P64 et 7Q : même témoignage

Tout le monde sait que le manuscrit grec répertorié “ Papyrus 64 ” (P 64) est le “ Grec 18 ”. Précisément, c’est là une première erreur signalée par Thiede. (…) Suite à sa visite à Oxford, « la bibliothèque du Collège a maintenant correctement classé les trois fragments matthéens “ Gr. 17 ”, et cette dénomination devra désormais être adoptée par toutes les listes et catalogues concernant les papyrus du Nouveau Testament ». (…)

LE TEXTE

Agrandissement d'un fragment du papyrus.
Agrandissement d'un fragment
du papyrus “ P 64 ”.

Déchiffrer le texte est une tâche malaisée. Roberts s’y était repris à deux fois, modifiant en 1960 la transcription qu’il avait donnée en 1953. Thiede apporte à son tour quelques corrections au travail de son prédécesseur. Elles sont si judicieuses que les éditions critiques du texte grec du Nouveau Testament devront nécessairement tenir compte de ses remarques dans l’avenir. Bien plus, nous voyons Thiede, à cette occasion, marquer des points sur ses prédécesseurs qui étaient aussi ses adversaires dans la controverse suscitée naguère par le déchiffrement des manuscrits de la grotte 7 de Qumrân.

« Fragment 3, recto, ligne 1 (Mt 26,22) : Roberts avait arrêté, dans son étude de 1953, qu’ “ il fallait lire legein eis hékastos autôn [“ à lui dire un chacun ”], tournure qui est unique... ” Cependant cette variante sans autre attestation est loin d’être évidente. Les trois lettres de la ligne 1, sévèrement endommagées, que Roberts avait identifiées comme étant tau/ôméga/mu doivent se lire, en réalité, tau/ôméga/nu. Le nu est la dernière lettre du mot , et donc notre papyrus doit se lire hékastos autôn mèti egô eimi [“ chacun d’eux : Serait-ce moi, Seigneur ? ”] », ce qui est en accord avec la leçon de nombreux autres manuscrits.

Voilà donc renvoyée au néant la leçon insolite imaginée par Roberts, lisant mal un papyrus d’Égypte qu’il avait à sa disposition à Oxford, avec tout loisir de l’examiner attentivement. (…) Conclusion : Le P 64 confirme la leçon adoptée par le Nouveau Testament trilingue de Bover-O’Callaghan dans son édition de 1994, à l’encontre du Nouveau Testament grec et latin de Nestle-Aland, 27e édition (1993). (…)

Rencontre amusante : dans cette question de la version à adopter pour Mt 26,22, tout dépend de la lecture d’un nu après tau/ôméga (tôn) comme pour la deuxième ligne du 7Q5 (Mc 6, 52), où nous lisions tau/ôméga/nu (tôn), avec le Père O’Callaghan, contre l’abbé Baillet qui avait qualifié ce nu d’« absurde ». Au Congrès d’Eichstätt, en octobre 1991, Thiede déclarait lire un nu, mais il voulut vérifier sur l’original, comblant ainsi le vœu formulé par l’abbé de Nantes. (…) Thiede se rendit à Jérusalem en avril 1992 pour examiner le fragment 7Q5 en s’entourant de toutes les garanties d’une expertise criminalistique. (…) La conclusion fut une définitive confirmation de la présence d’un nu, clef de l’identification du fragment 7Q5 avec Marc 6, 52-53.

UN LANGAGE DIRECT ET SANS APPRÊT

Les trois fragments offrant un texte recto verso, nous sommes en présence de six passages du chapitre 26 de l’Évangile selon saint Matthieu. La première tâche du paléographe est de calculer la stichométrie du manuscrit, c’est-à-dire le nombre de lettres par “ ligne ” (stichos). Ici elle oscille entre quinze et dix-huit lettres. Cette régularité était de règle dans l’Antiquité car le scribe était payé au nombre de lignes. Les mots étaient copiés en scriptio continua, sans séparations, ce qui permettait d’obtenir des colonnes justifiées à droite.

La régularité stichométrique permet d’identifier certaines lettres difficiles à lire, et même de reconstituer les lacunes des lignes conservées. Au début de la deuxième ligne du fragment n° 3, verso (Mt 26, 14), entre tôn et légoménos, il n’y a place que pour deux lettres là où l’on s’attend à lire dôdeka, “ Douze ” : « l’un des Douze, appelé Iscariote ». Le scribe a remplacé les six lettres du mot dôdeka par les deux lettres iôta et bêta, symboles du chiffre 12, car les Grecs employaient pour chiffres les vingt-quatre lettres de l’alphabet. Avant le lambda de légom, on aperçoit la queue du bêta.

En outre, Thiede a remarqué qu’il n’y a pas de place pour un omicron entre ce bêta et le lambda de légoménos : « Nous avons là un rare emploi de légoménos sans article : “ L’un des Douze, dénommé Judas Iscariote ” au lieu de “ l’un des Douze, le dénommé Judas Iscariote ”. Une construction que l’on retrouve en Mt 2, 23 : “ dans une ville de Samarie nommée (légoménèn) Nazareth ”, et en Jn 4, 5 : “ dans une ville de Samarie nommée Sychar ”. À moins qu’il ne s’agisse d’une simple erreur de copiste. »

Pour ma part, je tiendrai plutôt cette omission pour intentionnelle, et caractéristique d’un textus brevior originel. C’est la même impression que procure une autre variante observée par Thiede : « Fragment 1, recto, ligne 2 (Mt 26, 31) : pour des raisons de stichométrie le mot humeis (vous) après pantès (tous) doit être omis. » Il faut donc lire : « Tous vous vous scandaliserez », et non pas « vous tous vous vous scandaliserez ». Thiede poursuit : « En effet, avec humeis (vous) la première ligne compterait vingt lettres au lieu de seize qui est la moyenne. Une telle omission dans les plus anciens manuscrits de l’Évangile de Matthieu confirme, une fois de plus, la tendance des premiers papyrus à garder un langage simple, ramené au strict nécessaire, libre de tout ornement rhétorique. » (…)

Conclusion : les fragments les plus anciens des Évangiles parvenus jusqu’à nous sont de véritables reliques. Le 7Q5 pour saint Marc, P 64 pour saint Matthieu, P 52 pour saint Jean, témoignent d’une langue grecque non pas littéraire à proprement parler mais, comme Thiede l’a déclaré au Times, « façonnée sur mesure pour un groupe qui n’a pas été formé aux règles classiques, mais qui est à son aise dans une culture bilingue ou même multilingue. »

L’inscription trilingue placardée sur la Croix de Jésus illustre cette situation, et plus encore les paroles par lesquelles Pilate refusa aux juifs de modifier l’écriteau (Jn 19, 22), de même que la question par laquelle il ouvrit le procès de Jésus (Jn 18, 29). L’abbé Pierre Courouble les a étudiées avec tant d’acribie qu’il nous fait pour ainsi dire entendre le gouverneur romain parler grec. Écoutons un instant : c’est pris sur le vif, comme une étonnante confirmation des conclusions de Thiede, qui nous conduira tout naturellement à revenir à ce dernier et à ses recherches sur la date que l’on peut assigner aux papyrus d’Oxford et de Barcelone :

• Les grands-prêtres des Juifs, mécontents de voir désigné comme “ Roi des Juifs ” celui qu’ils viennent de crucifier, protestent donc auprès de Pilate. Sa réponse est peut-être plus connue dans sa version latine : Quod scripsi scripsi, “ ce que j’ai écrit, je l’ai écrit ”. Elle sonne parfaitement en latin, frappée de l’imperatoria brevitas du peuple “ qui se souvient de régner sur les peuples ”. En grec, l’évangile dit : ho guégrapha guégrapha. Et ici, cela ne va plus. Le latin n’a qu’un seul temps, le parfait – scripsi – pour exprimer l’action passée et son résultat : “ ce que j’ai écrit (ce matin), je l’ai écrit (pour de bon, et cela restera écrit) ”. Or, ce sont là deux aspects que le grec, depuis Homère jusqu’à nos jours, distingue soigneusement : il mettrait le premier verbe à l’aoriste, et le second au parfait. D’autre part, le quod “ ce que ”, qui est un collectif, se traduirait plutôt par le pluriel neutre que par le singulier. Si Pilate n’avait pas pensé en latin ce qu’il a dit en grec, s’il avait mieux possédé cette langue, il aurait dit : ha égrapsa guégrapha. C’est sans doute moins impressionnant, mais plus précis, moins latin, plus grec.

Lorsqu’au matin de ce jour, les Juifs ont amené Jésus pour obtenir contre lui la sentence de mort, Pilate a d’abord demandé : “ Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? ” en latin, selon la Vulgate : Quam accusationem affertis adversus hominem hunc ? S’agirait-il d’une phrase rituelle par laquelle le juge ouvrait l’audience ? En grec, l’évangile nous la rapporte ainsi : tina katègorian phérété kata tou anthrôpou toutou. Et de nouveau nous voyons Pilate, en étranger qui manie mal le grec, y glisser du latin. Une première erreur, assez bénigne, porte sur l’interrogatif :tina interroge sur l’identité ; pour interroger sur l’espèce (“ quelle espèce d’accusation : vol ? violence ?... ”), le grec emploierait poian, tandis que le latin n’a qu’un seul mot pour les deux emplois. Mais c’est le verbe qui est incorrect. Nous disons “ porter ” une accusation, à la suite du latin qui emploie le mot fero ou affero. Le grec dit “ faire ” une accusation : le verbe employé est poiô, mais il l’emploie à la voix “ moyenne ”, et non pas à la voix “ active ”, pour indiquer que l’accusateur s’engage dans le grief qu’il porte. On aurait donc ceci : poian katègorian poieisthé kata tou anthrôpou toutou. Pilate, pensant en latin, utilise le verbe grec phérô, parce qu’il est homonyme du fero latin, alors qu’il n’a aucun sens ici, et il le met à la voix “ active ”, comme il le ferait en latin.

Que conclure de ces observations ? Remarquons d’abord que ces incorrections – et notamment l’emploi défectueux des verbes – ne peuvent pas avoir été imaginées par un Grec ou un écrivain familier du grec. Or, l’auteur du quatrième évangile connaît bien le grec, et ne se trompe jamais sur le choix des formes verbales grecques et de leurs aspects. Elles sont encore moins l’œuvre d’un Sémite. Seul un Latin pouvait les commettre. Elles ont donc toutes chances d’être des phrases prises sur le vif, telles que Pilate les a prononcées.

Pilate a été révoqué au début de l’an 36, moins de six ans après la Passion, et il a quitté la Palestine. Il laissait le souvenir d’un gouverneur à la main lourde, mais des détails comme ceux que nous venons de souligner n’ont pas dû surnager longtemps dans les mémoires. (…) La manière dont saint Jean rapporte les paroles de Pilate n’a vraiment d’intérêt pour le lecteur ou l’auditeur que s’il est encore en place, ou parti depuis peu, et que sa silhouette vit encore dans le souvenir des chrétiens de Jérusalem. Ces détails pris sur le vif, mis par écrit dans les quelques années qui ont suivi la Passion, nous semblent inexplicables si l’on persiste à dater le quatrième évangile trente ou soixante ans plus tard (Pierre Courouble, Le grec de Pilate selon l’Évangile de saint Jean, La Lettre des amis de l’abbé Jean Carmignac n° 15, mars 1993, p. 5).

LA DATE

Revenons au papyrus de l’Évangile selon saint Matthieu. Après la critique textuelle dont nous venons d’expliquer les principaux résultats sans entrer dans tous les détails, Thiede en vient à la question de la date : Quand P 64 a-t-il été écrit ? Hic jacet lepus. (…)

Thiede sait bien qu’il s’en prend à une position acquise, bétonnée. Mais il n’entend pas sacrifier ce qu’il appelle « la précision technique » aux « préceptes académiques antérieurs ». Il procède avec une érudition confondante, confrontant les manuscrits disponibles, ne négligeant aucun élément de comparaison capable de fournir un indice. (…)

L’an 200 : Une date commode mais contestable.

« La date communément attribuée au Magdalen Gr. 17, et au papyrus de Barcelone qui en est inséparable, celle de l’an 200 environ, peut être considérée comme un “ dépotoir ” sans risque, mais il se pourrait qu’elle soit trop tardive. Et d’abord, il faut garder en pensée que Roberts fit une révolution lorsqu’il suggéra, en l’éditant pour la première fois en 1953, de dater ce papyrus de “ la fin du deuxième siècle ”. (…)

« Dans son rapport de 1901, le bibliothécaire H. A. Wilson cite un avis donné oralement par une autorité aussi considérable que A.S. Hunt, selon lequel le papyrus “ devait être attribué plutôt au quatrième siècle ”. Roberts fait remarquer dans son commentaire que Hunt, ainsi que son collègue B. P. Grenfell, tenait au départ pour établi que des manuscrits en codex ne pouvaient pas être antérieurs au troisième siècle, plutôt quatrième. Il cite l’exemple amusant du papyrus Oxyrhynque I, 35, fragment d’un codex latin d’une Histoire des guerres de Macédoine inconnue par ailleurs, conservé à la British Library, que Hunt et Grenfell étaient portés à dater du deuxième siècle, peut-être même d’avant l’an 79 ap. J.-C., pour des raisons de paléographie, mais qu’ils datèrent néanmoins de la fin du troisième ou quatrième siècle, puisqu’il s’agissait d’un vellum codex. Comme il a déjà été dit plus haut, Roberts en vint par la suite à défendre, de la même manière, la date de la fin du deuxième siècle pour le Magdalen Gr. 17, d’accord en cela avec les conclusions de Bell, Skeat et Turner. L’un des arguments les plus décisifs allégués était que “ l’omicron minuscule et l’oméga aplati, que l’on rencontre souvent dans les graphies du troisième siècle, sont absents dans les fragments du Magdalen ”. »

Recherche scientifique par la méthode comparative.

« Depuis la publication de l’étude de Roberts, de nouveaux papyrus sont venus au jour, et ils semblent favoriser une date encore plus reculée. Ce n’est pas surprenant, puisque la réévaluation des papyrus du Nouveau Testament a conduit, du moins à partir des années 1960, à de nouvelles datations avec, parfois, des conséquences drastiques, non sans susciter des disputes. On pourrait alors soutenir que le résultat de cette remise en cause continuelle est une incertitude croissante, plutôt que l’inverse, touchant la confiance à accorder aux datations paléographiques des manuscrits. Et cependant, on ne peut pas renoncer ; il faut relever le défi. Précisément, un parallèle inespéré à notre Magdalen Gr. 17, et à son complément de Barcelone, nous est fourni par le rouleau de cuir découvert à Nahal Hever, près de la mer Morte, appelé “ Rouleau grec des petits prophètes ” (8 Hev XII gr.). D. Barthélemy, qui fut le premier à publier des extraits de ce rouleau en 1963, C. H. Roberts, W. Schubert, E. Würthwein et R. Hanhart ont tous opté pour le milieu du premier siècle après Jésus-Christ, an 50 environ. Tov 6, dans sa nouvelle édition complète, laisse le soin de dater le volume à P. J. Parsons, et celui-ci n’exclut pas la seconde moitié du premier siècle par référence au papyrus Oxyrhynque 2555, mais préfère la fin du premier siècle avant Jésus-Christ “ comme possible et, bien sûr, non obligatoire ”.

« Il est donc normal que, entre la fin du premier siècle avant Jésus-Christ et la moitié ou, au plus tard, la seconde moitié du premier siècle après Jésus-Christ, il y ait place pour des datations divergentes, avec une préférence marquée pour la première moitié du premier siècle après Jésus-Christ. Sans entrer dans le débat autour de la date de l’Évangile de saint Matthieu, il nous faut remarquer que le terminus post quem historique pour chacun des Évangiles est constitué par les derniers événements qu’ils rapportent : la crucifixion de Jésus et sa résurrection, an 30 de notre ère. Et il faut aussi noter que cela nous donne un intervalle suffisant pour nous permettre de comparer le rouleau de Nahal Hever avec le Magdalen Gr. 17.

P 52 : UNE VERSION “ ORIGINALE ” DU QUATRIÈME ÉVANGILE ?

En 1935, le papyrologue britannique Colin H. Roberts édita ce petit fragment de papyrus (8, 9 × 6 cm), trouvé en Égypte et appartenant à la Bibliothèque universitaire John Rylands de Manchester. Il identifia facilement le texte : au début de la ligne 1, recto, on lit ioudai[oi], « juifs » ; fin de la ligne 2, versomart[uresô], « témoi[gner] » ; en dessous, ligne 3, alèthe[ias], « véri[té] » ; ces bribes évoquent immédiatement l’Évangile de saint Jean. Identification et datation (125 ap. J.-C.) furent acceptées dans l’enthousiasme général. P 52 était le plus ancien manuscrit du Nouveau Testament connu à cette époque. Aujourd’hui, nous savons que le Codex paulinien P 46 et le codex de l’Évangile de saint Jean P 66 (voyez notre page 7) sont de la fin du premier siècle. Avec le 7Q5 et le 7Q4, nous avons là une famille de manuscrits qui témoignent immédiatement des “ originaux ”.

4Q LXX Leva, morceaux d’un rouleau de cuir qu’il date du premier siècle av. J.-C., les lettres alpha, bêta, delta, epsilon, êta, iôta, kappa, etc. sont identiques ou presque identiques à ce que nous trouvons sur le Magdalen Gr. 17. À vrai dire, les lettres qu’il a sélectionnées auraient bien pu être prélevées directement sur le Gr. 17. Et pourtant, à observer les fragments eux-mêmes, on constate au moins deux différences : le Leviticus a de Qumrân est légèrement incliné à droite, et les lettres sont très serrées, parfois même reliées entre elles (ligatures).

« Cependant, l’archéologie toute seule ne peut pas suffire à conduire Parsons à des dates très reculées ; après tout il y a de la marge, jusqu’à 68 ap. J.-C., date de l’abandon des grottes, et l’on pourrait aussi bien préférer la première moitié du siècle ap. J.-C. pour l’un et l’autre, le 4Q LXX Leva et le papyrus 4Q LXX Levb. Mais, et c’est là l’important, la tendance prédominante à dater les documents de nature comparable au Magdalen Gr. 17 d’une période encore antérieure à la date la plus ancienne possible pour l’Évangile de Matthieu, suggère, avec toute la prudence requise, la possibilité de modifier la datation des fragments d’Oxford et Barcelone, dont l’appartenance à Matthieu ne fait aucun doute, et de la reculer jusqu’à une période passablement antérieure à la fin du deuxième siècle qui leur a été attribuée jusqu’à présent. Étant bien entendu qu’une totale certitude demeure inaccessible.

« Récapitulons : Même si Herculanum et Qumrân – avec ses fragments grecs des deux grottes, 4 et 7 – sont encore à l’étude, tous deux ont leurs “ termini ” archéologiques. Tous les documents de comparaison empruntés à leurs fonds suggèrent des dates antérieures à 79 et à 68 respectivement. Il va sans dire que les types d’écriture que l’on rencontre dans ces deux sites ont bien pu continuer à être en usage plus tard, vers la fin du premier siècle et même au-delà. En ce qui nous concerne, nous croyons être en mesure d’avancer, à titre d’hypothèse, que les documents provenant du Nahal Hever, d’Herculanum et de Qumrân, permettent d’attribuer le Magdalen Gr. 17 et le papyrus de Barcelone au premier siècle. »

Nomina sacra.

Par rapport au texte que nous lisons dans nos éditions imprimées, toutes dérivées des grands manuscrits du IVe siècle Vaticanus et Sinaïticus, l’étude minutieuse du texte de Magdalen Gr. 17 (P 64) et de ses variantes, nous révèle donc un textus brevior incontestablement plus ancien, témoin du style sobre et dépouillé des scribes chrétiens du premier siècle. D’un point de vue étroitement paléographique, Thiede en fournit une démonstration d’autant plus convaincante qu’elle converge avec les conclusions que ses pairs, Hunger et Kim, tirent de l’étude de P 66 et P 46. Or, voici une objection, surgie non point de la paléographie mais de la théologie. La régularité stichométrique oblige en effet à penser que le nom de Jésus était écrit sous la forme d’une abréviation qui constituait un nomen sacrum, véritable confession de la divinité de Jésus :

« Arrivés à ce point, il nous faut nous tourner vers les nomina sacra et leur influence sur la datation. Le Magdalen Gr. 17 compte deux, peut-être trois abréviations de noms sacrés : iôta/sigma pour Jèsous, sur le fragment 2, verso, ligne 1 (probable à cause de la stichométrie) ; et fragment 1, recto, ligne 1, bien visible ; et kappa/epsilon pour kurié, “ Seigneur ”, sur le fragment 3, recto, ligne 2.

« Pour des raisons historiques, Roberts avait suggéré que l’utilisation des nomina sacra était devenue pratique courante parmi les chrétiens de Jérusalem même avant l’année 70. Il n’en avait cependant pas de preuves paléographiques, et c’est pourquoi il ne proposa pas, même pour le John Rylands Gr. 457 (P 52) qu’il avait lui-même édité, d’employer des nomina sacra dans la reconstruction des parties disparues des lignes encore existantes, même si la stichométrie semblait l’imposer. Le Magdalen Gr. 17 pourrait bien offrir le chaînon manquant : un fragment de codex chrétien du premier siècle, peut-être (mais pas nécessairement) d’avant 70, contenant les nomina sacra postulés par Roberts.

« Il y a quelques années, une telle date aurait été écartée pour la simple raison qu’une version en codex de Matthieu – et il n’y a pas le moindre doute sur l’identification des papyrus d’Oxford et de Barcelone – n’aurait pas pu atteindre l’Égypte à une période où la germination et la diffusion de l’Évangile étaient encore à ses premiers pas. Mais l’erreur méthodologique de Grenfell et de Hunt mentionnée plus haut nous a été une bonne leçon ; et puis nous possédons ce célèbre fragment d’un codex de l’Évangile de Jean conservé à la bibliothèque John Rylands de l’université de Manchester : P 52 (J. Rylands Libr. Gr. P 457). Colin Roberts compare le P 52, lors de sa première édition en 1935, aux autres papyrus datés et datables, et finalement il se décide pour la date qui semble la plus tardive possible, environ 125 ap. J.-C. Il aurait aussi bien pu prendre moins de précautions et lui préférer l’autre extrémité du spectre, à laquelle appartiennent le papyrus Fayyûm 110 (94 ap. J.-C.), le papyrus Lond. 2078, une lettre privée (époque de Domitien, 81-96 ap. J.-C.). On peut aussi observer une ressemblance remarquable du P 52 avec le P. Gr. Berol 19c, qui fait partie d’un rouleau de l’Iliade X daté de la fin du premier siècle.

« Dans leur monographie intitulée The Birth of the Codex (L’apparition du Codex), C. H. Roberts et T. C. Skeat affirment que les chrétiens ont choisi de copier les textes de l’Ancien Testament et leurs propres récits sous forme de codex, et cela avant l’an 100. Vers la fin du premier siècle, le poète romain Martial loue son ami et éditeur, pour son entreprise de marketing (sic !) sans précédent : l’introduction d’une bibliothèque d’œuvres classiques dans le format codex ; le codex fragmentaire latin d’une Histoire des guerres de Macédoine mentionné plus haut constituerait le seul exemplaire survivant de cette aventure qui n’eut probablement qu’un temps.

« Sous l’influence de la prudente datation de Roberts concernant le P 52, et cinq ans avant la parution de l’étude de Kim, Roberts et Skeat ne citent aucun codex chrétien du premier siècle pour appuyer leur thèse de quelque preuve concrète. Toutefois, l’état actuel des recherches suggère que les fragments Magdalen Gr. 17 d’Oxford, ainsi que leurs compléments espagnols, constituent les premiers exemples d’apparition du codex chrétien avant la fin du premier siècle. »

Frère Bruno Bonnet-Eymard
Extraits de BAH, tome 1, p. 95-116

  • Dans Bible archéologie histoire, tome 1 :
    • Le premier évangile retrouvé, p. 95-116 (CRC n° 309, p. 1-22)
  • Dans Bible archéologie histoire, tome 2 :
    • Évangile et Archéologie, p. 97-99