L'INDOCHINE FRANÇAISE

III. Dien Bien Phu, le Verdun indochinois

C’EST à Paris que la bataille de Dien Bien Phu a été perdue. (...)

Les années 1950-1954 ont été pour notre armée un long chemin de croix jusqu'au calvaire de Dien Bien Phu et de la captivité qui suivit notre défaite. Il y eut d'excellents chefs, mais aussi d'autres qui, à l'image du régime, s'avérèrent des incapables et provoquèrent des catastrophes. (...) En face, le camp vietminh poursuivait avec détermination la réalisation de son plan de guerre. La France de l'après-guerre n'avait plus cette foi qui fait gagner les batailles et sauve les empires. Pourquoi ?

CAO BANG, LA PREMIÈRE DÉFAITE

Situation géographique de Cao bang En septembre 1950, influencés par le rapport du général Revers et soumis à la demande instante du président Auriol, le haut-commissaire Pignon et le nouveau commandant en chef, le général Carpentier, décident l'évacuation de Cao Bang, ville isolée de quelques milliers d'habitants, au nord-ouest du Tonkin, tout près de la frontière chinoise. Grave décision, car abandonner cette position, c'était ouvrir toutes grandes les " Portes de la Chine " et permettre au Vietminh de raccorder son réseau routier au réseau chinois afin d'en recevoir tout le matériel.

Pour effectuer cette opération, le général Carpentier avait le choix entre deux projets : descendre par la RC 3, directe jusqu'à Hanoï, dégagée et propice à un appui aérien, ou par la RC 4, plus courte, avec des postes avancés comme Dong Khé et That Khé menant à Langson, mais qui serpente au milieu de hauteurs boisées et accidentées. Plusieurs convois étaient déjà tombés dans de sanglantes embuscades.

C'est la RC 4 que Carpentier choisit d'emprunter. « Sa manœuvre était montée a priori comme si l'adversaire n'existait pas. » (Général Gras, Histoire de la guerre d'Indochine, Plon 1979, p. 329) Quelques jours plus tard, lorsque le poste de Dong Khé tomba aux mains des Viets, et qu'il fut averti qu'un corps de bataille viet se formait en Chine, capable d'aligner une vingtaine de bataillons, Carpentier maintint ses ordres. Son subordonné, le général Alessandri, commandant les forces du Tonkin, qui désapprouvait l'opération, la confia au colonel Constans, commandant la base de Langson, tenue par les légionnaires du 3e REI. Constans, officier brillant et ambitieux, affichait un mépris profond pour l'adversaire qu'il n'estimait pas à sa mesure. Il se bornera à donner ses ordres... par radio, depuis son PC de Langson. (...)

Le Lieutenant-colonel Charton
Le Lieutenant-colonel Charton

Constans décida l'envoi d'une colonne, commandée par le lieutenant-colonel Lepage, avec mission de recueillir les troupes évacuant Cao Bang, commandées par le lieutenant-colonel Charton. Le 30 septembre, Lepage se mit en route mais, à mi-chemin, il se heurta à l'obstacle de Dong Khé, tenu par les Viets. Ne parvenant pas à s'en rendre maître, il décida de contourner la position par l'ouest, en pleine jungle, afin de faire sa jonction avec Charton.

Trois jours plus tard, Constans donnait à Charton l'ordre de quitter Cao Bang. Celui-ci (...) paya cher l'impéritie de ses chefs. Sa colonne était composée de 2 500 hommes, accompagnés de centaines de civils qui ne voulaient pour rien au monde tomber entre les mains des Viets. Après une journée de marche, Charton reçut l'ordre du colonel Constans d'abandonner la RC 4 pour éviter Dong Khé. Il s'engagea donc lui aussi dans la jungle. C'était une folie ! Les deux colonnes tentèrent d'effectuer leur jonction dans la vallée, alors que trente mille soldats viets occupaient les hauteurs... (...) Pendant cinq jours, les deux colonnes furent harcelées et hachées menu sous le feu meurtrier de l'ennemi. (...)

À l'annonce du désastre, Hanoï et Saïgon furent pris de panique. Le général Carpentier donna l'ordre d'évacuer tous les postes de la RC 4. Seul le commandant de la 2e compagnie du 1er bataillon du 3e REI (capitaine Mattei) tiendra son poste de Na Cham pour recueillir les éléments en déroute des colonnes Lepage et Charton. Pendant quatre jours et trois nuits, les bataillons viets furent contenus par cette compagnie de légionnaires. Le soir du quatrième jour, les légionnaires, exténués, n'avaient même plus la force de porter leurs armes. Alors un missionnaire, le Père Mangin, (...) s'approcha de Mattei : « Je vous propose de remettre notre sort à tous entre les mains de Dieu. À minuit, ce sera la Sainte-Thérèse. Autorisez-moi à illuminer la chapelle en son honneur. » Le capitaine y consentit et, tandis que les légionnaires dormaient comme des masses inertes, seul dans sa chapelle, au milieu d'étincelants flambeaux, le Père Mangin priait pour eux. Durant toute la nuit, il ne se passa rien. Le lendemain, la compagnie se repliait en bon ordre (raconté par Père Bonnecarrère, Par le sang versé. La Légion étrangère en Indochine, p. 420 sq.).

Mais partout ailleurs, c'était un désordre désolant. À That Khé, un bataillon entier, le 3e BCCP, était livré à lui-même, sans ordre. Les Viets lui tombèrent dessus. Il n'y eut que cinq survivants sur les 700 hommes que comptait le bataillon. Quand Constans apprit la nouvelle, il s'affola et évacua Langson le 18 octobre sans avoir détruit les énormes dépôts de matériel dont il avait la charge : de quoi équiper cinq bataillons viets ! Le bilan de l'opération dite de " rétraction " fut catastrophique : 4 800 tués et disparus, 10 000 armes perdues. Le moral des troupes, surtout, en fut profondément affecté. Il fallait, pour le remonter à l'heure du plus grand péril, un électrochoc. Ce fut de Lattre.

DE LATTRE DE TASSIGNY

Le général de Lattre de Tassigny
Le général de Lattre de Tassigny

Le général de Lattre de Tassigny fut nommé en décembre 1950 à la fois haut-commissaire et commandant en chef. C'était une première ! Ses premières mesures redonnèrent foi et confiance aux troupes.

De Lattre décida d'appliquer au Delta une stratégie défensive et ordonna la construction d'une sorte de ligne Maginot, « la ligne de Lattre », qui engloutit des crédits considérables et qui immobilisa des unités de valeur.

Pensant avoir rétabli la situation, le commandant en chef décidait, à l'automne 1951, de reprendre l'offensive, avec l'espoir ambitieux de détruire le corps de bataille ennemi. Pour le contraindre à se fixer, de Lattre mit la main sur une région d'importance : Hoa Binh, au sud-ouest de Hanoï. Ce fut une dure bataille qui ne devait se terminer qu'après sa mort, en février 1952, sans qu'aucun résultat décisif ne soit obtenu, sinon qu'il permit à l'ennemi de s'infiltrer en masse dans le Delta. C'était le début du « pourrissement » : soumises à la terreur, les populations se ralliaient au Vietminh. Il aurait été encore temps de contrer cette guerre révolutionnaire et de reconquérir les populations. Mais la politique que nous suivions, et que de Lattre lui-même mettait en œuvre, était désastreuse.

Cette politique se résume dans les mots de " liberté, indépendance, autonomie ", grands mots qui préparent l'esclavage. Quelques semaines avant de mourir, de Lattre fit un voyage très médiatique aux USA pour y chercher de l'aide. Partout, il affirma avec éclat que notre but était « l'indépendance du Vietnam » et que « la protection de nos armes n'avait de sens que parce qu'elle donnait au Vietnam qui grandit dans l'indépendance le temps et les moyens de devenir assez fort pour se sauver lui-même ». Ainsi nos soldats ne devaient plus se battre pour une communauté historique, vivante, concrète, à sauver du péril communiste, mais pour un idéal démocratique, le même qui, en France, permettait aux communistes de trahir la Patrie !

SALAN À NASAN

Letourneau et le général Salan
Letourneau et le général Salan

De Lattre disparu, s'ouvrit une nouvelle phase de la guerre. Pendant que Letourneau, ministre des États associés, prenait les fonctions de haut-commissaire, le général Salan devenait commandant en chef. Les pouvoirs étaient de nouveau partagés. Bientôt le corps de bataille viet se manifesta au nord-ouest, dans le pays Thaï. Il révélait sa volonté d'envahir le Laos qui avait été jusque-là notre fidèle allié. Salan décida de leur barrer la route en transformant deux postes, Laïchau et Nasan, en camps retranchés.

Le piège fonctionna. À la fin de novembre 1952, les Viets se concentrèrent autour de Nasan. L'intention de Giap était d'y anéantir les forces françaises. Mais il se heurta à la détermination et au savoir-faire d'excellents chefs : Salan, dont la compétence était reconnue de tous, parfaitement secondé par le général de Linarès, et surtout par le colonel Gilles, nommé chef du camp de Nasan. Pendant un mois, ce parachutiste solide et tenace s'attacha à construire dans les moindres détails une enceinte fortifiée, comportant dix points d'appui sur des collines autour de la piste d'aviation, cœur du dispositif. Rien ne devait surprendre ce chef dont la circonspection, aussi légendaire que son œil unique, devait lui permettre de se révéler, en Indochine, sur le plan militaire, le parfait émule... du maréchal Pétain.

Le colonel Gilles et le général Salan
Le colonel Gilles et le général Salan

Sa tactique, il l'avait conçue et mise en œuvre lors d'opérations sur la RC 6 : « Appâter le Viet en lui tendant le petit doigt. Le retirer vivement pour qu'il ne saisisse pas le bras. Lui donner de l'autre main un bon coup de marteau sur la tête » par une puissante artillerie (Gras, p. 441) Gilles sût imprimer à la défense de Nasan ce caractère dynamique. Attaqué par des forces de quatre à huit fois supérieures, le camp retranché tint bon. Chaque attaque viet était immédiatement suivie d'une contre-attaque française. En trois jours, Giap perdit sept mille hommes ! contre seulement quelques dizaines de notre côté.

Ce revers ne fit pas abandonner au Vietminh son projet d'envahir le Haut-Mékong, mais il permit à Salan de développer la technique du camp retranché, dite " en hérisson ", le ravitaillement se faisant par la voie des airs. Technique qui sera appliquée à Dien Bien Phu, mais dans d'autres circonstances, et par d'autres chefs...

LE GÉNÉRAL NAVARRE

Le général Navarre
Le général Navarre

Pendant que nos troupes infligeaient à l'ennemi des pertes sévères, l'opinion publique, en France, se laissait gagner par l'idée d'abandonner l'Indochine. Depuis Cao Bang, Mendès-France s'était fait le héraut de la paix à tout prix. Le gouvernement avait déjà, lui aussi, renoncé à poursuivre la lutte. René Mayer, président du Conseil, décidait en mai 1953 de remplacer Salan, jugé « trop passionné de l'Indochine », par le général Henri Navarre. Celui-ci protesta qu'il ne connaissait rien à l'Indochine, ayant fait toute sa carrière en métropole et en Centre-Europe. « Raison de plus de vous envoyer en Indochine, lui répondit Mayer, vous aurez ainsi un regard neuf sur la situation. » (sic !)

Le général Navarre n'en prit pas moins sa mission à cœur. Il décida de réorganiser le Corps expéditionnaire, de façon à livrer une bataille décisive en 1954 ou 1955. En deux ans, il se faisait fort de pacifier le sud et les régions du centre. Durant l'été 1953, il monta une série de raids de destruction sur des objectifs précis, suivis de replis rapides avant que l'ennemi ait eu le temps de réagir. C'est ainsi qu'à l'aube du 17 juillet, deux bataillons parachutistes sautèrent sur Langson en plein territoire viet. Le premier devait occuper la ville, tandis que le second s'attaquait aux dépôts. À 16 heures, les paras se repliaient, mission accomplie. À Lao Kay, sur la frontière chinoise, même opération en liaison avec les six cents maquisards Méo : le succès fut complet.

En août, le général Cogny, chef des troupes du Tonkin, insista et obtint la permission d'évacuer Nasan. Cette évacuation aura de graves conséquences, mais techniquement, ce fut encore un succès. Pendant que les maquisards attiraient le Vietminh sur une ville voisine, la garnison du camp retranché fut enlevée par voie aérienne en quatre jours.

Toutes ces opérations avaient pour but de déstabiliser l'ennemi sur ses arrières et lui faire sentir que l'Armée française frappait où et quand elle voulait. Le moral de nos troupes remonta en flèche. En septembre et en octobre, le Vietminh prépara une attaque dans le Delta avec l'intention de couper l'axe Hanoï-Haïphong. Averti, le général Navarre décida de prendre les devants et lança l'opération " Mouette " contre la division viet 320. Là encore, l'ennemi essuya de lourdes pertes : 1 200 morts, 1 800 blessés. Son projet d'attaque dans le Delta était cassé.

Giap se retourna alors de nouveau vers le Laos. Pourquoi une telle insistance sur le Laos ?

LE CHOIX DE DIEN BIEN PHU

Essuyant sur le terrain échec sur échec, Hô Chi Minh cherchait par des voies politiques une solution rapide du conflit. Pour cela, il lui fallait être en position de force. Or, le 30 juillet 1953, l'hebdomadaire France-Observateur publiait un article signé du journaliste Roger Stéphane, révélant les craintes du général Navarre, exposées lors d'un comité de Défense à Paris, au sujet du Laos. Nouvelle trahison au sein du gouvernement relayée par la presse ! Hô Chi Minh savait maintenant qu'il pourrait obtenir au Laos un succès militaire spectaculaire. Comment prévenir son offensive ?

Situation géographique de Dien bien phu Avant son départ, Salan avait souligné l'importance stratégique de Dien Bien Phu. Cette cuvette se situe sur la frontière laotienne. D'une longueur de 16 kilomètres et d'une largeur de 9 kilomètres, elle est coupée en deux par une rivière, la Nam Youn. Au centre, s'élèvent de petites collines de vingt mètres de haut. À deux ou trois kilomètres, d'autres les dominent d'une centaine de mètres. Plus loin, des crêtes de mille mètres forment une muraille sombre qui enserre la plaine.

Si Dien Bien Phu avait l'avantage de fermer la porte du Laos, la position présentait de sérieux inconvénients : l'éloignement, à 350 kilomètres d'Hanoï, rendait précaire l'appui de l'aviation, d'autant que nous manquions d'avions et de mécaniciens. Mais l'ennemi ne disposant pas de DCA, le ciel nous appartenait. Du point de vue tactique, les conditions de défense étaient très défavorables. Nous étions en plaine, à découvert, et l'ennemi nous dominait, camouflé. Mais nos positions étaient à une distance supérieure à la portée de l'artillerie adverse, et il était impossible que leurs batteries prennent position sur les versants intérieurs des crêtes, parce qu'elles essuieraient nos tirs de contre-batterie.

Tous ces éléments étant analysés et acceptés, Navarre décida d'occuper Dien Bien Phu en novembre et en chargea le général Cogny, commandant les forces du Tonkin. Le désaccord entre les deux généraux ne se faisait pas encore sentir, mais il aura par la suite de lourdes conséquences. Cogny, géant massif, polytechnicien, soignait son image auprès des médias et des politiciens. Jules Roy écrira : « Pour Cogny, l'ennemi est moins le Viet que le commandant en chef » ! Ce dernier avait une vue de la bataille et de ses enjeux que ne possédait pas son subordonné. D'un caractère plus affirmé aussi, il avait gardé pour le maréchal Pétain, son ancien chef, une admiration sans faille.

L'OCCUPATION DE LA CUVETTE

Le général Gilles fut chargé de prendre possession de la cuvette de Dien Bien Phu. Il commandait alors les meilleurs bataillons paras. Le 20 novembre 1953, le 6e bataillon de parachutistes coloniaux (B.P.C.) de Bigeard et le 2e bataillon du 1er régiment de chasseurs parachutistes (II/1er R.C.P.) de Bréchignac sautaient sur Dien Bien Phu, surprenant un bataillon viet à l'exercice.

Les généraux Cogny et Navarre
Les généraux Cogny et Navarre

Dans la soirée, à Hanoï, au milieu d'une cour de journalistes, Cogny ne contenait pas sa joie : « Si j'avais pu, j'aurais transporté d'un bloc Nasan à Dien Bien Phu. » Il parlait trop ! Par cette seule phrase, Giap apprit que le commandement français avait l'intention de se concentrer sur Dien Bien Phu.

Le 5 décembre, le Vietminh lançait en conséquence une de ses divisions sur Laïchau, pendant de Nasan au nord de Dien Bien Phu. Laïchau dut être évacué précipitamment. Seulement 200 combattants sur les 2 800 de la garnison réussiront à rallier Dien Bien Phu.

La mission catholique en pays Thaï dirigée par les PP. Guerry et Guidon dut elle aussi rejoindre la cuvette transformée en centre de résistance. (...)

Dans le même temps, Giap ordonnait à ses meilleures divisions 301, 312 et 351, de se concentrer sur Dien Bien Phu. Bien renseigné sur les mouvements de l'ennemi, Navarre, pressentant la bataille décisive, adressait au gouvernement, le 1er janvier 1954, une demande pressante de renforts aériens. Il ne reçut aucune réponse. Que faire ? Évacuer Dien Bien Phu, au risque de découvrir le Laos et de le perdre ? Il ne pouvait plus reculer. Il décida d'accepter la bataille.

DÉFENSIVE OU OFFENSIVE ?

Carte des combats de Dien Bien Phu
Voir la carte agrandie

Le commandant en chef ordonna à Cogny de réaliser un ensemble fortifié pouvant résister aux assauts d'un ennemi dont on connaissait parfaitement les capacités. Dans la conception de ce camp retranché, deux erreurs graves furent commises, dont André Galabru, dans son livre La victoire avortée : Dien Bien Phu, printemps 1954 (Atlante Éditions, 2004), attribue la responsabilité à Cogny. Sa démonstration est décisive.

1° En insistant pour que Nasan soit abandonné et en perdant Laïchau, Cogny trahissait le plan de Salan qui, certes, avait conseillé l'occupation de Dien Bien Phu, mais en gardant Nasan et Laïchau, dans la pensée que les trois camps se soutiendraient l'un l'autre. Isolé et focalisant tout le corps de bataille ennemi, Dien Bien Phu prenait une importance stratégique démesurée.

2° Cogny voulut faire de Dien Bien Phu non pas un camp retranché défensif, mais un centre à partir duquel on allait " rayonner " par des actions offensives. Il remplaça Gilles à la tête du camp retranché par le colonel de Castries, cavalier habitué aux grandes manœuvres dans le Delta. « [Vous aurez à] battre l'estrade dans les vastes espaces de la Haute-Région », lui confia Cogny. Consigne absurde, parce que ces " vastes espaces " n'existent pas... La région est constituée de collines couvertes de jungle. Castries, mi-altier, mi-désabusé, anéanti dès le début d'une bataille strictement défensive, s'enterrera dans son bunker.

Cogny avait donc introduit une équivoque dans l'ordre de mission de Navarre qui était de « barrer la route du Laos au Vietminh ». Pas besoin d'abris solides, de camouflage et de passages discrets, puisqu'on allait " rayonner ". Pire, il épuisa les troupes en multipliant les reconnaissances meurtrières autour du camp. En un mot, il négligea la défense au profit de coûteuses offensives. Comme en 1914 ! L'histoire se répète.

Et cependant, en dépit de ces erreurs graves, l'opération de Dien Bien Phu aurait pu être couronnée de succès si la République n'avait poignardé l'Armée en cette fin du mois de janvier.

L'ANNONCE D'UNE CONFÉRENCE INTERNATIONALE

Georges Bidault
Georges Bidault

Le 20 janvier, on apprenait par le Deuxième Bureau que l'attaque viet sur Dien Bien Phu était imminente. « Nous étions certains d'y faire échec mais elle n'eut pas lieu, écrit Navarre. Le motif principal de contrordre fut la réunion de la conférence de Berlin qui s'ouvrait le 25 janvier. Or, à l'occasion de cette conférence, le gouvernement français de G. Bidault prit la décision de provoquer une conférence internationale où serait discutée l'affaire indochinoise. » (Témoignage du général Navarre, in La guerre d'Indochine, Ph. Héduy, p. 176)

Cette conférence de Berlin a toujours été considérée par le Vietminh comme capitale et a déterminé ses grands alliés, Urss et Chine, à faire tous leurs efforts pour lui permettre de se présenter, dans les meilleures conditions, aux négociations annoncées. La Chine expédia alors un matériel de guerre considérable : des canons de 105, des centaines de camions, des milliers de tonnes de munitions et de riz. En outre, les états-majors chinois et russes furent représentés au QG viet. Les meilleures troupes viets furent envoyées à Dien Bien Phu, ainsi que 200 000 coolies. Tandis que le Vietminh intensifiait sa propagande pour provoquer parmi nos supplétifs des désertions.

Le 18 février, les Quatre Grands (États-Unis, Urss, Royaume-Uni, France) annoncèrent que la conférence se tiendrait à Genève, fin avril. À cette nouvelle, le haut-commandement vietminh ne se sentit plus de joie et les ordres fusèrent : Offensive générale sur tous les fronts à partir du 15 mars avec effort principal sur Dien Bien Phu. Acceptation des pertes les plus lourdes. Dispositions en vue d'une prolongation de la lutte bien au-delà de la saison des pluies (juin-juillet), contrairement à l'habitude. Demandes d'intensification massive de l'aide chinoise.

On décela à la frontière l'arrivée d'armements nouveaux et notamment de 64 pièces antiaériennes (DCA).

Dans le même temps, nos politiques ne donnaient aucun ordre, aucune consigne nouvelle à nos chefs militaires. Navarre et le haut-commissaire n'apprirent que début mars la tenue d'une conférence à Genève ! En France, tous les ressorts de la propagande et de la trahison étaient tendus pour susciter dans l'opinion l'idée que, de Genève, devait sortir nécessairement la paix. Des contacts préliminaires se nouèrent à Paris et en Suisse entre les émissaires du Vietminh et le camp français de la paix à tout prix, conduit par Mendès-France et Paul Reynaud, encore lui ! vice-président du Conseil. Tandis qu'une campagne de défaitisme, s'alimentant aux journaux d'Hanoï (dont la source principale était Cogny lui-même !) conjuguait ses effets dévastateurs avec ceux de la propagande ennemie.

LE VERDUN INDOCHINOIS

Transport de canons par les Viets
Transport de canons par les Viets

Tandis que, sur les fronts secondaires, chacun cherchait à fixer l'adversaire de façon à l'empêcher d'alimenter le front de Dien Bien Phu, une formidable puissance vietminh se mettait en place depuis la Chine jusque sur les contre-pentes des crêtes boisées à quatre kilomètres de nos positions. En raison de leur réseau de transport habilement agencé, notre aviation ne parvint jamais à couper leur route de ravitaillement par des bombardements. L'artillerie viet était camouflée et protégée dans des échancrures creusées sur les pentes. Le Vietminh avait rassemblé quarante pièces d'artillerie et quatre-vingts de DCA. Giap lui-même commandait les soixante mille Bo-doïs qui encerclaient maintenant le camp.

Du côté français, Cogny ne fixa ni l'effort principal de défense ni les points à conserver à tout prix. Il en résulta des faiblesses dans le dispositif du camp : pas de coordination entre les points d'appui et absence presque totale de camouflage, tous les arbres ayant été abattus afin de servir à la consolidation des abris souterrains. Fin février, Navarre demanda aux artilleurs, Cogny en était, un rapport sur l'artillerie ennemie. La conclusion était unanime : elle serait détruite. Aussi tous avaient-ils hâte d'en découdre.

À partir de fin février, l'ennemi resserra le contact par une occupation de plus en plus dense des pentes nord et nord-est de la cuvette et commença à harceler nos positions par pièces isolées. Il détruisit des chasseurs et des canons et notre artillerie se montra incapable d'effectuer sa mission de contre-batterie. La conception de défense du camp retranché s'écroulait.

Le premier assaut viet fut dirigé contre Béatrice, le 13 mars, dans la soirée. L'artillerie viet se déchaîna sur la position. Dès le début, un obus de 105 éclata dans l'abri du PC du bataillon de Légion tuant le chef et tous ses adjoints. Quelques instants après, le lieutenant-colonel Gaucher, commandant le secteur, était touché aussi dans son abri. À minuit et demi, les 450 légionnaires lâchaient prise. Le colonel de Castries fut tellement stupéfait de la prise de Béatrice que, contre toute attente, il ne commanda pas de reprendre la position.

Le lendemain, dans les mêmes conditions, Gabrielle fut attaquée en force. Les Algériens du 7e régiment de tirailleurs algériens brisèrent les premières vagues d'assaut. À 3 h 30 du matin, même coup du sort : un obus tombait sur le PC et mettait les officiers hors de combat. Mais, au petit matin, les Algériens tenaient toujours. (...)

Botella
Le capitaine Botella

Laissons le capitaine Botella, chef du 5e bataillon de parachutistes vietnamiens (5e Bawoan), catholiques vietnamiens très valeureux, raconter la mêlée. (...)

« (...) En fond de tableau, Gabrielle émerge de la brume matinale, noire de fumée. Ses armes se sont tues, après une magnifique résistance. Les Algériens des commandants Kah et de Mecquenem se sont montrés les égaux des meilleurs paras.

« Affectés sur Éliane, les paras creusent à flanc de colline des terriers qui se révéleront plus efficaces contre les coups d'artillerie que les triples épaisseurs de rondins. (...)

« Le 16 mars, c'est l'allégresse : Bigeard arrive avec son fameux 6e B.C.P. Avec eux, ça ne peut pas mal tourner. Le 6e s'installe également sur Éliane. Les Viets l'ont aussitôt repéré et il reçoit une formidable dégelée de mortiers. Pendant une demi-heure, c'est l'enfer. (...) »

De Castries, anéanti, réarticule son commandement. Langlais, désordonné mais déterminé, dirigera les opérations ; Bigeard, les contre-attaques, et le colonel Lalande, sur Isabelle, l'appui feux avec ses canons. (...)

« Jusqu'à la fin mars, les viets reprennent leur souffle. Béatrice et Gabrielle leur ont coûté cher. Ils vont maintenant creuser des tranchées, au plus près des points d'appui, pour mettre à l'abri leurs troupes d'assaut. Ils creusent la nuit. On les asperge de grenades à fusil, mais ils continuent inlassablement leur travail de termites. Dans la journée, le 5e, comme les autres bataillons de paras, rebouche les tranchées sous un déluge d'obus de mortiers. Leur réserve de munitions est inépuisable. Ils grignotent peu à peu du terrain. Leur DCA s'est rapprochée et coiffe les approches du terrain d'aviation. Les avions ne peuvent plus se poser et parachutent à haute altitude, où ils peuvent. » Jusqu'à 40 % des parachutages tombèrent en zone viet.

LA BATAILLE DES CINQ COLLINES

Le 30 mars, Giap lança son deuxième assaut. « À 17 h 30 précises, les crêtes à l'est s'embrasent. La bataille des cinq collines vient de commencer. Dominique 1, Dominique 2, Éliane 1 et 2, sont écrasées par les obus de 105. Ça tombe un peu moins dru sur Éliane 4. D'où les Viets sortent-ils ces milliers d'obus ?

« Sur Dominique 1, l'assaut viet débouche en pleine relève des Algériens par Martinais. Les tirailleurs sont pris de panique. Martinais fait tirer sur les fuyards mais est submergé. Les Bo-doïs, sans arrêter leur élan, dévalent les pentes sud de Dominique 1 et prennent de flanc la compagnie Phu, du nom du capitaine vietnamien, fidèle aux Français, qui commande ce détachement. Les Viets hurlent : " Où est Phu ? Trouvez Phu ! Prenez Phu ! Prenez-le vivant ! "
« Sur Dominique 2, c'est la débandade. Les Algériens dégringolent vers la Nam Youn et entraînent la compagnie Phu dans leur fuite. Sur Éliane 1, même scénario. Les Marocains n'ont pas mieux tenu que les Algériens. (...) Est-ce la fin ? »

Heureusement, il y a Langlais qui (...) reste calme et lucide. Mais que faire ? Les petits hommes aux casques de latanier bordent déjà la rive gauche de la Nam Youn. Ils arrivent au pont, dernier trait d'union vers le cœur de la défense.

Langlais
Langlais

« (...) Toute la nuit, Langlais animera la bataille et la portera à bout de bras. (...) On se bat toujours sur Éliane 2. Le combat est devenu une mêlée furieuse sur des monceaux de cadavres, où l'on ne reconnaît plus amis ou ennemis. (...) À ce rythme, les unités fondent. Heureusement que, le 3 avril, les Viets, eux-mêmes épuisés, cessent leurs attaques à l'est. Ils assaillent maintenant la face ouest. La bataille des Huguette va commencer...

« Le mois d'avril est très rude. La saison des pluies a commencé. Éliane se liquéfie comme un camembert avancé, découvrant les cadavres enterrés au petit bonheur sur le point d'appui. En contrebas, les tranchées sont inondées jusqu'à hauteur de poitrine et grouillent d'énormes asticots. Les hommes n'ont pas le moindre répit. (...)

« Le largage du II/1er R.C.P. de Bréchignac commence le 2 avril, mais le réseau des tranchées viets se resserre et les Huguette sont intenables. Langlais continue à s'engueuler avec Hanoï qui décidément ne comprend rien à notre situation. (...) Le 10 avril, Bigeard orchestre une nouvelle attaque pour reprendre Éliane 1. (...) »

Près du PC, l'antenne chirurgicale ne désemplit pas durant toute la bataille. C'est jusqu'à mille opérations que le médecin-commandant Grauwin effectua. (...)

AUX AVANT-POSTES DE LA CHRÉTIENTÉ

Père HeinrichIls étaient cinq aumôniers à Dien Bien Phu, et les cinq témoigneront que Notre-Seigneur Jésus-Christ était sur le champ de bataille au milieu de ses soldats qui se battaient en héros et qui revenaient à Lui par les sacrements. (...) L'abbé Trinquand raconte :

« (...) Dans ce champ de carnage où seules régnaient l'angoisse et la mort, l'espérance continua de fleurir par la grâce du Christ, qui, cloué à la Croix, donnait un sens à tant de souffrances et de courage. » (...)

À l'antenne chirurgicale, le Père Heinrich célébrait la messe du dimanche dans la salle d'opération même. La Sainte Eucharistie renforçait surnaturellement l'esprit de corps de l'Armée. (...)

L'ASSAUT FINAL

Du côté viet, le moral s'effondra durant la deuxième quinzaine d'avril. L'interrogatoire des prisonniers viets révélait qu'ils allaient abandonner. Leurs pertes atteignaient 6 600 tués et 12 000 blessés. Un ultime effort et la victoire était aux Français ! Mais, le 26 avril, s'ouvrit la conférence de Genève et Bidault annonçait au nom de la France l'ouverture des négociations. (...) Conséquence : Giap lançait « une campagne de mobilisation morale » et raclait ses fonds de tiroirs pour constituer une masse d'assaut de 15 000 hommes. Dans les bataillons du camp retranché, comprenant que la France allait lâcher l'Indochine, les Thaïs désertèrent par compagnies entières.

Le capitaine Botella poursuit : « Une nouvelle bataille des Éliane est donc imminente. Elle débutera le 1er mai à la tombée de la nuit par une violente préparation d'artillerie. Cette fois, c'est l'assaut général, mené à neuf contre un. (...) » À Hanoï, on demande 600 volontaires pour sauter sur Dien Bien Phu : plus de 1 800 soldats se proposent sachant très bien qu'ils ne reviendront pas ; parmi eux, des centaines, non brevetés, sauteront pour la première fois de nuit.

« (...) Dans l'aube naissante, on voit les Viets descendre en rangs serrés d'Éliane 1. Ils avancent calmement, sans presque tirer, et submergent les dernières défenses. »

Nous sommes le 7 mai, à 17 h 30. Dien Bien Phu est tombé.

L'INDOCHINE ABANDONNÉE

« La chute de Dien Bien Phu provoqua à Paris, dans les hautes sphères politiques et militaires, un affolement que la presse répercuta dans le public, mais que la situation en Indochine ne justifiait absolument pas », écrit Navarre. L'origine de ce battage médiatique se situe à Hanoï dans l'entourage immédiat de Cogny. Ce dernier, voyant la chute de Dien Bien Phu proche, chercha à se disculper devant les journalistes en affirmant qu'il n'avait jamais voulu aller là-bas !

Quelle fut, jusqu'à l'armistice, la situation militaire ? Navarre nous en fait le tableau objectif : « Le 7 mai 1954, après 57 jours de combat acharnés, Dien Bien Phu tombait. Nous avions subi un très grave revers tactique, mais nullement une défaite irrémédiable. Nos pertes étaient lourdes [16 000 hommes, dont 1 000 tués et 4 000 blessés], mais ne représentaient qu'une faible proportion de nos effectifs (3,5 %). Elles portaient, c'est vrai, sur nos meilleures troupes. Mais le Vietminh en avait subi d'encore plus fortes [le chiffre minimum évalué est de 25 000 hommes hors de combat dont 12 000 tués]. Il avait fait détruire la majeure partie de ses divisions de choc et avait perdu ses meilleurs cadres. Par ailleurs, Dien Bien Phu avait eu une très importante contrepartie : le Laos avait été sauvé, le delta tonkinois et le centre indochinois préservés. Ses pertes rendaient l'ennemi incapable avant plusieurs mois d'entreprendre de grandes opérations. »

Et Navarre ajoutait dans une lettre adressée au gouvernement : « Si une paix parfaitement honorable ne peut être obtenue à Genève, la guerre peut et doit être poursuivie. La chute d'une forteresse ne justifie pas l'abandon de la lutte. »

Le général Ély
Le général Ély

Or Bidault le pacifiste ne voulait pas discuter avec les délégués vietminh tant qu'un cessez-le-feu ne serait pas établi. Il demanda aux généraux Ély et Salan quelles mesures il fallait prendre. Salan, mal conseillé, se déclara pour le partage du Vietnam en deux parties. Le nord reviendrait au Vietminh. Navarre s'opposait absolument à toute évacuation, et a fortiori des zones sud et ouest du Delta, les plus catholiques et les plus fidèles. Ignorant la situation réelle, Ély et Salan passèrent outre, estimant que Navarre n'était plus objectif. Bidault ordonna donc le retrait de nos troupes. Les conséquences furent tragiques.

Le 4 juin, Navarre apprit son remplacement, ainsi que celui du haut-commissaire Dejean, par le général Ély qui réunissait entre ses mains pouvoirs civil et militaire. Malade, Ély retourna à Paris et laissa Salan, son adjoint, commander sur place. On s'appliqua donc à effectuer les " rétractions " de troupes. Obnubilé par l'idée d'un nouveau Dien Bien Phu, Raoul Salan ordonna, le 1er juillet, l'abandon du sud du Delta et progressivement de tout le Tonkin, l'axe Haïphong-Hanoï exclu. Toutes ces opérations entraînèrent la désagrégation de nombreuses unités vietnamiennes, et l'exode, dans d'effroyables conditions, des populations catholiques des évêchés du Delta.

Il faut souligner que, même s'il y eut un changement de gouvernement à la mi-juin, Salan fut directement responsable de ces opérations qu'aucun ordre ne le contraignait à effectuer.

LA TRAHISON CONSOMMÉE

Retournons en Suisse où se déroulent les débats. La conférence de Genève, ouverte fin avril, rassemblait autour de la table les délégués français, cambodgiens, vietnamiens, cochinchinois, américains, russes et vietminh. Dès le début, s'instaura un dialogue de sourds.

GeneveBidault ne voyait que son « cessez-le-feu ». (...) Le délégué vietminh Phan Van Dong proposait, lui, un plan précis : un calendrier d'évacuation des forces françaises, un projet d'élections libres, une adhésion éventuelle de la République démocratique du Vietnam à l'Union française et un cessez-le-feu. Une fois de plus Hô Chi Minh joua, par ses délégués, sur la relative modération de ses demandes en se faisant passer pour un démocrate soucieux de la liberté de son peuple.

La négociation directe était bloquée par l'attribution de zones de regroupement. L'imbrication des forces vietminhs et françaises ne permettait pas de garder un statu quo, et le partage de l'Indochine en deux zones ne satisfaisait ni les Vietnamiens légalistes ni les rebelles car c'était abandonner l'idée d'unité. La négociation officielle était donc au point mort.

C'est alors que Molotov, le Russe, jusque-là très conciliant, manifesta une violente agressivité contre Bidault. À la sortie de la séance, comme un coup préparé d'avance, les délégués pouvaient lire en gros caractères sur les journaux suisses : « Molotov attaque M. Bidault à Genève, et demain M. Mendès-France l'attaquera à Paris. » On ne pouvait manifester de manière plus officielle la complicité de Mendès-France avec le PCF, sous direction moscovite. Bidault quitta donc la conférence pour faire face à son opposition de Paris.

GeneveL'adjoint de Bidault, Frédéric-Dupont, prit alors, le 10 juin, l'initiative d'amorcer secrètement de véritables négociations avec le Vietminh. Le ministre de la Défense, Te Quang Buu déclara : « Pour le Vietminh, le Tonkin est la région essentielle et vitale, et il faut s'orienter sur deux grandes zones de regroupement, l'une au nord pour le Vietminh, l'autre au sud pour l'Union française. » Le Vietminh mentionnait « les portes d'Annam » pour ligne de démarcation. Sa délégation fit savoir qu'elle s'attendait à ce qu'on lui demande des « compensations » en échange. En dépit des promesses de secret, le lendemain après-midi, l'agence US United-Press publiait une dépêche annonçant qu'une négociation secrète entre experts militaires avait eu lieu.

À Paris, les débats du 12 juin à l'Assemblée nationale furent très violents. Deux députés, dont François Mitterrand, demandèrent qu'on fit part des propos tenus pendant la négociation. Le gouvernement Laniel garda le silence pour ne pas la compromettre. Irritée, l'Assemblée renversa Laniel. Le président Coty désigna le 18 juin Mendès-France pour former un gouvernement. Une fois de plus, l'orchestration des événements est trop claire pour ne pas voir le lien direct entre le Kremlin et Mendès-France.

Avec la nouvelle équipe, les partisans de la paix à tout prix arrivaient au pouvoir. Mendès-France se rendit chez Frédéric-Dupont pour être renseigné sur la négociation en cours. Ce dernier lui fit une narration complète des faits.

Mendès-France
Mendès-France

Le surlendemain, il était facile au président du Conseil de faire le pari qu'avant le 20 juillet la guerre d'Indochine serait terminée ou bien qu'il démissionnerait. Cet engagement lui permit de capter l'attention de l'Assemblée et de l'opinion publique, mais n'impressionna nullement l'adversaire. Celui-ci « savait fort bien que, des deux termes de l'alternative, le premier seul comptait. Le fameux " pari " ne pouvait donc qu'inciter l'adversaire à durcir son attitude. »

Pendant toute la durée des négociations, Mendès-France valorisa l'enjeu du pari. Il se posa en sauveur d'une situation largement compromise. Il lui fallait présenter la situation militaire comme désespérée. (...) Enfin, cinq minutes avant la date prévue dans le " pari ", l'accord était signé. Le contraire eût été étonnant ! En réalité, Mendès-France livrait l'Indochine sans rien exiger en échange :

La ligne de partage était le 17e parallèle, à l'avantage du Vietminh, sans aucune indemnisation des biens considérables que nous abandonnions au Nord. Rien n'était prévu non plus en ce qui concernait Haïphong, qu'on espérait garder, et les évêchés catholiques. Des élections libres étaient programmées au Vietnam pour le 1er juillet 1956. Enfin, la France ne demandait aucune compensation, mais s'engageait à verser 357 millions de francs aux Viets !

Carte de l'exodeUne chose surprend : pourquoi Mendès-France a-t-il proposé le 17e parallèle comme ligne de partage, au lieu de s'en tenir à celle suggérée par le Vietminh, plus au nord au niveau de la porte d'Annam ? La différence entre ces deux lignes est de trois millions d'électeurs, de quoi donner la majorité absolue au Vietminh aux élections de 1956. C'était donc bien la volonté de Mendès-France de tout lâcher au profit des communistes. (...)

Navarre ajoute : « L'étendue des concessions faites par la France à Genève fut une profonde surprise pour nos adversaires et nous en avons eu maintes preuves. Un commissaire politique vietminh a, par exemple, déclaré peu après l'armistice : " Les milieux dirigeants vietminh pensent que le cessez-le-feu est une magnifique victoire de leur diplomatie. Les conditions obtenues étaient inespérées et sans rapport avec la situation militaire. " Ce jugement a été confirmé plusieurs années après par Khrouchtchev qui, parlant dans ses Mémoires des concessions françaises, a écrit : " J'avoue que la nouvelle, quand elle nous parvint, nous laissa bouche bée de satisfaction et de plaisir. Nous n'avions rien espéré de tel ! " À Dien Bien Phu, une bataille avait été perdue. À Genève a été perdue la " première guerre d'Indochine " et ont été créées les conditions pour que s'ouvre inéluctablement la suivante. » (Héduy, op. cit., p. 176)

LES CAMPS VIETMINH

PrisonnierLes accords de Genève exigeaient un échange de tous les prisonniers. 63 000 prisonniers vietminh traités selon les règles de la convention de Genève furent rendus aux autorités. « On put alors mesurer ce que fut le sort des prisonniers franco-vietnamiens dans les camps du Vietminh. Sur les 36 979 hommes portés disparus depuis 1945, 10 754 furent rendus, soit 28 % de l'effectif. Sur ce total 6 132 durent être hospitalisés dans un état physique qui rappelait celui des survivants de Buchenwald. » (Gras, p. 580)

Cela n'a rien d'étonnant quand on connaît les effrayantes conditions de vie dans les camps vietminh. (...)

Le pire est qu'un Français, Léo Figuières, délégué du parti communiste français et rédacteur en chef du journal communiste L'Avant-Garde, avait donné aux Viets l'idée de l'instruction politique de leurs prisonniers. Des militants communistes se proposèrent aux Viets comme commissaires politiques, tel le professeur Boudarel, commissaire au camp 113, qui détint le record de un à huit décès par jour ! À la fin de la guerre, il obtint une chaire de professeur d'histoire à l'université Paris-VII et ne fut jamais inquiété. (...)

prisonnierAu milieu de cette détresse inimaginable, des prisonniers catholiques se soumirent avec ferveur à la Volonté de leur Père du ciel. (...) Le lieutenant Rondot témoignera cinquante ans plus tard : « Je dois d'avoir supporté ma captivité à la Sainte Vierge. » Acceptation héroïque quand on sait qu'il fut amputé de ses deux jambes.

Les aumôniers prisonniers, eux, furent accusés d'être des « commissaires politiques à la solde des colonialistes. » Un aumônier militaire définit ainsi leur exercice en captivité : « Le prêtre était essentiellement l'homme de la charité, il devait maintenir cette charité entre tous ceux qui l'entouraient [...]. L'aumônier essayait d'assurer quatre grands principes : l'espérance, la confiance des prisonniers dans leurs familles et leurs amis, la fidélité à leur Patrie, et la Foi en leur religion. »

Terminons ce chapitre en évoquant la figure absolument exemplaire du chef de bataillon Édouard de Cointet de Fillain. Fait prisonnier en août 1948, il en imposa très vite aux soldats vietminh par la dignité de sa vie et la noblesse de ses sentiments. (...) Il assistait toujours les agonisants et priait pour les morts. Par l'exercice de la charité, Cointet voulait s'attacher tous les prisonniers du camp afin qu'ils restent fidèles à leurs officiers, et à travers eux à la France. Il trouvait sa force dans le chapelet. (...) Cet officier héroïque fut fusillé en août 1951. (...)

L'EXODE DES RÉFUGIÉS NORD-VIETNAMIENS

Exode des réfugiésSans attendre les résultats de la conférence de Genève, la population du Tonkin, pour ne pas tomber sous le contrôle du Vietminh, commença à descendre vers le sud. Après la signature des accords en juillet, ce fut un véritable déferlement. Les Vietnamiens disposant de trois cents jours pour « choisir » leur lieu de résidence, en l'espace de dix mois, ils furent plus de 850 000 à fuir le régime communiste qu'ils connaissaient d'expérience depuis plusieurs années et dont ils ne voulaient pas.

Pour empêcher cet exode massif, le Vietminh eut recours à la force, cernant les villages, déportant les populations, plaçant des sentinelles devant les maisons des catholiques pour leur interdire de sortir...

Ho Chi Minh révélait enfin ce qu'était, depuis 1945, sa sournoise politique de la " main tendue " aux catholiques. Il avait promis la liberté de " croyance et de culte ", et toute une partie du clergé, par orgueil, s'était laissée prendre au piège et avait soutenu le rebelle contre le missionnaire et le colonisateur français. Maintenant, elle payait sa révolte. (...)

exodeLes soldats, marins et administrateurs français firent ce qu'ils purent pour recueillir et sauver les réfugiés, passant outre les directives du gouvernement et risquant parfois leur vie, mais les besoins étaient immenses. (...)

Cependant, l'enlisement général de la situation française en Indochine se faisait cruellement sentir. Vint ce jour de septembre 1957 où le petit groupe de Français restés sur place dut, lui aussi, quitter l'Indochine et rentrer en France... Seuls quelques saints pasteurs demeurèrent au milieu de leur troupeau. Atteint de la lèpre, Mgr Cassaigne offrira à Dieu, pour le Vietnam, les dix-huit années qu'il lui restait à vivre, remplies d'indicibles souffrances qu'il cachera sous un perpétuel sourire. Il vivra assez longtemps pour prévoir avec angoisse l'emprise du communisme sur l'ensemble du Vietnam.

LE SANG DES MARTYRS

La France, ayant « trahi sa mission et menti à son histoire » (amiral Decoux, 1949), a été châtiée par la main de ses propres iniquités. En décembre 1956, le général Navarre, lucide sur ce péché de la France, prévoyait la perte prochaine de l'Algérie. La lutte armée est inutile, expliquait-il, si on laisse les communistes libres de poursuivre leur œuvre de subversion en France même. « L'effort à demander à la France doit donc être total et prolongé. Il exige une véritable mobilisation militaire, économique, politique, morale [et surtout religieuse].Il suppose un climat de Révolution nationale. Nous en sommes, hélas ! fort loin. » (Henri Navarre, Agonie de l'Indochine, Plon 1956, p. 333)

Notre Père, l'abbé de Nantes, nous a appris que nous n'en sortirions pas que nous n'ayons demandé pardon à notre vieux Maréchal et imploré la pitié de notre Mère du ciel.

Nous le ferons en union avec nos frères catholiques du Vietnam qui, en dépit de cinquante ans de persécutions communistes, ont gardé leur foi intacte, et fervente leur dévotion à la Sainte Vierge qu'ils associent à leur dévotion aux martyrs, comme en a témoigné leur pèlerinage à Lavang le 15 août 2005, rassemblant cinq cent mille fidèles accourus de tout le pays. (...)

Extrait de Il est ressuscité ! n° 46, mai 2006, p. 21-32

  • Dans le tome 6 de Il est ressuscité ! :
    • Dien Bien Phu, le Verdun indochinois, Il est ressuscité !, n° 46, mai 2006, p. 21-32
Audio/Vidéo :
  • PC 68 : La Révolution de 1944, camp de la Phalange 2005 (11 DVD)
    • L'Indochine Française. IV. Diên Biên Phu, la bataille héroïque, 1954, 1 h
Sur les suites de la décolonisation et sur la guerre du Vietnam, voir :
  • ACT 1975-1976 et 1978 : Conférences d'actualités politiques et religieuses