Il est ressuscité !

N° 246 – Août 2023

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2022

“ Sainte Église notre Mère ” 
Notre Père, défenseur de la charité

HIPPOLYTE OU LA FUREUR INTÉGRISTE.

Curieuse et instructive histoire que la carrière d’Hippolyte de Rome, au troisième siècle de notre ère. Ce prêtre romain, évêque dans le Latium, est certainement l’un des plus brillants esprits de son siècle, à l’égal d’Origène, le grand docteur d’Alexandrie.

En 1975, dans sa conférence de conclusion de ses cours sur « les grandes crises de l’histoire de l’Église », notre Père a raconté le parcours de cet homme hors du commun.

Rome connaissait alors les premières hérésies sur la Sainte Trinité. Un banquier du nom de Théodote, pour mieux affirmer l’unité divine, déclara que le Christ était homme et non pas Dieu. Il pensait ainsi sauvegarder la “ monarchie divine ”. Le pape Victor l’excommunia et Hippolyte n’eut pas de peine à réfuter l’hérésie en développant une savante théologie du Verbe divin, toute puisée dans l’Évangile selon saint Jean. Ce fut alors pour lui un beau titre de gloire !

Dans la suite survint une hérésie un peu plus subtile, le modalisme, d’un certain Sabellius. Il professait aussi la “ monarchie divine ”, mais en identifiant si bien le Père et le Fils qu’il n’y voyait plus que des noms différents ou des modes d’être successifs de l’unique Substance divine, d’où le nom de modalisme. Le pape Zéphyrin, conseillé par le diacre Calliste, prit le parti de temporiser et de laisser dire Sabellius. Plus clairvoyant, Hippolyte réfuta le modalisme et s’irrita de l’inertie du Pape. En réponse, ce dernier lui reprocha, non sans fondement, de pencher vers l’hérésie contraire, le dithéisme. À force de souligner la distinction du Père et du Fils, on eût dit qu’Hippolyte les concevait séparés et inégaux. Exaspéré d’un tel reproche, Hippolyte commença à nourrir pour le Pape et son conseiller un vif ressentiment mêlé d’un profond mépris. Aussi, lorsqu’à la mort de Zéphyrin, c’est Calliste qui fut élu pape, Hippolyte rompit sa communion avec lui, en l’accusant d’être fauteur d’hérésie. En l’an 218, il fonda sa propre Église et se constitua en antipape.

Calliste va finalement condamner Sabellius, mais il est vrai qu’il n’avait pas les idées très claires et qu’il employait des formules douteuses. Quant à Hippolyte, en durcissant ses théories à l’excès, il devenait franchement hérétique. La jalousie et le soupçon l’aveuglaient et lui rendaient insupportables tous les actes de Calliste... Il devint partial et diffamatoire dans ses critiques. Calliste, d’esprit large et libéral, prit plusieurs décisions nouvelles. Par exemple, il permit de donner l’absolution de péchés très graves que l’Église considérait jusque-là comme irrémissibles. Ou encore, il autorisa les mariages clandestins de deux chrétiens de conditions différentes, par exemple d’un esclave affranchi avec une femme de la noblesse... Furieux, Hippolyte publia alors les Philosophoumena, que les historiens qualifient de véritable libelle diffamatoire contre le Pape. Même après la mort de saint Calliste, Hippolyte s’obstina dans son opposition systématique à toutes les pratiques de la communauté romaine dont il s’était séparé. C’est sûrement vers cette époque qu’il prétendit faire adopter par Rome un ensemble de prières liturgiques, notamment une anaphore eucharistique, qu’il affirmait plus antique et donc obligatoire. D’autant plus qu’elle était rédigée en grec, alors que notre canon romain, déjà bien établi, n’était qu’en latin... Ironie de l’histoire, cette anaphore est devenue, par la volonté de nos réformateurs modernes, la Prière eucharistique n° 2 du nouvel ordo missae.

C’est la persécution de Maximin le Thrace qui vint mettre providentiellement un terme au schisme ­d’Hippolyte. Maximin fit déporter l’antipape avec le pape Pontien dans les mines de sel de Sardaigne où ils moururent d’épuisement en 235, réconciliés. L’Église de Rome ramena leurs corps et canonisa les deux martyrs.

En 1975, notre Père dégageait la leçon essentielle de ces événements lointains : « Voilà qui nous avertit d’être fort précautionneux dans nos critiques du Pape et des évêques, de ne pas nous livrer à l’exaspération contre eux, encore moins à la jalousie et à la révolte en aucun cas, où nous risquerions notre vie éternelle. Ce qui était encore innocent avant le premier concile du Vatican ne l’est plus de nos jours. Hippolyte aujourd’hui, inquiet de la doctrine incertaine de Zéphyrin puis révolté contre les décrets libéraux de Calliste, n’aurait plus d’excuse s’il s’en séparait pour faire schisme. Il devrait les appeler à se faire eux-mêmes juges infaillibles et souverains de leurs propres actes et de leurs enseignements, sans pour cela se séparer de l’unité de la Sainte Église.

« Quand nous pensons à Hippolyte, nous tremblons d’imiter son aveuglement et de le suivre dans son aberration. Il est bon de trembler. Que les intégristes prennent garde, partis en guerre fort justement contre l’hérésie moderniste, de ne pas se retrouver excommuniés et schismatiques quand déjà l’Église aura retrouvé sans eux, en dehors d’eux, et peut-être même contre eux, son ordre pacifique et son unité, loin de leurs partis pris. » (CRC n° 99, novembre 1975, p. 7)

L’année 1975 est une année décisive pour le traditionalisme français. Pour le jubilé, le pape Paul VI avait en effet décrété « l’Année de la Réconciliation ». Mais les paroles du Saint-Père laissaient deviner qu’il s’agissait toujours de la réconciliation universelle de tous les hommes, dans la voie ouverte par le Concile. Et notre Père prévoyait que « cette réconciliation dans l’Amour aura ses victimes » (CRC n° 77, février 1974, p. 1) Il ne se trompait pas. L’assemblée plénière des évêques de France à Lourdes en 1974 avait donné le ton en écartant d’un revers de main les réclamations des traditionalistes et en imposant plus que jamais la messe « selon le rite actuel de l’Église romaine » (Pour l’Église, tome 3, p. 388).

Les signes inquiétants se multipliaient, comme l’envoi de deux visiteurs apostoliques à Écône en décembre 1974 ou la défection de l’abbaye bénédictine de Fontgombault se ralliant à la réforme conciliaire en janvier 1975. Finalement, le 6 mai 1975, l’évêque de Fribourg, Mgr Mamie, écrivait à Mgr Lefebvre pour l’avertir qu’il retirait le décret d’érection de la Fraternité Saint-Pie X, laquelle perdait donc son approbation canonique ad experimentum.

Avant la fin de cette même année, Mgr Lefebvre, sourd aux objurgations de notre Père, se sera définitivement engagé sur la voie du schisme, affirmant à ses amis et bienfaiteurs le 3 septembre 1975 : « Il faut que nous sauvions la véritable Église... » (ibid., tome 3, p. 423) L’année suivante, le 29 juin 1976, nonobstant l’interdiction romaine, il confère l’ordination à quinze séminaristes d’Écône. Ces ordinations, valides mais illicites, lui valurent la suspens a divinis. Cette « mauvaise cassure », que notre Père avait tant redoutée, mène en droite ligne aux consécrations épiscopales illicites du 30 juin 1988, qui consommèrent le schisme. Notre Père visait juste en rappelant l’histoire lamentable d’Hippolyte de Rome en cette année charnière 1975, à mi-chemin entre le concile Vatican II où Mgr Lefebvre fut un membre éminent de la minorité traditionaliste, et sa rupture schismatique de 1988.

L’objet de cette conférence est de rappeler l’attitude de notre Père vis-à-vis de la tentation schismatique. Au cours de ces années dramatiques, notre Père se distingua par son refus catégorique du schisme quel qu’il soit (première partie) ; par sa confiance surnaturelle dans la Hiérarchie catholique (deuxième partie) ; enfin, par son attachement sans cesse croissant à l’Église notre Mère, qui nous enfante à la vie de la grâce par ses sacrements (troisième partie).

PREMIERE PARTIE : 
« ON NE RÉPOND PAS AU SCHISME PAR LE SCHISME. »

LA « LEÇON DES ÉGLISES » 
ET LE REFUS DU SCHISME INTÉGRISTE.

Pour comprendre comment une grande partie des traditionalistes français en sont venus à faire schisme, il faut revenir quelques années en arrière, le lundi 21 juillet 1969. Ce jour-là, notre Père reçut la visite à la maison Saint-Joseph de plusieurs prêtres venus lui proposer, dans le naufrage universel, rien de moins que de s’attribuer une liberté totale de ministère, en vue de constituer les fondements d’une nouvelle Église.

En effet, la plupart de ces prêtres jugeaient hérétique le nouvel ordo missae que Paul VI venait de promulguer. Ils en concluaient que Paul VI n’était plus Pape, « sans inférence », pour cause d’hérésie notoire et formelle, et que les évêques se trouvaient de même déchus de leur siège. Pour le bien des fidèles, les prêtres réfractaires au nouvel ordo devaient désormais partout célébrer, confesser, baptiser, marier, sans rien demander à personne, sans se soucier de soumission aux évêques.

Après avoir longuement argumenté contre leur coupable résolution de schisme, notre Père les congédia sans façon en leur déclarant qu’il les combattrait de toutes ses forces, à cause du mal immense qui résulterait de ce schisme intégriste qui, dès lors, excuserait tous les excès du progressisme (CRC n° 235, août 1987, p. 14).

Ce soir-là, notre Père comprit que cette rébellion des intégristes contre les réformes liturgiques marquait le début d’une nouvelle période désastreuse dans la crise de l’Église postconciliaire. En plus de la lutte contre l’hérésie, il aurait désormais à combattre sur un deuxième front, contre le schisme intégriste. Dans les mois qui suivirent, sommé de dire sa position dans la querelle de la nouvelle messe, sans précipitation, notre Père va définir une ligne de conduite de sagesse surnaturelle qu’il tiendra toute sa vie. C’est notre “ ligne de crête CRC ”.

D’abord, au mois de septembre et d’octobre 1969, sous le titre : « Je suis fils de l’Église », notre Père dresse le bilan de son procès au Saint-Office, qui s’est conclu par sa prétendue “ disqualification ”. Au cours de son procès, d’accusé il s’était fait accusateur de la Réforme conciliaire. Dans ce compte-rendu, notre Père développe déjà les trois grandes accusations d’hérésie, de schisme et de scandale, qu’il ira porter à Rome en 1973 à l’encontre du pape Paul VI. Comment peut-on accuser un pape d’être schismatique ?

L’hérésie est un vice de l’esprit, inspiré par l’orgueil et directement contraire à la foi. Le schisme, lui, est un péché du cœur, c’est une certaine haine de l’Église directement opposée à la vertu de charité. Certes, le schisme se manifeste habituellement par la rébellion ouverte contre le Pape et les évêques unis à lui. Mais, plus profondément, c’est une haine secrète, implacable, envers un certain passé de l’Église ou une certaine portion de son peuple. « L’hypothèse d’un pape schismatique, écrit notre Père, quoique à première vue inconcevable et contradictoire dans les termes, n’en est pas moins classique en théologie [...]. Tel serait le cas d’un Pape qui s’intéresserait à tout sauf à l’intérêt de son Église, qui détesterait l’Église réelle et toute sa tradition pour n’aimer qu’une certaine idée de l’Église future, chimère qui le rendrait, par ailleurs, plus ami des hérétiques que des catholiques. » (Pour l’Église, tome 3, p. 122-123) Et notre Père voyait la preuve du schisme effectif de Paul VI dans la violence avec laquelle il traitait les traditionalistes et la facilité avec laquelle il renonçait aux plus vénérables traditions de l’Église. « Introduire une nouvelle liturgie, passe encore ! Mais interdire l’Ancienne, voilà le signe d’une volonté absolue de changement, par détestation de la Tradition. » (Liber I, p. 61) L’accusation de schisme contre Paul VI est donc légitime : le premier schismatique c’est lui, vis-à-vis de tous ses prédécesseurs et de toute la Tradition de l’Église !

Mais que peut-on faire lorsque le schisme est au sommet de l’Église ? En conclusion de son article « Je suis fils de l’Église », notre Père prévenait :

« On ne répond pas au schisme par le schisme. À la zizanie, à la partialité, à la haine qui dressent des barrières et des retranchements, l’Amour doit seul répondre, celui qui se fonde sur la communauté infrangible de la vie sacramentelle. L’Église, c’est la Charité du Christ répandue et communiquée à tous les frères. Tant qu’ils gardent ne serait-ce que l’apparence de l’appartenance à l’Église, nous devons les tenir et les retenir dans la charité catholique, sans accepter leur ostracisme et leur scission, mais sans y ajouter les nôtres. Si nous quittons la communauté, si nous nous émancipons de l’Autorité hiérarchique et récusons sa juridiction, nous renforçons le schisme, nous lui livrons tout l’espace de l’Église ! On ne sauve pas l’Église en bâtissant sur d’autres fondements. » (CRC n° 25, octobre 1969, p. 12)

Une fois ces principes fermement établis, notre Père se mit au travail pour étudier la réforme liturgique en cours. On le sommait surtout de se prononcer sur la question brûlante de la validité de la nouvelle messe.

Pour notre Père, il y a deux preuves décisives qui permettent d’affirmer la validité et la licéité de la nouvelle Messe. Il y a d’abord la preuve interne, qui résulte de l’étude théologique du texte du nouvel ordo et conclut à sa validité, puisque le rite consécratoire y est conservé. Mais il y a surtout la preuve externe, qu’il a appelée la « Leçon des Églises ».

Le supplément à la Contre-Réforme Catholique de Pâques 1970 est un texte d’une grande importance pour notre compréhension du mystère de l’Église. Cette « Leçon des Églises » a consisté pour notre Père à mettre ses analyses théologiques à l’épreuve de la pratique des Églises locales et de l’Église de Rome, Mère et Maîtresse de toutes les Églises.

En mars 1970, notre Père entreprit donc un voyage à Madrid et à Rome et eut aussi l’occasion de discuter avec des catholiques suisses et allemands. « Sortir de chez soi, écrit-il, rencontrer des notabilités ecclésiastiques et laïques, confronter ses pensées, ses sentiments et ses décisions avec ceux d’autres prêtres et d’autres communautés engagés dans d’autres situations, c’est se trouver ramené à la pensée de l’ensemble, comme membre du Corps mystique, c’est accepter de régler tout son être sur la Catholicité que gouverne encore et toujours l’Esprit de Dieu. » (CRC n° 30, supplément p. 1-3) Or, le constat est partout le même, indéniable : en Espagne, en Italie et en France, comme au Portugal et en Australie ; partout l’immense ensemble du clergé et des fidèles a reçu le nouvel ordo missae. Telle est devenue instantanément la pratique générale de l’Église. « L’argument est catégorique : si aujourd’hui, partout dans le monde, l’ensemble du clergé catholique célébrait un culte invalide, ne donnait aux fidèles à adorer et à consommer que du pain et du vin en lieu et place du Corps et du Sang adorables de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et si toute la communauté catholique participait à ce simulacre en se trompant dans sa foi, alors les promesses du Christ à son Église auraient été vaines, l’enfer aurait prévalu et il n’existe plus d’Église de Dieu ! » Ce n’est pas un acte démocratique de ralliement à la majorité, c’est la foi en l’Église infaillible et sainte, que gouverne encore et toujours l’Esprit de Dieu.

Il est vrai toutefois que l’obéissance s’est faite partout sans enthousiasme ; au contraire, la nouvelle messe a été ressentie universellement comme une désacralisation du culte...

Notre Père peut donc conclure que la leçon des Églises locales et de Rome rejoint ses propres analyses théologiques. La preuve interne et la preuve externe coïncident. « Cette messe est encore valide, et c’est pour cela qu’elle a été acceptée par toutes les Églises [...]. Mais cette messe est hérésiante, et cela se manifeste par l’allergie de toutes les Églises à ses nouveautés. Elle est contraire à la piété des fidèles et à la foi des prêtres. »

Quelle sagesse surnaturelle chez notre Père qui met sa pensée à l’épreuve des faits ! Malheureusement, il ne sera pas imité par la majeure partie des traditionalistes français qui vont préférer suivre leurs propres opinions et se fier à des chefs de file plus radicaux qui flatteront leur orgueil d’être les derniers justes de l’Église, comme Hippolyte le fit avec ses fidèles... Parmi eux, il y a un homme qui est le grand responsable de la faillite du traditionalisme, à cause de sa place suréminente dans la hiérarchie de l’Église, c’est Mgr Marcel Lefebvre.

L’HISTOIRE LAMENTABLE DU SCHISME LEFEBVRISTE.

Pendant que le petit parti de prêtres qui était venu trouver notre Père en 1969 faisait du tapage, Mgr Lefebvre était resté silencieux, se tenant à l’écart des controverses sur la nouvelle messe. Il n’était pas de la visite de juillet 1969 à Saint-Parres et en mars 1970, croisant notre Père lors de son passage à Rome, il se montra très gêné et tint à garder ses distances avec lui.

C’est que Mgr Lefebvre tentait une autre tactique ; plutôt qu’une accusation publique et loyale comme celle de notre Père, il espérait faire triompher le traditionalisme par la ruse. En ce printemps 1970, il rédigea les statuts d’une Fraternité sacerdotale et, à l’automne, il obtint de l’évêque de Fribourg leur approbation ad experimentum, pour six ans. Puis, dans le diocèse voisin, à Écône, il ouvrit un séminaire, sous le prétexte officiel de « faire l’expérience de la Tradition ».

S’il était si gêné de croiser notre Père, c’est qu’il prévoyait bien que celui-ci n’approuverait nullement une telle entreprise qui aboutirait à délaisser la lutte ouverte pour la défense de la foi catholique. C’est exactement ce qui se passa. Lors d’un passage de frère Bruno à Écône en 1974, le professeur qui lui présenta la bibliothèque du séminaire tint à préciser qu’elle ne contenait pas un seul ouvrage publié après 1962. Il n’y avait donc pas les Actes du concile Vatican II dans leurs rayons, ce qui les dispensait de les critiquer...

Ce repli sur soi résume toute la position intégriste. C’est une coupure avec la vie actuelle de l’Église qui tourne vite à la désaffection et, poussée à l’extrême, à la haine de ses propres frères. Alors, l’intégrisme bascule dans le schisme.

En juin 1975, peu de temps après ce passage de frère Bruno, lorsque Rome mit fin officiellement à « l’expérience de la Tradition », tous les regards des catholiques français se tournèrent vers Écône pour voir comment allait réagir Mgr Lefebvre.

Quelques mois plus tôt, en février 1975, sous le titre « Frappe à la tête ! », notre Père avait publié un édito demeuré célèbre à cause de la virulence de son ton contre le règne des “ invertis ” à la tête de l’Église. Mais ce texte fait date avant tout parce que notre Père y décrivait le dernier recours possible contre la Révolution dans l’Église.

En effet, notre Père commençait par prendre acte du silence de Rome suite au dépôt de son Liber accusationis en 1973. C’est un déni de justice sans précédent, mais c’est un fait : le Pape n’a pas répondu. Cela s’appelle une forfaiture. Quant au clergé romain, à qui notre Père a fait distribuer largement le Liber, notamment aux cardinaux, il faut bien constater qu’il est demeuré indifférent. Et ce qui est grave, c’est que cette attitude n’est pas due à sa lâcheté ou à son obéissance inconditionnelle au Pape, mais à son ralliement partiel ou total aux erreurs du Concile. C’est la foi et l’intelligence de ces princes de l’Église qui sont atteintes. Il n’y a rien à attendre du clergé romain, concluait notre Père en décembre 1973.

Alors, le dernier recours, qu’il présente en février 1975, c’est de « Frapper à la tête » : « Il faut qu’un évêque, lui aussi successeur des Apôtres, membre de l’Église enseignante, rompe sa communion avec Lui tant qu’il n’aura pas fait la preuve de sa fidélité aux charges de son Suprême Pontificat. »

Il faut préciser ce que signifiait cette « rupture de communion », car sur le moment, Mgr Lefebvre a accusé insidieusement notre Père de le pousser au schisme... Cela consistait en fait à déclarer sa soustraction d’obédience à Paul VI, selon l’exemple antique d’un saint Basile ou d’un saint Colomban. Cette rupture de communion publique, solennelle, devant être motivée par une plainte en hérésie, schisme et scandale contre le pape Paul VI, tenu de ce fait en suspicion légitime.

En juillet 1975, dans son édito, notre Père revient sur ce qui distingue le schisme de la rupture de communion. Il explique que, dans tout contrat humain, une possibilité est laissée à chacun des contractants de remettre en cause son engagement si l’autre partie ne remplit pas ses devoirs. Par exemple, dans le mariage, si le mari ne respecte pas ses engagements et se comporte comme un ennemi pour sa femme, celle-ci a le droit de quitter la demeure. Cela s’appelle la séparation de corps. Mais cela ne l’autorise nullement à divorcer, car le lien qui l’attache à son mari est sacré et ne peut pas être rompu.

Dans l’Église, le contrat c’est le baptême qui nous engage irrémédiablement envers elle ; et l’équivalent de la séparation de corps, c’est la rupture de communion. En aucune manière nous ne pouvons divorcer, c’est-à-dire faire schisme.

Pour expliquer plus précisément ce qu’est cette rupture de communion, notre Père distinguait deux ordres dans l’Église, l’ordre légal et l’ordre spirituel :

« Je dis que la charité est rompue. En le disant, je constate un fait, d’ordre spirituel et non d’ordre légal. Car il est vrai que si l’Église est constituée comme une société humaine, elle est le Saint Corps Mystique du Christ. Régie visiblement par des règles canoniques, elle l’est invisiblement par l’unique précepte de la charité. De la situation canonique du Pape et des évêques je ne suis pas juge. Légalement, selon un juridisme  dont ils affectent de se moquer mais dont ils profitent et dont ils abusent, juridisme que nous respectons cependant, ils sont nos Princes, nos Docteurs et nos Pasteurs. Ils le seront tant que nulle action canonique, constatant leur hérésie, schisme et scandale, ne les aura pas dégradés et déposés, ou corrigés et changés.

« Mais spirituellement, selon l’ordre de la Charité, de la pastorale  dont ils font si grand cas, de la communion filiale et fraternelle, nous ne sommes plus à eux ni avec eux, parce qu’ils ne sont plus au Christ et qu’ils sont contre Lui. Nous sommes en rébellion permanente contre leurs pensées hérétiques, leurs volontés schismatiques, leurs décisions criminelles. Nous les avons avertis, en secret, en public ; nous avons demandé justice, nous avons frappé à leur porte, à leur cœur. Ils nous ont toujours et tous, rejetés. Selon l’enseignement même du Seigneur et pour rester fidèles à sa loi, nous devons désormais les considérer comme pécheurs publics endurcis. Et qu’ils soient pour vous comme des païens et des publicains ”, c’est-à-dire comme des excommuniés ”, note la Bible de Jérusalem !

« De telles ruptures de communion, nous en trouvons, plus ou moins prononcées, aux temps de crise dans l’Église et, quoique ce soit ordinairement à l’avantage de Rome, il est arrivé plusieurs fois que les insoumis aient eu raison contre l’Autorité incertaine ou infidèle. Par exemple, saint Augustin et les deux cent vingt-quatre évêques africains du concile de Carthage, en 418, contre le pape Zosime trompé plus que trompeur... Mais toujours ces divisions dans la charité ont été enfin terminées par une décision de justice prononcée par l’Autorité du Pape ou du Concile. Jamais par la haine et le mépris ! » (CRC n° 94, juillet 1975, p. 1-2)

Si un évêque, successeur des Apôtres, disait cela publiquement, le Pape serait obligé d’en venir enfin aux vrais enjeux, qui sont dogmatiques.

En fait, notre Père voulait que Mgr Lefebvre prenne la tête de la Contre-Réforme, d’autant plus que ce procès canonique en hérésie, intenté au Pape, aurait assuré à Mgr Lefebvre l’immunité judiciaire, à l’heure où il va comparaître devant une commission de cardinaux. Cela aurait eu un effet suspensif, exactement comme pour Philippe le Bel contre Boniface VIII (Il est ressuscité n° 241, mars 2023, p. 20).

Mais Mgr Lefebvre se déroba. En mars 1975, devant les trois cardinaux qui l’interrogent, il désavoue notre Père et assure ne vouloir rien avoir à faire avec « cet homme étrange » (sic !). « Je ne veux pas que dans mon Séminaire on dise quoi que ce fût d’irrévérencieux envers le Saint-Père. » Le résultat de cet entretien est déplorable : Mgr Lefebvre n’a cessé de battre en retraite ; il s’insurge contre la communion dans la main, mais lorsqu’on lui parle de l’hypothèse d’un pape hérétique, il répond aussitôt : « Pour ma part je ne faisais allusion qu’à certains évêques. » Et il implore : « Mais pourquoi ne voulez-vous pas nous laisser faire l’expérience de la tradition ? On fait aujourd’hui toutes les expériences possibles... » Quelle abdication ! Mgr Lefebvre a renoncé à combattre pour la foi. Et pour quel gain ?

Le 19 mars, en réponse à l’appel de notre Père de « frapper à la tête », il lui écrit : « Sachez que si un évêque rompt avec Rome, ce ne sera pas moi. »

En fait, jamais Mgr Lefebvre n’accusera directement le Pape d’être hérétique et schismatique. Tout en critiquant les Actes du Concile et en accusant Paul VI d’être trop libéral et de laisser l’erreur se répandre, il protestera toujours de sa soumission au Pape. Mais alors il n’aura plus aucune raison légitime de résister aux injonctions de l’Autorité si celle-ci ne veut plus le voir « faire l’expérience de la Tradition ».

Comment expliquer un tel aveuglement de la part de Mgr Lefebvre ? Notre Père y voit deux raisons. Il y a d’abord sa formation au Séminaire français de Rome, où l’on vénérait le Pape à l’excès, ce qui ne l’a pas préparé à faire face à un Pape défaillant. Cela explique certainement que Mgr Lefebvre ait signé les Actes du Concile, y compris la déclaration sur la Liberté religieuse, pour laquelle Paul VI avait fait peser toute son autorité.

Mais il y a une autre raison, que notre Père a énoncée en 1987. Il commente alors le livre de Mgr Lefebvre, Ils l’ont découronné. Jusqu’à la page 222, sa position coïncide tout à fait avec celle de notre Père, mais à la page suivante, de nouveau, il se dérobe : « Il tient le Pape pour excusé, il le dit toujours orthodoxe dans l’intime de son cœur, et seulement coupable de favoriser parfois et dans une certaine mesure l’hérésie. Pourquoi ce repli ? Par lâcheté ? Non, certes ! Alors pourquoi ? Parce que cette certitude affirmée de l’orthodoxie de Jean-Paul II comme de son prédécesseur et père, Paul VI, va autoriser en conscience Mgr Lefebvre à se dire investi d’une  juridiction exceptionnelle ”, et ainsi à poursuivre son œuvre de salut de l’Église sans plus se soucier des interdictions et sanctions émanées officiellement du Pouvoir romain. Comme beaucoup de  résistants  des années 40-44 crurent les combats de la France libre autorisés de cœur par un vieux Maréchal empêché de s’exprimer et d’agir par l’Occupant. » (CRC n° 235, 13-14)

La comparaison avec la Résistance est très parlante : Mgr Lefebvre s’est comporté dans l’Église comme un franc-tireur, comme s’il n’y avait plus de lois. Le chanoine Berthod, directeur du séminaire d’Écône, l’avait déjà dit à notre Père en février 1975 : ce n’est pas la peine d’essayer de faire quoi que ce soit à Rome, « nous n’obtiendrons rien. Nous ne serons pas entendus. Il n’y a plus de juges à Rome. » (Pour l’Église, tome 3, p. 399) Peu à peu, Mgr Lefebvre et les siens ont perdu la foi dans l’Église et ils se sont crus autorisés à s’affranchir de toute discipline.

LA DÉRIVE HÉRÉTIQUE DES INTÉGRISTES.

Mais il y a un Droit dans l’Église, et il est précisément conçu pour empêcher la prolifération de chapelles schismatiques et préserver l’unité de l’Église. En particulier, grâce à ce qu’on appelle la discipline sacramentaire.

Les schismatiques invoquaient le droit canon pour s’attribuer un ministère autonome de la hiérarchie. Notre Père a étudié la question et sa conclusion est sans appel : il n’y a dans le code de droit canonique aucune échappatoire qui permette à un prêtre traditionaliste de continuer son ministère en passant outre aux sanctions dont il est l’objet, fut-ce pour le bien des âmes.

Le code de droit canonique établit une distinction importante entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction. Le pouvoir d’ordre est donné au prêtre par son ordination et ne peut plus lui être enlevé. Il s’agit en premier lieu du sacrement de l’Eucharistie. C’est en vertu de ce pouvoir que la messe d’un excommunié est encore valide.

Cependant, il y a des sacrements qui, pour être administrés validement, requièrent, outre la puissance d’ordre, la puissance de juridiction ; cela concerne en particulier le sacrement de pénitence et de mariage. Impossible à un prêtre de les distribuer validement sans en avoir reçu la permission de son évêque. Ces deux sacrements, disait notre Père, « ce sont les deux coups d’arrêt à la dissidence, les deux impuissances des prêtres censurés à constituer hors de la discipline ecclésiastique des communautés parfaites, se suffisant à elles-mêmes » (CRC n° 131, p. 13-14).

Et pourtant, beaucoup de prêtres traditionalistes vont s’émanciper de ce Droit de l’Église, souvent encouragés par des fidèles laïcs qui se sont improvisés théologiens...

Mais pareille émancipation ne pouvait mener qu’à des catastrophes. Ce n’est pas pour rien que notre Père avait rappelé publiquement l’histoire d’Hippolyte de Rome... Ces prêtres intégristes qui réclament une juridiction universelle en vertu même de l’ordination sacerdotale et constituent de petites chapelles autonomes, n’est-ce pas l’hérésie presbytérienne ? Et ces intégristes qui assurent que l’intention du ministre est fondamentale pour conférer un sacrement valide, n’est-ce pas le retour de l’hérésie donatiste qui affirmait que l’indignité du ministre invalidait le sacrement et qu’il fallait même rebaptiser ? Du schisme à l’hérésie, il n’y a pas loin...

Mais la grande catastrophe survient en 1988, lorsque Mgr Lefebvre consacre quatre évêques, sans mandat pontifical et contre la volonté du Souverain Pontife. Quel terrible coup porté contre l’unité de l’Église ! Car c’est le privilège exclusif du Pape de nommer les évêques et surtout de leur conférer une mission apostolique. Mgr Lefebvre peut sacrer des évêques, le sacrement bien qu’illicite sera valide, en revanche, il ne pourra jamais leur attribuer une juridiction légale, c’est-à-dire leur donner un diocèse. Cela va donc constituer une hiérarchie parallèle, autonome et incontrôlable dont Mgr Lefebvre se fait le Pontife. D’ailleurs, après le sacre des évêques de 1988 et l’excommunication qui la suivit, la Fraternité Saint-Pie-X s’organisa aussitôt comme une véritable Église parallèle, avec ses propres tribunaux ecclésiastiques.

En 1991, Mgr Lefebvre rend son âme à Dieu, excommunié, sans avoir renié son schisme et sans s’être repenti non plus de son péché de mensonge public. Il avait en effet affirmé n’avoir pas signé les Actes conciliaires sur la Liberté religieuse et sur l’Église dans le monde, alors que la preuve a été faite qu’il les a effectivement signés.

Le grand vainqueur de ce conflit disciplinaire et de ce débat liturgique est indiscutablement le pape Jean-Paul II. Il va profiter largement du désarroi causé par le schisme pour organiser le ralliement des traditionalistes à la religion conciliaire. Pour cela, il crée la Commission Ecclesia Dei, confiée au cardinal Augustin Mayer. Beaucoup de fidèles effrayés par le schisme et soucieux de continuer leurs œuvres, choisissent alors de se rallier. Mais à quel prix ! « L’abbé de Nantes prévoyait que ces ralliés connaîtraient un enlisement lent, insidieux, silencieux dans la molle apostasie générale, et l’embrassement de toute hérésie dont ils n’avaient pas voulu en leur jeune temps : “ Dans la meilleure des hypothèses où ces ralliés et leurs amis sauraient se garder également du schisme et de l’hérésie, adoptant une attitude de  contre-­réforme  occulte, ou purement pastorale, mais point du tout publique et provocante comme la nôtre, ils sauveront peut-être leurs âmes, ils garderont la pureté originelle de leur foi catholique au nom de la liberté de conscience traditionnelle et de la liberté de religion reconnue par le Concile. Pourtant, dans cette obligation de réserve, non seulement ils ne pourront faire nombre avec nous pour réclamer la purification de l’Église du venin de l’hérésie qui la tue, mais encore leur hostilité forcée à notre égard continuera la nuisance que le lefebvrisme et les autres traditionalismes ont causée à notre combat, à notre complot à ciel ouvert contre l’hérésie conciliaire, cause première de la décadence de l’Église et de l’apostasie des masses. ” La liberté encore laissée aux ralliés de penser et d’agir selon leurs convictions inchangées, l’abbé de Nantes la dénoncera comme une “ liberté de Satan ” puisque, en échange d’une telle immunité, ces ralliés “ admettaient l’égale liberté des hérésiarques conciliaires et se devaient de les admettre dans leur communion ”. Ce mal nouveau, ce libéralisme ravageur, cet “ indifférentisme insupportable ” marquaient l’entrée et même le triomphe, dans l’Église, de “ toute l’hérésie de l’anglicanisme ”. » (Pour l’Église, tome 4, p. 345)

Cette faillite du traditionalisme qui s’est laissé entraîner dans le schisme doit nous servir de leçon : « Nous ne sommes pas les sauveurs de l’Église, disait notre Père. Le salut de l’Église est aujourd’hui, comme hier et toujours, dans ses Pasteurs. La grâce subsiste en eux, indéfectible ; bien qu’inapparente, elle est prête à rejaillir au jour de Dieu pour le salut de tous. Dieu ne veut nous gouverner que par la Hiérarchie. Il ne tolère pas en cette matière sacrée d’usurpation frauduleuse. »

DEUXIEME PARTIE : 
LE SALUT DE L’ÉGLISE PAR LA HIÉRARCHIE DIVINE

Cette expression « hiérarchie divine, ou sacrée » est tirée de l’étude de notre Père intitulée : « Préparer Vatican III ». Dans cette série de conférences, en 1972-1973, notre Père entreprenait la critique approfondie des Actes du concile Vatican II et émettait des propositions positives en vue d’un futur concile Vatican III. Car, disait-il, il y aura nécessairement un nouveau Concile, c’est « la logique millénaire de l’Église ».

LA LEÇON DE L’HISTOIRE DE L’ÉGLISE.

Si notre Père est aussi catégorique, c’est qu’il tire les leçons de l’histoire de l’Église. Celle-ci, bien plus que l’histoire des peuples et des nations, est maîtresse de vie, parce que le Saint-Esprit est à l’œuvre.

C’est en cette année 1975, si agitée, que notre Père a présenté dans ses cours de la Mutualité les grandes crises de l’histoire de l’Église, depuis l’arianisme jusqu’au modernisme. Or, ce qu’il observe, c’est que dans les temps de défaillance générale, le Saint-Esprit se suscite des hommes pour rappeler la vérité de la foi à leur génération. Mais ces grands saints, comme Athanase au temps de l’arianisme, ou Bernard au temps du rationalisme d’Abélard, ne suffisent pas à sauver l’Église du péril dans lequel l’hérésie la plonge. Il faut encore que le Pape, qui est le Vicaire du Christ, soit convaincu et entreprenne une contre-réforme. Et même, dans les crises les plus graves, le Pape seul ne suffit pas à ramener l’Église à l’unité et à la charité. Nous en avons un exemple frappant au seizième siècle dans l’échec de Paul IV qui prétendit continuer par ses propres forces l’œuvre du concile de Trente interrompu en 1552. Malgré son énergie, ce qu’il fit demeura trop marqué de son autorité personnelle pour entraîner vraiment toute l’Église. Son successeur, le pape Pie IV, moins fort, mais plus sage, convoqua de nouveau le Concile et le mena à son terme, en 1563, d’une manière que le Corps des Évêques, s’en étant senti l’auteur responsable avec lui, travailla à en faire appliquer les doctrines et les lois dans toute l’Église.

Mais, plus profondément, si l’avenir de l’Église repose essentiellement dans les évêques et dans le Pape qui est l’évêque des évêques, c’est parce que Notre Seigneur a fondé l’Église ainsi. C’est ce qu’on appelle la Constitution divine de l’Église. L’Église est monarchique, c’est Pierre ou son successeur qui en est le Chef souverain. L’Église est hiérarchique, c’est-à-dire pyramidale. Au sommet de la hiérarchie, il y a les évêques, successeurs des Apôtres, qui sont les chefs souverains des Églises locales. Leur mission est d’enseigner, de gouverner et de sanctifier leurs fidèles. Pour les aider, ils disposent de prêtres, un presbyterium. Et les prêtres à leur tour peuvent être aidés par les diacres. Enfin, viennent les ministères secondaires, variables selon les époques et les lieux, par exemple les fossoyeurs qui enterraient les martyrs dans les premiers siècles de l’Église, ou encore les catéchistes qui ont parfois un rôle très important, dans les missions par exemple. Mais c’est à l’évêque, par sa consécration épiscopale, qu’a été donnée la plénitude du sacrement de l’Ordre et tout membre du clergé n’exerce son ministère qu’en participant à ce pouvoir suréminent de son évêque.

C’est à cause de ce pouvoir que notre Père qualifiait la hiérarchie ecclésiastique de sacrée ou divine. Il expliquait qu’entre le Saint-Esprit et le peuple fidèle, le médiateur, le lien, c’est l’évêque.

Leur responsabilité dans la vie de l’Église est donc primordiale. Dans ses conférences sur “ l’Église malade du Concile ” (1982-1983), notre Père examine l’un après l’autre les responsables de la crise actuelle. Ce ne sont pas les savants modernistes qui sont les plus coupables, eux que personne ne lit. Ce ne sont pas non plus les prêtres ouvriers et tout le clergé progressiste, ils font horreur à la plupart des gens... Les grands responsables, ce sont tous les évêques qui, par libéralisme, par esprit de tolérance, par paresse, ont refusé de condamner les erreurs et finalement en sont arrivés à promouvoir les pires révolutionnaires à la faveur du concile Vatican II. Sans le rôle que les évêques leur ont permis de jouer, tous les Congar, de Lubac, Rahner et cie, n’auraient constitué qu’un parti très minoritaire... Dans l’Église tout se fait par la hiérarchie, le bien comme le mal, c’est le Bon Dieu qui l’a voulu ainsi.

Par conséquent, il faudra, en vertu de la logique millénaire de l’Église, un bon pape et un nouveau Concile. Celui-ci, comme tout véritable concile œcuménique, procédera par définitions infaillibles et par anathèmes. « Nos Pères ont perdu Vatican II parce qu’ils dormaient pendant la bataille, disait notre Père, ils dormaient d’un lourd sommeil dogmatique et une volte-face du Pape les a surpris [...]. Cette fois-ci personne ne dormira. » La vérité catholique sera affirmée infailliblement et l’erreur condamnée impitoyablement. Mais il faudra aussi que soit reconnu tout l’apport moderne positif en matière dogmatique, institutionnelle et sacramentaire. Expurgé de venin révolutionnaire, Vatican III serait donc le lieu d’un progrès inattendu et fécond pour l’Église, à la lumière de la médiation universelle du Cœur Immaculé de Marie, révélée à Fatima.

L’ÉGLISE, CORPS MYSTIQUE DU CHRIST.

Quant à la doctrine sur l’Église de ce concile réparateur, notre Père nous a expliqué qu’elle était déjà établie depuis longtemps. Elle se trouve dans le Projet de Constitution sur l’Église du Christ que le concile Vatican I n’a pas eu le temps de promulguer. Cette doctrine, que Pie XII exposa de nouveau en 1943 dans son encyclique Mystici Corporis, on la retrouve encore dans la Constitution Lumen Gentium, mais grevée de toutes les erreurs que notre Père a dénoncées. C’est la doctrine admirable de l’Église Corps Mystique du Christ.

Qu’est donc le mystère de l’Église catholique romaine ? Le grand mystère, c’est qu’il s’agit d’une société à la fois divine et humaine. C’est unique, il n’y a aucun autre équivalent sur terre. Il n’y a qu’à comparer avec les autres sociétés religieuses. Aujourd’hui encore la différence est flagrante !

Dire qu’elle est humaine, c’est dire que ce corps social est historique. L’Église a été fondée par Jésus-Christ, Fils de Dieu, Dieu lui-même, au cours de sa vie terrestre. Il l’a établie sur saint Pierre et sur les autres Apôtres, en une hiérarchie sacrée à qui il a donné ses Pouvoirs et par laquelle il continue de la gouverner. Comme dit saint Paul, « le Christ est la Tête du corps qu’est l’Église » (Col 1, 18). L’union de l’Église humaine à son Chef divin « suppose dans l’Église une volonté sainte, une énergie divine, un principe de fidélité qui la tienne indéfectiblement unie à son Chef. Cette  Âme incréée  de l’Église est la Personne du Saint-Esprit, qui lui a été envoyée au jour de la Pentecôte par le Père et le Fils [...]. Le Mystère de l’Église est dans cette compénétration d’un type particulier, incompréhensible à la raison et inaccessible à l’expérience, non seulement sensible mais spirituelle, de l’humain et du divin. Analogue à l’union hypostatique mais moindre, cette union laisse aux hommes leur personnalité créée et leur liberté infirme, tout en garantissant à leur société en tant que telle un ensemble de perfections proprement surnaturelles : indéfectibilité, infaillibilité, sainteté... » (Préparer Vatican III, p. 83-84) Même si ses membres restent de pauvres pécheurs, l’institution est divine.

Nous comprenons mieux la folie de Mgr Lefebvre, refusant de suivre les conseils de notre Père, tout en multipliant ses prieurés à travers le monde et s’établissant comme autorité suprême en leur distribuant pouvoirs et juridictions. Il affirmait continuer “ l’Église de toujours ” et refuser son appartenance à “ l’Église réformée et libérale ”. Ce à quoi notre Père répliquait vigoureusement qu’il est « contraire à la foi catholique, insultant à la Parole de Dieu, de déclarer  Il y a deux Églises ”. Où voyez-vous deux Églises ? L’Église de Rome, Église historique, hiérarchique, visible, répandue par toute la terre, et... ? et quoi ? et qui ? Ce qui se prétendrait ou qu’on montrerait comme l’Autre Église serait une nouvelle, particulière et donc fausse Église, comme saint Augustin le démontrait déjà aux donatistes. »

En fait, expliquait notre Père, Mgr Lefebvre, refusant de frapper à la tête, est passé de l’hypocrisie et de la ruse, à l’extrême inverse, c’est-à-dire « à une accusation d’hérésie, de schisme et d’infamie mais portée contre l’Église en Corps constitué ! C’est folie. » (CRC n° 107, juillet 1976, p. 1-2) Et c’est un péché. Comme si tout entière la Sainte Église avait perdu l’Esprit-Saint, la vie des sacrements et la vérité de sa foi. Aussi, prévient notre Père, avant de suivre Mgr Lefebvre, chacun doit peser gravement ses décisions, car il y va du salut éternel (CRC n° 109, septembre 1976, p. 2).

Garder la foi en l’Église, faire aimer l’Église, voilà quelle fut la grande angoisse de notre Père, son souci de chaque jour, mais aussi sa grande joie : « On ne se jette pas dans le schisme quand on ne s’est pas réveillé un seul matin de sa vie, depuis quarante ans, sans sourire de bonheur au visage radieux, virginal et maternel de l’Église, ni sans s’être endormi chaque soir comblé de son immense sagesse et de ses bienfaits salutaires. Il n’y a rien en moi, absolument rien que je ne tienne d’Elle ou qui ne s’accorde à ses pensées et ses volontés saintes. Alors, renier, frapper, abandonner ma Mère ? À Dieu ne plaise ! » (Lettre à mes amis n° 240, janvier 1967)

Aussi, lorsque notre Père voit les intégristes multiplier leurs attaques contre les sacrements rénovés par Rome dans la continuité du Concile, il les dénonce ; car ils ne s’en prennent plus seulement à la Nouvelle Messe, mais ils attaquent la validité du sacrement de confirmation. Après une sévère réfutation des arguments et des pratiques illicites des schismatiques, notre Père saisit l’occasion pour rappeler cette maxime absolue : « Là où est l’Église, là sont donnés les vrais sacrements. » Mais son intention profonde, c’est de nous transmettre son amour des sacrements de l’Église.

TROISIEME PARTIE : 
LES SACREMENTS DE L’ÉGLISE, 
SOURCE DE NOTRE CHARITÉ

Au début de cet article, nous avons cité cette phrase de notre Père en 1969 : « On ne répond pas au schisme par le schisme. À la zizanie, à la partialité, à la haine qui dressent des barrières et des retranchements, l’amour seul doit répondre, celui qui se fonde sur la communauté infrangible de la vie sacramentelle. » C’était dire que nous avons tous un besoin vital des sacrements de l’Église et que c’est cela qui est la source de notre unité et de notre charité.

Or, ce que notre Père reproche à un certain curé de Touzac, dans l’éditorial de la CRC de septembre 1976, c’est précisément de porter atteinte à la charité dans l’Église en s’en prenant aux sacrements rénovés imposés par l’Autorité romaine. Ce curé, jugeant que son évêque ne conférait plus une confirmation valide, lui avait envoyé une lettre insolente et avait fait venir Mgr Lefebvre pour confirmer dans sa paroisse. En l’apprenant, notre Père avait dénoncé publiquement pareille désobéissance, et réclamé qu’un tel sujet soit sommé de se rétracter et, en cas d’obstination, qu’il soit excommunié par son évêque. Exerçant son droit de réponse, le curé intégriste écrivit à notre Père une lettre incendiaire ; il lui opposait, pour se justifier, les décrets infaillibles du concile de Trente et le Droit canonique. Las ! Il n’aurait pas dû s’avancer sur ce terrain, car précisément toute la doctrine de l’Église lui donne tort.

En effet, pour prévenir toute dérive schismatique, toute administration double des sacrements, le concile de Trente a donné force de loi à la coutume inviolable de l’Église Apostolique selon laquelle chaque évêque est le maître des sacrements de son diocèse. Tout autre qui s’introduit dans son diocèse pour y conférer les sacrements sans son autorisation est un intrus qui, du fait même, se trouve suspens de ses fonctions.

Voilà ce que notre Père rappelle. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que contrairement au curé intégriste, il a donné lui-même l’exemple de l’obéissance héroïque à l’Église : légalement, mais injustement privé par son évêque de confesser et de dire la messe publiquement, notre Père s’est soumis. Il faut lire le récit des démarches qu’il eut à reprendre sans cesse auprès de l’évêque de Grenoble où il était incardiné, pour obtenir le renouvellement de son celebret, souvent en vain. Cela serre le cœur de voir la peine que cela lui causait. Mais il ne s’est pas révolté pour autant. Et le jour où Mgr Matagrin apprit qu’il ne confessait jamais à Saint-Parres et que visitant sa famille sur la route de Grenoble, il avait dû refuser de les confesser, l’évêque en fut bouleversé. Mais l’obéissance à l’Église notre Mère, c’est sacré, peu importe le prix à payer. « Ah ! que je n’en sois jamais séparé ! », s’exclamait notre Père (CRC n° 28, janvier 1970, p. 2).

Par ailleurs, le concile de Trente a infailliblement défini que l’Église est la souveraine maîtresse des sacrements. Son divin Époux Jésus-Christ lui a laissé une grande liberté quant aux formes et à la discipline et il exige que nous ayons confiance en elle. Mais alors, toute révolte en ce domaine où l’Église est infaillible est très grave... Et notre Père cherche à le faire comprendre à ce malheureux prêtre : « Mépriser la Confirmation que les évêques administrent selon la forme prescrite par le Saint-Siège, seul et souverain législateur en la matière, c’est mépriser le Saint-Esprit lui-même, en Personne, qui y est donné [...]. C’est le péché contre l’Esprit-Saint et j’en tremble. »

C’est dans ce contexte de crise au sein de l’Église de France et dans cet état d’esprit de soumission au Magistère infaillible que notre Père entreprend en 1976-1977 sa grande étude sur la Théologie et la Pastorale des sacrements. Cette étude est exemplaire de la position in medio ecclesiæ, au milieu de l’Église, que notre Père a tenue durant toute sa vie.

Dans cet immense domaine de la théologie sacramentaire, où l’intégrisme et le progressisme se livrent une guerre aussi impitoyable que vaine, notre Père se fait l’héritier de cette cohorte de savants qui depuis un siècle préparaient le renouveau liturgique et théologique des sacrements. Ce mouvement a abouti après le concile Vatican II à une rénovation des rites et des formules à laquelle notre Père adhère avec enthousiasme. Par exemple, le sacrement de l’Ordre rénové a fait disparaître les Ordres mineurs, devenus désuets (acolyte, lecteur, exorciste, portier), mais a permis à l’épiscopat de retrouver sa place naturelle, la première, comme nous avons dit. « La vraie nature du Sacerdoce, explique-t-il, n’est pas exclusivement ni premièrement de dire la messe, mais, pour celui qui en est revêtu et chargé, d’être père et pasteur d’un peuple, autre Christ et médiateur entre les hommes et Dieu » (CRC n° 120, août 1977, p. 12). Il est vrai que le centre et le sommet de toute l’activité sacerdotale, c’est la célébration du Saint-Sacrifice de la Messe, mais entendu comme le sacrement de l’Alliance. Cette insistance sur l’Alliance est nouvelle. C’est dire que l’Eucharistie n’est pas un sacrement individuel, mais d’abord un sacrement ecclésiastique, pour la communauté. Et c’est au sein de la communauté, comme membre de l’assemblée des fidèles, que nous en recevons les fruits de grâce.

Et c’est ainsi qu’il faut comprendre tous les sacrements : le rapport de l’homme à l’Église est premier, c’est elle la mère de toutes grâces et c’est elle qui nous met en relation avec Dieu. Ainsi, même pour la confession, notre Père disait que ce qui est premier, ce n’est pas l’aveu exact des péchés, ce n’est même pas directement la qualité de la contrition du pénitent... Ce qui fait le sacrement de pénitence, c’est de vouloir être réconcilié avec l’Église et par-là réconcilié avec Dieu.

Dans ce renouveau, notre Père discernait beaucoup d’acquis définitifs qui ouvraient un avenir immense et glorieux pour l’Église.

Malheureusement, la pastorale des sacrements, défaillante, hérésiante même, a empêché ce renouveau de donner le moindre fruit. Si l’Église épouse le monde, elle se désintéresse des sacrements qui justement établissent le chrétien à part du monde, dans la vie surnaturelle, dans l’union avec Dieu en Jésus-Christ.

Schismatiques progressistes et schismatiques intégristes se sont ainsi coupés de la vie de l’Église. Nous, à la suite et à l’exemple de notre Père, nous voulons demeurer in medio ecclesiæ, en enfants fidèles de l’Église catholique. Pour cela, nous pratiquons assidûment la dévotion réparatrice des cinq premiers samedis demandée par l’Enfant-Jésus pour consoler le Cœur Immaculé de sa Mère : se confesser et communier en esprit de réparation pour les outrages commis contre le Cœur Immaculé de Marie, réciter le chapelet et méditer les mystères du Rosaire, voilà le moyen divin de restaurer une intense vie sacramentelle dans l’Église, ce que notre Père voyait comme la seule solution efficace de nos difficultés postconciliaires (CRC n° 120, août 1977, p. 3).

Alors, comment pourrions-nous nous éloigner de l’Unique Église ? Là encore, là seulement se trouve enfermé le salut du monde, ainsi que l’entendit du Ciel sœur Lucie en 1944, au moment de rédiger la troisième partie du secret de Fatima, « Dans le temps, une seule foi, un seul baptême, une seule Église, sainte, catholique, apostolique. Dans l’éternité, le Ciel ! »

frère Louis-Gonzague de la Bambina.