Jean-Paul II L’APOSTAT

I. KAROL WOJTYLA, L’ÉTRANGER

Cardinal Wojtyla

LORSQUE le 16 octobre 1978, Karol Wojtyla fut élu sur le trône de saint Pierre, il était certes le premier pape non italien depuis le Hollandais Adrien VI en 1520, mais c’est pour une autre raison que nous considérons qu’il était étranger... à l’Église catholique ! En effet, notre Père, l’abbé de Nantes a démontré, sans jamais avoir été réfuté, que, malgré toutes les apparences, il « n’était pas des nôtres » (1 Jn 2, 19). Une doctrine personnelle inspirait sa pratique pastorale, on peut la qualifier de gnose wojtylienne, puisque c’était sa pensée, ses conceptions, avant qu’elles se soient répandues dans l’Église à la faveur du Concile.

Il faut aujourd’hui récapituler cette accusation pour mettre en pleine lumière sa personnalité et son œuvre, afin de pallier les carences coupables du procès de béatification, puis de canonisation, qui s’est obstinément refusé à étudier la doctrine du serviteur de Dieu, et pour cause.

D’ailleurs, Notre-Seigneur n’a-t-il pas affirmé : « Il n’y a pas de bon arbre qui donne un mauvais fruit, ni inversement de mauvais arbre qui donne un bon fruit. Chaque arbre en effet se reconnaît à ses fruits. » (Lc 6, 43-44) ? Et le pape François, « homme sans artifice » (Jn 2, 47), n’a-t-il pas avoué lui-même le 17 juin 2013 : « Aujourd’hui, à la différence de la parabole de la brebis perdue, l’Église a une brebis et il en manque quatre-vingt-dix-neuf ! » ? Jean-Paul II n’a-t-il eu aucune responsabilité dans ce bilan catastrophique ?

UNE ENFANCE EXEMPLAIRE

Pourtant, la vie de Karol Wojtyla commença comme celle d’un enfant prédestiné. Il est né le 18 mai 1920, en Pologne, à Wadowice près de Cracovie ; ses parents étaient de bons chrétiens, son père servait sa patrie comme sous-officier dans l’armée polonaise ; il n’eut qu’un frère, Edmond, de douze ans son aîné. Sa mère eut le pressentiment de la haute destinée de son petit Karol : « Cet enfant sera quelqu’un de très grand », dit-elle avec force à une de ses amies.

Avec ses parents Karol et Emilia en 1922
Avec ses parents Karol et Emilia en 1922

Le curé de la paroisse a témoigné : « J’étais son préfet, je connais à fond sa vie, je peux vous assurer qu’il a été un garçon sans reproche. » Sa maîtresse d’école ne tarissait pas d’éloges sur cet élève brillant, excellent camarade, serviable. D’une piété exemplaire aussi : il servait plusieurs messes d’affilée chaque matin et, pendant ses trois dernières années à Wadowice, donc entre quinze et dix-sept ans, il fut président de la Congrégation de la Sainte Vierge.

En 1929, au moment de la mort de sa mère, on admira son abandon à la volonté de Dieu, sentiment qu’il manifesta encore en 1932 lors du décès de son frère qui était devenu médecin. Il resta donc seul avec son père, sur lequel, devenu Pape, il laissa un beau témoignage qui vaut d’être cité :

« Mon père a été admirable, et presque tous mes souvenirs d’enfance et d’adolescence se rapportent à lui. La violence des coups qui l’avaient frappé avait ouvert en lui d’immenses profondeurs spirituelles, son chagrin se faisait prière. Le simple fait de le voir s’agenouiller a eu une influence décisive sur mes jeunes années. Il était si exigeant envers lui-même qu’il n’avait nul besoin de se montrer exigeant à l’égard de son fils : son exemple suffisait à enseigner la discipline et le sens du devoir. C’était un être exceptionnel. »

DU THÉÂTRE À LA TRANSCENDANCE DE L’HOMME

Karol WojtylaCette éducation, sa piété et sa brillante intelligence auraient dû, de l’avis de ceux qui l’ont connu alors, le conduire au séminaire si, à seize ou dix-sept ans, il ne s’était épris de théâtre en se faisant le disciple de Mieczyslaw Kotlarczyk, le fondateur à Wadowice du “ Théâtre rhapsodique ”, dont il devint rapidement le principal acteur.

Or, celui qui sera son « vieil ami » était un homme étrange. Il se faisait appeler “ le maître de la parole ” ; la puissance de l’acteur, qui par la maîtrise de son jeu et de son texte influençait ses spectateurs, le fascinait. Sous sa direction, Karol comprit le théâtre comme une liturgie créatrice dont l’acteur était le démiurge par les prestiges de la Parole.

Kotlarczyk était en fait un disciple de Rudolf Steiner. Ce grand connaisseur de Kant, de Goethe et de Fichte était un des maîtres de la théosophie, au début du vingtième siècle. En 1913, il avait fondé l’anthroposophie, qui prétendait étudier les phénomènes spirituels comme la science étudie les phénomènes physiques. Tout cela dans un univers ésotérique bien loin de la foi catholique traditionnelle des Polonais.

Cet enthousiasme ne fut pas chez Karol Wojtyla une simple toquade de jeunesse, puisque, devenu cardinal de Cracovie, il écrivit la préface d’un ouvrage de Kotlarczyk : L’art du mot vivant, texte qui, comme par hasard, ne figure pas dans la recension de ses travaux. Si les juges du procès de béatification avaient daigné examiner le Livre d’accusation de notre Père, comme c’était leur devoir, ils auraient appris où Jean-Paul II avait acquis son art consommé de maîtriser les foules. “ Le maître de la parole ” l’a en effet persuadé de la force du mot parfaitement maîtrisé, capable d’éveiller le sens de la fraternité entre les hommes et d’exalter la puissance de l’Homme à l’égal de Dieu. « Un groupe de personnes, unanimement soumises au verbe poétique, revêt une signification éthique : la signification d’une solidarité dans le Verbe (sic !), la signification d’une loyauté à l’égard du Verbe. »

Mieczyslaw Kotlarczyk et Rudolph Steiner
Mieczyslaw Kotlarczyk et Rudolph Steiner

C’est donc d’abord chez Rudolph Steiner, via Kotlarczyk, que Wojtyla s’est convaincu de la dignité de l’Homme, comprenez sa transcendance.

Sa conception des rapports humains, à commencer par celle de l’amour conjugal, en a reçu aussi une forte empreinte. Steiner exhortait en effet « à une pratique de l’amour “ éthérique ” et non plus physique, d’un érotisme aigu parce que spirituel, et procurant à ses adeptes une énergie suprême réservée aux amants demeurés par une rare maîtrise d’eux-mêmes chastes jusqu’au plus ardent moment de l’amour. » Nous trouvons là l’explication du rigorisme moral de Jean-Paul II en ces matières, qu’il justifiait d’ailleurs toujours par la dignité de l’Homme.

 DE LA TRANSCENDANCE DE L’HOMME À LA FAUSSE MYSTIQUE

Ian Tyranowski
Ian Tyranowski

En 1938, son père fut mis à la retraite et déménagea à Cracovie. Karol le suivit et s’inscrivit en lettres à l’université. Il commença une vie d’étudiant, certes toujours pieuse, mais passionnée de littérature, de poésie, et de théâtre.

Il rencontra alors un autre personnage hors du commun en Pologne catholique et dont l’influence sur Wojtyla est plus connue que celle de Kotlarczyk : Ian Tyranowski. Celui-ci jouissait d’une réputation de sainteté, et c’est lui qui détacha Karol de la religion populaire.

Jean-Paul II découvrit sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et saint Jean de la Croix. « Le contact avec ces deux grands mystiques a été pour lui une grande révélation, la découverte d’un chemin nouveau. » Il priait des heures durant.

Cependant, cette évolution se passait dans un climat particulier. En 1939, la Pologne avait été envahie par les Allemands et les Soviétiques, Cracovie était en zone allemande. Pour éviter les rafles, les étudiants se faisaient ouvriers. Karol entra comme manœuvre chez Solvay en septembre 1940, puis occupa plusieurs emplois manuels jusqu’en août 1944.

Karol WojtylaEn 1941, après la mort subite de son père, en son absence, Karol se retrouva seul, mais pas pour longtemps : Kotlarczyk et sa famille s’installèrent chez lui. Car son amitié pour Tyranowski n’a en rien atténué la passion de Karol pour le théâtre et sa théosophie cachée. Au contraire. La recherche de la maîtrise de soi, la découverte de la transcendance de l’homme, de sa puissance, ont la même consonance dans le théâtre rhapsodique et dans la prétendue haute mystique enseignée par Tyranowski. D’ailleurs, les deux “ maîtres ” se rencontraient parfois chez lui pour des “ Heures mystiques ” durant lesquelles Kotlarczyk et ses disciples lisaient les poèmes de saint Jean de la Croix.

Au dire de ses amis, à cette époque, Karol hésitait entre les deux vocations : le théâtre et le sacerdoce. Apparemment, il n’a rien abandonné de sa piété. Nous avons pléthore de témoignages sur les longues prières de l’ouvrier Wojtyla, pendant les pauses chez Solvay ou bien à l’église. Mais était-ce encore de la véritable piété ? Celle-ci ne s’était-elle pas plutôt muée en exercice de maîtrise de soi pour atteindre la conscience de sa transcendance ? On peut, on doit, légitimement se poser ces questions puisqu’une vie mystique authentique ne peut s’accommoder des principes steinériens.

Remarquons aussi l’absence totale de préoccupation sociale et politique chez Karol Wojtyla, jusqu’en 1940... c’est-à-dire pendant ses vingt premières années. C’est tout de même étonnant, lorsqu’on sait que la Pologne était alors dominée par la franc-maçonnerie de Josef Pildsuski. Or, il existait un parti contraire, celui de Roman Dmowski, le Maurras polonais, soutenu par Mgr Sapieha, l’archevêque de Cracovie. Et il ne faut pas oublier non plus l’action de saint Maximilien Kolbe et de son populaire “ Chevalier de l’Immaculée ”, dont le combat contre la secte lui valut le martyre dans un camp de concentration nazi. Tout cela est absent de la jeunesse de Karol Wojtyla.

Cependant, sous l’occupation allemande, Tyranowski l’éveilla à l’histoire de la Pologne, surtout à ses richesses culturelles, pour en venir à exalter la lutte du peuple polonais. Mais nous ne trouverons pas chez lui de véritable réflexion ni de doctrine politique, ni même d’intérêt concret pour les conditions de vie de ses compatriotes, pas de participation non plus à des œuvres de charité.

LA VOCATION SACERDOTALE

Mgr Sapieha
Mgr Sapieha

Toutefois, durant l’été 1942, Karol Wojtyla se décida pour le sacerdoce et Mgr Sapieha l’admit dans son séminaire clandestin. Il avait vingt-deux ans. Il pensa un temps entrer chez les Carmes, mais son archevêque lui en refusa la permission, ayant tout de suite remarqué les grandes qualités intellectuelles du futur prêtre.

Puisqu’il devait cacher sa préparation au sacerdoce, il ne changea rien à sa vie d’ouvrier. Seulement, il cessa de participer aux répétitions du théâtre rhapsodique qui avaient pourtant lieu chez lui.

Ses biographes soulignent un fait étrange : en 1944, lorsqu’il fut victime d’un accident, une Dame mystérieuse appela une ambulance puis disparut, jamais il ne la retrouva. Il leur paraît aussi miraculeux que, le 6 avril 1944, absorbé dans sa prière chez lui, il ait échappé à la rafle tristement célèbre.

Après l’arrivée des troupes soviétiques, Mgr Sapieha rassembla les séminaristes au palais épiscopal. Le jeune Wojtyla y fit de brillantes études durant cette période troublée, si bien que, dès sa quatrième année, il se vit confier l’enseignement du dogme et de l’histoire du dogme. Or, nous dit un de ses biographes, déjà « il comprenait que la position individuelle, l’esprit et l’option adoptée par un homme devaient avoir la préséance sur toute institution extérieure à lui. Pas étonnant que tous ses condisciples se soient groupés autour de lui et soient venus lui soumettre leurs problèmes. »

Tous ses maîtres, y compris le cardinal Sapieha, tous l’admiraient, le poussaient en avant, mettaient en lui de grands espoirs, sans se rendre compte qu’il avait un esprit étranger au leur.

Nous en avons une preuve dans le fait que ni Mgr Sapieha qui, depuis 1911, incarnait pourtant l’âme catholique, nationale, traditionnelle de l’Église et du peuple polonais, ni aucun autre ecclésiastique polonais n’ont marqué le séminariste Wojtyla. Il n’en parlait pratiquement jamais.

À LA RECHERCHE DE SA PHILOSOPHIE

Karol Wojtyla séminaristeOrdonné prêtre le 1er novembre 1946, il est envoyé à Rome poursuivre de hautes études. Il suivit les cours de l’Angelicum pendant deux ans et fut très bien noté. Mais son silence sur ses maîtres romains, comme sur le pape Pie XII nous laisse discerner, là encore, une absence totale d’estime.

D’ailleurs, en janvier 1947, il écrivit : « Il me faudra encore parcourir du chemin avant de découvrir ma propre philosophie. » Décidément, l’Église n’avait rien à lui apprendre, son enseignement ne le satisfaisait pas. Il n’était pas un disciple... sauf de Kotlarczyk et de Tyranowski.

En juillet 1948, il obtint un doctorat en théologie pour une thèse sur la doctrine de la foi chez saint Jean de la Croix. Mais l’important dans ses premières années de sacerdoce sera son voyage d’études en France et en Belgique, entrepris durant l’été 1947, à la demande de son archevêque, pour y observer les nouvelles méthodes pastorales qui faisaient grand bruit à l’époque.

Et là, c’est une admiration sans bornes. D’abord pour Cardijn, le fondateur la JOC et donc de l’action catholique spécialisée, pour l’abbé Godin, le Père Loew et surtout pour la Mission de France et son esprit démocratique, son « témoignage de la présence du Christ à travers notre vie et plus particulièrement à travers la pauvreté et le désintéressement ».

Mais quand on lui objectait l’adhésion de ces prêtres-ouvriers au communisme ou leur abandon du sacerdoce pour se marier, il répondait : « C’est une chose secondaire dans cette magnifique action. »

Toutefois, il était assez intelligent pour se rendre compte de la division que ces nouvelles méthodes créaient au sein de l’Église entre partisans et opposants. Lui adopta une autre approche, séductrice.

Il la mit en œuvre dès son retour en Pologne, à l’automne 1948. L’abbé de Nantes l’expliqua clairement : « L’abbé Wojtyla associe sans effort la pleine fidélité au ministère traditionnel, aux tâches quotidiennes, si lourdes, si harassantes qu’elles soient, et la somme des dévotions chères aux cœurs polonais, avec le prestige de la nouveauté, les audaces de la liberté personnelle, les torrents ardents de l’amour et de l’amitié. C’est une pastorale irréprochable, consciencieuse, et en même temps, dit son biographe, “ insolite, nouvelle, différente ”. On dit de lui déjà qu’il n’est pas comme les autres prêtres, qui sont comme ci et comme ça... À ce compte, le succès lui ouvre large la voie de la réussite, et le plus naturellement du monde, sans intrigues ni ambition, écrasant les autres par une supériorité si peu discutable que tous s’effacent devant lui. »

D’abord nommé dans une petite paroisse rurale sous l’autorité d’un excellent curé, il s’y fit connaître comme le meilleur vicaire du diocèse. Il y remplit le ministère traditionnel avec dévouement et sourire. Il était particulièrement assidu au confessionnal : « C’est la chose la plus difficile et en même temps la plus vitale, disait-il. Ce qui compte, c’est le contact avec l’homme. Il faut lier un dialogue, traiter sérieusement et avec beaucoup de cœur cet homme. » Son ministère à lui n’était jamais machinal, routinier. L’année suivante, nommé à la meilleure paroisse de Cracovie, il n’y a que des succès, surtout auprès de la jeunesse étudiante.

Mais en 1951, son archevêque l’orienta malgré sa résistance vers le professorat et lui fit entreprendre un doctorat d’État en philosophie, qu’il obtint en 1953, pour enseigner ensuite à l’Université de Lublin.

Imperméable à saint Thomas, il baigna au contraire dans l’univers de la philosophie allemande. Il traduisit Max Scheler en polonais. Cette étude l’intéressa encore davantage à l’humanisme athée et lui donna son style complexe ; à croire que plus l’expression de la pensée est absconse, plus c’est certainement génial !

À Lublin, les enseignants religieux vivaient à part des enseignants laïques ; lui non – n’oublions pas que la Pologne était alors sous la botte d’un régime communiste stalinien. C’étaient surtout les plus jeunes des professeurs laïques qui recherchaient sa présence, et avec lesquels il discutait sans fin de philosophie, mais surtout de théâtre.

Il se fit remarquer aussi par ses dons d’orateur. « Ses sermons revêtaient un caractère dramatique par la façon dont il interprétait les thèmes et dont il modulait sa voix. Il y prenait un certain plaisir, encore que tout à fait inconsciemment, car jouer était pour lui une seconde nature et il y mettait un talent inégalable. »

En marge de ses études, puis de ses cours, il organisait des camps de jeunes gens où il dira avoir appris plus que dans les livres, il y donna sa pleine mesure. Car c’est à cette époque qu’il découvrit « sa propre philosophie. »

Jean-Paul II a toujours affirmé que celle-ci se résolvait à son expérience vitale. Il n’a rien appris de ses maîtres ou de ses lectures qu’il n’ait déjà ressenti ou pressenti, au niveau de l’expérience, de la sensibilité, de l’intuition. Il prétendait n’être qu’un phénoménologue, un observateur passionné de la vie des hommes, et tout particulièrement dans un secteur déterminé, celui des sentiments, de l’affectivité, de l’amour qu’il déclarait tenir pour la valeur suprême.

Karol Wojtyla à un camp de jeunes
À l’un de ces camps de jeunes...

Ces camps de jeunes, mixtes, auxquels il participait souvent de manière clandestine, car c’était scandaleux pour l’époque, étaient son champ d’observation... avec le confessionnal !

Il faut insister sur ce groupe de jeunes gens et de jeunes filles dont il était le centre. Notre Père l’a étudié dans La Contre-Réforme catholique n° 187 de mars 1983, c’est passionnant. On est séduit par cette atmosphère de franche camaraderie, de joie – nous sommes en Pologne communiste ! – mais aussi de piété. Ils disaient chaque jour le rosaire, ils avaient la messe, ils chantaient ; ils admiraient la splendeur de la création et ils ne cessaient de discuter à la recherche de l’homme dans sa stature parfaite. Et lui jouissait de l’admiration que chacun lui portait.

Notre Père constate : « Il fait l’expérience de l’amour des sexes selon les exigences de son célibat ecclésiastique avec cette maîtrise de soi, ce contrôle de ses pensées et imaginations, de ses passions et de ses actes, si remarquable, que lui a enseigné Ian Tyranowski. Cette maîtrise qu’il appelle responsabilité. Amour et responsabilité, c’est d’ailleurs le titre d’un de ses livres. Il est aimé, il aime, sans accrocs, sans chutes, sans drames, sans peur et sans reproche. Et cet amour qui l’émeut, meut toute sa vie, toutes ses entreprises. Il entend l’annoncer au monde. »

Aussi, comment résumer sa philosophie ? Lisons encore l’abbé de Nantes, en conclusion justement de cette étude : « Le bonheur de l’union de l’homme et de la femme, expression totale du véritable amour, est le plus parfait épanouissement de chaque personne en ce monde, et il constitue ce par quoi l’être humain participe à la plénitude de la vie divine selon la loi fondamentale de sa création. Car “ Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. ” (Gn 1, 27) Tel est le pivot de toute la synthèse expérimentale et philosophique de Karol Wojtyla sur le thème qui l’occupa toute la première partie de sa vie : l’amour humain vécu en pleine responsabilité révèle à l’homme la stature parfaite de sa Personne, à l’image et à la ressemblance de Dieu.

« Cet amour pourrait se faire l’instrument de l’amour de Dieu par sa fécondité, dans la famille, la société, l’Église. Se faire trinitaire en se faisant théocentrique et fécond. Mais non : l’amour wojtylien est essentiellement et de plus en plus exclusivement anthropocentrique, autolâtrique, à prédominance masculine. L’homme aimé s’y trouve le terme de la complaisance de l’être féminin qui l’aime, personne physique ou morale, et se grandit lui-même à ses propres yeux de toute son admiration, voire de son adoration. »

Si bien que, continue l’abbé de Nantes, « la pensée de Karol Wojtyla se détourne de son premier objet d’étude, l’amour, pour se concentrer et s’enfermer de plus en plus dans la contemplation de soi, dans le sentiment exaltant de la seule “ transcendance de l’homme ”, dont on sait qu’il n’est pas de pure spéculation philosophique, encore moins de spéculation chrétienne, mais de source “ phénoménologique ”. C’est la pure et naïve autosatisfaction de l’homme exceptionnel, mais intimement, secrètement, délicieusement soutenue et enfiévrée par l’adulation des amours complices ».

À partir de 1969, il n’est que de lire les titres de ses articles, livres et conférences pour y constater l’hypertrophie du moi humain, du moi masculin, du moi wojtylien et de son culte : « La Personne et son acte. » « La subjectivité et l’irréductibilité de l’homme. » « La transcendance de la personne dans l’acte et l’autotéléologie de l’homme. » « La Structure personnelle de l’autodétermination. »

On ne peut alors que se poser une question. Comment un tel naturalisme, un tel humanisme, une telle autolâtrie peuvent-ils coexister dans une âme de prêtre, de cardinal, de Pape ! avec la foi catholique, avec la vie surnaturelle, avec la pensée constante de Dieu, avec la charité ?

Et comment peut-on canoniser l’auteur d’une telle philosophie de l’amour ? Qui, d’ailleurs, ne suscita aucune vocation dans le groupe des jeunes dont il s’occupait. Vous comparerez avec la doctrine et l’œuvre de l’abbé de Nantes !

Imprégné de la philosophie allemande, soucieux de plaire au monde moderne, d’entrer en dialogue avec les intellectuels contemporains, l’abbé Wojtyla en vint à légitimer l’humanisme moderne qui érige l’Homme dans son identité, farouchement indépendant de Dieu, autonome. L’Homme moderne se fait Dieu, il a raison, osa penser Wojtyla : « Un homme est libre, cela signifie que, grâce à son dynamisme de sujet, il ne dépend que de lui-même. »

D’où sa détestation de l’institution et de l’exercice de l’autorité, que nous constaterons. D’où aussi son exaltation de la liberté, de la nouveauté, de la jeunesse, son refus de toute condamnation, de toute contrainte. C’est une rupture totale avec vingt siècles de christianisme et d’enseignement de l’Église fondé sur celui du Christ.

Ce prêtre, promis à la canonisation, est allé jusqu’à dire : « L’Homme doit se découvrir lui-même, doit complètement se reconstruire, doit complètement se racheter (sic !!!) L’homme est une image de son Dieu – Dieu l’a fait à sa propre image ! L’homme se rachète et se découvre lui-même lorsqu’il s’identifie à cette image : lorsqu’il découvre sa ressemblance avec Dieu. » C’est vraiment l’homme qui se fait Dieu !

Tel est l’essentiel de la pensée de Karol Wojtyla, telle qu’il la conçut dans ses années de professorat à Lublin. Remarquons, une fois encore, car c’est tout de même un mystère, qu’il n’a rien souffert des persécutions staliniennes, alors que son archevêque, Mgr Baziak, a été interné de 1953 à 1956.

JEUNE ÉVÊQUE AU CONCILE

Karol Wojtyla, jeune évêque
Karol Wojtyla, jeune évêque

Lorsque ce dernier fut libéré, l’abbé Wojtyla était si débordant d’activité et si admiré, qu’il fut choisi comme évêque auxiliaire. Sacré le 28 septembre 1958, à trente-huit ans, il était le plus jeune évêque de Pologne.

Dans cette nouvelle charge, promis à un grand avenir, il continua à appliquer sa méthode : il s’acquittait de toutes les tâches traditionnelles, mais d’une autre manière. Nous savons maintenant quels principes inspiraient ses actions.

Par exemple, lors des visites canoniques, avec lui l’autorité cédait à l’amitié, la fonction s’estompait au profit d’une bienveillance universelle. Partout où il passait, il ne résolvait aucun problème, il ne décidait rien, mais il se faisait bien voir.

Cependant, peu de temps après son sacre, il tomba malade, une sorte d’anémie. Les biographes sont silencieux sur cette période d’ombre dont il se remit par la pratique du sport qui lui fut alors recommandé. Dès lors, chaque année, il s’accordait deux semaines de montagne l’hiver, et l’été un mois de canoë-kayak et de randonnées. Une aura de sportif augmenta encore son prestige.

Le 16 juin 1962, à la mort de Mgr Baziak, il fut élu vicaire capitulaire, le plus jeune administrateur de diocèse de Pologne. Le gouvernement communiste ne fit aucune difficulté, et pas davantage lorsque Paul VI le nomma archevêque de Cracovie en janvier 1964.

Jeune évêque, il assista donc à toutes les sessions du Concile et joua un rôle beaucoup plus important qu’il n’y paraît. Il y prononça huit discours. « Toutes ses interventions furent marquées par une constante ouverture d’esprit. » De session en session, il prit figure de docteur du renouveau conciliaire – sauf en matière de morale “ sexuelle ” – et de chef de file de l’épiscopat polonais, par-dessus la tête du cardinal Wyszinski nettement plus conservateur, et même hostile à cette révolution conciliaire.

Karol Wojtyla au Concile Vatican II, pendant une session
Au Concile Vatican II, pendant une session

L’abbé de Nantes a bien compris ce qui conféra à ce jeune évêque l’oreille des autres pères, plus encore que son art oratoire :

« Il faut reconnaître que Mgr Karol Wojtyla devait percer au Concile et imposer sa maîtrise à l’épiscopat mondial, parce qu’il se trouvait avoir des conceptions théoriques qui constituaient le fondement des idées éparses, au goût du jour, de la majorité de l’illustre assemblée. Nous le disons sans ambages : il fut beaucoup plus que d’autres, dont les noms connurent un plus grand éclat, l’un des tout premiers penseurs de Vatican II. Parce qu’il professait déjà, théoriquement, ce dont la plupart n’osaient encore soutenir que des conséquences pratiques, et encore par bribes isolées, incohérentes, hypothétiques.

« Lui croyait en l’Homme, avait déjà le culte de l’Homme, à l’égal de Dieu. Lui déjà entendait fonder toute la théorie et la praxis futures de l’Église sur la transcendance de l’homme, sa dignité, sa liberté (responsable !), ses droits naturels. Lui, et peut-être était-il le seul au départ, reportait sur l’homme en général tous les attributs souverains et tous les droits universels de l’Homme-Dieu Jésus-Christ. Ainsi vit-il le Concile, dès qu’il se rendit compte de la liberté qui lui était laissée de tout subvertir, comme “ une étape historique de l’autoréalisation de l’Église ”, selon les dires de son biographe. »

C’est particulièrement flagrant lorsqu’il fut question de trouver un fondement théologique à l’ouverture au monde, – contraire à l’Écriture sainte et à toute l’histoire de l’Église –, du Schéma XIII. C’est le jeune Mgr Wojtyla qui trouva la formule suffisamment ambiguë pour tromper la majorité des Pères conciliaires : « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. » (Gaudium et Spes 22, 2) Elle ne dit pas que le Christ est uni à tout homme (ce qui serait manifestement hérétique, puisque cela reviendrait à nier la nécessité du baptême), mais elle va permettre au Concile de faire comme si.

Son ami Malinski rapporte dans sa biographie ce dialogue avec un autre prêtre polonais qui constatait que, sans le Concile, l’évêque auxiliaire Karol Wojtyla n’aurait jamais été archevêque. « Tu as raison, sans le Concile, il serait tout simplement trop jeune pour une telle dignité. – Et les candidats éminents ne manquaient pas !Donc le Concile a joué un rôle essentiel dans la décision du Saint-Siège. – Plus exactement, ce que Karol a fait au Concile. – Ses allocutions. – Ses contacts personnels. – Avec les gens du Vatican et avec les évêques du monde entier. – Le fait de connaître plusieurs langues lui a bien servi. – Les évêques polonais et le primat ont pu mieux le connaître. – Et sa sagesse, sa discrétion, son savoir en matière de théologie ! »

CARDINAL-ARCHEVÊQUE DE CRACOVIE

Revenons à Cracovie. Mgr Wojtyla en est devenu le cardinal-archevêque le 26 juin 1967, il était alors le plus jeune cardinal. Sur ce siège métropolitain parmi les plus prestigieux d’Europe, il inaugura une nouvelle forme d’exercice de l’épiscopat ; cela ne nous étonne plus. Ses prédécesseurs, malgré leurs différences de caractère, exerçaient leur fonction dans le même esprit, au nom de Dieu, avec une autorité qui ne se discutait pas, une autorité divine. Le cardinal Wyszinski, archevêque de Varsovie, primat de Pologne, en usait ainsi.

Le cardinal Wyszinski et le cardinal Wojtyla
Le cardinal Wyszinski et le cardinal Wojtyla

Avec Mgr Wojtyla, « de divine, l’autorité s’adoucit, se fit libérale, simple, fraternelle, jusqu’à paraître de prime abord humaine, remarque l’abbé de Nantes. Ce n’est plus la fonction qui dicte à l’homme qui est censé l’exercer un devoir tracé d’avance, c’est l’homme qui s’y meut tout à l’aise, suivant ses impulsions comme autant d’inspirations de l’Esprit. Et c’est à travers l’homme sympathique, affable, admiré, porté aux nues par l’opinion, que chacun admet de reconnaître l’autorité dont il est revêtu, et d’obéir aux ordres qu’il donne... s’il en donne encore. »

Son biographe insiste : « Notre cardinal ne gouvernait pas, il savait susciter les initiatives des autres. Il a su métamorphoser notre diocèse. » C’est ce que notre Père appelait la surchauffe... Il arrivait, il enthousiasmait, les problèmes semblaient disparaître, tout le monde était content... mais finalement, on s’apercevait qu’il n’avait rien réglé. Les anciens pouvaient penser qu’il était d’accord avec eux parce qu’il ne les avait pas désapprouvés, mais les jeunes étaient persuadés qu’il les soutenait parce qu’il ne les avait pas non plus désapprouvés.

Toutefois, comme le remarque encore notre Père : « Une autorité qui revendique pour fondement nouveau son charme, sa réussite, sa popularité, ne subsiste qu’en sécrétant chez les notables l’esprit courtisan, et en laissant courir à ses fins l’agitation révolutionnaire. »

C’est bien ce qui s’est passé : une fois le régime communiste écroulé, l’Église de Pologne connut le même effondrement qu’ailleurs.

Il va sans dire que le cardinal de Cracovie était un ardent partisan des réformes conciliaires. Par exemple, il fut le premier en Pologne à faire participer des laïcs aux synodes diocésains. Il considérait que tous ces bouleversements étaient autant d’occasions de faciliter ce qu’il appelait la transformation intérieure de l’homme. Encore une formule ambiguë puisqu’elle pouvait s’interpréter comme la sanctification de chacun, alors qu’il la comprenait comme la réalisation de la personne humaine dans le plein exercice de sa liberté.

Son biographe montre bien aussi l’opposition totale entre lui et le primat de Pologne, à tous points de vue, y compris en politique. Cependant, Mgr Wojtyla « voulait avant tout éviter une rupture à l’intérieur de l’épiscopat, c’est-à-dire la formation de partisans de Wyszinski et de partisans de Wojtyla. D’où cette loyauté absolue par rapport à Wyszinski, parfois même exagérée, s’il peut y avoir exagération dans la loyauté. » Parfaitement loyal et pourtant agissant et pensant d’une tout autre manière ! C’est peut-être de la vertu, c’est surtout de l’habileté : la patience d’un plus jeune vis-à-vis d’un aîné appelé à disparaître avant lui.

Paul VI et le cardinal Wojtyla
Avec Paul VI

Après le Concile, il devint un infatigable voyageur, sans jamais rencontrer de difficultés de la part des autorités communistes. Chaque année, il passait au moins deux mois au Vatican. Sa participation très active aux synodes convoqués par Paul VI le fit connaître de tout l’épiscopat, et en particulier du collège cardinalice. Il répondait avec empressement aux invitations des uns et des autres, parcourant ainsi le monde.

Or, alors que partout ailleurs la Réforme conciliaire montrait ses limites et que les évêques constataient l’hémorragie de leurs fidèles et même d’une partie du clergé, la Pologne avait su faire son aggiornamento en douceur, sans rupture, sans provoquer la grogne des uns, le découragement ou l’infidélité des autres. Sous la gouverne des évêques, en particulier de ce jeune cardinal de Cracovie, polyglotte, les réformes avaient été implantées, l’Église s’était mise au goût du jour sans pertes.

C’est ainsi que peu à peu, se répandit dans l’épiscopat et surtout dans le Sacré Collège, l’idée que le cardinal de Cracovie saurait faire dans toute l’Église ce qu’il avait si bien su faire chez lui.

En dix ans, il a fait considérablement évoluer la prédication de l’Église polonaise. Naguère, il était question de lutter pour la foi catholique et les traditions de la Pologne. À partir des années 1970, la tendance nouvelle est à exhorter les fidèles à lutter en hommes libres qui revendiquent leurs droits. Insensiblement, le cardinal Wojtyla a transformé les droits de Dieu en droits de l’homme.

Son sermon, le 10 avril 1975, pour l’inauguration de l’église de Nova Huta, construite malgré l’interdiction du gouvernement par les travailleurs de cette ville industrielle illustre cette évolution. Après une première partie toute traditionnelle où il résuma les aspirations inébranlables du catholicisme polonais, il enchaîna ensuite sur un long développement en faveur des droits de l’homme par une simple transition : « C’est pourquoi il nous faut le dire très clairement : la lutte contre la religion, contre Dieu, est une lutte contre l’homme. » Parti des droits des Polonais à pratiquer leur religion catholique, il en arrivait à une revendication intellectuelle, abstraite et universelle, du droit de l’homme à voir reconnues sa dignité, sa liberté, ses aspirations à une vie heureuse. C’est ce qui compte pour lui.

L’année suivante, Paul VI l’invita à prêcher la retraite de Carême au Vatican, le désignant ainsi à l’attention de tous les futurs électeurs du conclave.

Cardinal WojtylaCependant, c’est dans cette retraite, publiée ensuite sous le titre “ Le signe de contradiction ”, que l’abbé de Nantes trouva matière pour l’accusation principale dans son Liber accusationis. Commentant la comparution de Jésus devant Pilate, le cardinal Wojtyla enseignait : « Le Christ est roi en ce sens qu’en lui, dans son témoignage rendu à la vérité, se manifeste la “ royauté ” de chaque être humain, expression du caractère transcendant de la personne. C’est cela l’héritage propre de l’Église. » La fonction royale que Jésus revendique devant Pilate, « ce n’est pas d’abord d’exercer l’autorité sur les autres, mais de révéler la royauté de l’homme. Cette royauté est inscrite dans la nature humaine, dans la structure de la personne. »

Cette hérésie, ce blasphème, ne provoqua aucune réaction, ni du Pape ni des autres auditeurs. Évidemment, puisque le personnalisme de Maritain et le “ culte de l’homme ” de Paul VI y avaient préparé les esprits.

En 1978, ce cardinal, doué d’une personnalité exceptionnelle, ayant su mettre en œuvre les réformes conciliaires sans difficulté dans son diocèse, polyglotte, encore assez jeune, sportif, très pieux, avait tout d’un grand serviteur de l’Église, appelé à faire beaucoup de bien.

En réalité, nous avons montré qu’il était déjà totalement étranger à la foi de l’Église, malgré sa capacité de recueillement et ses longues heures de prière. Ne disait-on pas qu’il faisait chaque jour son chemin de croix ?

À la veille du conclave qui suivit la mort de Paul VI, le 24 août 1978, il déclarait : « Il me semble, ce qui est d’ailleurs confirmé par toute une série d’opinions provenant de diverses personnes, que l’Église et le monde ont besoin d’un Pape très pieux. Ça doit être son premier et indispensable trait caractéristique, afin qu’il puisse être le père de la société religieuse. »

Toutefois, le 26 août, c’est le cardinal Luciani qui était élu, mais il mourait étrangement trente-trois jours plus tard.

Il est Ressuscité ! n° 133, tome 13, p. 24-30
La Renaissance catholique
n° 212
Audio-vidéo : A 128.1