L'INDOCHINE FRANÇAISE
I. Trois siècles de présence française et missionnaire
C’EST à la France que l’Indochine, aujourd’hui partagée en trois pays : Vietnam, Laos et Cambodge, doit son catholicisme. Cette épopée missionnaire et colonisatrice s’est déroulée sous le signe de l’Immaculée, Reine des martyrs. (...)
Dans son livre “ France-Indochine, au cœur d’une rencontre ” (Éditions du Jubilé, octobre 2005), Jean Le Pichon admire « cette rencontre des cœurs qui a résisté à toutes les épreuves, aux affrontements parfois sanglants, aux malentendus. Leurs racines plongent dans le secret des âmes. Cette histoire est celle d’une communion spirituelle sans doute unique entre deux peuples aussi éloignés par la géographie. »
Il fallut, pour la créer, d’héroïques labeurs missionnaires. (...) C’est au jésuite Alexandre de Rhodes, l’un des plus entreprenants missionnaires de l’histoire de l’Église, que les missions d’Indochine doivent le jour.
LE PÈRE ALEXANDRE DE RHODES
Né en Avignon en 1591, sujet du Pape autant que du roi de France, Alexandre de Rhodes entre dans la Compagnie de Jésus en 1612, avec le désir de se consacrer à la conversion des infidèles. Fervent disciple de saint François Xavier, il se voit attribuer la mission d’Extrême-Orient. Les portes du Japon lui étant fermées, c’est en Annam, non loin du port de Tourane, qu’il débarque en décembre 1624.
Deux ans auparavant, le jour de l’Épiphanie 1622, le pape Grégoire XV a institué à Rome la “ Congrégation pontificale pour la propagation de la foi ”, appelée aussi “ Propagande ”, qui a pris sous sa gouverne l’ensemble des territoires où l’Église n’est pas encore implantée. Rompant avec le système dit du “ patronat ”, l’Église romaine réorganise les missions catholiques. Nous sommes en pleine Contre-Réforme : il est urgent d’envoyer des missionnaires dans les régions où les protestants, qu’ils soient anglais ou hollandais, font des ravages par le biais de leur commerce. Nos apôtres ont d’autres objectifs : « La fin que je me suis proposée dans mes voyages n’a pas été de voir de belles choses mais plutôt d’en faire de bonnes, écrira le Père de Rhodes. Toute ma prétention a été la gloire de Jésus-Christ, qui est mon bon capitaine, et le gain des âmes qui sont sa conquête. »
Après un premier séjour fructueux en Annam, il gagne le Tonkin, où il débarque le 19 mars 1627, en la fête de saint Joseph, qu’il déclare sur-le-champ « tutélaire et nourricier de l’Église naissante du Tunquin (sic)».
Bien accepté par le roi, apprenant avec une facilité déconcertante les dialectes locaux, le jésuite, qui reçoit le nom de Dâc Lô (celui qui fait gagner le bon chemin) catéchise, convertit et baptise, dès la première année, plusieurs centaines de Tonkinois. D’un naturel jovial et convivial, il s’attache les habitants de ce pays, si bien disposés à recevoir l’Évangile. Il met ingénieusement au point un système de transcription phonétique de leur langue en caractères romains, le quôc ngu, en usage encore aujourd’hui. En 1651, il fera imprimer à Rome un Catéchisme et un Dictionnaire en langue annamite. (...)
En 1640, le nombre de baptisés s’élève déjà à cent mille. « Ils ont une foi si ferme que rien n’est capable de l’arracher de leurs cœurs... (...) » Des miracles accompagnent sa prédication : « Ce sont les triomphes de la foi victorieuse de l’erreur, et l’établissement de l’Église en plusieurs nouvelles terres où les démons étaient adorés. » Mais l’enfer se déchaîne, par mandarins et Hollandais interposés, et le Père de Rhodes, accusé de sorcellerie, est contraint de quitter le Tonkin en 1645. (...)
Il porte dans ses bagages le précieux chef de son jeune catéchiste André, décapité pour avoir refusé d’apostasier. Cette relique lui rappelle le lien indissoluble qui l’unit à la jeune Église du Vietnam et l’engagement qu’il a contracté à son service. (...)
Instruit par l’exemple du Japon, où la jeune chrétienté ne s’est pas relevée de la terrible persécution qui l’a anéantie, il comprend que l’Église ne sera vraiment établie au Vietnam que par la formation d’un clergé indigène. De retour en Europe, il sollicite du pape Innocent X l’envoi d’évêques et de prêtres, qui s’attacheront à former ce clergé.
« J’ai cru, écrit-il ,que la France étant le plus pieux royaume du monde, me fournirait plusieurs soldats qui aillent à la conquête de tout l’Orient pour l’assujettir à Jésus-Christet particulièrement que j’y trouverais moyen d’avoir des évêques qui fussent nos pères et nos maîtres en ces églises. »
Il ne se trompait pas, et c’est à Paris qu’il trouve les missionnaires souhaités, en la personne de François Pallu, tourangeau, et Pierre Lambert de La Motte, normand, tous deux membres des “ Bons Amis ”, pieuse association vouée à la Sainte Vierge.
LE BERCEAU DE L’INDOCHINE FRANÇAISE
Avec l’aide de la puissante et dévote Compagnie du Saint-Sacrement, l’œuvre des Missions étrangères d’Orient voit le jour, mais son inspirateur est écarté par suite des intrigues du roi du Portugal, et nommé par ses supérieurs missionnaire... en Perse. Il meurt à Ispahan en 1660, sans avoir revu son cher Vietnam. « Si le grain de blé ne meurt... »
Lambert et Pallu sont nommés tous deux évêques in partibus infidelium et vicaires apostoliques, par le pape Alexandre VII et gagnent, par voie de mer ou de terre ! le champ de leur apostolat. La Propagande, dans un souci de dégagement du cadre étroit du Patronat espagnol et portugais, leur a fourni des “ Instructions ” précises, en particulier celle de la plus grande autonomie possible vis-à-vis des puissances politiques. Il n’empêche : leur base arrière étant établie à Paris – la Société des Missions étrangères sera reconnue en 1663 par lettres patentes du jeune roi Louis XIV –, c’est une véritable mobilisation nationale qui s’organise autour de nos missionnaires. (...)
La Société poursuit dès lors un triple objectif : former un clergé indigène, prendre soin des néophytes et convertir les païens, dans un esprit d’étroite soumission à la Sainte Église catholique romaine et de confiance absolue dans la Très Sainte Vierge. (...)
Grâce à un labeur harassant et une patience à toute épreuve, nos deux évêques, respectivement vicaires apostoliques du Tonkin et de Cochinchine, ainsi que leurs compagnons, vont implanter sur des bases solides, à partir du royaume de Siam, les missions d’Indochine. Celles-ci sont placées sous le patronage de saint Joseph. (...)
C’est l’âge d’or de l’Église du Tonkin. « Elle était comme un paradis de délices, note un missionnaire, dans lequel les chrétiens vivaient dans une innocence si grande qu’elle ravissait même les idolâtres et leur faisait avouer que la loi que les Pères prêchaient était trop sainte pour être méprisée. » À la fin du dix-septième siècle, cette chrétienté exemplaire s’élève à deux cent mille fidèles. Les prêtres ont établi des séminaires, fondé des paroisses, institué des communautés de femmes pieuses, les “ Amantes de la Croix ”. En l’espace de quarante ans, la Société des Missions étrangères a envoyé quatre-vingt-seize missionnaires. On voudrait évoquer les figures admirables de Mgr Deydier († 1693), de Mgr de Bourges, chassé en 1713, après quarante-quatre ans d’évangélisation du Tonkin, etc. Avec eux, c’était, qu’on le veuille ou non, le drapeau blanc fleurdelisé qui flottait sur ces terres et ces mers lointaines. Mgr Pallu ne fut-il pas un temps, à la cour de Siam, l’envoyé du Pape en même temps que du Roi Soleil ?
Bientôt, la persécution s’abat sur les chrétientés d’Annam et du Tonkin. Malgré quelques périodes de répit, le sang des martyrs commence à couler abondamment sur ces terres asservies encore au paganisme, préparant de nouvelles moissons de chrétiens.
MGR PIGNEAU DE BÉHAINE
À la fin du dix-huitième siècle, apparaît en Indochine une figure étonnante : Mgr Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran, vicaire apostolique de Cochinchine.
Le pays est alors secoué par une terrible guerre civile, qui provoque famines et misères dans le peuple. Mgr de Béhaine, craignant que le roi de Cochinchine, Nguyên Anh, pratiquement dépossédé de ses États par les rebelles Tây Son venus du Nord, ne fasse appel aux puissances protestantes pour les reconquérir, lui conseille de s’adresser à la France. Nguyên Anh acquiesce, et nomme l’évêque missionnaire son ministre plénipotentiaire auprès du roi de France, en même temps qu’il lui confie le préceptorat de son héritier, le prince Canh.
En novembre 1787, l’évêque et son jeune protégé sont reçus au château de Versailles, porteurs de la requête du souverain de Cochinchine qui en appelle au roi de France pour recouvrer ses États, et lui propose, en échange de son aide militaire, l’appropriation du port de Tourane, de l’île de Poulo Condor, ainsi que le monopole du commerce extérieur sur ses États. Ces conditions qui ont le mérite d’évincer l’Angleterre de la péninsule indochinoise, plaisent à Louis XVI qui accepte.
Malheureusement, par la mauvaise volonté des représentants de la France à Pondichéry, le traité ne sera jamais appliqué. Moins de deux ans plus tard, la Révolution éclate en France. Comment Louis XVI, détrôné par ses propres sujets, aurait-il pu soutenir une contre-révolution en Indochine ? Pour sauver l’honneur de la France qui a engagé sa parole, Mgr de Béhaine recrute de sa propre initiative une centaine de volontaires français, avec lesquels il débarque à Saïgon... le 14 juillet 1789. Avec l’aide de ces ingénieurs, artisans et soldats, il modernise la flotte et l’armée de Nguyên Anh, lui construit des forteresses à la Vauban, et lui assure ainsi la victoire sur ses ennemis. Après s’être emparé de Saïgon en 1788, le roi reconquiert Hué en 1801, et Hanoï en 1802, avant de régner sous le nom de Gia Long, jusqu’à sa mort en 1820. Pour la première fois de son histoire, le Vietnam est unifié, grâce à des Français !
Mais l’attachement du prince Canh à son précepteur a éveillé la jalousie des mandarins. Craignant que le prince héritier ne se fasse chrétien, ce qui entraînerait la fin de leurs privilèges, ils réussissent par leurs intrigues à soustraire l’élève à son maître.
Quand l’évêque missionnaire meurt, le 9 octobre 1799, Gia Long fait édifier, au cœur de Saïgon, un mausolée en l'honneur de son ami. (...)
Il est permis d’imaginer un instant ce qu’aurait pu être une entente féconde entre les deux royaumes, de France et du Vietnam, si le premier avait conservé ses rois très chrétiens, aidant son frère d’Asie à s’ouvrir aux lumières de l’Évangile... (...)
NOTRE-DAME DE LAVANG
C’est la Vierge Marie elle-même qui va se charger d'accomplir ce travail, avec l’aide de ses missionnaires et de ses martyrs. Elle est apparue en effet l’année précédente, en 1798, dans le hameau de Lavang, à soixante kilomètres au nord de Hué.
Des néophytes s’y étaient réfugiés pour échapper à la guerre civile fomentée par les Tây Son, et avaient pris l’habitude de réciter le rosaire chaque soir devant une image de la Vierge, au pied d’un figuier des Indes. Un jour, rapporte la chronique, « au moment où les chrétiens se retiraient après la prière, une dame d’une beauté ravissante leur apparut. Elle était vêtue de blanc et entourée de lumière ; deux charmants enfants, portant chacun un flambeau, se tenaient près d’elle. La dame passa et repassa plusieurs fois devant les chrétiens ravis (ses pieds touchant le sol comme pour en prendre possession), puis elle s’arrêta, et d’une voix très douce, prononça ces paroles que tout le monde entendit et que la tradition a pieusement gardées : “ Mes enfants, ce que vous m’avez demandé, je vous l’accorde, et désormais, tous ceux qui viendront ici me prier, je les exaucerai. ” Ayant ainsi parlé, elle disparut et, après elle, la lumière qui l’entourait. »
Une autre version ajoute qu’à tous ses enfants, elle demanda « de se montrer joyeux d’avoir à souffrir pour leur foi, insistant beaucoup sur ce point, de même que sur la nécessité de la prière ».
Après la mort de Gia Long, les persécutions reprirent et les bouddhistes construisirent à Lavang une pagode près de “ l’arbre des chrétiens ”. Mais, le jour de son inauguration, ils trouvèrent la statue de Bouddha renversée et tous ses objets de culte dispersés en dehors de la pagode. Plusieurs notables, ayant vu cette dévastation en songe, en conclurent : « C’est la Dame céleste qui a accompli tout cela. Elle considère que ce terrain est son domaine. Ce lieu est saint. »
Lavang allait devenir un jour le grand pèlerinage marial du Vietnam. Aujourd’hui encore, des centaines de milliers de pèlerins s’y pressent chaque année, car la Sainte Vierge, promue par le Ciel et par ses enfants Reine du Vietnam, y répand ses grâces avec profusion.
LE SANG DES MARTYRS…
Comme le P. de Rhodes, les premiers vicaires apostoliques comprirent qu’il fallait entre leurs prêtres et le peuple annamite des intermédiaires pour répandre chez leurs compatriotes la foi prêchée par les missionnaires. Ils constituèrent à cet effet un corps de catéchistes qui, regroupés au centre de la mission, appelé “ la Maison de Dieu ”, y étaient formés pendant six ans aux lois de l’Église et aux exercices de la vie chrétienne. L’évêque choisissait ensuite les plus méritants pour les diriger vers le sacerdoce. On compte dans les rangs de ces catéchistes et de ces prêtres annamites de nombreux martyrs et confesseurs de la foi.
En 1833, éclatait une violente persécution décrétée par le roi Minh-Mang, second fils de Gia Long, qui, reniant la dette de son père, rompit avec sa politique de tolérance. Ordre fut donné à tous les Annamites catholiques d’apostasier sous peine de mort. S’enfonçant dans une vie de débauche, – il n’avait pas moins de sept cents concubines ! – Minh Mang exerça sa férocité contre les chrétiens et leurs missionnaires.
Le Père Gagelin, chargé de l’éducation du prince impérial au titre d’un des premiers mandarins de la cour, eut l’honneur d’ouvrir le martyrologe de Hué en 1834, remportant la palme du martyre par étranglement. En 1835, le Père Marchand subissait l’atroce supplice des cent plaies, infligées à l’aide de tenailles rougies au feu. Dans le même temps, le Père Jean-Charles Cornay était condamné à être coupé en morceaux. Par pitié, le mandarin chargé de l’exécution ordonna que la tête soit détachée la première ! L’année suivante, c’était au tour des Pères François Jaccard et Pierre Dumoulin-Borie.
La cangue qui servit à ce dernier durant sa longue captivité fut rapportée en France, ainsi que ses reliques. Elles devaient former les prémices de la “ salle des martyrs ”, aujourd’hui située dans la crypte de la chapelle des Missions étrangères. Les tableaux qui ornent ses murs sont l’œuvre d’artistes vietnamiens témoins du supplice des martyrs. (...)
… EST SEMENCE DE CHRÉTIENS
Le témoignage magnifique de ces apôtres au cœur de feu, leur rayonnement surnaturel, suscitaient l’admiration jusque dans le camp des persécuteurs, en même temps qu’ils fortifiaient le courage des catholiques. Des dizaines de prêtres annamites furent de même torturés, décapités, coupés en morceaux ; des centaines de néophytes furent emprisonnés, bastonnés, exilés, ou massacrés... Long martyrologe, qu’on estime à plus de cent mille pour le seul Vietnam ! (...) Beaucoup de ceux qui assistaient à de telles scènes se convertissaient.
Tandis qu’en France, loin de refroidir l’ardeur des aspirants, le récit du supplice de leurs aînés les enflammait du désir d’aller verser leur sang pour le Christ et pour les âmes. À chaque annonce de martyre, les séminaristes des Missions étrangères se rendaient à l’oratoire du jardin pour y chanter un Magnificat d’action de grâces. Ils y revenaient le jour de leur départ, pour confier leur apostolat à la Reine des martyrs. (...)
Les directeurs de Paris tenaient informé le gouvernement français de la situation de leurs missionnaires et des malheureux chrétiens du Vietnam. Le pape Grégoire XVI supplia à son tour Louis-Philippe d’user de son autorité pour faire cesser les persécutions, tandis que L’Univers, dans une vigoureuse campagne de presse, réclamait une intervention française en Indochine. Mais Louis-Philippe ne fit rien. Pourquoi ? Tout simplement parce que Guizot, son ministre des Affaires étrangères, était un protestant farouche et qu’il ne voulait pas contrarier les visées commerciales de l’Angleterre en Extrême-Orient. Il fallut donc attendre la mort de Minh-Mang, en 1841, pour que se ralentissent les persécutions et que son fils, Thieu Tri, se montre plus clément vis-à-vis de la religion catholique.
SOUS LA HOULETTE DE MGR RETORD
Cette période correspond à l’avènement de Mgr Pierre Retord (1803-1858) comme vicaire apostolique du Tonkin. Cet Auvergnat audacieux et tenace, surnommé “ l’évêque à la crosse de bois et au cœur d’or ”, éprouve pour la Croix de Notre-Seigneur un amour véhément. Elle lui est apparue dans son enfance, au sommet d’une montagne qu’il lui faut gravir. (...)
Missionnaire au Tonkin, il connaît parfaitement la mentalité et la langue annamites. (...) Profitant de l’accalmie dans les persécutions, il fait sortir son Église des catacombes, afin que la liturgie catholique soit célébrée avec faste : messes solennelles, fêtes, processions au grand jour, ce qui est fort apprécié par le peuple. En même temps, l’évêque veille à maintenir une union profonde entre ses missionnaires, ainsi que l’unité dans leurs méthodes d’évangélisation. (...)
Grâce à une protection spéciale de la Très Sainte Vierge, jamais les mandarins ne réussissent à mettre la main sur lui, durant les dix-huit années où il sillonne le Tonkin de jour et de nuit, pour catéchiser, consoler, distribuer les sacrements, répandre la dévotion au chemin de croix. (...)
L’ESPOIR D’UNE INTERVENTION FRANÇAISE
Thieu Tri meurt en 1847. Son fils Tu-Duc (...) réactive la persécution contre les chrétiens, en excitant la xénophobie des lettrés bouddhistes, eux-mêmes fanatisés par leurs confrères de Chine. Mgr Pellerin, vicaire apostolique de Cochinchine, le constate : « Je suis convaincu que cette crainte et cette haine (des Européens) sont communiquées ici par la Chine, qui veut conserver à tout prix sa funeste influence sur les États qui l’entourent. » De leur côté, Mgr Retord et Mgr Jeantet, son coadjuteur, en appellent avec insistance à la France, mais lorsque leur lettre parvient à Paris, la Révolution vient de chasser Louis-Philippe de son trône.
Alors la liste des martyrs s’allonge. En 1851, le Père Schoeffler est décapité au Tonkin, suivi du Père Bonnard, dont la dépouille est rapportée de Nam Dinh à Vinh Tri, le quartier général de Mgr Retord. Et l’évêque préside lui-même les funérailles de son cher fils.
La Marine française, après une première intervention en 1847, sous le commandement de l’amiral de La Gravière, revient en 1856 avec le consul de France à Shangaï, M. de Montigny, bombarde Tourane, mais l’expédition, insuffisamment préparée, tourne court : remontrances humiliantes à la cour d’Annam, assaisonnées de quelques coups de canon, et on en reste là. Théophane Vénard, le “ doux ” Père Ven, en poste au Tonkin depuis deux ans, ne ménage pas ses critiques :
« La France ne devait pas s’abaisser à traiter avec un pays qui se moque d’elle à plaisir, qui tue les missionnaires français sans raison. Le seul traité honorable pour la France, c’est la guerre ou un abaissement volontaire du roi annamite, abaissement impossible à son orgueil. Ô beaux messieurs de paris, que vous connaissez peu les Orientaux ! (...)» (cité par Dieu est Amour, n° 105, 1988)
Une nouvelle expédition franco-espagnole, sous les ordres du vice-amiral Rigault de Genouilly et sous la protection de la Vierge du Rosaire (du moins du côté espagnol), s’achève cette fois par la prise de Tourane en 1858. Mgr Retord, qui en a suivi toutes les péripéties à l’intérieur du pays, écrit :
« Si monsieur l’amiral veut faire les choses d’une façon solide et durable, glorieuse pour la France et la religion, il faut qu’il s’empare du pays au nom et pour le compte de la France, ou qu’il mette un roi chrétien sous la protection de la France, qui garderait le port et les îles de Tourane à perpétuité. »
Ainsi parlent nos meilleurs missionnaires : la politique des demi-mesures et des tergiversations sans fin ne produit qu’un surcroît de persécutions dont les chrétientés annamites sont les premières victimes. Entre 1857 et 1862, cent quinze prêtres indigènes sont mis à mort, quatre-vingts couvents de religieuses sont détruits, un quart ou même un tiers des cinq cent mille chrétiens du Vietnam, accusés d’être des “ Français du dedans ”, sont traqués comme des bêtes fauves et périssent de misère ou de mort violente. Condamnés à la peine capitale, la plupart marchent au supplice en récitant le rosaire. Tandis que ses valeureux “ gueusards ”, Néron, Cuenot, Vénard, remportent la palme du martyre, Mgr Retord, en fuite dans les montagnes de l’intérieur, meurt, abandonné de tous, en 1858.
Enfin, la France se décide à intervenir efficacement. Saïgon est prise en février 1859 et devient un camp retranché où affluent les chrétiens. La Cochinchine, partie sud de la péninsule, devient alors officiellement colonie française, tandis que le Cambodge se place de lui-même sous la protection de la France, pour échapper aux ambitions du Siam. Un traité est signé en 1862 avec la cour de Hué, dont dépendent l’Annam et le Tonkin ; il accorde aux fidèles catholiques la liberté de pratiquer leur religion. Du moins en théorie.
MGR PUGINIER ET FRANCIS GARNIER
C’est ici qu’apparaît une autre figure remarquable de l’histoire des missions d’Indochine : Mgr Paul Puginier (1835-1892). Débarqué au Tonkin en 1862, ce missionnaire originaire du Tarn, dont la devise est “ Scio cui credidi, je sais en qui j’ai mis ma foi ”, est animé d’un zèle et d’un courage que rien n’arrête. Pendant les vingt-quatre années que durera son épiscopat, 70 000 païens seront baptisés dans son seul vicariat du Tonkin occidental. Il consacre son diocèse de hanoï à la Vierge Marie, et ses missions au Sacré-Cœur. « Gesta Dei per Francos », dit-il, voulant faire du Tonkin une « petite France de l’Extrême-Orient ». Mais que de fois se plaignit-il de l’inconsistance de notre politique coloniale !
Après le traité de Tien Tsin, en juin 1858, qui a ouvert la Chine au commerce européen, le désir de conquérir le marché chinois, tout en protégeant ses missionnaires, pousse la France à étendre sa colonisation depuis la Cochinchine au sud jusqu’au Tonkin, dans le nord. L’intrépide Francis Garnier remonte le Mékong (1866-1868), et reçoit mission du contre-amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine, de s’emparer de Hanoï en 1873. L’expédition, entreprise avec des forces dérisoires, réussit pourtant au-delà de tout espoir. Garnier, qui s’est lié d’amitié avec Mgr Puginier, s’attache d’autant plus facilement les populations tonkinoises que celles-ci voient dans les Français des libérateurs. Après s’être emparé comme en se jouant des citadelles du Delta et de Hanoï, le jeune officier tombe malheureusement victime d’une embuscade tendue par les Pavillons Noirs, sinistres trafiquants d’opium venus de Chine.
Malgré cette mort fâcheuse, un traité entre la France et le Tonkin est sur le point d’être signé, lorsqu’arrive un plénipotentiaire français, nommé Philastre, qui ordonne ni plus ni moins l’évacuation du Tonkin. Funeste décision ! le désaveu infligé aux marsouins de Garnier, l’affolement qui préside à l’abandon de leurs faciles conquêtes et les représailles sanglantes exercées sur les populations, surtout chrétiennes, qui ont pris parti pour nous, ruinent pour longtemps l’influence de la France au Tonkin.
LA QUESTION DU TONKIN
Si encore la République savait reconnaître ses fautes pour s’en corriger, mais non ! La même erreur se renouvelle dix ans plus tard avec l’expédition du commandant Henri Rivière qui tente de reconquérir Hanoï. « L’échec de l’expédition Rivière, écrit alors Mgr Puginier, a eu lieu beaucoup à cause des tergiversations du gouvernement français qui a engagé l’affaire du Tonkin peu à peu, suffisamment pour donner de l’inquiétude à l’ennemi et le pousser à la résistance, sans cependant envoyer lui-même à temps les renforts nécessaires pour agir vigoureusement. » (Launay, Vie de Mgr Puginier, 1894, p. 382)
Cette politique des “ petits paquets ”, imposée par le régime parlementaire républicain, non seulement fait de nombreuses victimes dans le corps expéditionnaire français, mais nous aliène aussi les populations. (...) Mgr Puginier se déclare résolument en faveur du protectorat (...) et dénonce la hiérarchie mandarinale, qui « a juré à la France une haine à mort, parce qu’ils n’ignorent pas que l’établissement de son influence est la ruine de leur tyrannie, de leur prestige et de leur bourse. (...)» (ibid., p. 385)
Parfaitement renseigné, Mgr Freppel, évêque d'Angers et ami de Mgr Puginier, interviendra plus de vingt fois à la Chambre, entre 1880 et 1891, pour soutenir les missions (...).
L’AMIRAL COURBET AU SECOURS DU TONKIN
Malgré le protectorat établi en 1883, le parti hostile à la France a repris le dessus à la faveur des régents qui succèdent à l’empereur Tu Duc. Bientôt, des massacres de chrétiens ravagent l’intérieur du pays. C’est à ce moment que l’amiral Courbet reçoit le commandement en chef des troupes de terre et de mer. (...) Une profonde amitié l'unissait à Mgr Puginier. (...)
Grâce à l’amiral Courbet, l’Annam reconnaît le protectorat de la France en août 1883. En décembre, Courbet s’empare de la citadelle de Sontay, et s’apprête à enlever Bac Ninh, dernier refuge des Pavillons noirs, lorsque, de Paris, l’ordre lui parvient de passer son commandement au général Millot. Ce familier de Gambetta a les faveurs du pouvoir, parce qu’il n’a que le mot de “ république ” à la bouche. Changer de commandant en pleine victoire, face à l’ennemi auquel l’amiral en impose à lui seul autant que son escadre, quel crime ! La France perd là une des plus belles occasions de pacifier durablement le Tonkin. Et, une fois de plus, ce sont les chrétientés qui en pâtissent. De Noël 1883 jusqu’à l’Épiphanie 1884, des milliers de païens, soutenus par les soldats de l’armée régulière, encerclent les villages, frappant partout sans distinction adultes, vieillards ou enfants. La mission naissante du Laos est ainsi entièrement ruinée. (...)
De médiocre valeur, le général Millot sera relevé de son commandement cinq mois après sa nomination. Quant à l’amiral Courbet, il secourt autant qu’il le peut les populations persécutées. Comme la division navale d’Extrême-Orient est toujours sous ses ordres, comprenant que l’avenir du Tonkin se joue en Chine, il prépare aussi une expédition en mer de Chine et remporte coup sur coup les victoires de Fou Tchéou et des Îles Pescadores. En vain, hélas ! puisque le terrain conquis est bientôt rendu à la Chine. Écœuré par la politique insensée de la République, Courbet meurt l’année suivante, à bord de son navire, le Bayard, au milieu de ses marins qui l’admirent et l’aiment comme un père.
EN ATTENDANT LA PAIX FRANÇAISE
L’affaire de Langson, en 1885, simple revers militaire sur la frontière de Chine, déchaîne à Paris une tempête parlementaire, et remet une nouvelle fois en question la présence française au Tonkin. Profitant de la situation, les lettrés annamites lancent un mot d’ordre : « Chassons les Français, massacrons les catholiques ! » qui fait 40 000 victimes en l’espace de deux mois. La religion catholique est déclarée “ religion perverse ”, et les fidèles sont marqués au fer rouge de l’épithète infamante. Dans l’absence de tout secours militaire français, les missionnaires, pour ne pas abandonner leur troupeau au couteau des égorgeurs, décident d’armer leurs chrétiens. Mgr Puginier le premier, qui déclare : « À l’exemple des évêques du moyen âge, nous défendrons contre les barbares les églises et les monastères. » (...)
La pacification sera longue, avec un passif lourd à gérer. D’autant que, lorsque s’installe enfin la paix française, nos missionnaires sont odieusement mis à part. Telle est la face cachée de la politique coloniale de la IIIe république. (...)
Durant le temps de la pacification qui occupe les dernières années du dix-neuvième siècle, menée de main de maître par de grands coloniaux comme Gallieni ou Pennequin, la plupart des résidents civils sont des anticléricaux bornés. Ils ne restent d’ailleurs pas longtemps en place. (...)
LA PERLE DE L’EMPIRE
La France, cependant, s’est beaucoup investie en Indochine, d’abord par ses soldats qui firent régner une paix ignorée depuis des siècles. Annamites, Cambodgiens, Laotiens apprirent à vivre paisiblement côte à côte. Ensuite par ses entrepreneurs et ses capitaux qui développèrent considérablement l’économie de la péninsule : la production de riz fut multipliée par dix, celle du maïs et de l’hévéa, à partir duquel on produit le caoutchouc, fut intensifiée ; 600 000 hectares de terre furent irrigués, on perça des canaux, on traça des lignes de chemins de fer, trente mille kilomètres de routes sillonnèrent bientôt tout le pays ; on construisit des ponts, des barrages, des digues, des villes, des ports comme Haïphong et Saïgon. Le pont Paul-Doumer, enjambant le Fleuve rouge à hauteur de Hanoï, demeure le symbole de cette prospérité coloniale.
Durant la guerre de 1914-1918, on vit 42 000 Indochinois participer à notre effort de guerre, accompagnés des Pères des Missions étrangères, dont plusieurs donnèrent leur vie pour la France. (...)
LAÏCITÉ OBLIGE !
Un bon connaisseur du peuple annamite comme le général Pennequin constatait avec amertume : « Nous avons conquis l’Indochine, nous l’avons pacifiée, mais nous n’avons pas gagné les âmes. » Et pourquoi cela ?
À cause du caractère laïque de la colonisation républicaine. Les missions catholiques profitèrent certes de l’ordre et de la prospérité coloniale, mais c’était sans prise réelle sur la société civile. La caste des mandarins confucéens fut flattée par les pouvoirs civils, tandis que les élites locales apprenaient à l’école républicaine l’idéologie de « Liberté-Égalité-Fraternité », qui porte en elle la contestation de l’œuvre coloniale. Notre Père nous l’a souvent dit : en même temps que nous leur apportions le savoir-faire de la civilisation occidentale, foncièrement chrétienne, c’était tout l’orgueil de notre laïcisme politique et technique qui transfusait en eux. (...)
LE DÉVOUEMENT DES MISSIONNAIRES
Il nous faut donc combler une lacune commune à beaucoup d’historiens, même les meilleurs, en évoquant ici quelques beaux exemples d’œuvres missionnaires. (...)
Prenons l’exemple du Père Vacquier. Lorsqu’il débarqua au Tonkin en 1930, à l’âge de vingt-quatre ans, ce fils d’amiral, doué d’une belle intelligence et d’un remarquable esprit d’organisation, fit impression. Vicaire, puis curé du district de Nam Dinh, il réussit à faire adopter par l’administration une réglementation pour les coolies tonkinois embauchés dans les plantations de Cochinchine, qui abandonnaient femme et enfants pour se fixer dans le Sud et y contracter de nouvelles unions. Grâce à lui, il fut établi que le coolie ne pourrait être embauché qu’avec sa famille.
Parmi les missionnaires, il y avait toujours des « broussards » : ceux qui partaient évangéliser les tribus primitives, désignées sous le terme générique de Moïs, peuples refoulés autrefois sur les hauts plateaux par les Annamites qui s’étaient installés le long de la côte. Durant l’entre-deux-guerres, des tribus entières se convertirent, telle la tribu des Bahnars, qui restera toujours fidèle à la France.
LesFrères des Écoles chrétiennes, débarqués à Saïgon en 1866, y ouvrirent une quinzaine d’établissements, avant de fonder à Hanoï l’institution Puginier. Les lois de 1880 leur supprimèrent bourses et subventions et, en 1904, ils furent expulsés ou sécularisés. Mais ils reviendront en 1941, grâce à l’amiral Decoux.
Les Amantes de la Croix, fondées au dix-septième siècle par les premiers missionnaires pour s’occuper des enfants et des mourants, les Sœurs de Saint-Paul-de-Chartres, débarquées en 1860 et recueillant les orphelins, les Sœurs de saint Vincent-de-Paul, vouées au soin des plus pauvres et des plus malades, furent d’un dévouement admirable, tant la charité est inventive.
N’oublions pas les carmels de Saïgon et d’Hanoï, fondés par le carmel de Lisieux, où sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus aurait pu partir en 1896, si la maladie ne l’en avait empêchée. Mentionnons enfin la Congrégation Notre-Dame, dite “ des Oiseaux ”, fondée grâce à la pieuse impératrice Nam Phuong.
Les Filles de la charité se consacrèrent aussi au soin des lépreux, en profitant des découvertes du docteur Yersin. Le Père Jean Cassaigne (SME), créa pour ces malheureux, au début des années 1930, le village de Djiring, en pays Moï, non loin de Dalat. Il les catéchisait en même temps qu’il les soignait, si bien qu’il y contractera la terrible maladie, mais elle ne se déclarera que plusieurs années après, quand il sera évêque de Saïgon. (...)
Extrait de Il est ressuscité ! tome 6, n° 42, janvier 2006, p. 23-32