prochain dans une sainte cordialité. » Dans son grand cœur, saint François voulait que le nouvel Ordre offrît une « voie douce et facile » pour aimer Dieu et le prochain, afin que nulle fille ne soit rejetée faute de force corporelle, « pourvu qu’elle ait la volonté de vivre selon l’esprit de la Visitation ». Cette douceur est une charité condescendante : puisque de pauvres filles seraient acceptées au sein de la communauté, il voulait que toutes les religieuses soient au même régime. Par exemple, saint François de Sales ne désirait point de grandes austérités chez ses filles, car toutes ne pourraient les observer. Voici ce qu’il préfère : « Je trouve que c’est un très grand acte de perfection de se conformer en toutes choses à la Communauté et de ne s’en départir jamais par notre propre choix. » Ainsi, « par la vertu de douceur de cœur, nous nous unissons avec notre prochain par une exacte et pointilleuse conformité de vie, de mœurs et d’exercices, sans vouloir entreprendre de faire ni plus ni moins qu’eux et que ce qui nous est marqué en la voie en laquelle Dieu nous a mises, ains employant et arrêtant toutes les forces de notre âme à les faire avec toute la perfection qui nous est possible » (9e entretien, “ sur les Règles ”).

Cette douce charité et charitable douceur doit se faire toute cordialité, vertu que recommandera sans cesse Mère de Chantal. La cordialité, « l’essence de la vraie et sincère amitié », est nourrie par l’union des volontés et trouve son fondement dans le cœur. « Or, il faut que nous sachions que l’amour a son siège dans le cœur, et que jamais nous ne pouvons trop aimer notre prochain et ne pouvons excéder les termes de la raison en cet amour, pourvu qu’il réside dans le cœur » (10e entretien, “ de la cordialité ”). L’unique cœur de nos deux saints se dévoile, et c’est d’expérience qu’ils parlent tous deux.

Sur scène, le saint fondateur continue un récitatif dynamique : « Notre dévotion doit être intime, forte et généreuse, indépendante de toutes sortes de tendretés, de goûts et consolations sensibles. » Que d’enseignements derrière chacun de ces mots ! Voyons-les l’un après l’autre, pour notre instruction.

Notre dévotion. C’est tout l’objet de son Introduction à la Vie dévote. Il la définit ainsi au début de son ouvrage : « La vraie et vivante dévotion, ô Philothée, n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu [...] ; quand il est parvenu jusqu’au degré de perfection auquel il ne nous fait pas seulement bien faire, ains nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement, alors il s’appelle “ dévotion ”. » (Première partie, chapitre I)

Cette dévotion doit être intime. « Je dis intime, explique notre saint, en sorte que les Filles de la Visitation aient la volonté conforme aux bonnes actions extérieures qu’elles feront, soit petites ou grandes. Que rien ne se fasse par coutume, mais par élection et application de volonté ; et si quelquefois l’action extérieure prévient l’action intérieure, à cause de l’accoutumance, qu’au moins l’affection la suive de près. » (1er entretien, “ L’obligation des Constitutions ”)

« Il faut encore que cette dévotion soit forte. Forte à supporter les tentations qui ne manquent jamais à ceux qui veulent tout de bon cœur servir Dieu. Forte à supporter la variété des esprits qui se trouveront en la Congrégation, qui est un essai [une épreuve] aussi grand pour les esprits faibles qu’on en puisse rencontrer. Forte à supporter une chacune ses propres imperfections pour ne se point inquiéter de s’y voir sujette, [mais tout aussi] forte à combattre ses imperfections. Car, autant qu’il faut avoir une humilité forte pour ne point perdre courage ains relever notre confiance en Dieu parmi nos imbécillités, autant faut-il avoir de courage puissant pour entreprendre la correction et amendement parfait. Forte à mépriser les paroles et jugements du monde, qui ne manque jamais de contrôler les instituts pieux, surtout au commencement. » (ibid.)

« Il faut enfin qu’elle soit généreuse, pour ne point s’étonner des difficultés, ains au contraire agrandir leur courage par icelles. » (ibid.)

« La générosité, explique encore saint François, nous fait dire avec saint Paul : “ Je puis tout en Celui qui me conforte. ” (Ph 4, 13) L’humilité nous fait défier de nous-mêmes, et la générosité nous fait nous confier en Dieu [...]. L’humilité qui ne produit point la générosité est indubitablement fausse. Après qu’elle a dit : “ Je ne puis rien, je ne suis rien qu’un pur néant ”, elle cède tout incontinent la place à la générosité, laquelle dit : “ Il n’y a ni peut avoir rien que je ne puisse, d’autant que je mets toute ma confiance en Dieu qui peut tout ” ; et dessus cette confiance elle entreprend courageusement de faire tout ce qu’on lui commande ou conseille, pour difficile qu’il soit. » (19e entretien, “ de la générosité ”)

Mais qu’est-ce à dire indépendante de toutes sortes de tendretés, de goûts et consolations sensibles ? Cette indépendance découle de la générosité et de la force : Il faut être « forte à se tenir indépendante des affections, amitiés ou inclinations particulières, afin de ne point vivre selon icelles, mais selon la lumière de la vraie piété ; forte à se tenir indépendante des tendretés de cœur et consolations qui nous proviennent tant de Dieu que des créatures, pour ne point nous laisser engager par icelles » (1er entretien, “ L’obligation des Constitutions ”).

« Il ne faut point désirer d’être délivrés de nos difficultés, répugnances et aversions, car elles ne nous nuisent nullement ; au contraire, lorsque l’on nous commande une chose à laquelle toute notre nature est répugnante et que nous l’allons faire avec la force de l’amour intellectuel [volontaire], il n’y a point de doute que cette action ne soit d’un mérite infiniment plus grand que si nous l’avions faite sans répugnance et par conséquent avec moins de mérite. » (2e entretien, “ de l’obéissance ”)

Le chœur et les religieuses acquiescent en reprenant la musique de la musette : « C’est le caractère des Filles de la Visitation de regarder en toutes choses la volonté de Dieu et la suivre. » (ibid.)

Mère de Chantal ajoute sa touche au tableau : « Apprenons de la Vierge Marie à nous rendre souples, maniables et faciles à tourner à toute main, pour toujours. » Ce souhait est tiré d’un sermon de saint François de Sales prononcé le 2 février 1620, mais la souplesse et maniabilité de cœur est chère aux deux fondateurs. Dans l’un de ses entretiens, saint François précise qu’un tel cœur est « aisé à condescendre en toutes choses loisibles, et à monter en toute entreprise par obéissance et charité, pour ressembler à la colombe qui reçoit toutes les lueurs que le soleil lui donne ». Et les deux saints chantent en un gracieux duo : « Bienheureux les cœurs ployables, car ils ne rompront jamais ! » (1er entretien, “ l’obligation des Constitutions ”)

Saint François livre alors le secret de sa vie intérieure, formulant pour ses filles cette petite phrase connue maintenant pour être une de leurs plus précieuses maximes : « Il ne faut rien demander ni rien refuser, mais se laisser entre les bras de la Providence divine, sans s’amuser à aucun désir, sinon à vouloir ce que Dieu veut de nous. » (Dernier entretien)

« Pour parvenir à la perfection, il faut vouloir peu et ne demander rien. Il est vrai que c’est être bien pauvre d’observer cela ; mais je vous assure que c’est un grand secret pour acquérir la perfection, et si caché néanmoins, qu’il y a peu de personnes qui le sachent, ou, s’ils le savent, qui en fassent leur profit. Quant à moi, je ne demande rien à Notre-Seigneur, ni ne veux rien demander. Il y en a qui demandent des croix, et ne leur semble jamais que Notre-Seigneur leur en donnera assez pour satisfaire à leur ferveur ; moi, je n’en demande point, seulement je désire de me tenir prêt pour porter celles qu’il plaira à sa Bonté de m’envoyer, le plus patiemment et humblement que je pourrai [...]. Je m’amuserais à aller simplement toujours avant en mon chemin, sans m’amuser à désirer aucune chose. » (15e entretien, “ de la tendreté que l’on a sur soi-même ”)

C’est déjà “ la petite voie ” de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : “ petite ”, certes ! mais loin d’être facile... sainte Jeanne de Chantal le sait bien, puisqu’elle chante : « Cette œuvre est notre principale mortification et, Dieu aidant, elle ne nous est pas impossible. »

Le grand recours de Mère de Chantal pour cette œuvre difficile était la dévotion à Notre-Dame. Elle déclarait à ses filles : « Puisque nous avons reçu le bonheur et la grâce inestimable d’être appelées plus spécialement sous la protection de la Très Sainte Vierge plus qu’aucune autre Religion [Congrégation] qui soit en l’Église de Dieu, aussi avons-nous véritablement plus d’obligation qu’aucune autre de lui être dévotes et de l’imiter en ses vertus ; car notre Institut est totalement dédié au culte de Dieu et à l’honneur et service de Notre-Dame [...]. Recourons à sa poitrine maternelle qui est toujours ouverte et embrasée de charité. » La suite du discours est chantée par notre sainte sur la scène : « Demandons ces désirables vertus à notre chère Maîtresse, afin d’être ses filles, non seulement de nom, mais aussi d’effet. »

L’amour de Mère de Chantal pour la Vierge Marie, particulièrement dans le mystère de l’Immaculée Conception, était immense. Elle insista auprès du saint évêque de Genève pour que le 8 décembre soit une fête chômée dans le diocèse.

Dans toute l’œuvre littéraire de sainte Jeanne de Chantal, on ne trouve qu’une poésie, et c’est un cantique à Notre-Dame. Ce sont les deux quatrains que les visitandines d’abord, puis le chœur, chantent. La sainte y montre avant tout Notre-Dame comme la Médiatrice des grâces divines :

« Ô Vierge Immaculée, notre Dieu vous honore,
Vous reconnaît pour Mère et met entre vos mains
Les trésors de sa grâce, et sa puissance encore,
Pour disposer de tout au salut des humains.

« À côté de son trône, et Reine et Mère assise,
Vous recevez les vœux qui lui sont adressés ;
Vous en faites rapport et, par votre entremise,
Faites qu’il les accepte et renvoie exaucés. »

Sœur Simplicienne s’approche de Monseigneur pour lui soumettre une nouvelle question. Cette petite sœur laissa un souvenir ineffaçable. Un vieil oncle avait confié la jeune Claude Fardel, âgée de dix-neuf ans, à la Galerie avec promesse de la reprendre... mais il ne revint jamais. Les visitandines la gardèrent par compassion, mais hésitaient à l’accueillir au sein de la communauté. Cette jeune fille ne connaissait que son alphabet, mais pratiquait magnifiquement, sans effort, cette simplicité que saint François de Sales aimait tant. Le fondateur jugea qu’il fallait la garder et lui donna le nom, par affection et admiration, de sœur Claude-Simplicienne. La voilà qui s’avance : « Que feriez-vous, mon Père, si vous étiez à ma place ? » Le prélat fut charmé par la question et à sa réponse, on goûte toute la tendresse de son cœur pour la chère petite sœur. Il va peindre pour elle, en termes familiers pour qu’elle puisse saisir et retenir sans peine, le portrait idéal de la visitandine, toujours sur notre air de musette :

« Je n’en sais rien, je ne ferais pas si bien que vous, ma sœur Simplicienne. Mais avec la grâce de Dieu, je me rendrais si attentif à la pratique des vertus et menues observances que par ce moyen, je tâcherais de gagner le Cœur de Notre-Seigneur. Je ferais bien le silence, car notre Mère l’a ainsi ordonné, je ne me mêlerais de rien que de bien faire l’obéissance et bien aimer Notre-Seigneur... Ne voulons-nous pas bien faire, tous les deux ? Tâchons de faire le mieux que nous pouvons. »

« Ce petit entretien, déclara Mère de Chantal, contient un abrégé de presque toute la perfection que notre Institut requiert de nous. » Et pour cette raison, elle l’ajouta en appendice au recueil des Entretiens si utile pour toutes les Visitations de tous les temps... et pour nous aussi !

Le septième tableau se termine en beauté par un souhait final dont tous les Entretiens sont pourvus. Le souhait chanté est celui “ de la simplicité ”, reprenant avec enthousiasme notre air de musette, laissant les violons et les bois conclure comme ils avaient commencé, mais à la sous-dominante : « Le tout soit à la gloire et louange de notre Sauveur Jésus-Christ, de la bienheureuse Vierge Notre-Dame et du glorieux saint Joseph. Dieu soit béni ! »

TROISIÈME INTERMÈDE : 
L’IMMOLATION

L’institution de la Visitation et le succès éclatant de l’Introduction à la Vie dévote marquèrent le début du rayonnement prodigieux de saint François de Sales sur toute la Chrétienté. Son union avec Mère de Chantal était la source de ces fruits abondants. Cependant, partout où le dessein de Dieu s’accomplit, le démon n’est pas loin. Satan livra la guerre à saint François de Sales et à ses proches.

L’essor de la Visitation, sous la houlette de nos deux saints, s’accompagna d’une lutte, tantôt brutale, tantôt insidieuse, mais toujours acharnée, contre l’œuvre de Dieu. Les langues allaient bon train ; on alla jusqu’à placarder sur la porte du couvent une affiche portant ces mots : « Le sérail de Monsieur de Genève » ! Tristesses et soucis, injures et calomnies, satires et tribulations s’accumulèrent. En toute occasion, saint François de Sales manifestait la même suavité, la même bonté, de sorte, rapporte Mère de Chaugy, « que c’était un proverbe tout commun en Savoie qu’il fallait offenser le bienheureux François pour en recevoir toutes sortes de bienfaits ». Ce procédé ne plaisait pas toujours à Mère de Chantal qui y voyait un manque de justice, mais elle s’attira cette réponse : « Vous êtes plus juste que bonne ; je ne veux point que soyez si juste, il faut être plus bonne que juste. » Ce qui la laissa toute songeuse.

Ces difficultés, venant de tous les côtés, du duc de Savoie, de l’archevêque de Lyon, des mondains d’Annecy, de postulantes scandaleuses, de chenapans des rues, ne parvinrent pas à entamer le moins du monde l’extrême douceur de saint François de Sales. Il pratiquait ce qu’il enseignait.

Commence l’importante année 1616.

Après de multiples voyages et des occupations accaparantes, sainte Jeanne de Chantal émit le désir de faire sa retraite annuelle pendant la semaine précédant la Pentecôte et saint François de Sales l’y encouragea. Monseigneur étant à Annecy, il décida de prendre quelques jours de repos pour achever la rédaction de son Traité de l’amour de Dieu quand soudainement, une grave angine se déclara, l’obligeant à rester au lit. On craignit même pour ses jours...

Cette concordance saisissante entre cette dernière main qu’il mit au Traité, cette angine qui le conduisit aux portes de la mort et cette retraite de Mère de Chantal, préparait l’immolation.

Saint François de Sales en était à la rédaction des derniers chapitres de son Traité de l’amour de Dieu où il expliquait que l’amour absolu de Dieu poussé à son comble conduit nécessairement à la mort, au mont Calvaire, ce « mont des amants », par « le trépas de la volonté ». « L’amour et la mort sont tellement mêlés ensemble en la Passion du Sauveur, qu’on ne peut avoir au cœur l’un sans l’autre. » (Livre XII, chapitre 13)

Écrivant cela, saint François comprit que Dieu voulait qu’il mette en pratique l’enseignement qu’il dispensait. L’heure était venue de gravir lui-même le Calvaire, et puisque tout ce qui le concerne touche son indissociable compagne, il invita Mère de Chantal à le suivre. Il fallait, pour apposer le sceau de l’authenticité à ce livre, planter la croix dans leur unique cœur : ils iraient donc, lui et elle, au pied de la Croix.

Tous deux étaient à Annecy, sans pouvoir se voir ; saint François lui écrivit de petits billets et sainte Jeanne y répondit. Cette correspondance fut intégralement conservée.

Le chœur commence cet intermède en chantant deux phrases du premier billet de saint François de Sales, d’avant le 17 mai, sur une musique douce et paisible en sol mineur. « Quand verrons-nous les âmes de nos prochains dans la sacrée Poitrine du Sauveur ? »

Les âmes de nos prochains sont dans le sein, dans la poitrine du divin Sauveur, aimées par Lui. Qu’ils soient amis ou ennemis, comment ne les aimerions-nous pas s’ils sont aimés de notre « amoureux Sauveur » ?

Et puis, à la pensée de Mère de Chantal, avec laquelle François se sait dans le Cœur de Jésus, le chœur chante une vérité dont les violons viennent adoucir la gravité : « La distance et la présence n’apporteront jamais rien à la solidité d’un amour que Dieu lui-même a formé. » Leur amitié est indestructible puisqu’elle est l’œuvre de Dieu et est en Dieu ; étant de Dieu, elle est désormais éternelle. C’est assez pour être solide ! Tous les témoignages, toutes les marques sensibles (qui ne sont pas péchés, sinon leur amitié ne serait pas sainte), tout ce qui est humain, « la distance et la présence » ne sont pas nécessaires pour rendre plus ferme leur amour. Il explique déjà à mots couverts le sacrifice qu’il demandera à Mère de Chantal.

Mgr de Sales permit à sainte Jeanne-Françoise de prolonger sa retraite de quelques jours, disant que cette prolongation leur permettrait, à elle et à lui, de continuer l’exercice du dépouillement. Le chœur des hommes, prêtant sa voix à l’évêque, chante à deux voix avec l’orgue et les violoncelles, mais en majeur et commençant par un mouvement ascendant : « Je préparerai mon âme comme la vôtre au dépouillement de nous-mêmes qu’il faut ensevelir dans un éternel abandonnement, pour ne plus nous voir que comme Dieu nous l’ordonnera. » Le même air sera repris pour toutes les lettres du saint. Par cet « éternel abandonnement », saint François suggère à sainte Jeanne de rejeter d’eux ce qui adhère, de se dépouiller de tous leurs vêtements, afin d’être plus unis au Cœur de Jésus, sans plus de réserve, dans une dépendance, une solitude et un abandon total. Ainsi, ils ne se verraient plus eux-mêmes que comme Dieu voudra. N’était-ce pas déjà le cas ? Si, mais pas totalement...

« Ma très chère Mère, continue-t-il, demeurez toute nue devant le trône de la miséricorde de Dieu. » Ce mot de “ nudité ” revient sans cesse dans cette correspondance. Elle est évidemment incorporelle, mais la nudité corporelle est comme une figure qui doit nous introduire dans ce mystère. La nudité est le détachement, le dépouillement de tout dans un don total de soi à un être aimé.

Le chœur des femmes, rapportant les paroles de sainte Jeanne, répond par la lettre du même jour, 18 mai, à deux voix aussi, mais en mineur, avec les cordes, plus tendre et presque plaintif car le sacrifice sera difficile : « J’ai un extrême désir et une ferme intention de demeurer en ma nudité. Je sens mon esprit tout libre entre les mains de Dieu. » Elle veut ce sacrifice qu’il lui demande, elle en a un « extrême désir », car elle comprend que Dieu le demande... mais que dit le pauvre chétif cœur ?

« Hélas ! mon unique Père, tout le reste demeure fort étonné... » Tout l’orchestre marque l’étonnement et le désarroi. Sa volonté, la partie supérieure de son âme, le veut, mais tout le reste, tout son être en est saisi, tout stupéfait de ce qu’il lui est demandé. « ... mais Dieu m’aidant, tout ira pour le mieux. » Son être hésite un instant, puis adhère, sûr du secours de Dieu.

Saint François de Sales, dans le billet qu’il lui écrit le lendemain 19 mai, est transporté de voir sa « mie », la chère moitié de son cœur, le suivre dans cette voie du dépouillement total. La première ligne de ce billet en témoigne : « Ô Jésus, que de bénédictions et de consolations a mon âme de savoir ma Mère toute dénudée devant Dieu ! » Dans cette lettre étonnante, saint François fait l’apologie de la sainte nudité qui lui donne « une suavité non pareille ».

À l’aide d’exemples tirés de la sainte Écriture, il explique en quoi consiste cette nudité. C’est d’abord Job qui reconnaît que venu sur la terre nu, il la quittera nu et dépouillé de tout (cf. Jb 1, 21) : pour passer à Dieu, il faut être mis à nu et tout laisser, en Jésus seul. Après la gloire de la Transfiguration, Jésus demeure seul (cf. Mt 17, 8) ; la Sulamite du Cantique désire son Bien-Aimé pour elle seule (cf. Ct 6, 3)... il faut se détacher de toute affection humaine pour « avoir notre affection simplement et absolument unie à Dieu ». Comme Joseph avec la femme de Putiphar (cf. Gn 39, 12), il faut tout abandonner entre les mains de ceux qui veulent nous perdre, pour être avec Jésus seul, nu sur la Croix. Saint François de Sales admire alors Jésus, sorti nu du sein de sa Mère, mort nu sur la Croix et remis nu à sa Mère pour être enseveli, nu, dans la terre. Puis il admire la Mère elle-même qui naquit nue de maternité et fut dénudée de cette maternité au pied de la Croix.

Cette impressionnante exhortation aboutit à la résolution que chante le chœur des hommes, toujours à deux voix et en majeur, reprenant le psaume 45 : « Allez, ma très chère Fille, et oyez, inclinez votre oreille. » Écoutez ce que Dieu veut de vous : « Oubliez... » ce n’est pas “ rejetez ” ou “ rompez ”, car ces affections n’étaient pas mauvaises, « oubliez la peuplade des autres affections et la maison de votre père. » Qui donc est le « père » de notre sainte ? C’est lui-même ! L’oublier ? Lui ? Oui... « Car le Roi a convoité votre nudité et simplicité. »

Leur attachement mutuel, aussi saint soit-il, est encore un vêtement qui voile la nudité convoitée par le Roi bien-aimé qui les veut tout siens. Ils doivent tout oublier, ne plus penser à eux-mêmes pour être tout à Dieu. C’est véritablement une mort mystique et sainte Jeanne l’a parfaitement compris. Le sacrifice sera douloureux... elle prendra trois jours avant de répondre.

Mère de Chantal est entrée sur scène, le dernier billet de son Père à la main. Elle s’écrie : « Mon Dieu ! mon vrai Père, que le rasoir a pénétré avant ! » Le “ rasoir ”, c’est le scalpel : plus que des vêtements qu’on retire de soi, on a tranché dans son cœur, on l’a émondé, on a coupé tout ce qui était humain, toutes les adhérences. Son cœur est à vif, car même le sacrifice de son affection la plus intime a été fait... « Qu’il est aisé de quitter ce qui est autour de nous, mais quitter sa peau, sa chair, ses os et pénétrer dans l’intime de la moelle, c’est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu. »

La croix s’est plantée dans leur unique cœur, d’un coup, séparant humainement les deux lobes, mais pour être davantage unis dans ce renoncement. Et cette croix, c’est eux-mêmes, avec la grâce de Dieu, qui l’ont plantée, jusqu’à « l’intime de la moelle ». Saint François de Sales le déclare à Mère de Chantal, comme s’il se dépossédait d’elle : « Notre-Seigneur vous aime, ma Mère ; il vous veut toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa providence. Ne pensez plus à chose quelconque [« ni à l’amitié, ni à l’unité que Dieu a faite entre nous », précisait-il], car vous avez tout remis à Dieu. »

Il ne dit pas « rompez cette amitié », c’est Dieu qui l’a faite, comment la romprait-il ? Il lui dit plutôt de n’y plus penser, car y penser est encore une joie, un vêtement... Imaginer un tel sacrifice est vertigineux.

Le chœur des hommes poursuit la citation du saint prélat : « Je me trouve aussi nu [le sacrifice est donc partagé et consenti des deux côtés] grâces à Celui qui est mort nu pour nous faire entreprendre de vivre nus. »

Ils ne sont pas seuls sur cette voie, ils y rencontrent le Christ et, non loin de lui, sa Mère Immaculée. Jésus est passé par là, Jésus s’est laissé dépouiller de ses vêtements, Jésus est mort nu, entièrement abandonné au bon plaisir de son Père ; il est mort nu devant ses persécuteurs haineux qui en riaient et blasphémaient contre Lui ; il est mort nu devant sa Mère, saint Jean et les saintes Femmes qui, le voyant dans cet état d’humiliation, se sont attachés à Lui pour la vie et pour la mort ; il est mort nu pour montrer jusqu’où allait l’amour de son Sacré-Cœur, dans un don total de Lui-même, nous appelant à faire de même...

C’est pourquoi le chœur réuni chante, pour clore cet intermède, les oraisons jaillissantes que saint François de Sales proposait à sa très chère Mère, pour « doucement acquiescer » à ce sacrifice : « Vive Jésus, dénudé de Père et de Mère sur la croix ! Vive sa très sainte nudité ! Vive Marie, dénudée de Fils au pied de la croix ! »

Le Ciel manifesta qu’il avait agréé ce sacrifice en leur envoyant, à partir de 1616, la séparation, les affaires, les tourments d’une chose, puis d’une autre, qui les arrachèrent l’un à l’autre. Jamais ils ne témoignèrent la moindre nuance de préoccupation de soi. Ils ne se revirent que par nécessité, parfaitement renoncés, séparés déjà l’un de l’autre pour n’être qu’un cœur, un cœur absolument dénudé de toutes choses terrestres jusqu’à la mort, ultime séparation, de l’un des deux, et cela pendant six ans.

HUITIÈME TABLEAU : 
LE DERNIER VOYAGE À PARIS

Désormais, nos deux saints ne s’occupèrent plus que de leur famille spirituelle. Ils étaient tout à la fois aux affaires de Dieu, et de Dieu seul, dans leur intérieur le plus profond, leur affection la plus pure, et tout aux affaires des hommes, selon que la charité ou l’obéissance le leur demandait. Ils y montraient une sérénité, une amabilité, une sagesse, une prudence, une activité aussi, tout à fait remarquables.

Saint François de Sales poursuivit inlassablement son ministère épiscopal, sans compter deux voyages riches en conversion à Grenoble. Sainte Jeanne de Chantal, quant à elle, en plus des fondations qui se multiplièrent, s’occupa de ses enfants. À l’été 1617, leur famille fut frappée d’un triple deuil : Bernard de Sales mourut de la fièvre en Piémont, à trente-quatre ans ; quatre mois plus tard, Marie-Aimée, son épouse de dix-neuf ans, mourut à son tour en donnant naissance à leur premier fils qui ne survécut pas. Marie-­Aimée s’éteignit comme une sainte, après avoir obtenu de sa mère et de saint François la permission in extremis de faire profession à la Visitation.

À la fin de l’année 1618, saint François de Sales dut se rendre à Paris afin d’accompagner le cardinal Maurice de Savoie, chargé de la délicate mission de demander la main de Christine de France, sœur du jeune Louis XIII, pour le prince de Piémont, Victor Amédée. Cette vie à la Cour de France lui pesa ! Il écrivait à Mère de Chantal : « Je fais ici le noviciat de la Cour ; mais jamais je n’y ferai profession, Dieu aidant ! »

Les Parisiens accueillirent avec enthousiasme l’auteur de l’Introduction à la Vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu que toutes les librairies religieuses diffusaient à cette époque. C’est la raison pour laquelle le chœur entonne, à l’ouverture de ce huitième tableau, l’antienne à Magnificat de l’office des docteurs de l’Église : « O doctor optime, Ecclesiæ sanctæ lumen, beate Francisce, divinæ legis amator, deprecare pro nobis Filium Dei. – Ô docteur sublime, lumière de la Sainte Église, bienheureux François, amant de la Loi divine, priez pour nous le Fils de Dieu. » Chanté en polyphonie et imitations, puis en accords verticaux rythmés par les cuivres, de plus en plus larges pour la cadence finale.

À son entrée dans Paris, la foule était sortie pour le voir et des louanges incessantes montaient vers lui : « Voici l’illustre évêque de Genève, le plus grand théologien de nos jours !... »

C’est au chant de telles louanges que nous pénétrons dans un salon pieux de Paris. La musique est animée par des batteries aux premiers violons et pizzicatos aux autres parties, figurant l’enthousiasme général. Monsieur Vincent s’y trouve. En effet, c’est au cours de ce troisième voyage que saint François de Sales rencontra saint Vincent de Paul, et leurs deux âmes se comprirent. Monsieur Vincent devint un disciple ardent du saint évêque ; au cours de ce tableau, il sera son porte-parole. Il commence : « Monseigneur de Sales est un évangile vivant. » Un invité ajoute : « Il suffit de le voir et de l’entendre pour être embrasé du divin amour. » C’est l’expérience même de saint Vincent de Paul. Le Père Lajeunie, dans son Saint François de Sales et l’esprit salésien, le raconte ainsi : « Vincent de Paul, avant 1619, avait l’humeur noire ; la “ vraie charité ” représentée “ au vif ” en Monsieur de Genève le bouleversa. “ On voyait, répétait-il, la bonté de Dieu sensiblement au travers de la sienne. ” Dès lors, il s’inspira des exemples de son saint ami surtout dans la bonté, la condescendance, l’affabilité, la douceur, la serviabilité. » Sa douceur devint telle qu’on la comparait à celle de saint François de Sales. Peut-être fut-il un des rares à comprendre l’esprit salésien dans toute sa profondeur.

À Paris, saint François de Sales prêcha pour la première fois chez les oratoriens du Père de Bérulle. C’était le mardi 11 novembre ; la musique animée s’interrompt et l’orgue, plus sérieux prend la suite lorsqu’une dame rapporte le fait d’un ton quelque peu hautain : « L’autre jour, cependant, on attendait le fin du fin de l’auteur si réputé de l’Introduction à la Vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu... et il raconta d’une manière vraiment banale la vie de saint Martin. » La musique fait sentir toute sa déception. « Banale ? répond la duchesse de Montpensier. Plusieurs en furent extrêmement touchés. » Monsieur Vincent ajoute : « Vous semblez avoir été déçue, madame.

– Oh ! Monsieur Vincent, rétorque-t-elle, il ne faut pas faire de tels actes d’humilité à Paris où se rencontrent tant de gens habiles. »

Monseigneur de Genève reçut en effet une lettre d’une certaine Madame de Villeneuve contenant de semblables reproches... il daigna répondre que c’était justement « en ce lieu qu’il voulait étudier d’en faire davantage » !

L’énergique duchesse de Montpensier n’est cependant pas du même avis et lance ce témoignage qui sera retenu d’elle pour le procès de béatification du saint : « Vous voudriez qu’il discoure comme les autres qui volent en l’air ? » Le piano a remplacé l’orgue et deux flûtes en tierces et sixtes exécutent des mouvements en arpèges aériens. Elle continue : « Ah ! mais cet orateur du saint amour fond sur sa proie, atteint le cœur et s’en empare. » Les autres invités abondent dans son sens : « Ne voyez-vous pas comme les foules parisiennes l’admirent ?

– Quand on sait l’église où il prêchera, dès les quatre heures du matin le monde y prend place. »

Tout Paris put l’entendre, car ses prédications furent, assure son neveu Charles-Auguste de Sales, « aussi nombreuses qu’il y a de jours dans l’année ». Sa parole touche les âmes, les invités l’attestent : « Il travaille dans tous les champs de l’apostolat : Hérétiques conquis à l’Église romaine, catholiques raffermis dans la foi, âmes dévouées rendues plus rayonnantes encore. »

Soudain, un ecclésiastique s’écrie : « Mais il perd son temps avec ses dévotes ! Il ferait mieux de fonder une société de prêtres au lieu de ses visitandines. »

Cet ecclésiastique peu délicat est de la tendance de l’abbé Adrien Bourdoise, qui faisait parler de lui dans Paris. Cet homme d’œuvres très original, au rustre esprit de contradiction, prêchait à tous l’esprit paroissial. Il venait d’instituer l’austère communauté de prêtres de Saint-Nicolas-du-Chardonnet lorsque Mgr de Sales fit sa connaissance. La franchise et la radicalité du personnage ne déplaisaient pas au saint évêque qui prit la défense de ce prêtre aux allures excentriques à l’archevêché de Paris. Toutefois, malgré toute l’admiration qu’il éprouvait pour saint François de Sales, Monsieur Bourdoise ne parvenait pas à comprendre comment il pouvait s’occuper de femmes... C’est de prêtres dont on avait besoin ! Il le lui faisait savoir, mais le doux prélat répondait humblement : « Il ne m’appartient pas de travailler en des matières si relevées ; c’est aux orfèvres de manier l’or, et aux potiers la terre. » Saint Vincent de Paul se fait ici l’écho du saint évêque de Genève en répondant : « Mon cher monsieur, les femmes sont au moins la moitié du genre humain, et ce qu’il enseigne à ces bonnes chrétiennes s’adresse aussi à toute âme. »

L’ecclésiastique s’insurge : « Nous n’allons pas tous vivre en visitandines ! »

Monsieur Vincent, qui connaissait le dessein de son ami au sujet de la Visitation, dévoile le secret intime de cette œuvre : « En fondant la Visitation Sainte-Marie avec Madame de Chantal, monseigneur veut partager la bonté qui déborde de son cœur... je dirais même de leur cœur, car les deux fondateurs ne forment qu’un unique cœur. »

En 1619, Monsieur Vincent ne mesurait pas encore l’étendue de l’amitié qui liait étroitement les deux saints, mais il le comprit vite. En effet, le 7 avril 1619, Mère de Chantal arrivait à Paris pour fonder la première Visitation de la capitale. Il fallut trouver un supérieur ecclésiastique pour le nouveau monastère, et saint François de Sales, en toute simplicité et sans hésitation, pria saint Vincent de Paul d’assumer cette charge. Ce dernier accepta et la remplit pendant quarante ans, jusqu’à sa mort. Il devint, de ce fait, et par la volonté de saint François, le directeur de Mère de Chantal. Au contact de notre sainte, il pénétra dans l’intime de cet unique cœur.

Monsieur Vincent continue son explication : « Les deux fins principales de la Visitation étaient d’offrir la vie religieuse à de chétives femmes et de visiter les pauvres et les malades. »

Un invité dépité rapporte que l’évêque de Lyon s’était opposé à la seconde fin de l’Institut, celle de visiter les pauvres et les malades. La première fondation de la Visitation à Lyon eut lieu en 1615, et cette maison donna bien du souci aux deux fondateurs. L’archevêque de Lyon, Mgr Denis de Marquemont, dressa autant d’obstacles qu’il était possible, jusqu’à faire changer par le fondateur lui-même les fins du nouvel Institut ! Pour Mgr de Marquemont, il était inconcevable qu’une communauté de religieuses ne soit pas cloîtrée ; il refusa donc catégoriquement que les filles de la Visitation sortent pour faire la charité et fort de son rang plus élevé dans la hiérarchie ecclésiastique, il voulut s’imposer au fondateur. Mère de Chantal, fidèle à l’esprit de son unique Père, voulut tenir bon, mais saint François de Sales, d’une manière très simple, s’inclina. Il pratiquait ce qu’il enseignait : le trépas de la volonté. Il reconnut dans l’obstination de Mgr de Marquemont un signe du bon plaisir de Dieu et il se soumit. Pourquoi ?

Saint Vincent de Paul l’explique : « Eh bien ! c’est au sein même de leur monastère que les visitandines reçoivent leurs malades, en véritables sœurs. » En effet, saint François de Sales n’avait en vue que l’amour de Dieu et du prochain. Il voyait bien qu’on pouvait avoir l’amour des pauvres et des malades aussi bien en restant dans le cloître. Ce fut donc dans la maison que se fit la charité. Il voulut qu’on reçoive à la profession des femmes ou des jeunes filles pauvres, sans dot, malades, infirmes ou même repenties, des veuves aussi... jusqu’à une dame de quatre-vingt-quatre ans !

Il n’y avait qu’une seule condition, chantée par le chœur avec l’ensemble des cordes : « Recevez les infirmes, ma très chère Mère, pourvu qu’elles ne soient pas estropiées de cœur, car ces difformités extérieures ne sont rien devant Dieu. » Les visitandines firent donc leur apostolat charitable à l’intérieur de leur couvent. Mais qui s’occupera des pauvres et des malades de l’extérieur ? Dieu y pourvoira... c’est précisément saint Vincent de Paul qu’il choisit pour relancer l’œuvre à laquelle saint François de Sales avait héroïquement renoncé. Monsieur Vincent, pénétré du plus pur esprit salésien, fonda plus tard les Filles de la Charité, pour ce service des pauvres... la seconde fin de la Visitation fut donc remplie par une autre Congrégation.

L’une des maximes que saint Vincent de Paul répétait à ses fils et filles est celle-ci, qu’il chante dans notre oratorio : « Aimons Dieu, mais que ce soit au dépens de nos bras. » Il avait parfaitement compris “ l’extase des œuvres ” si chère à saint François de Sales : cette extase consiste à se retrousser les manches pour obéir à la volonté signifiée ou au bon plaisir de Dieu, de se dépenser en action jusqu’à ne plus avoir le temps ni les forces de pratiquer l’oraison et la contemplation... servir Dieu dans les œuvres ou à l’oraison, cela revient au même, pourvu que Dieu soit servi et aimé, dans l’obéissance. C’est cet amour même de Dieu qui nous entraîne dans cette extase, saint Paul nous l’enseigne dans sa seconde épître aux Corinthiens (2 Co 5, 14), que le chœur rappelle : « La charité de Jésus-Christ nous presse. »

Saint Vincent de Paul fut frappé de la ressemblance entre François de Sales et Notre-Seigneur. Il chante maintenant une phrase tirée de sa déposition au procès de béatification : « Je suis porté à voir en monseigneur de Sales l’homme qui a reproduit le mieux le Fils de Dieu vivant sur la terre. » Et plus loin dans cette même déposition, il s’exclamait : « Combien grande est la bonté divine ! Mon Dieu, que vous êtes bon ! Mon Dieu, que vous êtes bon, puisque Monseigneur François de Sales, votre créature, est lui-même rempli de tant de bonté. » Admirable !

Soudain, quelqu’un lance : « Et quand on aura vu Madame de Chantal avec ses filles, on ne voudra plus entrer dans aucune maison religieuse de Paris ! » La sainteté de François de Sales a réellement ébranlé tout le Paris dévot de cette époque, et cette réflexion montre de quelle aura de sainteté on entourait les deux fondateurs. Des prêtres parisiens ont même demandé à l’évêque de Genève de ne pas faire venir sainte Jeanne de Chantal... la ruine de tous les couvents de la capitale en aurait résulté ! C’est flatteur, mais cette nouvelle fondation tracassera beaucoup Mère de Chantal, l’obligeant à rester à Paris, longtemps après le départ de saint François de Sales.

Même si notre saint fut très écouté, Paris était loin de s’ouvrir totalement à sa doctrine, trop engoncée dans son humanisme, son rationalisme d’une certaine manière, pour que cet évangile fût entendu. C’est dans le but d’y laisser son empreinte qu’il décida d’y fonder une Visitation.

Le 13 septembre 1619, Mgr de Sales quitta Paris. Il suivit la cour à Tours, puis à Amboise. Il visita les fondations de Bourges et de Moulins, enfin il était de retour à Annecy à la fin de l’année 1619. Il reprit sa charge épiscopale, mais sa santé s’altéra considérablement. On lui donna pour coadjuteur son frère Jean-François, sacré le 21 janvier 1621.

Pour clore le huitième tableau, le chœur fait un anachronisme. En effet, les phrases latines inspirées du Cantique des cantiques (cf. Ct 2, 16) qu’il entonne sont du jeune prévôt de Sales, lors de son deuxième séjour à Paris, en 1602. Il prononçait un panégyrique de saint Louis le jour de sa fête en l’église des Pères jésuites. On y voit toute l’admiration du Savoyard pour le Royaume de France béni par Dieu, mais aussi la crainte de le voir basculer dans l’hérésie ou l’anarchie. Un chœur majestueux alterne avec l’ensemble des cuivres : « O felix Gallia, quam multo tempore inter lilia tua Sponsus pascitur... Non marcescent lilia tua, Deo dante, sed vide tu ne illa destruas ! – Ô heureuse France, depuis si longtemps l’Époux paît parmi tes lis... Dieu fasse qu’ils ne flétrissent pas, mais toi, veille à ne jamais les détruire ! »

NEUVIÈME TABLEAU : 
L’ULTIME SACRIFICE

De retour à Annecy, sa succession étant assurée et la Visitation florissante, saint François de Sales se sentait vieillir... Pendant ce temps, sainte Jeanne de Chantal était toujours à Paris, attendant un ordre de Monseigneur. Elle espérait le revoir avant sa mort, mais ne demanda rien...

Saint François rêvait de se retirer dans la solitude de Talloire « pour servir Dieu et le prochain par notre chapelet et notre plume ». Mais le voilà repris par mille affaires : un voyage en Piémont, d’ordre du Pape, en juin 1622 ; un autre en Avignon, avec son souverain, en octobre suivant. La Cour ducale fit escale à Lyon et notre saint en profita pour rendre visite à ses filles. Il demanda à Mère de Chantal, à Dijon depuis six mois, de venir l’y rejoindre. Elle accourut... mais saint François n’eut que le temps d’enjoindre à sa fille d’aller visiter des couvents récemment fondés puis de revenir, et il quitta aussitôt Lyon pour suivre la flotte de Son Altesse. Après trois ans de séparations, ne se rapprocher ainsi que pour se séparer encore ! Ils n’en témoignèrent aucune tristesse... Chacun partit donc de son côté.

Saint François de Sales ne revint à Lyon que le 19 octobre 1622. Plusieurs hauts personnages voulurent le loger, mais il les remercia tous ; il préféra s’installer dans la maisonnette du jardinier de la Visitation, pour être au plus près de ses filles. Il y passa un rude mois d’hiver commençant. La Cour de Savoie et tout Lyon ne lui laissèrent pas une seule minute, tous voulaient voir le saint !

Deux semaines plus tard, Mère de Chantal revint elle aussi à Lyon. Monseigneur réserva quelques heures pour s’entretenir avec elle. C’est ce dernier entretien du 12 décembre 1622 que le neuvième tableau met en scène.

Une introduction musicale triste, un peu mystérieuse, aboutit à un enchaînement d’accords déchirants de sixte augmentée, laissant pressentir le sacrifice. Nous retrouverons cette musique plusieurs fois jusqu’au moment pathétique de la séparation. Saint François de Sales, assis et épuisé, attend l’arrivée de sainte Jeanne de Chantal. Depuis des mois, Mère de Chantal aspirait à cette entrevue, on imagine avec quel soin elle s’y prépara ! Elle rédigea deux listes, pour ne rien oublier : l’une concernait les affaires de son âme, l’autre celles de la congrégation.

À peine est-elle entrée que l’évêque l’interroge sur un ton affable et posé : « Ma Mère, nous aurons quelques heures libres. Qui commencera de nous deux à dire ce qu’il a à dire ? »

Voyant son désir le plus cher réalisé, Mère de Chantal répond vivement en ouvrant son premier billet : « Moi, s’il vous plaît, mon Père, mon cœur a grand besoin d’être revu de vous. Voilà trois ans et demi... » Trois ans et demi de séparation, quelle épreuve pour deux cœurs si intimement unis ! On comprend l’empressement de sainte Jeanne, avide de conseils... Cependant, « ce bienheureux qui était sur la fin de son entière consommation, raconte Mère de Chaugy, ne voulant ni ne désirant plus rien, voyant un peu d’empressement, quoique spirituel, en celle qu’il voulait toute parfaite, lui dit suavement, mais avec grande gravité : “ Eh quoi ! ma Mère, avez-vous encore des désirs empressés et du choix ? Je vous croyais trouver angélique. ” » Saint François de Sales diffère les retrouvailles intimes. N’ont-ils pas fait le sacrifice de toute la partie humaine et sensible de leur sainte union ? À nouveau, le rasoir pénètre avant dans le cœur de Mère de Chantal.

Après un petit instant de mutuelle résignation où l’orgue fait entendre la musique de l’introduction, l’évêque reprend, énergique : « Ma Mère, nous parlerons de nous-mêmes à Annecy. Maintenant, achevons les affaires de notre congrégation. » Il ne désapprouve pas l’entretien désiré, puisqu’il lui dit qu’ils en reparleront plus tard... En cette ultime entrevue, il faut d’abord traiter des affaires de la famille.

Mère de Chantal, sans murmure ni dépit, replie son premier billet pour ouvrir le second, celui concernant la Visitation Sainte-Marie.

La conversation dura trois heures, au cours de laquelle les deux fondateurs résolurent de nombreuses questions restées en suspens sur les Règles, la Coutume et les Constitutions. Mère de Chantal rapporte son grand périple, présentant l’état de l’Ordre de la Visitation, douze ans seulement après sa fondation. Elle commence, sur un air haletant où les premiers violons exécutent comme un “ mouvement circulaire ” de croches en staccatos tandis que les violoncelles marquent les temps par des pizzicatos. Ce mouvement passera d’un instrument à l’autre chaque fois qu’il sera question des voyages de la sainte. « Comme vous me l’aviez ordonné, mon très cher Père, j’ai quitté nos filles de Paris pour rentrer en Savoie. Au passage, j’ai inspecté nos maisons d’Orléans, de Bourges, de Nevers. »

À Orléans, dont le monastère fut fondé en 1620, elle ne se rendit pas seulement à la Visitation : toutes les maisons religieuses de la ville, de quelque Ordre que ce soit, voulurent voir et entendre la sainte fondatrice, et elle s’y plia. À Bourges, Mère de Chantal se vit obligée de déposer la supérieure de ce couvent fondé en 1618 : la sainte religieuse était si souvent transportée en extase qu’elle ne pouvait plus exercer sa charge... Elle alla ensuite consoler et surtout fortifier ses filles du couvent de Nevers, fondé en 1620 dans le mépris et les épines. Ce genre de commencement réjouissait fort la fondatrice, y voyant un signe évident du bon plaisir de notre très chéri Père Céleste.

Elle poursuit : « Moulins [la deuxième fondation, en 1616] prospère sous la direction de notre sœur de Bréchard. » Mère Jeanne-Charlotte de Bréchard, l’une des trois premières supérieures. « J’ai eu l’immense joie de fonder un monastère à Dijon. » À l’inverse de la fondation de Nevers, celle de Dijon, dans sa ville natale, fut un triomphe. Les Dijonnais firent un accueil somptueux aux visitandines, les accompagnant en cortège jusqu’à leur nouveau monastère. Ce fut une grande consolation pour Mère de Chantal, et le ton en est plus tendre, le mouvement plus large, mais elle n’est pas dupe de toute cette gloire humaine. Elle ajoute aussitôt, accompagnée par les violons avec chaleur : « Que Dieu les rende très amoureuses du mépris. » Puis reprise du mouvement enlevé avec les staccatos : « Notre éclat est de n’avoir point d’éclat, notre grandeur de n’avoir point de grandeur. »

À ce récit, saint François de Sales ne peut s’empêcher de pousser un cri plein d’affectueuse tendresse : « Oh ! que je l’aime notre petit Institut, parce que Dieu est beaucoup aimé en icelui ! » Imperturbable, Mère de Chantal continue son rapport, toujours dans le même mouvement : « Et puis, il y a un mois, vous m’aviez commandé de visiter les couvents de Montferrand et de Saint-Étienne. »

Montferrand avait été fondé en 1620 et Saint-Étienne était tout récent.

Saint François demande des nouvelles des filles qu’elle vient de quitter et Mère de Chantal lui répond : « Nos sœurs sont toutes très bonnes filles et elles vous saluent très humblement, avec une affection et un cœur filial. » Ici, la réponse de saint François de Sales est tirée du dernier entretien que l’évêque eut avec les visitandines de Lyon, avant sa mort. Ce sont donc ses dernières recommandations, et pour marquer l’importance de ces paroles, l’orchestre vient y ajouter toute son ampleur : « Qu’elles se tiennent invariables dans la pureté et sincérité de l’esprit de leur Institut, puisque c’est pour elles le chemin le plus assuré pour parvenir à Dieu. »

Toujours obéissante à la volonté de son « unique Père », elle demande ce qu’il désire d’elle à présent : « Les monastères de Belley [fondé cette même année 1622] et de Valence [fondé l’année précédente] attendent votre visite. Une fondation nouvelle se prépare à Chambéry. Le devoir vous y appelle. Vous commencerez par le couvent de Grenoble que vous n’avez pas revu » depuis sa fondation en 1618.

Elle, ravie d’obéir à son très cher Père, acquiesce, mais avant la fin de l’entretien, elle veut recueillir de sa bouche d’ultimes recommandations pour ses filles : « Nos filles désirent une parole de vous qui leur demeure plus fortement gravée dans l’esprit. » Les paroles de saint François seront répétées par le chœur pour que nous les retenions.

« Que leur dirai-je ? Tout est dit en ces deux paroles : ne rien désirer et ne rien refuser. Je ne sais leur dire autre chose. » C’est ainsi qu’il concluait son dernier entretien, le 26 décembre 1622 au soir. « Et la vertu que je veux voir chez toutes nos filles, c’est l’humilité. » Le 27 décembre au matin, Mère de Blonay, supérieure de Lyon, lui présenta une feuille de papier et de l’encre. « Monseigneur et cher Père, lui dit-elle, nos sœurs et nous vous supplions humblement de nous faire la grâce de nous écrire quelques enseignements pour nous avancer en la vertu. » Et, dans le haut de la page, au milieu et au bas, il traça ce seul mot : Humilité.

Au parloir de la Visitation de Lyon, saint François de Sales donne ses dernières recommandations :
« Et la vertu que je veux voir chez toutes nos filles, c’est l’humilité. »

Mère de Chantal, au comble de l’admiration, ose lui dire : « Mon Père, je ne doute pas que vous soyez un jour canonisé, et j’espère y travailler moi-même. » Il répond simplement : « Dieu pourrait bien faire ce miracle ; mais les personnes qui doivent traiter ma canonisation ne sont pas encore nées. »

Ce furent à peu près leurs dernières paroles. Sa bénédiction fut un adieu et la musique le fait sentir en reprenant une dernière fois l’air très doux et triste du début, aboutissant à notre accord de sixte augmentée, doucement déchirant, suivi d’un lourd silence.

« Bonsoir, dit-il avec tendresse, ma très chère Mère. Que Dieu soit à jamais notre unique dilection. »

Monseigneur sort péniblement, appuyé sur une canne, sous les yeux de Mère de Chantal qui le voit vivant sur cette terre pour la dernière fois, serrant sur sa poitrine son premier billet, celui des affaires de son cœur...

L’héroïque Mère partit dès le lendemain, 13 décembre, pour Grenoble. En chemin, elle sentit « un grand serrement de cœur », rapporte Mère de Chaugy, mais après « un acte d’abandonnement d’elle-même à la divine volonté, elle prit son livre des Psaumes et se mit à chanter dans la litière le vingt-sixième, “ Le Seigneur est ma lumière ”, répétant diverses fois ce verset : “ Mon père [son unique Père !] et ma mère m’ont abandonné, mais le Seigneur m’a recueilli. ” Avec ce remède elle se guérit. » Elle est admirable !

Du temps de son veuvage, la baronne ne quittait jamais son Psautier de Desportes afin de chanter et louer Dieu à toute heure du jour. Ce psautier était un recueil des psaumes mis en vers français et en musique par un poète à la mode, l’abbé Philippe Desportes (1546-1606), poète officiel de la cour d’Henri III. Saint François de Sales en apprécia tant les vers qu’il cita les Psaumes de Desportes plusieurs fois dans son Traité de l’amour de Dieu.

Mère de Chantal et le chœur chantent donc ici trois couplets du psaume 26, selon la traduction de l’abbé Desportes et sa mélodie originale. Le caractère mélancolique et son rythme irrégulier sont tout à fait appropriés à la circonstance :

Le Seigneur est ma lumière,
C’est ma garde coutumière :
De qui saurais-je avoir peur ?
C’est l’Éternel qui m’appuie,
Ferme soutien de ma vie :
Qui peut étonner mon cœur ?

Exauce, ô Dieu, je te prie,
Ma voix qui haute s’écrie :
Entends-moi, fais-moi merci.
Je t’ai dit en mon courage,
Qu’il faut chercher ton visage :
Seigneur, je le cherche aussi.

Bien que le soin de mon père,
Bien que l’amour de ma mère
À l’abandon m’ait quitté :
En mon besoin plus extrême,
Le Seigneur n’en fait de même,
Me recueillant sa bonté.

DIXIÈME TABLEAU : 
« IL N’EST PLUS. »

Mère de Chantal assista aux fêtes de Noël au couvent de Grenoble. Le 28 décembre, sur les huit heures du soir, elle priait dans la chapelle lorsqu’elle entendit distinctement une voix céleste lui dire ce que l’on entend à l’ouverture de ce dixième tableau : « Il n’est plus. » L’idée de la mort ne l’effleura qu’un moment, car cette voix la remplit d’allégresse. Elle y voyait une confirmation de l’éminente perfection de son bienheureux Père et Mère de Chantal, dont le chœur des femmes, en duo, rapporte les mots, s’écria : « Non, mon Dieu, il n’est plus, lui, mais vous êtes et vivez en lui. » C’était un nouvel acquiescement à ce dépouillement qu’ils avaient résolu. Elle ne se doutait pas à quel point le dépouillement, à cette heure précise, était total. Elle quitta Grenoble toute joyeuse.

Tandis qu’elle parcourait la route séparant Grenoble et Belley où elle se rendait, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : le saint est mort !

Une musique douce nous introduit dans le couvent de Belley où nous voyons les visitandines réunies autour de leur supérieure, Mère Marie-Madeleine de Mouxy. Elles sont inquiètes.

« Oh ! ma mère Marie-Madeleine, pensez-vous que notre digne Mère sait la terrible nouvelle ?

– Ce serait fort étonnant, répond-elle. Elle n’a pas cessé d’être sur les routes. Aucun courrier n’a pu l’atteindre.

– Nous devrons donc la lui apprendre ? s’écrie une religieuse. Quel triste présent pour le jour des Rois !

– Mes filles, reprend la Mère sur un air triste à trois temps marqués par les violons, nous cacherons notre douleur en sa présence. Un glaive percera son cœur, mais que ce ne soit pas par la main de l’une d’entre nous. »

Une sœur annonce l’arrivée de Mère de Chantal, accompagnée de Michel Favre, l’aumônier. La fondatrice se montre particulièrement sereine et la joie de revoir ses filles augmente son allégresse que figure le piano. Elles s’embrassent toutes tandis que les instruments font entendre des bribes de l’antienne « Ecce quam bonum » du psaume 132, répétée en fond et de plus en plus insistant et dramatique. Mère de Mouxy profite de cette joyeuse cohue pour tendre à Michel Favre la lettre qu’elle a reçue de Jean-François de Sales, coadjuteur de Genève, et dont elle ne devine que trop bien la teneur. « Mon Père, lui dit-elle, prenez cette lettre adressée à notre Mère. Nous n’avons pas le cœur de la lui remettre. » L’aumônier prend alors connaissance du contenu tandis que Mère de Chantal, toujours aussi joyeuse, poursuit la conversation : « Quelle joie d’être parmi vous, mes filles ! N’auriez-vous pas des nouvelles de notre Père ? Il me tarde tant d’en avoir... » La question fatidique plonge les religieuses dans une consternation qui les laisse interdites. Monsieur Favre s’approche et lui montre la lettre : « On vient d’écrire qu’il est tombé à Lyon. » Elle tressaille. « Tombé ! Il me faut aller le rejoindre ! » L’aumônier l’arrête et chante : « Ma Mère, il faut vouloir ce que Dieu veut. Prenez la peine de voir cette lettre. »

« Le cœur, raconta plus tard Mère de Chantal, me battait extrêmement ; je me retirai tout en Dieu et en sa volonté, me doutant bien qu’il y avait quelque chose de douloureux dans cette lettre. En ce peu de temps que je me tins retirée, j’eus l’intelligence de la parole qui m’avait été dite à Grenoble. » Le chœur la répète : « Il n’est plus », et annonce la mort du saint sur un ton solennel : « Après un véritable martyre sous la main des médecins... » Ces derniers usèrent de remèdes extrêmes qui nous font frémir d’horreur : on lui écorcha le crâne de la nuque au front afin d’y appliquer un fer rouge. « Et certes par de tels remèdes, rapporte Mère de Chaugy, et dans une telle charcuterie de chirurgiens, la mort lui était bien infaillible. » Saint François de Sales désirait être martyr au Chablais, et Dieu le lui accorda. Martyr, il l’était... non pas de la main des protestants, mais de celle de ses propres amis ! Il endura tout, sans laisser échapper la moindre plainte au travers des torrents de larmes qu’il versait. Seuls les noms de Jésus et de Marie venaient à ses lèvres, jusqu’au dernier soupir : « “ Il se fait tard, et le jour baisse... Jesu Maria !  Ce furent ses dernières paroles. »

« Je me jetai à genoux, raconte Mère de Chantal, embrassant au mieux qu’il me fut possible la très sainte volonté de Dieu, et en icelle mon incomparable affliction. » Le chœur poursuit son récit, sur des batteries douces et en triolets aux cordes : « Monseigneur ­François-Bonaventure de Sales, prince-évêque de Genève, passa de cette vie à l’autre sur les huit heures du soir, le 28 décembre, en la fête des saints Innocents, fort paisiblement, les yeux fixés au Ciel. »

Mère de Chantal laisse éclater sa douleur dans une sainte résignation, la musique se faisant discrète pour respecter la solitude où elle se trouve : « Que mon cœur est faible et qu’il a besoin de force ! Oui, mon Dieu, j’acquiesce de tout mon cœur à votre très sainte et très adorable volonté. Dieu soit béni de tout ! Vive sa volonté ! Vive son bon plaisir ! »

Avec la permission de Monsieur Favre, la pauvre Mère pleura toute la journée et même une partie de la nuit lorsqu’à une heure avancée, à la pâle lueur de sa lampe qui brûlait encore, elle vit une sœur entrer silencieusement dans sa chambre et s’agenouiller au pied de son lit. C’était sœur Simplicienne qui venait lui raconter ce qu’elle chante ici : « Oh ! ma pauvre Mère ! Je savais qu’il mourrait cette année [elle en avait été mystérieusement avertie]. Je lui ai dit quand il est venu ici et je l’ai prié de demander à Notre-Seigneur et à la Sainte Vierge que cela ne soit pas. » Et le chœur des hommes rapporte la réponse de l’évêque : « Oh ! ne me priez pas de cela, car je ne le ferai pas... Hélas ! ma chère fille Simplicienne, ne serez-vous pas bien aise que je m’en aille reposer ? » Plutôt que d’apaiser la souffrance de Mère de Chantal, cette révélation ne fait qu’aviver sa blessure : il savait qu’il mourrait ! Nouveau cri de douleur, cette fois avec toutes les cordes aux harmonies serrées : « Mon Dieu ! quelle douleur ! Ô bon Jésus ! » Ce cri n’est pourtant pas un murmure. Elle se résigne, suppliant humblement la chère enfant, si sereine dans son acceptation, de prier pour elle : « Ma fille, priez-le pour moi, qu’il me fasse miséricorde et me donne la grâce de vivre désormais toute à Lui, puisqu’il Lui a plu d’écorcher ainsi mon chétif cœur. » Mère de Chantal sort, soutenue par sœur Simplicienne et suivie de toute la communauté, mêlant ses larmes à celles de leur digne Mère.

Cette nouvelle lui fut cruelle, mais depuis l’immolation de 1616, son « chétif cœur » était prêt à cet ultime sacrifice. Saint François de Sales l’avait préparée, épurée comme l’or que l’on purifie par le feu. Le chœur, devant la résignation de notre sainte, chante son admiration avec une phrase du Traité de l’amour de Dieu, « le journal intime de saint François et de sainte Jeanne-Françoise, le livre de la révélation de leur unique cœur », par un lent choral aux harmonies modulantes : « Ô que bienheureuse est l’âme qui a une fois bien fait le dépouillement et la parfaite résignation de soi-même entre les mains de Dieu ! » Le Traité continue ainsi : « Car par après elle n’a à faire qu’un petit soupir et regard en Dieu pour renouveler et confirmer son dépouillement, sa résignation et son oblation, avec la protestation qu’elle ne veut rien que Dieu et pour Dieu, et qu’elle ne s’aime, ni chose du monde, qu’en Dieu, et pour l’amour de Dieu [...]. Cela fait, déployant, s’il faut ainsi dire, et élevant le bras de notre consentement, embrassons chèrement, ardemment et très amoureusement, soit le bien qui se présente à faire, soit le mal qu’il nous faut souffrir, en considération de ce que Dieu l’a voulu éternellement, pour lui complaire et obéir à sa providence [...]. Ô Croix ! mon cœur te veut, puisque celui de mon Dieu t’a voulue. Ô croix ! Mon âme te chérit et t’embrasse de toute sa dilection ! » (Livre XII, chapitre IX)

ÉPILOGUE : 
LA BÉNÉDICTION POSTHUME

Mère de Chantal survécut dix-neuf ans à Mgr de Sales et ce second “ veuvage ” fut particulièrement rempli de difficultés, d’épreuves et de croix. Son labeur de fondatrice ruina sa santé : à sa mort, le 13 décembre 1641, à soixante-neuf ans, ses filles s’appliquaient à l’amour de Dieu dans quatre-vingt-six couvents, en Savoie, en France et en Italie.

Au milieu de tous ces labeurs, le Bon Dieu se plut à la dépouiller encore. Pendant les dix-neuf années qui lui restaient à vivre, elle fut plongée dans d’obscures ténèbres, ne gouttant plus la moindre consolation céleste. Elle ne voyait plus que son néant et sa profonde misère. Jamais cependant, elle ne le montra. Depuis la mort de saint François de Sales, elle était toute transformée, habitée par l’esprit du saint. Là était sa force véritablement virile, son unique Père la soutenait ; et le miracle que nous allons voir le prouve assez.

Dès la mort du saint évêque, Mère de Chantal mit tout en œuvre pour mener à bien le seul procès qu’elle voulut entreprendre, celui de la glorification de son Père. Elle supplia ses filles de recueillir tous les témoignages à son sujet. C’est à cette occasion que, devant trier l’immense correspondance du saint, elle tomba sur une liasse de lettres dont elle reconnut l’écriture : la sienne. Saint François de Sales avait précieusement conservé et même annoté toutes ses lettres. Confuse, elle les jeta au feu.

En 1626, le Saint-Siège nomma une commission d’évêques, dont Mgr Frémyot, chargée de préparer la béatification, mais la peste qui ravagea l’Europe pendant trois ans arrêta les enquêtes. Dès que ce fut possible, les commissaires se réunirent et commencèrent, selon l’usage, par l’ouverture du tombeau, dans la chapelle de la Visitation d’Annecy, pour la reconnaissance des restes. C’était en août 1632.

À la Visitation d’Annecy, 10 ans après la mort de saint François de Sales, son corps est parfaitement conservé.

La scène s’ouvre par un air très paisible au violoncelle, introduisant la commission d’évêques représentée ici par Mgr André Frémyot et Mgr Jean-François de Sales, successeur du serviteur de Dieu. Tous deux chantent, sur un ton solennel et psalmodique : « Nous, par la grâce de Dieu, André Frémyot, archevêque de Bourges et primat d’Aquitaine, Jean-François de Sales, prince-évêque de Genève, commis par le Saint-Siège pour procéder à l’ouverture du tombeau du serviteur de Dieu François de Sales, en vue de son procès de béatification, attestons que la chose a été faite hier. »

On n’admit dans l’église que quelques notables ; en face d’eux, derrière la grille de clôture, se tenaient les visitandines autour de leur Mère. La dalle soulevée, le cercueil ouvert, on vit Monseigneur tel que de son vivant. Les évêques poursuivent :

« Nous affirmons avoir été témoins de faits extraordinaires dont la conservation du béni corps, demeuré frais et entier, n’est pas le moindre. » On lui prit la main et son bras était souple, comme s’il dormait. Une odeur délicieuse sortait de la châsse. À l’extérieur, des gens, montés sur des échelles et regardant par les fenêtres, aperçurent le saint. Il fut alors impossible de contenir la foule qui renversa l’une des portes et envahit l’église. Tous voulaient voir et toucher le saint ! Craignant quelque désordre, les évêques intervinrent : « Devant l’enthousiasme de la foule, nous avons dû fulminer l’excommunication à l’encontre de quiconque toucherait la sainte dépouille. Nous réitérons aujourd’hui. Donné à Neci, le 5 août 1632. »

Toute la ville défila pieusement, muette d’émotion, devant son évêque endormi depuis dix ans. À la nuit, quand tout le monde fut sorti et qu’on eût fermé l’église, Mère de Chantal revint avec ses filles contempler plus librement le bienheureux. Cependant, à cause de la défense faite au peuple, elle n’osa pas le toucher. Nouveau renoncement !... qui vint aux oreilles de Monsieur Michel Favre, qui le fit savoir à Mgr Frémyot, prévoyant sa réponse. « Excellence, hier, votre digne sœur et ses filles se sont abstenues de baiser le corps de leur très cher Père... » L’aumônier n’a pas le temps de terminer sa phrase que Monseigneur s’exclame : « Comment ? marqué par le frémissement des violons en trémolos. Mais cette excommunication ne les concerne pas ! »

Elles ne se le firent pas dire deux fois. Le soir de ce deuxième jour, elles recommencèrent leur veillée de prière. Tandis que les ecclésiastiques sortent, toute la communauté pénètre sur la scène au chant d’un verset du Cantique des cantiques (Ct 8, 6) accompagné par les cuivres :

« Fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio.

– L’amour est fort comme la mort, sa jalousie inflexible comme l’enfer. »

Soudain, changement de caractère. La musique devient douce et suave, reprenant l’air entendu au début de la scène par le violoncelle ; il s’agit du duo de Cécile et Valérien, les saints époux qui consommèrent leur union dans le martyre. Cette phrase ravissante est tirée d’une lettre de saint François de Sales du 20 avril 1611 : « Quelle heureuse rencontre que deux âmes qui ne s’aiment que pour mieux aimer Dieu ! »

Pendant tout ce gracieux duo chanté par les visitandines, Mère de Chantal s’est approchée du lit funèbre sur lequel repose la sainte dépouille vêtue de ses ornements pontificaux, pour un poignant face à face. Suppliante, elle lui demande : « Ô mon unique et bienheureux Père, bénissez-moi ! »

Elle s’agenouille contre la couche, tandis que le chœur en bouche fermée avec les violons très doux, font de longs accords avec un trille imperceptible au piano et un léger crescendo, elle se penche vers le saint, lui prend la main encore souple et la dépose sur sa tête ; et toutes les sœurs voient avec étonnement et ravissement cette main reprendre vie, remuer les doigts et presser doucement l’humble tête inclinée. Oh oui ! « L’amour est fort comme la mort » !... à tel point que saint François de Sales n’a pu s’empêcher de reprendre un instant sa main pour répondre au désir de sa très chère fille, dix ans après sa mort ! Pour marquer l’émotion générale, la musique culmine sa progression par un sforzando au moment où la main s’anime, puis s’éteint dans un lent decrescendo.

Pour répondre à la demande de Mère de Chantal, la main de saint François de Sales reprend vie pour presser doucement la tête de sa fille chérie.

La mort de saint François de Sales avait consommé le sacrifice du dépouillement total de toutes marques humaines et sensibles de leur amitié. Ce miracle, où saint François reprend sa main pour témoigner son affection avec une marque sensible dix ans après sa mort, est la promesse divine de la fusion de leurs deux âmes dans la Béatitude céleste. Cette fusion, saint Vincent de Paul en fut le témoin privilégié ; le jour de la mort de sainte Jeanne de Chantal, il eut deux fois cette vision, qu’il raconte à la troisième personne par humilité : « Il lui parut un petit globe comme de feu, qui s’élevait de terre et s’en alla joindre, en la supérieure région de l’air, à un autre globe plus grand et plus lumineux que les autres, et ces deux globes réunis se perdirent en un troisième, immense et infini ; et il lui fut dit intérieurement que ce globe était l’âme de notre digne Mère, le deuxième de notre bienheureux Père, et l’autre de l’essence divine ; que l’âme de notre digne Mère s’était réunie à celle de notre bienheureux Père, et les deux à Dieu, leur souverain principe. »

Ils sont désormais inséparables, à l’image du Cœur de Jésus-Marie dont ils ont si limpidement reproduit la vie pour nous faire entrer dans le mystère de l’Amour éternel.

La finale emprunte à saint François de Sales les exclamations pleines de ravissement et d’extase qui concluent son Traité de l’amour de Dieu, en y ajoutant toutefois le nom de Marie à celui de Jésus, parce qu’on ne peut plus à l’avenir évoquer saint François de Sales sans penser aussitôt à sainte Jeanne de Chantal.

Le chœur y dialogue avec les instruments, tantôt par petits ensembles ou grand orchestre, tantôt entre le petit chœur des Visitandines sur la scène et le grand chœur, dans un 3/4 enlevé qui se fond dans l’Amen final où toutes les voix et les instruments s’unissent dans un saint transport pour louer le Très Saint et Unique Cœur de Jésus et Marie.

« Ô amour éternel,
mon âme vous requiert et vous choisit éternellement !
Hé, venez, Saint-Esprit,
et enflammez nos cœurs de votre dilection.
Ou aimer ou mourir !
Mourir et aimer !
Que vivant en votre amour éternel,
ô Sauveur de nos âmes,
ô chère Dame et glorieuse Maîtresse,
nous chantions éternellement :
Vive Jésus ! Vive Marie !
J’aime Jésus et Marie !
Vive le Cœur de Jésus et Marie que j’aime !
J’aime leur très unique Cœur,
qui vit et règne ès siècles des siècles.

Amen. »

Frère Bruno de Jésus-Marie

« Vive le Cœur de Jésus et Marie que j’aime ! »