LA GUERRE D'ALGÉRIE

IV. LA RÉBELLION ET SES COMPLICES
(1954-1956)

Le général Boyer de La Tour
Le général Boyer de La Tour

 

« E N octobre 1954, témoigne le général Boyer de La Tour, résident général en Tunisie, j’inspectais le 5e Goum, qui avait dans ses rangs des Chaouïa des Aurès. Ils me dirent : “ Mon général, nous avons beaucoup entendu parler de toi, nous te connaissons et nous sommes tes soldats. Une révolte se prépare chez nos frères de l’Aurès en Algérie. Il faut que tu empêches cette chose, car une fois que la révolte sera déclenchée, Dieu seul sait s’il sera possible de l’arrêter. ” » (Le martyre de l’armée française, 1962, p. 210) Inquiet, le général se rendit à Paris, parla au président du Conseil, Mendès-France, qui se contenta de sourire.

On connaît la suite. Dans la nuit du 1er novembre 1954, éclatait l’insurrection algérienne. Dans l’Algérois et en Oranie, on signala quelques bombes et quelques assassinats. Dans le Constantinois, les attentats furent plus sérieux. Des casernes, des locaux administratifs, la petite ville d’Arris dans les Aurès furent attaqués avec mort d’hommes. Mais on retiendra le drame suivant : un groupe d’individus armés arrêtent un car se rendant à Tifelfel, au sud de Constantine, à hauteur des gorges de Tighanimine. Guy Monnerot, un instituteur de vingt-trois ans, est abattu ainsi qu’un caïd, Hadj Sadok, vétéran de l’armée d’Afrique. Madame Monnerot, vingt et un ans, est laissée pour morte. Telle fut la “ Toussaint sanglante ”.

Carte - Insurrection de 1954 en Algérie française
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UNE GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE

Ces crimes étaient signés d’un tract à l’adresse du peuple algérien : « Notre mouvement de rénovation se présente sous l’étiquette du Front de Libération Nationale... [et se donne pour] but : l’Indépendance nationale... » Philippe Tripier analyse ainsi l’enjeu du FLN : « La rébellion qui s’amorce le 1er novembre 1954 débute avec bien peu de moyens. Si peu que, raisonnablement, elle n’a guère d’espérance, et moins encore de probabilités de parvenir à ses fins. Qu’on en juge : quelques centaines de mauvais fusils, autant de combattants cantonnés dans le massif des Aurès pour la plus grande part et pour le reste dans celui de la Grande Kabylie ; une population algérienne massivement indifférente et, de l’aveu des chefs de la conjuration, non éveillée à l’idée nationale ; enfin une opinion mondiale étrangère au problème...

« Puisque spontanément le peuple algérien ne s’est pas insurgé et n’est pas disposé à le faire, le problème de l’indépendance ne s’impose pas de soi-même : il faut le créer [...]. » (Autopsie de la guerre d’Algérie, éd. France-Empire, 1972, p. 70)

Il s’agissait pour les terroristes de mener une guerre très particulière qui venait de faire ses preuves en Indochine : la guerre révolutionnaire. Elle consiste non pas à occuper un territoire, maisà conquérir la population de gré ou de force. Durant les deux premières années du conflit, 1955 et 1956, le FLN va tenter de soulever les musulmans d’Algérie, en vain.

SON INSTRUMENT : LA TERREUR

Le FLN était un mouvement issu de l’Organisation Spéciale (os), la branche terroriste du mouvement marxiste de Messali Hadj, le “ Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques ” (MTLD). Peu de temps auparavant, au printemps 1954, vingt-deux activistes de l’os avaient décidé de faire scission et de se donner un directoire : le “ Comité des Neuf ”. Ces hommes se proclamèrent les chefs historiques du FLN. Le Front héritait de l’os son caractère révolutionnaire et sa méthode : la terreur. Il rejeta toujours les communistes pour éviter toute soumission à leur égard, mais n’en conserva pas moins leurs méthodes et leur dialectique marxiste. Le FLN utilisa également les oulémas pour fanatiser la masse paysanne et justifier ses massacres au nom de l’islam. Enfin, l'“ Union Démocratique du Manifeste Algérien ” (UDMA) de Ferhat Abbas contribua aussi à l’expansion du FLN en entraînant la bourgeoisie musulmane et en éveillant l’opinion française à ses revendications.

La structure du FLN reposait sur une organisation politico-administrative (OPA), composée de cellules disséminées dans les villages et noyées dans la masse. Dans chaque cellule, on trouvait un tueur, un collecteur de fonds, un propagandiste et un chef de cellule. Cette équipe passait à l’action en asservissant la population au chantage et en soumettant les “ collabos ” à la terreur. (...)

LE MASSACRE DE PHILIPPEVILLE

Pour les Français musulmans, rien n’était plus contre-nature que cette rébellion sanguinaire. Rien n’est plus contraire à la vérité historique qu’une levée en masse du peuple algérien contre la France colonisatrice.

Les chefs FLN ne pouvaient que constater cette forte réticence de leurs coreligionnaires à leur égard. Zighout Youssef, chef rebelle dans la région (ou wilaya) du Nord-Constantinois, partisan fanatique du djihad, comprit qu’il fallait creuser un fossé de sang entre les musulmans et les Européens afin de créer l’irréparable et de rendre définitivement impossible tout rapprochement entre les deux communautés.

Le massacre de Philippeville Le 20 août 1955, à Philippeville, (...) 51 musulmans et 71 Européens, vieillards, femmes et nourrissons compris, furent ainsi égorgés, éventrés, dépecés. Et que dire de la tuerie d’El Hadia, le même jour ? Affreux... Les forces de l’ordre intervinrent mais ne purent empêcher les représailles des Européens, poussés à bout. On releva 1 273 morts. La peur s’installa chez l’Européen, le ressentiment chez le musulman.

Pour le FLN, c’était une victoire. Il lui fallait maintenant élargir la blessure en organisant d’autres pillages et d’autres massacres. En mai 1957, il comptera à son actif 1 800 incendies d’exploitations agricoles, 80 000 têtes de bétails égorgées ou volées, 12 000 000 de pieds de vigne détruits. Il lui fallait abattre en priorité les Européens et les musulmans qui, par leur esprit de justice ou leurs qualités de cœur, étaient des facteurs de bonne entente entre les communautés. Ces procédés auront un caractère tellement officiel qu’en 1959, Krim Belkacem, devenu “ ministre de la Guerre ” du FLN, déclarait cyniquement devant des journalistes : « Une preuve de la préparation et de l’aptitude des nouvelles recrues est l’assassinat : une nouvelle recrue doit abattre au moins un colonialiste ou un traître connu. » Tel était le mécanisme infernal mis en branle par le FLN.

I. LA TRAHISON DE LA RÉPUBLIQUE

La population musulmane constituant l’enjeu du combat, il s’agissait de savoir à qui elle se donnerait en fin de compte : au FLN ou à la France. En son for intérieur, il ne faisait aucun doute qu’elle était pour la France, mais son attitude tendrait naturellement à se modeler sur celui qui serait le plus fort et le plus résolu. Les insurgés, eux, se montraient d’une résolution et d’une intransigeance diaboliques. Ils avaient parié sur une capitulation finale de la France, exigeant dès le début l’indépendance de l’Algérie, sans conditions. Jamais ils ne s’écartèrent de cette ligne de conduite.

Quant au gouvernement français, il traça sa ligne politique au jour le jour, supputant les mouvements de l’opinion et les intentions de l’adversaire. Un jour, il se montrait résolu à combattre le FLN, et le lendemain il négociait avec les rebelles. Par ses sursauts d’énergie, il alimentait l’illusion chez les Européens qu’il était décidé à rester en Algérie, alors qu’en réalité il glissait doucement vers la capitulation. (...)

Mendès-France et Mitterrand Mendès-France et Mitterrand déclarèrent nettement que « l’Algérie, c’était la France » et qu’il n’y avait pas de sécession concevable. Pourtant ils recommandèrent aux forces de l’ordre de n’appliquer qu’une « répression limitée ». Résultat : sur les 1 270 suspects arrêtés dans les premières semaines de novembre, seuls une trentaine furent emprisonnés... puis relâchés. Jacques Chevallier, maire d’Alger et secrétaire d’État à la Guerre, renseignait les rebelles sur l’activité de la police et de l’armée, dans le but unique de conserver les voix du mtld aux élections. (...) Telle est la démocratie : on abandonne sans remords de conscience la population aux égorgeurs pour gagner quelques voix.

En février 1955, le gouvernement nomma Jacques Soustelle comme gouverneur général en Algérie. (...) Il pensa pouvoir appliquer à Alger une politique « très libérale ». (...) Il fit évader discrètement Ben Boulaïd, un des “ Neuf historiques ”, pensant à s’en servir comme “ interlocuteur valable ”.

Jacques Soustelle
Jacques Soustelle

Soustelle n’avait pas compris qu’on ne transige pas avec des terroristes. Il se réveilla seulement plusieurs mois plus tard, quand eut lieu le massacre de Philippeville et qu’il se rendit lui-même sur les lieux. Il se produisit alors un phénomène qu’on allait voir se répéter souvent au cours de la guerre d’Algérie. Gagné par la foi en l’Algérie française, Soustelle comprit que la négociation avec les rebelles ne servait à rien, « mais sa conversion n’alla pas jusqu’à lui dessiller les yeux sur son erreur gaulliste [et socialiste]. (...) » (René Rieunier, Réquisitoire contre le mensonge, p. 156)

Mendès tomba le 5 février 1955, Edgar Faure le remplaça pour... neuf mois. Mais cela lui suffit pour ramener Bourguiba à Tunis et préparer le retour de Mohammed V au Maroc, sans penser une seconde que les fellaghas d’Algérie recevraient désormais aide et soutien de ces deux pays limitrophes accédant si facilement à l’indépendance. Quel encouragement au FLN ! Quel danger pour les populations et quelle source de difficultés pour nos soldats ! Mais il y avait pire.

NÉGOCIATIONS AVEC LE FLN

Edgar Faure ayant laissé la situation intérieure de l’Algérie se détériorer, l’opinion s’alarma. Le gouvernement fut renversé fin novembre, bientôt remplacé par le tandem Mollet-Mendès, toujours les mêmes décidément ! (...)

Robert Lacoste
Robert Lacoste

Le 6 février 1956, Guy Mollet fut accueilli à Alger par des insultes et des tomates lancées non par des « colonialistes », mais par le petit peuple d’Algérie dont son parti se croyait le représentant. (...) Il nomma son ami, le socialiste Robert Lacoste, homme énergique, comme gouverneur général. Comme Soustelle, Lacoste sera conduit à faire taire l’idéologie doctrinaire devant la réalité algérienne... pour quelque temps du moins ! Mollet décida en outre de rappeler le contingent, dont les effectifs atteindront quatre cent mille hommes à la fin de cette année 1956. « À partir de ce moment-là, la paix française eût été possible, écrit Rieunier, si le gouvernement s’était décidé à jouer la règle du jeu résultant de l’envoi du contingent, c’est-à-dire à ne pas tolérer les infiltrations de Tunisie et du Maroc, à ne pas continuer une politique de faiblesse sur les ailes, tout en prétendant maintenir une Algérie française au centre. » (Ibid., p. 159)

Mais, comme après chaque sursaut, la trahison opéra son travail de sape. De retour en France, Mollet céda aux sollicitations de ses amis lui faisant croire que le remède était dans la négociation avec les rebelles. En octobre 1956, les renseignements militaires firent savoir que Ben Bella, chef de la délégation extérieure du FLN, accompagné de quatre terroristes, prendrait l’avion pour un voyage Maroc-Tunisie. Les autorités militaires et civiles d’Algérie décidèrent alors d’arraisonner l’avion. Beau coup de filet ! Cinq terroristes, et non des moindres, furent arrêtés en même temps. On trouva sur Ben Bella des billets de banque, une mitraillette, ainsi que des documents révélant que des tractations étaient en cours entre Guy Mollet et le FLN ! (...)

Par sa politique libérale, le gouvernement français poussait, autant que le FLN, les musulmans dans la rébellion.

L’ARMÉE D’AFRIQUE BRISÉE

Avant l’arrivée du contingent, les forces de l’ordre tentaient de mater la rébellion, mais avec des moyens dérisoires. La gendarmerie ne comptait dans ses rangs que 2 200 gradés et l’armée ne pouvait fournir que 15 000 hommes opérationnels, qu’il fallait affecter sur 7 500 points sensibles répertoriés. (...)

S’il n’y avait que ce manque d’effectifs ! Mais officiellement, la France, en Algérie, n’était pas en guerre. Par conséquent, toutes les actions de l’armée étaient contrôlées par la gendarmerie qui, à chaque opération, rédigeait des procès-verbaux. Quand un terroriste était abattu les armes à la main, le soldat qui l’avait tué passait en jugement, comme pour un crime de droit commun ! Et quand un suspect était arrêté, on communiquait le dossier avec le nom des témoins à charge aux avocats de la défense, c’est-à-dire aux complices du FLN. Dans la semaine qui suivait, on retrouvait la plupart de ces derniers égorgés, eux et leur famille. (...)

Le quotidien communiste Alger Républicain multipliait ses accusations contre l’armée. Un débat vicié empoisonna l’atmosphère, exacerbant les haines, provoquant des désertions, avec des conséquences dramatiques. (...)

Pour éviter ces trahisons de plus en plus fréquentes, tous les régiments composés d’indigènes furent rapatriés en Europe en quelques mois : trente mille soldats qui firent cruellement défaut avant la levée des harkas.

LES FAIBLESSES DE L’ARMÉE

Si l’armée n’avait pas encore obtenu beaucoup de résultats, c’est aussi parce qu’elle n’avait pas de méthode. (...)

Le général Lorillot
Le général Lorillot

Heureusement, en juillet 1955, le général Lorillot était nommé commandant en chef. Froid et entier, cet ancien d’Indochine savait, lui, ce qu’était la guerre révolutionnaire. Son plan était d’occuper le territoire tout entier en le divisant selon l’importance des personnes à protéger. « Dans les régions faiblement peuplées et difficiles d’accès, on évacue la population que l’on prend en charge, le désert ainsi créé est classé zone interdite. Dans les régions les plus riches et très peuplées, il faut assurer une protection totale aux Européens et musulmans. Les compagnies s’étalent sur le terrain, à raison d’une compagnie sur 100 km ², pour protéger les gens, pour permettre les travaux agricoles, etc. Ces zones de pacification exigent d’énormes effectifs. Dans le reste du pays, l’armée occupe les centres principaux et traque les rebelles. Ce sont les zones d’opérations. » (François Porteu de La Morandière, Soldats du djebel, p. 60)

Le pays était ainsi “ quadrillé ”. Mais ce que l’on commençait à appeler la “ pacification ” était un gouffre en potentiel humain et nécessitait, de plus, des soldats expérimentés. Le premier problème fut résolu en février 1956 avec l’arrivée du contingent. (...)

Les soldats expérimentés arrivèrent pour la plupart dans le courant de l’année 1956 : c’étaient les anciens d’Indochine. (...) Ils éprouvèrent la désagréable impression du “ déjà vu ”, et hésitèrent avant d’exiger à nouveau la fidélité des populations pour finalement les abandonner aux couteaux des égorgeurs. Certes, ils faisaient leur travail consciencieusement, mais les rapports sur le moral des troupes témoignent qu’ils y allaient à reculons. L’affaire de Suez devait confirmer amplement leurs craintes.

L’AFFAIRE DE SUEZ

Nasser
Nasser

Cet épisode navrant démontre la faiblesse de notre diplomatie vis-à-vis de celle des États-Unis et de l’Union soviétique, les deux Grands conjurés à nous faire quitter l’Afrique du Nord. En juillet 1956, le dictateur égyptien Nasser décidait arbitrairement de nationaliser le canal de Suez. Décision inacceptable pour la Grande-Bretagne, pour laquelle le canal était un lien vital avec le Commonwealth. La France non plus ne pouvait l’accepter, et comme, depuis deux ans, Nasser soutenait la rébellion algérienne par sa propagande sur les ondes, par l’hospitalité donnée aux chefs FLN et par son aide matérielle, elle vit une raison supplémentaire d’intervenir. (...)

Notre Père a publié deux articles sur le sujet, sous le pseudonyme de Roland Desprée, dans Amitiés Françaises Universitaires, le journal des étudiants d’Action française. Le premier, daté de décembre 1956, démontre que l’Onu est fauteur de guerre dans chacune de ses interventions. Le second, recension de l’enquête des journalistes Merry et Serge Bromberger, explique comment l’expédition d’Égypte fut une victoire militaire et une défaite politique.

« Notre diplomatie a tout subi, elle n’a rien protégé, rien sauvegardé, rien aidé. » De fait, le gouvernement français accumula les erreurs diplomatiques. La première fut de se leurrer sur ses “ alliés ” : la Grande-Bretagne, représentée par le libéral Eden, et les États-Unis dont le secrétaire d’État, Foster Dulles, avait été envoyé en Europe par Eisenhower pour faire avancer leur politique anticoloniale. C’est en Ben Gourion, Premier ministre d’Israël, que la France trouva le partenaire le plus résolu. (...)

Dès le mois d’août, la majorité des Anglais condamnait un recours à la force. (...) Or, le gouvernement français commit une autre erreur, en abandonnant sans restriction le commandement de l’expédition aux Britanniques, dans le seul but d’arracher leur participation. (...)

ALLIÉS OU ENNEMIS ?

Canal de Suez Le scénario se déroula comme prévu. Les troupes israéliennes attaquèrent les Égyptiens le 29 octobre. L’ultimatum franco-britannique fut lancé le lendemain. Israël accepta l’ultimatum, l’Égypte le refusa. Port-Saïd fut bombardé et, le 5 novembre au matin, les paras anglais et français sautaient sur le canal. Le 2e régiment de parachutistes coloniaux de Château-Jobert enleva ses objectifs de manière magistrale, bientôt rejoint par le 1er régiment étranger parachutiste. Un adversaire en déroute laissait les routes du Caire et de Suez ouvertes.

Mais le général britannique Keightley ralentit les Français. (...)

Au soir du 5 novembre, le maréchal soviétique Boulganine envoyait un message à Paris, Londres, Tel-Aviv et Washington, dans lequel il déclarait « être pleinement résolu à recourir à l’emploi de la force pour écraser les agresseurs et rétablir la paix au Moyen-Orient ». Comme par hasard, les transmissions devinrent mauvaises entre Port-Saïd et Chypre, mais aussi entre Chypre, Paris et Londres. Impossible de donner des ordres clairs ou d’informer le gouvernement de la situation réelle sur le terrain.

L’ambassadeur français à Londres, M. Chauvel, était persuadé que l’ultimatum soviétique était un bluff et il soulignait l’urgence d’accélérer les opérations pour imposer l’état de fait. Mais à Londres, on craignait des fusées atomiques. À Tel-Aviv, Ben Gourion donna son accord pour le cessez-le-feu. À Washington, on proposa de « prendre, en collaboration avec l’Urss, des mesures immédiates et décisives susceptibles de mettre fin à l’agression et d’empêcher la guerre ».

Christian Pineau
Christian Pineau

Un haut responsable soviétique confiera à Christian Pineau, notre ministre des Affaires étrangères : « Nous ne pensions pas que vous prendriez notre menace à la lettre ; en revanche, nous étions certains que le Pentagone la prendrait au tragique. » (...)

Mais, au même moment où elle nous empêchait de défendre nos intérêts en Afrique, l’Urss réprimait dans le sang l’insurrection de Budapest, avec un bilan effroyable de vingt-cinq mille victimes ! (...)

Eden décida d’arrêter l’opération et prévint Paris de sa décision unilatérale. Mollet poussa les hauts cris, mais confirma l’ordre. Le cessez-le-feu fut fixé pour le soir du 6 novembre à minuit, alors qu’une journée supplémentaire aurait suffi pour que la victoire fût complète. Ce fut la consternation chez nos parachutistes, stoppés brutalement dans leur progression. On les comprend !

Le fiasco était total parce que l’affaire avait trop traîné, et qu’au moment du débarquement la vraie bataille était déjà perdue... à l’Onu. Cette défaite diplomatique renforça le prestige du colonel Nasser, durcit la position des rebelles algériens et nous valut une chute de confiance des populations en notre détermination. Les unités françaises rentrèrent l’amertume au cœur. (...)

L’ONU, C’EST LA GUERRE !

Entre le coup de pétoire d’un fanatique arabe ou les injures de Nasser et la riposte proportionnée et limitée d’un gendarme français ou d’un détachement de parachutistes, siège le Parlement mondial qui doit en discuter et puis prendre l’affaire à son compte, soit pour féliciter par un vote massif le brigand insolent et lui donner de ce fait un prestige mondial, soit pour faire de cette opération minuscule le principe d’une guerre générale ! C’est l’Onu qui paralyse le monde libre [...]. C’est l’Onu qui diminue la puissance et l’initiative des nations qui s’y soumettent au seul bénéfice du monde soviétique. C’est l’Onu qui, par utopie et démagogie internationale, consacre l’autorité des Nasser et autres forbans. Masque abattu, c’est l’hégémonie moralisante et apolitique de l’Amérique puritaine qui cherche à s’étendre à notre détriment, sans comprendre qu’elle fait le seul jeu de la puissance politique agissante, la soviétique. »

Abbé Georges de Nantes, décembre 1956

L’ÉCHEC D’UNE INSURRECTION

La vallée de la Soummam
La vallée de la Soummam

Au mois d’août 1956, les chefs des wilayas rebelles s’étaient réunis en grand secret dans la vallée de la Soummam pour un congrès dit « national ». La déclaration finale se vantait d’avoir impliqué le pays tout entier dans sa révolution et posé le « problème de l’Algérie ». En deux ans, les effectifs rebelles étaient passés de quelques centaines de combattants regroupés dans l’est de l’Algérie, à vingt mille répartis sur tout le territoire, auxquels il fallait ajouter quelque cent mille sympathisants, soit au total 1,5 % de la population. Mais on ne peut pas parler d’insurrection « nationale ». Comme le constate Philippe Tripier : « Deux longues années pour parvenir simplement à impliquer un pays dans une guerre, c’est beaucoup trop pour faire figure de soulèvement populaire ». (Autopsie de la guerre d’Algérie, p. 81) (...) Fin 1956, on enregistrait 6 352 morts musulmans contre 1 035 de souche européenne. Multipliez ces chiffres par quatre, et jusqu’à dix, pour le nombre de mutilés et de blessés. Cette révolution n’avait absolument rien d’un mouvement populaire spontané, car la logique d’une révolte contre la France aurait voulu une proportion inverse.

Comment donc a-t-elle pu finalement triompher, six ans plus tard ? Par la trahison des moralistes, au premier rang desquels figurent des gens d’Église.

II. LA TRAHISON DES GENS D’ÉGLISE

DES PRÊTRES PRO-FLN

Arrestation d'un prêtre pro-FLN Le 16 avril 1956, trois prêtres de la Mission de France, ayant charge de la paroisse de Souk-Ahras, l’antique Tagaste où naquit saint Augustin, les Pères Louis Augros, Johic Kerlan et Pierre Mamet se voyaient signifier par le commissaire de la ville les décrets d’expulsion pris à leur endroit. Cette mesure, qui relevait des pouvoirs spéciaux concédés aux préfets d’Algérie par le gouvernement Mollet, fit l’effet d’une bombe car, pour la première fois depuis le début de la guerre d’Algérie, des prêtres catholiques étaient suspectés d’avoir des liens avec les fellaghas. (...)

« À la Mission de France, nous avons été nombreux à “ bricoler ” pour le FLN, sans que ça se sache », se vantera l’un d’eux. (Cité par Sybille Chapeu, p. 68)

Ils n’étaient pas les seuls. Le P. Christian Delorme, prêtre du Prado à Lyon, témoigne aujourd’hui : « Je rencontrai dans ma paroisse Saint-André des prêtres du Prado que je devinais solidaires de la lutte pour l’indépendance des Algériens. » (La Croix du 13 janvier 2007)

LA CONTAMINATION PROGRESSISTE

Cette collusion, vantée par les uns, fut objet de scandale pour beaucoup d’autres. « D’étranges alliances s’étaient forgées entre le FLN et certains Français au nom du Christ et de l’Histoire pour nous sauver de l’erreur et du mal. On ne comprenait plus. Au grand chagrin de bien des prêtres, et des évêques d’Oran et d’Hippone, l’archevêque d’Alger, Léon Duval, fasciné par la piété islamique, et à sa traîne certaines paroisses, certains couvents et monastères, mettaient la croix au service du croissant. Ils offraient leur aide et leurs soins aux terroristes sous leur toit même ou par des réseaux de fidèles. (...) » (André Rossfelder, Le onzième commandement, 2000, p. 428)

Mais par quelle aberration ces prêtres prenaient-ils le parti des rebelles ? Notre Père, l’abbé de Nantes, l’expliquera quelques années plus tard :

« Il se produit d’abord dans l’esprit du progressiste une confusion de la foi chrétienne avec tout idéalisme à prétentions généreuses ; il confond le mal surnaturel du péché avec le mal politique ou social dénoncé par ces mouvements d’insatisfaction charnelle ; il substitue au seul Sauveur tout homme dressé pour un salut temporel ; il en vient à préférer à l’espérance surnaturelle du Ciel l’espoir d’un nouveau paradis terrestre. Cette confusion amène une contamination à double sens : la religion, et jusque dans les chaires de nos églises, s’imprègne d’allusions et de prises de parti politiques et sociales, comme si sa vie de grâce avait pour premier et principal effet de nous plonger dans de telles luttes ; la politique de son côté, y prend une allure de mystique, en reçoit un mordant, une acuité de guerre sainte... au point que le prêtre ou le militant chrétien progressiste n’a d’ardeur religieuse qu’au bénéfice de quelque mouvement révolutionnaire et s’y trouve aussi ardent que les plus effrénés des combattants. Pour un peu, ce sont eux qui les exciteraient encore au nom de l’Évangile ! » (Lettre à mes amis n° 70, Pâques 1960)

Le Père Schörung, lazariste, aumônier à l’hôpital Mustapha d’Alger, donnera raison à notre Père, en lui écrivant le 5 novembre 1963 : « L’action secrète des communistes a été moins importante, en donnant à la révolte ses méthodes, que celle des catholiques libéraux, lui donnant son esprit et ses motifs de révolte avec la garantie religieuse du christianisme. »

COUVERTS PAR ROME ET ALGER

Georges Hourdin
Georges Hourdin

Cette défiguration de la Rédemption chrétienne en libération révolutionnaire n’était pas suspectée en haut lieu. Elle était même encouragée, sinon dans la pratique, du moins dans les principes. En octobre 1962, le très progressiste Georges Hourdin, journaliste à La Croix, se vantait de la collusion de ses amis avec les fellaghas, couverte dès le début par les autorités de l’Église :

« Il arrivait que leur action politique rencontre parfois celle des communistes ou de tous ceux qui, à la surface agitée du globe, luttent actuellement pour leur libération. Cette rencontre eut lieu, en tout cas, dans l’événement qui nous préoccupe ici, non sans heurts et sans tourments, pendant les sept années longues et sanglantes que dura la guerre d’Algérie. Un fait rendit tout possible pour les catholiques. La Hiérarchie prit, dès le début, nettement position en faveur des insurgés. Elle le fit du Vatican à l’évêché d’Alger, en passant par l’Assemblée des cardinaux et archevêques. C’est de Rome qu’est venue l’impulsion. Pie XII d’abord, Jean XXIII ensuite, ont été, l’un et l’autre, favorables à l’indépendance des peuples anciennement colonisés. (...) » (Histoire de la guerre d’Algérie, La Nef, 1962)

De fait, dans son radiomessage de Noël 1954, le pape Pie XII dénonça la « politique nationaliste » et « l’État nationaliste » comme seuls fauteurs du mal : « Chez quelques peuples considérés jusqu’à présent comme coloniaux, le processus d’évolution vers l’autonomie politique, que l’Europe aurait dû guider avec prévoyance et attention, s’est rapidement transformé en explosion de nationalismes avides de puissance. Il faut avouer que ces incendies imprévus [sic !]au détriment du prestige et des intérêts de l’Europe, sont, au moins partiellement, le fruit de son mauvais exemple. » (...)

Un prêtre de passage en Kabylie écrivait : « L’Église est en train de prendre, en ce pays ensanglanté, une place importante, celle qui lui convient. Il s’agit presque d’une “ épiphanie ” [...]. La situation présente amène les chrétiens à réfléchir sur le passé, sur les responsabilités de la communauté française. Les musulmans se tournent aussi vers l’Église. Les lettres des évêques sont lues, polycopiées même par eux. Beaucoup découvrent, depuis un an ou deux, que le catholicisme est autre chose que la religion des Français... » (cité dans la Documentation catholique du 9 décembre 1956)

« LA TRAHISON DES MORALISTES »

Pour faire face à une telle trahison, un seul homme d’Église se dressa. L’abbé de Nantes signa de son nom, durant l’automne 1956, une suite d’articles dans la revue L’Ordre français, véritables chefs-d’œuvre de morale politique, ou pour mieux dire : de sagesse totale et de courageuse charité.

Abbé de Nantes jeune prêtre Dans le premier, intitulé “ Trahison des moralistes ? ” il constatait d’emblée : « Quand l’Armée française lutte contre une poignée de “ hors-la-loi ” qui tuent, violent, incendient et assassinent, il se trouve des intellectuels pour justifier moralement les brigands et nous apitoyer sur leur sort. Il est bien connu que Dieu a condamné l’homicide, et c’est assez pour condamner la “ répression ” menée par l’armée régulière ! Même sentimentalisme, – on n’ose pas parler ici de coquinerie –, qui vise à apitoyer le lecteur sans défiance en faveur du véritable assassin et l’indigner au nom de la morale contre celui qui corrige et réprime. »

Le malheur est que nous avions perdu depuis 1944 toute notion saine de morale politique, qui permette de déterminer de manière objective où est la justice et où l’injustice essentielle :

« C’est pourtant le trésor sacré de notre civilisation, c’est un des bienfaits majeurs du christianisme, c’est le ressort secret de l’expansion française dans le monde. Que des Français s’en affranchissent, passe encore, c’est déjà fort triste. Que des journalistes et des intellectuels partisans veuillent l’ignorer pour servir les puissants d’aujourd’hui et ceux de demain, passe, encore que ces Machiavels au tout petit pied feraient bien d’hésiter un peu avant de jeter le pays dans l’aventure si contraire à notre tradition nationale. Mais que, pour forcer la main et la conscience d’un peuple sensé, ennemi du désordre, mis en défiance par les atrocités du communisme international, on aille chercher sans cesse dans la morale chrétienne elle-même de quoi légitimer l’anarchie et la rébellion, voilà le crime odieux. Et que personne ne défende notre patrimoine moral, nos consciences, et la justice sainte, voilà le plus inquiétant de l’heure présente. »

La morale classique non seulement respectait l’ordre établi, traditionnel et légitime, en l’occurrence l’ordre colonial, mais encore avait besoin de se référer à cet ordre, pour, en son nom, corriger les abus et les fautes commis en son sein. Dans notre belle Algérie de 1956, il existait certes de graves carences, des injustices flagrantes, scandaleuses mêmes, dues au sous-emploi et à la sous-administration de certaines parties du bled, mais tout homme sensé, à commencer par la majorité des musulmans, en attendait le remède de l’État français, dans le cadre plus que centenaire de l’Algérie française. Car c’est au nom de l’ordre qu’on peut redresser les travers et les injustices des individus.

Prenons le cas de la vengeance, que les progressistes appelaient en Algérie « le contre-terrorisme » :

« L’homme peut-il se venger du tort subi ? La conscience hésite, la métaphysique et la religion également. Il faut donc étudier ce que représente la vengeance dans telle ou telle société ; ici juste, là comble d’injustice ! Après une réflexion séculaire, la morale a découvert tout un système juste de la vengeance. La loi du talion ou la vendetta sont des vengeances strictes, mais limitées à une certaine mesure et confiées à certaines mains. Elles sont donc justes et garantissent un certain ordre. Mais la science politique a fait connaître au moraliste une meilleure solution : une société parfaite délègue à l’autorité souveraine le pouvoir d’administrer la justice. La science morale accepta aussitôt en postulat qu’il était nécessaire de demander vengeance et réparation à la justice souveraine dans ses formes instituées, et injuste de se faire vengeance à soi-même, immédiatement. Un public ignorant pourra sans doute acquiescer à l’indignation d’un journaliste dénonçant le “ contre-terrorisme ” colonial. Les moralistes, ayant à l’esprit l’ensemble du problème, se devront de dénoncer le véritable scandale, qui est dans la démission d’un État qui ne protège plus les citoyens et n’administre plus souverainement la justice. Que chacun alors se défende, se garde et se venge lui-même n’est qu’un premier effet malheureux de ce crime essentiel. »

L’IMMORALITÉ DE LA DÉMOCRATIE

C’est le fruit inéluctable de tout régime démocratique : « La démocratie, caprice populaire et goûts chimériques, est convoyeuse de l’immoralisme absolu, et voilà ce qui nous préoccupe ici [...]. Où l’on voit une même autorité politique jouer à la fois le rôle du souverain classique qui veut être obéi, qui contraint la conscience des citoyens à la soumission, et le rôle du représentant démocratique, qui ne veut rien d’autre que ce que veulent les citoyens. Si j’obéis au président du Conseil d’aujourd’hui dans son action politique avouée d’aujourd’hui, je dois en conscience partir, me faire tuer ou tuer ; mais si je me conforme à la pensée du même, à sa conscience de socialiste, je dois condamner cette guerre, refuser de partir pour l’Algérie et chercher avec lui tous les moyens discrets de mettre fin au colonialisme français ! On peut donc moralement faire ce que l’on veut. »

L’Algérie, partie intégrante de la France, est ainsi devenue une opinion libre, discutable, et la vie de ses habitants une “ idée ” qu’on peut mettre aux voix. « Quand la démocratie en arrive à ce point, tout moraliste qui se respecte n’a plus rien à dire aux citoyens sur leur devoir politique, mais il s’impose à lui de crier bien haut l’immoralité totale de la démocratie ! » (...)

Ainsi, remarquait notre Père, deux morales se partagent le monde : « La morale classique, qui se réfère à un ordre naturel stable, garanti par la tradition, et la morale démocratique ou plutôt progressiste, qui se réfère à l’ordre que les hommes se proposent d’instaurer demain. » (...)

LE PÈRE DE FOUCAULD DÉSARMÉ

Père de Foucauld Un certain nombre d’esprits lucides et religieux se tournaient, en cette année 1956, vers le Père de Foucauld, protecteur céleste de notre Empire, se souvenant de ses graves avertissements. Des textes circulaient de lui, en particulier au sujet de la nécessaire répression de toute rébellion, et sa figure s’imposait de plus en plus à qui voulait défendre la Chrétienté d’Algérie menacée par le fanatisme barbare et la subversion mondiale. Mais les autorités religieuses “ responsables ” veillaient... à désavouer tout “ blocage politico-religieux ” !

Le 12 juin 1956, le journal La Croix reproduisait une déclaration des trois évêques responsables des Congrégations religieuses et Instituts séculiers constituant l’Association Charles-de-Jésus, Père de Foucauld :

« Depuis plusieurs mois, journaux et revues publient des lettres du Père de Foucauld et les appliquent indûment [sic !] à la situation actuelle. C’est, sous le coup des passions, exhumer des textes pour justifier sa propre position. Ce n’est pas interroger quelqu’un en toute loyauté pour en recevoir une lumière. »

Indûment ? L’analogie des situations, à cinquante ans de distance, était au contraire extraordinairement frappante. Quand le Père de Foucauld s’était installé en 1905 au Hoggar, refuge séculaire des pillards du désert, la région était peu sûre. Les récalcitrants à la présence française avaient trouvé refuge soit à l’ouest, au Maroc, soit à l’est, en Tripolitaine. Après l’occupation du Maroc par la France et l’installation des Italiens en Tripolitaine, des bandes irréductibles, fanatisées par la confrérie des Senoussi, cherchèrent par tous les moyens à exciter à la violence tout ce que ces régions désertiques comptaient d’éléments rapaces, avides de coups de mains, de pillages et de meurtres. La Grande Guerre ne fit qu’aggraver la situation, quand l’or, les armes et les cadres de l’Allemagne s’y déversèrent.

En 1956, c’était la même chose, mais en plus grand, avec des foyers de révolte plus importants au Maroc et en Tunisie, soutenus directement ou indirectement par la Ligue arabe et les puissances anglo-saxonnes. Des bandes FLN y étaient instruites, armées, fanatisées, avant d’être lancées en opérations dans le maquis algérien. Entre elles et nos compagnies, il ne s’agissait plus de quelques centaines de Touareg à “ apprivoiser ” mais de neuf millions de musulmans à protéger.

La situation était donc plus grave... et le zèle du Père de Foucauld en eût été décuplé !

« Le Père de Foucauld se disait le “ Frère universel ”, poursuivaient nos évêques, et appelait sa demeure la “ Fraternité ”. Certaines de ses réactions relèvent de la mentalité de ses contemporains et des circonstances historiques de la pénétration occidentale. Qui peut s’en étonner ? Mais que l’on n’oublie pas qu’il a été le frère des esclaves noirs à Béni-Abbès et a lutté pour leur liberté [du joug de l’esclavage, certes! mais non pas de la tutelle coloniale] ; qu’il a été le frère et l’ami des Touareg à Tamanrasset. Si on veut interroger le Frère Charles de Jésus, que l’on écoute la leçon de toute sa vie plutôt que d’exhumer des textes coupés de leur cadre historique, et qu’on soit prêt à aimer tous les hommes qui nous entourent, comme le Père a aimé tous les habitants de Béni-Abbès et de Tamanrasset, devenant leur serviteur, leur frère et leur ami. »

Évangélisme tolstoïen et fausse charité prétendant rallier tous les hommes, quels qu’ils soient, par l’acceptation flatteuse de leurs erreurs, la tolérance de leurs vices et l’estime de leurs fausses religions !

Et voici la justification pseudo-sociologique de cette nouvelle missiologie :

« Notre génération a connu de grands bouleversements mondiaux et, dans la souffrance, des hommes et des peuples se sont éveillés. L’Église catholique a été attentive à cet éveil, voulant projeter sur cette évolution du monde la lumière qu’elle a reçue du Christ Jésus. » Être la lumière du monde, “ Lumen gentium ”, pour éclairer une “ évolution ” suscitée par l’orgueil et les passions révolutionnaires que Satan soufflait sur les peuples colonisés : comment l’Église pouvait-elle trahir à ce point sa mission ? (...)

Alors qu’en Algérie le portrait et le message du Père de Foucauld étaient ainsi défigurés, l’enquête en vue de sa béatification était suspendue à Rome, « en raison des difficultés survenues entre la France et l’Algérie »...

LE COMBAT POUR LA CHRÉTIENTÉ, « ŒUVRE D’AMOUR »

Le Père de Foucauld, lui, désirait le martyre non seulement comme la plus grande preuve d’amour donnée à son Bien-Aimé, mais aussi pour montrer aux plus déshérités des infidèles dont il partageait le sort que notre religion est un amour ,et les convertir : « De toutes mes forces, je tâche de montrer, de prouver à ces pauvres frères égarés que notre religion est toute charité, toute fraternité, que son emblème est un cœur. » (à l’abbé Huvelin, 15 juillet 1904)

Dans le même esprit, l’abbé de Nantes écrivait à frère Bruno, le 7 octobre 1956 : « Chaque jour la vanité des agitations du monde m’apparaît davantage. L’immortalité bienheureuse est dans le seul amour de Dieu et du prochain à cause de Dieu. Ainsi la politique n’est que néant si elle n’a pas ce fondement-là. Je recommence à bagarrer. Je prépare mon deuxième article pour L’Ordre français, mais je t’assure que ce combat est une œuvre d’amour ».

Ce qui était en jeu dans ce combat à la fois politique et mystique, – les deux choses se tiennent –, ce deuxième article le rappelait avec force sous un titre qui dit tout : “ Une communauté historique à sauver ”. Une communauté, pas deux où on aurait d’un côté les Européens, de l’autre les musulmans ; l’institution coloniale les avait réunis en l’espace de cinq, six générations, tissant mille liens entre eux, dans une admirable réciprocité de services. Il y avait encore bien des progrès à faire, mais déjà en résultait un ordre concret, vivant, historique, qui ne se discutait pas, et qui était à sauver, dans la mesure où des puissances maléfiques s’acharnaient à le ruiner, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur :

« Je sais que nombre d’ecclésiastiques, ici et là-bas, théologiens de France et clergé indigène, se laissent prendre à ce grand rêve : le “ colonialisme ” serait une tache sur la robe immaculée de l’Église. Qu’il disparaisse, et les institutions spirituelles de celle-ci sauveront l’ordre moral. »

Que répondre à un tel projet ? Tout simplement ce que la tradition de l’Église a toujours enseigné au cours de son expansion missionnaire : « Tentations de Jésus dans le désert. L’Église n’est pas un ordre politique, elle ne peut se passer de lui et, plus que la morale naturelle, elle s’appuie sur lui et le consacre. Le saut dans le vide, non ! Jésus l’a refusé à Satan. Il serait bon que missionnaires et théologiens s’inspirent de cette sagesse et, selon l’image même, de cette retenue. »

SAUVER LE LIEN COLONIAL

Abbé de Nantes Tout en dénonçant les effets néfastes du progressisme chrétien, notre Père posait les bases d’une nouvelle politique coloniale, vivante parce que pleinement relationnelle : « Qu’une nouvelle portion de ce que nos moralistes ont pris honte d’appeler l’Empire devienne le théâtre d’une mise en question de l’ordre colonial, l’on constate aussitôt la conséquence fatale : les parties dénouées sont rendues à leur égoïsme brutal, les colons à leurs intérêts, les indigènes à leurs désirs de razzias ou à leurs ambitions. L’institution seule, – et peut-être assez mal, peut-être aussi fort bien –, les faisait vivre les uns avec les autres, les uns pour les autres. La démission de l’État, de l’opinion et du corps des moralistes les rend soudain étrangers les uns aux autres... Tant que l’institution demeurait indiscutée, le moraliste pouvait les rappeler tous à ce devoir d’entraide, à cette mutuelle justice qui en est la loi profonde ; du jour où l’institution est soumise aux opinions et aux vœux des individus, devenue chancelante, elle a perdu sa force ; la morale a quitté ces lieux inhabitables pour y laisser rôder le fratricide et la haine. »

Cette « révolution » dans l’Empire porte une date : 1944 ; une charte, celle de Brazzaville, dont on a eu les conséquences en Algérie dès le mois de mai 1945. Notre Père admirait néanmoins que « le lien colonial » tienne toujours : « Ce lien était si profondément inscrit dans les âmes, vécu dans la vie quotidienne que, jusqu’à l’explosion de la terreur révolutionnaire et encore malgré elle, les colons demeurent fidèles à leur vocation aimée, et la meilleure part de la population indigène attachée à un ordre coutumier qu’elle ne se résigne pas à voir disparaître. Ici, le moraliste salue avec émotion cette haute fidélité qui subsiste, privée de tout appui. » Nous la verrons se manifester spontanément et avec force le 13 mai 1958.

Conclusion : pour sauver ce « lien » que la Révolution s’acharne à détruire, il faut remonter aux principes et se proclamer contre-révolutionnaire. Mais certains n’avaient plus envie de se battre : « Le mal est fait, on ne revient pas en arrière, disent-ils. Il ne reste qu’à partir sur la pointe des pieds, ce dont les peuples libérés nous sauront un certain gré, ou tenter des solutions de compromis qui sauvegardent les intérêts des Européens. »

Non ! protestait l’abbé de Nantes, si le lien de colonisation est remis en cause et même ruiné dans certaines parties du pays, « il faut travailler à le reconstituer, vivement, puissamment, au nom de la morale, pour le bien temporel et spirituel de tous, indissociablement... » Cette belle mission incombe aux moralistes, en tout premier lieu aux prêtres et aux religieux : « Voyez-vous, notre civilisation a progressé et rayonné tout le temps que les moralistes ont soutenu les institutions d’ordre sans s’effrayer d’aucun désordre individuel, sinon pour le stigmatiser. Ils ont sacré les rois, assermenté les chevaliers, donné des patrons aux corporations, béni les Croisés et les découvreurs de terres nouvelles. L’Église romaine en tête de ce mouvement de confiance. Mais les rois opprimaient, les chevaliers pillaient, les conquérants faisaient brûler des monceaux de cadavres païens ! Les moralistes réprimandaient les hommes, ils n’en cessaient pas moins d’imposer et fortifier le respect dû aux institutions. C’est par leur audacieuse autorité que l’ordre a prévalu, s’est établi. Lentement, par cet ordre, les forces anarchiques ont été canalisées et tempérées.

« À l’inverse, notre civilisation décline par la faute des moralistes. Ils sont rongés d’un mal obscur, le mépris des institutions d’ordre, le délire du “ personnalisme” [qui place au-dessus de tout la personne humaine, et celle du rebelle de préférence au colon ou au gendarme]. Toute faute particulière leur est occasion de condamner l’institution, toute imperfection du “ bon ordre” leur paraît une tare essentielle, une raison de plus d’en détruire le respect dans les esprits. »

Pour tout restaurer, il faut partir de ce principe, affirmait avec force l’abbé de Nantes : « La France n’a pas le droit d’abandonner les colons ni les indigènes, et son devoir moral le plus strict est de sauvegarder l’ordre, la justice au sein de la communauté qu’ils forment sans en discuter le principe [...]. » (...)

Notre Père pressentait un dur combat :

« L’Évangile est devenu aux mains d’habiles propagandistes le meilleur auxiliaire mental de la révolution. En France lui seul pouvait à ce point dégrader le moral national, dans les colonies il conjugue son autorité avec celle du Coran. Pour moi, catholique docile, je sais qu’il s’agit là d’un Évangile mal entendu, défiguré. Mais quelle autorité peut aujourd’hui s’élever au-dessus des divers appartenances religieuses pour en décider sans appel ? »

frère Michel de l’Immaculée triomphante
Extraits de Il est ressuscité ! n° 54, février 2007, p. 15-26

  • Dans le tome 7 de Il est ressuscité ! :
    • 4. La rébellion et ses complices (1954-1956), n° 54, février 2007, p. 15-26
Audio/Vidéo :
  • PC 69 : La guerre d'Algérie, Camp de la Phalange, août 2006, 16 h (DVD)
    • Illustré de nombreuses images d'archives
    • En annexe : Le témoingnage des frères anciens sur leur service en Algérie