Il est ressuscité !
N° 195 – Février 2019
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Les monuments français
de notre admirable Chrétienté
LE dimanche 13 janvier, nos frères François et Louis-Gonzague accompagnés d’une bonne centaine d’amis, étudiants, parents et enfants, se rendirent au palais de Chaillot, pour une visite de l’ancien Musée des monuments français, devenu depuis environ dix ans la Cité de l’architecture et du patrimoine.
Jusqu’au 4 mars, sous les termes voilés et “ culturellement corrects ” de « Chronique d’un rêve de pierres », une exposition est consacrée au Crac des chevaliers, la plus formidable des forteresses médiévales, située en Syrie, à l’ouest de Homs, à quelques kilomètres de la frontière libanaise. Sous le rapport de leur génie architectural et militaire, il s’agissait pour une fois d’exalter les Croisades, ou du moins de ne pas en avoir honte. Le mérite des deux commissaires de l’exposition, Jean-Marc Hofman et Emmanuel Pénicaut, est d’autant plus grand que la salle du musée, consacrée aux Croisades, fut fermée il y a une vingtaine d’années par crainte des musulmans, et plus encore par le laïc souci – républicain et conciliaire (Nostra ætate) – du bien vivre ensemble...
UN HISTORIEN ET ARCHÉOLOGUE CATHOLIQUE.
Si toutes les ressources de la technique allaient, de fait, servir la bonne cause, elles furent heureusement complétées par les explications de frère François, qui avait composé à cet effet un livret des plus pédagogique. Il commença tout d’abord par présenter le musée, et celui qui en fut la cheville ouvrière :
Diplômé de l’École nationale des chartes, historien et archéologue du Moyen Âge, Paul Deschamps (1888-1974) était avant tout un fervent catholique. Il admirait immensément la Chrétienté médiévale, savait ce qu’elle devait à la nation française, Fille aînée de l’Église, ainsi qu’à ses rois très chrétiens. Il voulut donc faire apprécier au grand public tous les chefs- d’œuvre de cette époque, fruit de la grâce divine et du travail des hommes.
Alors qu’en 1920 la Syrie passe sous mandat français et que le très chrétien général Gouraud devient haut-commissaire de la France au Levant, Paul Deschamps va sous son autorité et avec son appui réunir une poignée d’érudits et d’architectes pour explorer les forteresses construites par les Croisés. Quand Paul Deschamps vit pour la première fois le Crac des chevaliers, ce fut un choc, un éblouissement : il va en faire l’étude approfondie, organiser sa restauration et, comme nous sommes à la belle époque de l’Empire français, il va pour ainsi dire révéler l’existence de cette fascinante forteresse à la métropole lors des expositions coloniales des années trente.
En 1937, c’est encore sous l’impulsion de Paul Deschamps que le Musée de la sculpture comparée (1882) qui exposait des œuvres de différentes nations, est transformé en Musée des monuments français. Exclusivement consacré au patrimoine architectural français, et donc catholique, on y trouve exposés, grandeur nature, des moulages des tympans de nos cathédrales, basiliques et abbatiales. Des merveilles pour ainsi dire à la portée de la main, facilement observables.
UNE HISTOIRE VIVANTE, TOUJOURS ACTUELLE.
La présentation officielle du musée est certes suggestive et veut susciter l’enthousiasme : « Le musée des monuments français propose une histoire vivante de l’art de bâtir, du onzième siècle à nos jours. Il offre à ses visiteurs un voyage, dans l’espace et dans le temps : de la basilique de Vézelay en Bourgogne, exemple remarquable de l’utilisation du décor sculpté dans l’architecture romane du douzième siècle, au plafond peint de la coupole de la cathédrale de Cahors, au quatorzième siècle, qui constitue l’un des rares exemples de peinture monumentale gothique, conservée aujourd’hui en Europe... »
Nos frères, eux, attirèrent l’attention de nos amis sur les sources mystiques et politiques de toutes ces beautés, et insistèrent sur leur actualité. Ils les réinsérèrent dans le tissu relationnel de leur histoire, et leur rendirent vie pour ainsi dire, à l’école de notre Père, qui est celle aussi de Notre-Dame de Fatima. Car « dans cette immense lumière qui est Dieu », où le passé, le présent, l’avenir ne font qu’un, ces trésors d’architecture ne sont pas les témoins morts d’un passé révolu ni les œuvres de spécialistes de l’art pour l’art. Ils sont l’expression toujours vivante de la foi, de l’espérance et de la charité de toute une société illuminée, vivifiée, dirigée par Dieu et ses “ prolongements terrestres ” : sainte Église catholique, saints rois très chrétiens et bon peuple de France, tous cheminant et progressant de siècle en siècle, au gré ou au péril d’une histoire, dont les grandes étapes sont révélées dans le livre de l’Apocalypse.
Avec la voix des artisans qui les ont sculptées, amplifiée par celle, immense, des foules qui les ont contemplées avec admiration et qui ont prié par elles et en elles, ces pierres “ crient ” toujours que notre Bon Dieu est le Dieu-Verbe incarné, vivant et vrai, qu’il est juste, bon et nécessaire de croire, d’espérer en lui, de l’aimer, et par conséquent de défendre ses intérêts ici-bas, toujours menacés par son adversaire, le Diable.
LA FOI DE NOS PÈRES.
Avant d’en arriver à la grande épopée des Croisades et au Crac des chevaliers, nos frères voulurent que nos amis comprennent combien celles-ci n’avaient été que la projection du plus biblique et du plus évangélique des christianismes, gravé dans la pierre par les “ bâtisseurs de cathédrales ”. La visite commença donc par les salles où étaient exposées les reproductions moulées de plusieurs tympans, chefs-d’œuvres de notre “ Moyen Âge ” : un véritable catéchisme en images ! L’exposé des fondamentaux de notre religion, ceux-là mêmes que les apparitions et le message de Notre-Dame de Fatima ne cessent de rappeler à notre génération conciliaire qui n’en veut plus.
C’est ainsi que tous furent saisis par le tympan de l’abbatiale de Conques (Aveyron) avec son impressionnant Jugement dernier où l’on peut voir, au milieu de la foule bien ordonnée des élus, saint Charlemagne. Mais à la gauche du Christ en gloire, grouillent les réprouvés ; ils sont précipités en enfer où chaque vice trouve son supplice : l’orgueilleux chevalier est désarçonné et précipité la tête la première, l’usurier est pendu avec sa bourse pesante au cou, un couple adultère léché par les flammes, tandis qu’un abbé avec mitre et crosse se prosterne devant un démon... Le tympan de la cathédrale d’Autun ajoutera l’ivrogne tapant sur un tonneau vide tandis que de l’autre côté du Christ, saint Pierre aide un élu à monter au Ciel.
Moralité : l’enfer existe, je peux y tomber si je me conduis mal... Mais l’Église ne manque pas à son devoir et elle incite ses enfants à produire de « dignes fruits de pénitence », en partant par exemple pour la Croisade et gagner ainsi l’indulgence plénière qui y était attachée... Et puis le Bon Dieu est bon, le Christ dans toute sa gloire royale prend plaisir à voir les élus monter au Ciel. Saint Michel y aide beaucoup, la Sainte Vierge aussi, Elle qui est reine puissante, couronnée au plus haut dans les Cieux par le Père et le Fils. Elle a évidemment « le rôle principal », et bien avant saint Maximilien Kolbe, les bâtisseurs de cathédrales, les sculpteurs, les peintres, les poètes, et tous les pauvres pécheurs et larrons du Moyen Âge savaient d’expérience que le Bon Dieu lui avait confié tout l’ordre la Miséricorde...
Après les visions de l’Apocalypse représentées sur le tympan de l’église Saint-Pierre de Moissac, fille de Cluny, c’est le grand tympan du narthex de l’abbaye de Vézelay qui attire l’attention de frère Louis-Gonzague. Vézelay, ce seul nom nous parle de sainte Marie-Madeleine, de ses reliques et de la bonté de ses miracles.
Notre frère s’attarda à détailler ce tympan qui représente la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres. Il est d’une grande richesse théologique et, qui plus est, à contre-courant du concile Vatican II et du Catéchisme de l’Église catholique (CEC).
Au centre siège le Christ en gloire. De ses longs doigts fusent des rayons lumineux qui se répandent sur la tête des Apôtres. C’est donc Lui, Jésus, qui communique le Saint-Esprit à ses douze Apôtres, afin qu’ils aillent eux et leurs successeurs, l’Église catholique et hiérarchique, dans le monde entier proclamer la Bonne Nouvelle du salut, apportée par Lui seul, Jésus de Nazareth, à toute la création : « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné. » (Mc 16, 16)
L’Esprit-Saint n’est donc pas vague, indéfini, interreligieux (cf. Liber accusationis III. Sixième hérésie du CEC : erreur sur le Saint-Esprit, animateur du monde nouveau), c’est l’Esprit qui procède du Père et du Fils, c’est l’Esprit de Jésus. Magnifique figuration de ce qui fut pour l’abbé de Nantes, notre Père, un grand combat théologique.
Grâce au livret explicatif, chacun put admirer et comprendre le symbolisme des personnages ou des événements évangéliques figurés sur ce tympan, et autre linteau, voussure, etc.
CLUNY.
Le groupe de nos amis progressait, les tout-petits avaient hâte d’en arriver au château. Mais la maquette de l’abbatiale de Cluny les sidéra et leur fit bien écouter les explications de frère Louis-Gonzague.
L’abbaye de Cluny, fondée en 909, fut gouvernée par une suite de saints abbés : saint Odon, saint Mayeul, saint Odilon. Saint Hugues entreprit en 1088 la construction d’une nouvelle abbatiale, qui fut le plus grand édifice de la Chrétienté et qui le demeura jusqu’à la reconstruction de Saint-Pierre de Rome au seizième siècle. Sa longueur intérieure était de cent soixante-dix-sept mètres. Sa nef était d’une élévation exceptionnelle dans l’art roman : trente mètres sous la voûte en berceau. En outre, elle était largement éclairée parce qu’on avait pratiqué de grandes ouvertures dans les murs latéraux. Or, la voûte en berceau a le grave inconvénient d’exercer sur les murs latéraux une poussée qui tend à les écarter. À Cluny, les murs latéraux n’y résistèrent pas et la nef s’effondra en 1125. Aussitôt reconstruite, ce fut probablement à Cluny, que pour la première fois on substitua l’arc brisé à l’arc en plein cintre. Cet immense édifice comptera plus de mille chapiteaux sculptés, sans parler des « pierres vivantes » : les mille cinq cents monastères et dix mille moines issus de la congrégation de Cluny.
La Révolution française et l’Empire vont s’acharner à la destruction de ce témoin gênant de la Chrétienté ; de ses sept clochers, un seul est resté debout. Depuis lors, les pierres de cette abbaye en ruine ne cessaient de crier à chaque génération leur malheur présent, leur gloire d’antan, et leur espérance d’une résurrection. C’est seulement dans les années trente qu’un « jeune de France », Georges de Nantes, a compris leur message :
« Bernon fonde Cluny en 909 [...]. Guillaume d’Aquitaine, comte de Mâcon, eut l’idée neuve de faire hommage du nouveau monastère et de ses terres en don perpétuel au Saint-Siège, les soustrayant ainsi aux convoitises, empiétements et pressures des seigneurs environnants, des évêques et peut-être quelque jour du roi lui-même ! Coup de génie politique qu’inspirait un sentiment très fort de la suprématie du Pontife romain, grâce auquel Cluny va prendre la tête de la renaissance bénédictine par toute la Chrétienté et devenir, pour l’an mille, cette forêt de piliers et de colonnes qui soutiendront l’édifice prestigieux de l’ordre féodal et royal, plus que français, moins qu’impérial, européen [...].
« À partir de 909, l’Histoire me parle, elle me concerne et m’appelle, elle m’éclaire et m’aide. Cluny est sur la route de Chônas à Glux, celle de nos transhumances enfantines, entre le château de mon Père et celui de ma grand-mère. Son histoire est celle de mon univers ; j’ai aperçu ses clochers échappés à la ruine, en passant. Et par bonheur, la grande idée de ses abbés de légende, Odon, Mayeul, Odilon, appartient à la vision qui m’a été inculquée de notre ordre catholique et français, comme sa clef de voûte. Serait-il dès lors insensé de dire que ma vocation s’originait, naissait là, dans cette fondation de Cluny que dix siècles ne séparaient pas autant de nous qu’ils nous y unissaient [...] ?
« Je ne vis pas mille ans en arrière comme m’en brocardaient mes confrères. Je vis de ces mille ans qui ont bâti mon univers – et le leur, hélas ! qui leur indiffère à moins qu’il ne leur soit étranger et ennemi –, et qui lui ont mérité de Dieu et de son Christ de survivre. J’y puise toute ma sagesse, à leurs cent cinquante vérités et bontés, beautés humaines et chrétiennes, ou pour mieux dire monastiques et monarchiques. » (Mémoires et récits, t. 2, p. 189 : Cluny entre Chônas et Glux)
C’est ainsi qu’en avant-garde de la grande apostasie, seul de sa génération et raillé par ses confrères, l’abbé de Nantes, docteur mystique de la foi catholique, reçut la vocation de “ reconstruire ”, mais “ à chaux et à sable ” d’une doctrine totale, la splendeur de cet ordre humain et divin dont Cluny fut une des plus belles réalisations. Le prochain camp de la Phalange, au titre évocateur : Cathédrale de lumière, nous en instruira avec bonheur.
LA CROISADE
Émerveillement des enfants en pénétrant dans l’exposition sur le Crac des chevaliers : une immense maquette, des photos, des films, etc. Comme il ne fallait pas en rester à la superficie des considérations esthétiques ou techniques, nos frères leur expliquèrent donc ce que furent en toute vérité les Croisades.
En 1078, Jérusalem passe aux mains des Turcs seldjoukides, les chrétiens y sont persécutés, l’accès des Lieux saints est interdit aux pèlerins. Le 27 novembre 1095, alors que se déroule le concile de Clermont, le pape Urbain II prêche la Croisade : après avoir fait un tableau navrant des persécutions et des massacres subis par les chrétiens d’Orient, il adjure les princes et la noblesse de cesser leurs luttes fratricides et de prendre les armes pour aller secourir leurs frères d’Orient que l’on assassine impunément. En 1096, un élan d’enthousiasme soulève la Chrétienté. Le 14 juillet 1099, Jérusalem est vigoureusement attaquée, le lendemain la ville tombe aux mains des Croisés.
La Croisade fut donc une œuvre de l’Église “ catholique et hiérarchique ”, hautement louée jusqu’aux jours du funeste concile Vatican II ; l’abbé de Nantes, notre bienheureux Père, l’a parfaitement résumée dans le point 44 des 150 Points, qui traite de l’extension du Royaume de Dieu :
« La Croisade protège et garantit la mission et la colonisation [cf. supra, p. 2-21]. Elle est une défense de la Chrétienté établie, elle est une menace pour les tyrans qui feraient obstacle à l’Évangile et persécuteraient les missionnaires et leurs nouveaux chrétiens, elle est parfois décrétée pour la destruction des pouvoirs persécuteurs et esclavagistes qui interdisent la prédication de l’Évangile et l’instauration pacifique des mœurs chrétiennes, parce qu’ils font régner une terreur sanguinaire sur des peuples sans défense. »
COMME il arrive souvent, le spectacle de notre groupe CRC édifie, réconforte. Deux jeunes filles, deux Marie, Neige et Hélène, furent cette fois-ci, les instruments de la grâce :
« Marie Neige et moi avons été interpellées par une vieille dame. Elle nous a d’abord demandé où nous nous étions procuré nos livrets et je lui ai offert le mien. Elle nous a raconté qu’elle était née en Algérie, et avait été élevée par des religieuses et des jésuites. Elle était très heureuse d’entendre les explications de frère François, d’autant plus qu’elle avait été très choquée par le discours d’un rabbin qui avait comparé la charria et les Croisades lors d’une récente réunion interreligieuse.
« Nous avons donc discuté des Croisades, elle nous a expliqué avec beaucoup de conviction que nous n’avions été en Orient que pour défendre les pèlerins et la Terre sainte ! Vous pensez si nous étions d’accord ! Cela lui faisait visiblement très plaisir de parler avec nous. Elle nous a dit avoir l’impression de vivre dans un monde de fous. Et constater qu’elle n’était pas seule à penser la vérité l’a réconfortée. Elle nous a bien encouragées à ne pas changer dans nos convictions ! »
LE CRAC DES MOINES-CHEVALIERS
Crac ou Krak ? L’appellation « Crac des chevaliers » tire son origine de l’existence sur ce site d’une petite forteresse construite par des Kurdes à la solde de l’émir d’Homs. Le mot Crac ou Crat francise le mot latin cratum, par lequel les Croisés traduisirent l’expression arabe ḥiṣn’al-akrâd, littéralement « la forteresse des Kurdes ». Ils ne conservèrent que le mot akrâd qui devint cratum par aphérèse (modification phonétique impliquant la perte d’un ou plusieurs phonèmes au début d’un mot). Tous les textes latins et français du Moyen âge emploient le C et non le K. Paul Deschamps a donc rejeté l’erreur apparue à la fin du dix-neuvième siècle d’écrire le mot avec un K.
Les Croisés le prirent d’assaut en 1099, lors de la première Croisade, alors qu’ils descendaient vers Jérusalem. Puis Tancrède, régent d’Antioche, s’en empara définitivement dix ans plus tard en 1109. Le comte de Tripoli, Raymond de Toulouse, y installa une garnison franque. N’ayant pas les moyens d’entreprendre d’importants travaux pour renforcer ses fortifications, le comte Raymond II, de Tripoli, le confia en 1142 à la garde de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, appelé communément “ les Hospitaliers ”.
Ces religieux devinrent à cette époque un ordre militaire. La communauté était composée de trois catégories de religieux qui observaient les trois vœux d’obéissance, de pauvreté et de chasteté. Les frères chevaliers et les frères sergents maniaient les armes, il leur était attribué les charges militaires, tandis que les frères chapelains, prêtres, célébraient l’office monastique, implorant des grâces pour leurs frères qui luttaient les armes à la main contre les incursions et invasions musulmanes. Religieux avant tout, les moines-chevaliers commencèrent par bâtir la chapelle, puis ils poursuivirent des travaux de fortification pendant plus d’un siècle en améliorant sans cesse les défenses du château. Le Crac sera une place forte parmi les plus perfectionnées du Moyen Âge.
Le Crac accueillait soixante moines-chevaliers : chacun avait un sergent d’armes franc, ainsi qu’un valet. Ces moines-chevaliers vivaient au cœur de la forteresse. Tout autour étaient cantonnées des troupes auxiliaires, constituées de Turcoples (combattants auxiliaires habillés à la turque), mercenaires à cheval, et de piétons autochtones : arabes chrétiens, grecs, arméniens, et même des musulmans. Selon les chroniqueurs, il y eut jusqu’à deux mille personnes dans la forteresse et ses abords.
Les Hospitaliers ayant mis en valeur la plaine de la Boquée en l’irriguant grâce aux torrents et rivières qui descendaient des montagnes, de nombreuses exploitations agricoles leur appartenaient et assuraient leur ravitaillement. La garnison possédait ainsi une réserve de vivres pour cinq ans.
UNE PLACE FORTE STRATÉGIQUE.
La forteresse est construite sur une colline de sept cents mètres de haut aux flancs abrupts. De gros travaux de terrassement ont encore renforcé cet avantage naturel : longue de trois cents mètres et large de cent cinquante mètres en son milieu, très haute, elle domine les alentours, ce qui la rendit imprenable.
Son importance stratégique tenait d’abord à sa position géographique. En effet, le Crac était un nœud principal dans le maillage des forteresses qui assuraient la défense des territoires francs. Du haut de ses tours, on apercevait les places fortes de Chastel Blanc à l’est et de Gibelacar au sud. Des feux d’alarme pouvaient être allumés et prévenir de proche en proche, en cas d’attaque, toutes les forteresses du comté de Tripoli.
Le roi de Hongrie André II se félicitait du rôle stratégique du Crac, « la clef des terres chrétiennes », tandis que le chroniqueur musulman Ibn al-Athîr déplorait cet « os en travers de la gorge des musulmans ». Saladin eut beau infliger de nombreuses défaites aux Croisés, il ne put s’emparer du Crac des chevaliers. Fort de sa victoire à Hattin (3-4 juillet 1187), et disposant d’une armée de près de 40 000 hommes, il décida de ne pas l’attaquer, car il savait l’entreprise hasardeuse. Les Hospitaliers organisèrent ensuite de nombreux raids sur les convois d’approvisionnement de son arrière-garde, ce qui le gêna considérablement.
Étant à la frontière entre les royaumes des Croisés et les terres musulmanes, le Crac était une base idéale pour se défendre ou pour attaquer. En 1230, l’émir de Homs refusait de payer son tribut au comte de Tripoli. Templiers et Hospitaliers rassemblèrent au Crac une armée de trois cents cavaliers et 2 700 piétons, puis ils lancèrent une série de raids autour de Homs jusqu’à ce que l’émir cède. Le Crac servait ainsi de point de repli une fois l’attaque effectuée.
Au treizième siècle, Saint Louis renforça et perfectionna de nombreuses forteresses de Terre sainte. Il n’a pas lui-même travaillé pour le Crac, comme il le fit pour d’autres places fortes, mais il inspira la construction de la deuxième enceinte concentrique, entièrement indépendante. Toutes les attaques contre cette énorme forteresse furent repoussées. Jamais les musulmans ne purent s’en emparer par la force, mais c’est par ruse qu’elle tomba. En 1271, un an après la mort de Saint Louis, Baybars attaqua la forteresse. Le sultan sachant qu’il n’arriverait pas à prendre l’enceinte intérieure, bien qu’elle ne fût plus défendue que par trois cents hommes, envoya une fausse missive, émanant prétendument du grand maître des Hospitaliers, et qui enjoignait aux assiégés de se rendre. C’est ainsi, hélas ! que le 8 avril 1271, la citadelle fut occupée par les Mamelouks. Ils transformèrent la chapelle en mosquée et, vingt ans plus tard, en 1291, la prise de Saint-Jean d’Acre marqua la fin des États francs d’Orient.
LE CRAC REDEVIENT FRANÇAIS (1920-1949).
En 1920, la Syrie étant passée sous contrôle du “ mandat français ”, le général Henri Gouraud, désigné comme le haut-commissaire de la France au Levant, arrive dans ce pays avec « un esprit de croisé qui unit la colonisation et la mission ». Frère Jean-Duns lui a consacré de très belles pages (Il est ressuscité, n° 181, novembre 2017, p. 26-30). Il faut les relire pour comprendre la raison profonde de l’intérêt du général pour le Crac des chevaliers. Celui-ci est situé en territoire alaouite, minorité méprisée par les autres musulmans. C’est précisément cette race fière, résistant sans cesse à la domination turque comme à l’islam sunnite, que le général Gouraud va choisir afin de la promouvoir et de lui confier un rôle politique de premier ordre. L’État alaouite est créé par la France en 1922, qui deviendra à partir de 1930 le gouvernement de Lattaquié, subdivision de la grande Syrie. Le Crac des chevaliers est alors considéré comme le monument emblématique de ce territoire.
Un même sang de France unit pour ainsi dire cette forteresse et ce peuple, si l’on en croit Le Monde colonial illustré, « revue mensuelle, commerciale, économique, financière et de défense des intérêts coloniaux ». En effet son numéro 70, de juin 1929, présenté dans l’exposition, montre en couverture une jeune fille alaouite dont les caractéristiques physiques sont décrites comme le fruit des alliances, à l’époque franque, entre « les dominateurs, parmi lesquels les Français », et les populations autochtones.
Si frère Jean-Duns nous a bien expliqué tout ce que le général Gouraud a fait pour le peuple alaouite, pour la Syrie française, et pour celle d’aujourd’hui par voie de conséquence, c’est frère François qui apprit à nos amis la passion du général pour l’archéologie de la Syrie franque et tout spécialement pour le Crac des chevaliers. Il n’avait pas encore mis le pied en Syrie qu’il avait déjà élaboré un plan d’étude des monuments des Croisés.
Le Service des Antiquités, qu’il crée à cet effet, va organiser en 1926 un congrès archéologique qui réunit deux cents érudits européens : pendant plus de quinze jours, ils découvrirent les principaux monuments construits par les Croisés. Le Crac avait servi de demeure et d’entrepôt aux autochtones et se trouvait donc dans un état lamentable. Malgré l’incompréhension des populations locales et l’inertie de certaines autorités républicaines, Paul Deschamps dirigea deux missions en 1927-1929. Il fit une étude scientifique du château, puis il entreprit son déblaiement ; des photos attestent ce travail titanesque : des milliers de tonnes de fumiers, de gravats, évacués à partir de 1928 avec l’aide de l’armée du Levant, et grâce à un petit chemin de fer interne au Crac... Paul Deschamps obtint ensuite en 1933, après d’innombrables démarches dans les ministères de la République, que le Crac soit acheté par la France. Sa mosquée put redevenir ce qu’elle était à l’origine : une chapelle catholique, qui servit cependant dans un premier temps d’entrepôt.
Un merveilleux film d’archives montre des militaires français processionner des palmes à la main dans le sanctuaire du Crac. C’était le 17 mars 1940 lors de la messe des Rameaux. En ce jour où l’Église célèbre précisément la royauté du Christ dans Jérusalem, victoire éphémère, mais victoire tout de même, le Christ Jésus, vrai roi de France, devait savourer celle-là, lui qui était de retour après plus de six siècles d’absence. Nul doute aussi que les pierres devaient en crier de joie (cf. Lc 19, 40)...
Nos amis purent entendre ce témoignage d’un des responsables actuels des fouilles archéologiques sur le site du Crac : « Les premiers chrétiens au monde ont été des Syriens. Nous, les Syriens, nous sommes chrétiens avant d’être musulmans et nous en sommes fiers. Nous sommes fiers d’avoir chez nous ce monument représentatif de l’architecture occidentale, enraciné dans la culture syrienne. »
SOUS LA PROTECTION DES RUSSES.
Délaissé par la France pendant la Seconde Guerre mondiale pour cause de trahison gaulliste, le Crac devient la propriété de la Syrie en 1949.
En 2013, plusieurs centaines d’islamistes s’en emparent comprenant bien que le Crac est une plate-forme d’accès vers Homs. Comme au temps des Croisades !
L’armée syrienne parvint à le reprendre le 20 mars 2014 après de durs combats, au corps à corps, contre des Tchétchènes, des Tunisiens, des Algériens. L’intérieur du château porte la marque des combats, malgré l’attention de l’armée syrienne à limiter les dommages à l’extérieur de l’édifice.
Signe de cette reconquête victorieuse, aujourd’hui les drapeaux syrien et russe flottent au vent sur le Crac des moines-chevaliers francs. Lorsque le Saint-Père aura consacré la Russie au Cœur Immaculé de Marie, tout rentrera dans la charité d’un ordre que symbolise cette bienheureuse vision de paix.
Gardons en conclusion ces quelques mots adressés à nos frères, lesquels expriment bien l’enthousiasme de nos amis qui ont tant appris au cours de cette visite : « Merci infiniment de la grande richesse de vos visites-pèlerinages qui font sortir nos enfants du marasme intellectuel de l’Éducation nationale, et leur donnent une grande fierté d’être catholiques. P. et A. P. »
Frère Philippe de la Face de Dieu.