1918, LA VICTOIRE AVORTÉE
PÉTAIN, ARTISAN DE LA VICTOIRE
FOCH, AVIDE DE SA GLOIRE
« Il faut penser, non pas aux soldats qui peuvent tomber
dans notre dernière offensive, mais aux 1 500 000 soldats déjà tombés
et qui ont bien droit à une paix à la hauteur de leur sacrifice. »
(Gal Pétain, le 9 novembre 1918)
La conduite de la guerre enlevée par Foch à Pétain, en pleine victoire.
À la date du 7 mai, l’armée française tient 650 km de front, l’armée anglaise 150 (la petite armée belge 45). Or, les Britanniques ont obtenu de Pétain vingt-trois divisions de renfort, dégarnissant notre front, et vingt-quatre autres de réserve ainsi transportées entre Somme et Yser. Nos 650 km n’ont plus que quarante-trois divisions combattantes et... douze divisions de réserve. À la veille de la terrible attaque sur le Chemin des Dames, Foch refuse d’en rien reverser à Pétain, sous prétexte d’une possible attaque allemande dans les Flandres... L’armée française cependant colmate l’énorme brèche, et Paris en célèbre la victoire qu’elle attribue à Foch.
En juin, le péril est extrême. Foch n’en démord pas, et garde toutes ses réserves françaises en appui des Britanniques. Au Matz, Pétain jette ses dernières réserves sur la route de Paris laissée à découvert ! Mais quand les Allemands révèlent clairement leurs préparatifs en Champagne, il est trop tard pour réparer l’énorme déséquilibre... Mais je le dis tout de suite : quand Pétain gagnera, miraculeusement, cette “ seconde victoire de la Marne ”, Foch en interrompra le cours, en lui enlevant du monde ! sous prétexte de monter au plus vite d’autres divisions françaises en Artois pour les beaux yeux de la perfide Albion !
Pétain reste calme, cherchant comment parvenir à faire l’Allemand échec et mat, avant que Foch ne l’en empêche, le mettant lui-même en échec avec d’autant plus de violence que la Victoire en chantant marche en tête de l’armée française pour la première fois ! Tels sont les dessous de la Grande Guerre... « Si, à la fin de juin, nous avons tenu, avait dit Pétain, notre situation sera excellente. En juillet, nous pourrons reprendre le dessus ; après, la victoire est à nous. » C’était le 13 juillet 1917. Un an plus tard, c’est le gigantesque assaut de Ludendorff contre la Montagne de Reims, où le “ fochiste ” Berthelot manqua tout perdre, où le discipliné Gouraud suivit les ordres de Pétain et sauva tout. « C’est l’application intelligente et pleine de cœur de la directive n° 4 qui a assuré l’éclatante victoire défensive du 15 juillet. Cette journée où s’effondra, sur le front de la IVe armée de Gouraud, la dernière grande offensive allemande marque de façon indiscutable le tournant de la campagne 1918. » (Gal Dufieux)
Foch alors intervient. Contraignant Pétain à suspendre la mise en route de sa contre-offensive minutieusement préparée, donnant à Mangin l’ordre d’attaquer l’ennemi sur son flanc, à partir de Villers-Cotterêts, le 18 juillet, il peut se faire gloire, lui, Foch ! d’être le vainqueur de cette seconde Marne ! Il va dès ce moment prendre en main toutes les armées alliées, en vue de sa “ bataille de France ”, comme si Pétain n’existait pas. Clemenceau, ébloui, pour la dernière fois ! le pistonne et patronne auprès de Poincaré dès le 6 août, pour le faire Maréchal de France... tandis que Pétain recevra la consolation de la médaille militaire, la seule décoration qu’il portera jamais sur sa capote, parce que c’est celle des simples soldats.
L’incapacité de Foch nous coûte 100 000 morts,
des destructions immenses et la honte.
« La victoire est à nous », songe Pétain. À moi donc, et vite ! pense Foch, et il sort de ses cartons où elle dort depuis avril son opération de percée en Artois. En conséquence, écrit Aulard, « pas de renfort à espérer pour les VIe et Xe armées poursuivant Ludendorff en retraite générale sur l’Aisne. Allons-nous abandonner les fruits de la victoire ? – En réalité, explique notre opportuniste sorbonnard, des succès plus éclatants se préparaient (sic !,). Foch (je souligne !,) reprenait, avec l’initiative des opérations, la direction suprême des efforts alliés. Il voyait plus loin et plus haut que les rives de l’Aisne et surtout la grande bataille de juillet désormais décidée en notre faveur, il songeait déjà aux prochaines victoires. » (Histoire politique de la Grande Guerre, éd. Quillet 1924, p. 343) Il songeait à sa gloire, oui !
Un rouleau compresseur chasse lentement les Allemands, en écrasant le sol français.
Le 24 juillet, Foch convoque, à son Q. G. de Bombon, le maréchal Haig, le général Pershing et le général Pétain (admirez l’ordre des préséances !,). Il leur fait part de la stratégie qu’il a arrêtée. On réduira d’abord les poches allemandes, de manière à dégager les voies ferrées nord-sud, Paris-Amiens, et centre-est, Paris-Nancy. La tâche principale est confiée aux Anglais qui réduiront la poche de Montdidier. Ces préliminaires étant achevés, il entend refouler l’ennemi entre ce 24 juillet et le 26 septembre, sur sa position fortifiée, la ligne Hindenburg. Ensuite, on élargira le front d’attaque jusqu’à la complète défaite de l’armée allemande...
L’attaque anglaise a lieu le 8 août, à l’est d’Amiens.
Le corps d’armée canadien y fait merveille, épaulé au sud par l’armée Debeney. Les allemands, un instant surpris, organisent la résistance. Foch décide de les prendre en tenailles : c’est la bataille d’Arras, au nord, et la percée de Mangin au sud, entre Oise et Aisne. L’ennemi tient tête ; l’hémorragie ne coûte rien à Mangin ni à Foch, et que faire d’autre ? Ils n’imaginent rien que foncer droit devant, à tout prix. Des ruines, des horreurs : dans leur lent repli, calculé, les Allemands se conduisent en barbares. Enfin Ludendorff décide la retraite générale sur la ligne Hindenburg ; elle s’exécute du 3 au 19 septembre. Mais, à la charnière des deux fronts nord-sud et centre-est, à Condé-sur-Aisne (Paris, 105 km), l’ennemi oppose une résistance acharnée, infranchissable. Il faut surseoir.
Les 12-13 septembre, l’offensive franco-américaine.
L’offensive est lancée pour réduire le saillant de Saint-Mihiel. Préparation de plusieurs heures menée par trois mille pièces d’artillerie, toutes françaises ; les Américains enlevèrent d’un seul élan tous leurs objectifs. C’est le premier engagement de l’armée américaine, objet de tous les dévouements des services français qui pallient leur manque de matériel comme aussi leur inexpérience du combat. Pétain et Pershing s’entendent à merveille, les deux armées fraternisent. En deux jours, la Woëvre est libérée. Notre front de l’Est se préparait ainsi à l’assaut final. C’est capital, pour Pétain. Pour Foch, c’est un détail sans conséquence. Déjà il enlève les troupes américaines à Pétain pour les engager dans la grande offensive qu’il médite.
La “ bataille de France ” sera lancée le 26 septembre.
Les Américains, transportés en Argonne devront avancer rapidement en direction de Mézières. Les Anglais, à l’ouest, devront pousser vers Cambrai, et l’armée belge, au nord, sous l’autorité du Roi mais aux ordres de Foch, du moins celui-ci le prétend-il, tendra vers Gand et vers Bruxelles. Ainsi la victoire sera générale, indivisible, elle sera donc la victoire de Foch. Cette bataille gigantesque, linéaire, frontale, sans aucune finesse stratégique, ne donna pas les résultats escomptés. À son habitude, irréfléchi, inorganisé, infantile, Foch se multipliait en coups de gueule et d’attrapades de ses généraux, dont il fustigeait la passivité ! Pétain, qui, tout à son devoir, s’efforçait de tirer le meilleur parti des résultats acquis, était la cible privilégiée de ces débordements honteux. Ainsi, le 4 octobre : « La journée d’hier montre une bataille qui n’est pas commandée, une bataille qui n’est pas poussée, une bataille qui n’a pas d’ensemble, faute d’élan... par suite, une bataille où il n’y a pas d’exploitation des résultats obtenus, résultats honorables certes, mais certainement inférieurs à ceux qu’il était permis d’escompter. » (cité par Aulard, p. 363) Sous l’insulte, le chef de l’Armée française demeure impavide.
En réalité « de l’Argonne à la mer du Nord, les armées alliées se trouvaient, à la fin de la première semaine d’octobre, arrêtées sur les dernières organisations que l’ennemi possédait encore entre la ligne Hindenburg et la ligne Hermann. Un effort puissant devait suffire à faire craquer cette mince cloison. Il fut prononcé le 8 octobre, sur le centre du front de bataille, par toutes les armées échelonnées entre Cambrai et l’Argonne, et brisa définitivement les dernières résistances. » (p. 364) Le repli allemand, sous les coups des armées françaises partout en renfort des Anglais, sous des chefs prestigieux, Gouraud, Guillaumat, Mangin toujours aussi sanglant mais efficace ! Debeney, dépasse la ligne Hindenburg le 9 octobre, et il ne s’arrêtera plus jusqu’à la ligne Hermann, dernier rempart de la puissance allemande, entre les 15 et 25 octobre.
Alors, Foch, toujours aussi ignorant de l’art de la guerre et mené par son obsession de gloire personnelle, arrête une nouvelle fois ses armées victorieuses. Plus que jamais imperator, il leur distribue leurs secteurs d’attaque : depuis les Flandres, jusqu’à la Champagne, et même, seule nouveauté ! étonnante nouveauté, jusqu’à la Lorraine : « Dès lors, c’est la poursuite : du 5 au 9 novembre, toutes nos armées s’ébranlent et libèrent rapidement la presque totalité du territoire français. Le 10 novembre au soir, le front passe par les approches de Gand et de Mons, par Maubeuge, Mézières, Sedan. Le 14 novembre, doit commencer l’offensive de Lorraine. Sous les ordres de Castelnau, trente divisions marcheront sur Sarrebrück. Comment résister à cette attaque nouvelle et formidable ? À tout prix l’Allemagne va conclure l’armistice. » (Aulard, p. 371) Heureusement pour Foch, tant pis pour la France !
Il y avait d’autres chefs de guerre et d’autres stratégies.
Quatre-vingts ans de recherches historiques ont permis aux chercheurs de se faire une idée plus exacte de la valeur des hommes et de leurs vues stratégiques qu’au moment même de l’immense bataille et dans l’Entre-deux guerres. Il nous suffit d’écouter, de lire, en réfléchissant sur la carte et sur le terrain. Il est d’abord surprenant qu’après la guerre de mouvement de 1914, les belligérants se soient immobilisés, enterrés, et tenus mutuellement à la gorge pendant presque quatre ans, sans parvenir à relâcher cette étreinte pour chercher une issue rapide dans une stratégie d’adresse et de mouvement. Les contraintes du combat quotidien et du manque d’armement suffisant l’expliquent jusqu’à la glorieuse victoire de Verdun en juillet 1916. Ensuite, de Joffre à Nivelle, et de Nivelle à Foch, l’inertie est la même, de plus en plus accusatrice.
Je me suis tellement étonné, trop ignorant pour m’en indigner, que j’ai été heureux d’apprendre enfin, dans la Vie de Castelnau, du Gal Gras, que plusieurs officiers généraux avaient émis très tôt, dès 1914, l’idée qu’il fallait tenter une victoire de revers sur les Empires centraux. Non la folle entreprise des Dardanelles, conçue par Winston Churchill comme une aventure ! mais le débarquement à Salonique d’un corps expéditionnaire important, destiné à remonter de fleuves en fleuves jusqu’au Danube, et atteindre Budapest et Vienne, imposant un armistice au plus faible des belligérants et au plus proche de nous, l’Autriche-Hongrie. Ni les Anglais ni les gouvernants de notre République, ni nos généraux ensommeillés n’en voulaient entendre parler. Mais Gallieni, mais Franchet d’Espèrey, et Castelnau qui s’en fit le propagandiste obstiné et écouté.
On sait que la chose eut lieu, décidée pour faire diversion aux tristesses de l’année 1915. On y envoya Sarrail, bête noire des cléricaux, de Clemenceau et de Joffre tout autant. On le voua aux gémonies. Je crois qu’il fit son travail, long, embrouillé, périlleux, avec un grand mérite. Rappelé en France par Clemenceau, un moment remplacé par Guillaumat qu’une intrigue de Foch et de Clemenceau rappela à Paris, pour rien ! c’est Franchet d’Espèrey qui débarque là-bas, trouve le corps expéditionnaire prêt au combat. Tandis que Foch entasse par dizaines des divisions anglaises et françaises entre Ypres et Compiègne, lui, avec sa petite armée de type colonial, réalise la plus belle des percées, la plus gigantesque des conquêtes sur le front de Macédoine. Son offensive foudroyante du 15 septembre 1918 rompt les lignes bulgares à Dobropolje ; sa cavalerie entre à Uskub sans coup férir, le 28 septembre, et le 29 la Bulgarie signe l’armistice. La marche de nos soldats, ivres de conquêtes, se poursuit sur Belgrade et sur Budapest, dans l’indifférence pleine de mépris et d’arrogance de Clemenceau et de Foch. Quant aux Britanniques, feignant l’inattention, ils menaient de leur côté et à leur exclusif profit la conquête de la Palestine, la mise en tutelle de l’Égypte et déjà celle des immenses champs de pétrole de la Mésopotamie et de l’Arabie ! Ah, la guerre de mouvement !
Plus proche, et d’une importance non moindre, était la stratégie qu’envisageait le général Pétain, en pleine concordance de vues avec Castelnau, et cela dès les mois de septembre-octobre 1917, où il régnait sur l’Armée française, avec le soutien actif de Painlevé. Lui aussi pouvait dire à peu près ce que Franchet d’Espèrey avait insolemment déclaré en partant pour Salonique, en juin 1918 : « L’armée allemande aura longtemps encore une grande capacité de résistance ; elle a derrière elle une série de lignes organisées jusqu’au Rhin, de plus en plus courtes. Elle peut donc tenir très longtemps et lasser les Alliés... Je l’ai dit à Clemenceau en partant :une des facultés indispensables à un chef, c’est l’imagination ; elle a jusqu’à présent fait défaut à ceux qui conduisent notre barque ; et ils en voulaient à ceux qui osaient en avoir, quitte à chercher à appliquer leurs idées quand il était trop tard... M. Clemenceau se désintéresse de l’Orient. Il a tort. Ce n’est qu’ici qu’on peut terminer vite la guerre... » Mais M. Clemenceau, ni les anglo-saxons ne voulaient en terminer avec leur bête noire, la double-monarchie austro-hongroise, et Foch ne voulait pas d’une gloire dont il ne pourrait rien s’attribuer, ni sur le Danube, ni et encore moins à Morhange !
Le discours de Pétain dès que son programme d’armement de 1917 aura été mis en route par Painlevé, est comparable, touchant le front de Lorraine laissé inactif, à celui de Franchet d’Espèrey regardant les vastes régions désertiques des Balkans. Pendant que Foch se prépare à une attaque frontale des lignes fortifiées allemandes d’ouest en est ravageant le sol de la Patrie, l’inondant encore d’un torrent de sang... pour laisser enfin l’Allemand invaincu rentrer chez lui en bon ordre et déjà assoiffé de revanche, Pétain invente une stratégie offensive d’une simplicité et d’une sûreté incomparables. La victoire ne peut venir que de l’Est, la géostratégie le clame. « Il faut chercher le point faible de l’adversaire... C’est à l’Est, à partir de Verdun, qu’on trouvera les fronts les plus faiblement tenus, les points les plus sensibles des communications ennemies ; enfin, des gages politiques importants », et là sont les armées françaises, chez elles, défendant leur propre sol : « L’honneur de porter le coup décisif est réservé à l’Armée française. »
Les politiciens ne sont pas des stratèges, et les généraux à qui l’ambition tient lieu de réflexion sont d’un manque total d’imagination et de compétence en leur propre fonction de chefs d’armée. Clemenceau et Foch sont prisonniers de leurs intrigues, de leurs partis, de leurs connivences. Ils vont sacrifier l’Armée française, la France elle-même demain, pour l’amour de la République laïque et pour le service de l’Angleterre. Donc, rejet hautain du projet d’offensive en Lorraine. Pétain, discipliné, se tait, mais peaufine l’hypothèse stratégique, au troisième bureau de son état-major général... en cas de besoin !
Arrive ce que Pétain prévoyait : ce piétinement devant les lignes Hindenburg et Hermann, l’exaspération de Foch, l’impatience du Parlement, les critiques acerbes de Clemenceau. Son projet est prêt : il faut rassembler une trentaine de divisions (françaises !) sur un front de 60 km, devant Nancy – comme en août 1914 ! pour les lancer vers Morhange – comme en 14 ! en direction de Trèves et de Mayence sur le Rhin. Évidemment, Morhange fait problème à Foch... Et puis, Pétain commande l’action, Castelnau sous ses ordres est chez lui à Nancy ! Foch pense à quoi ? À sa gloire qu’il se fabrique à l’ouest et au centre, à coups de grandes et sanglantes batailles. Ne vont-ils pas l’éclipser ? Dix jours mortels passent, du 10 au 20 octobre, le dossier lorrain est sous le coude de Foch. Ce retard funeste empêche Pétain et Castelnau de déclencher aussitôt leur offensive. Foch s’en empare le 20 octobre, en change le dispositif, pour mettre Mangin, qui est son homme, en pointe extrême ; c’est encore huit jours perdus. Enfin, l’attaque est fixée au 15 novembre. Vue l’urgence, ramenée au 14. Mais Foch est tout entier occupé de la demande d’armistice reçue par le président Wilson, agréée par les gouvernements alliés, non sans consultation du généralissime des armées alliées. Et le maréchal Foch accepte l’armistice, qui sera signé à Rethondes le 11 novembre. Il n’y aura pas d’offensive de Lorraine ; Castelnau, Pétain, l’Armée française, la France retombent dans leur médiocrité tandis que Foch et Clemenceau sont passionnément acclamés par le pays trompé.
Abbé Georges de Nantes
Extrait de la CRC nos 306-307, oct.-nov. 1994
« LA PLUS GRANDE FAUTE DE LA GUERRE »
Nous publions ici quelques extraits des Mémoires du Gal E. de Cointet, alors chef au 2e bureau du G Q G français :
Un armistice prématuré : « C’est le 9 novembre au soir, assez tard, que nous apprîmes que l’armistice allait être signé. J’en ressentis une profonde déception, mêlée d’une grave inquiétude pour l’avenir, la plus grave que j’aie éprouvée de la guerre. Comme je sortais du bureau, tout à mes préoccupations, je croisais dans la rue un de mes officiers, qui fut sans doute frappé de mon air soucieux : “ Eh bien ! mon colonel, s’écria-t-il, m’abordant, n’êtes-vous pas content ? Voici enfin la fin de la guerre ? ” – “ Je n’ai jamais été plus mécontent, lui répliquais-je. Signer l’armistice maintenant est la plus grande faute que nous puissions commettre. ” Il était interloqué : “ Mon colonel, comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Pourquoi consentir encore des pertes importantes puisque notre victoire est reconnue ? Ce serait inhumain. ” – “ Nous n’aurions peut-être pas perdu 500 hommes, lui répliquai-je, nos renseignements le prouvent et vous verrez ce que cela nous coûtera plus tard. ” Je le quittai. Il n’était pas convaincu, mais certainement scandalisé de mes propos. Mon opinion était partagée par bien des camarades, notamment du 3e bureau, et les événements ne l’ont que trop justifiée. » (p. 179)
Le refus de Foch : « Je n’ai jamais compris pourquoi le maréchal Foch, qui au cours de la guerre n’avait jamais hésité à prendre tant de décisions hardies, avait atermoyé de la sorte dans une occasion qui m’avait semblé ne présenter aucun risque, mais au contraire, d’immenses avantages. J’eus l’occasion de m’en ouvrir un jour, en 1928, au général Weygand. “ J’avais été, me dit-il, tout à fait convaincu par votre note du 15 octobre et je l’avais présentée sans tarder au maréchal Foch, en insistant pour qu’il en adoptât les conclusions. À ma grande surprise il refusa. Comme je m’en étonnais, ‘Vous êtes, me dit-il, un cavalier, un risque tout. Moi, je veux respecter les principes et ne pas faire d’attaques qui ne soient pas liées. ’ ” » (p. 198)
L’abnégation de Pétain : « Le maréchal Pétain me demanda, à la fin de 1929, une étude sur l’attaque manquée de Lorraine. Le sujet m’était ainsi fixé : “ Comparer les possibilités d’exécution et les chances de succès d’une attaque alliée en Lorraine, suivant qu’elle aurait été ordonnée au début ou au milieu du mois d’octobre 1918 ”. Le maréchal Pétain regrettait, sans doute, l’occasion manquée et était désireux de savoir si elle aurait pu ne pas l’être. Il avait aussi conscience d’avoir donné, sans aucun retard, ses ordres en fonction de ceux du maréchal Foch et d’avoir hâté, autant qu’il était en son pouvoir, leur réalisation. Celle-ci dépendait du 3e bureau et je n’ai pas besoin de répéter que ce bureau s’y était employé à fond. Le maréchal me demanda de lui lire mon étude. [...] “Mais, conclut-il, je ne peux pas cependant démolir Foch. ” » (p. 202-203)