Il est ressuscité !

N° 229 – Février 2022

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Lettre à Mgr Alexandre Joly 
Première partie

C’EST avec une joie surnaturelle que les Petits frères et les Petites sœurs du Sacré-Cœur ont accueilli votre nomination par le Saint-Père au Siège de l’Église de Troyes qui demeurait vacant depuis près d’un an. Nous savons que vous-même recevez cette mission avec beaucoup de joie malgré les graves soucis qui accompagnent nécessairement la charge d’enseigner, de sanctifier et de gouverner le petit troupeau commis à votre garde... pour le guider, le conduire, aidé de vos prêtres, vers « le Ciel, unique but de tous nos travaux » comme le dit si bien la petite Thérèse, avec cette radicalité bien propre aux saints. Car le bref passage que représentent nos vies sur cette terre est tragique. À son issue, c’est ou le Ciel pour un bonheur qui ne finira pas, ou l’enfer et pour l’éternité. C’est une vérité de notre foi révélée par Notre-Seigneur et rappelée par Notre-Dame – l’aurions-nous oubliée ? – qui n’a pas hésité à montrer cet enfer effrayant à trois petits enfants, Lucie, François et Jacinthe, le 13 juillet 1917 à Fatima, tout en leur recommandant à chacun et avec angoisse la récitation quotidienne du chapelet et en dévoilant la dévotion à son Cœur Immaculé, refuge et chemin des âmes pour les conduire jusqu’à Dieu.

Soyez donc bien assuré, Monseigneur, de nos prières et de nos sacrifices à votre intention.

Je ne peux toutefois m’empêcher d’associer votre nom à la Commission doctrinale des Évêques de France à l’origine d’un sévère Avertissement à l’attention de tous vos confrères pour les informer, les alerter sur les doctrines de l’abbé Georges de Nantes auquel je succède, fondateur de nos communautés et du mouvement de la Contre-Réforme catholique. Notre Père a rendu son âme à son « très chéri Père du Ciel » le 15 février 2010, muni des sacrements de l’Église donnés à plusieurs reprises par des prêtres en communion avec leur évêque. Il a été enterré en terre chrétienne à l’issue d’une messe de funérailles célébrée dans notre chapelle de la maison Saint-Joseph, par le Père Raymond Zambelli, recteur émérite des sanctuaires de Lisieux et de Lourdes, au vu et au su de Monseigneur Marc Stenger. Il est mort en digne fils de l’Église... et j’ose ajouter... sous les effets d’aucune sanction canonique régulière...

Avec la mort de notre bien-aimé Père, on aurait pu penser “ l’affaire de Nantes ” enfin réglée, la toute petite foule de ses disciples et amis des trois ordres se séparant et se dispersant définitivement au milieu du Peuple de Dieu... Mais douze années plus tard – et Dieu sait pourtant qu’ils ne sont pas nombreux – force est de constater que ce n’est pas le cas ! Il fallait donc faire quelque chose ! Mais quoi ? Un Avertissement !

Lors de la publication de ce document le 25 juin 2020, il ne m’a pas semblé bien de préparer une réponse complète et systématique, et ce pour plusieurs raisons.

Principalement parce que si la Commission doctrinale, organe par définition collégial, peut émettre des avis, si elle le juge vraiment utile pour le bien de l’Église de France et des âmes, cette commission en tant que telle, et quels que soient les qualités et le rang de ses membres, n’a aucune autorité pour rendre des jugements doctrinaux qui puissent se substituer à l’exercice personnel du pouvoir d’enseignement que détiennent les évêques pour le seul territoire placé sous leur juridiction. Ainsi, répliquer à une Commission doctrinale au sujet d’un document dont le ou les auteurs ne sont pas clairement identifiés aurait été de ma part le début d’une reconnaissance d’une autorité qu’elle n’a pas.

D’ailleurs, l’Avertissement se termine ainsi : « Chaque évêque, dans son diocèse, peut faire l’usage qu’il jugera approprié du présent Avertissement pour éclairer les fidèles éventuellement troublés par les erreurs de la CRC. »

Mais au moment où les membres de la Commission doctrinale reconnaissaient solennellement l’autorité de chaque ordinaire dans son diocèse pour former son propre jugement et donner ou non une suite à cet Avertissement, leur autorité était “ court-circuitée ” par la publication de cet Avertissement sur le site de la CEF. Mgr Laurent Camiade, évêque de Cahors, se jugeait, lui, autorisé à en donner un libre commentaire dans une interview accordée au journal La Croix qui n’a pas manqué de reproduire de larges extraits du document.

Donc, sans attendre le jugement des ordinaires, quiconque faisant ou non partie de l’Église est libre de prendre connaissance de ce document et de se forger sa propre opinion. Mais alors à quoi servent les évêques si par média et rumeurs publiques interposés, certains d’entre eux font pression sur les autres en lieu et place de l’exercice personnel, et donc seul légitime, d’un quelconque magistère qu’ils prétendent pourtant défendre contre nous ? Ce que je rapporte là illustre parfaitement ce qu’a écrit notre Père à propos des conférences et commissions épiscopales : « Ces organismes parasitaires revendiquent un pouvoir consultatif qui leur permet de dominer l’opinion populaire, et un pouvoir délibératif, de toute manière usurpé, pour contrôler le gouvernement de l’évêque. »

Et notre Père d’ajouter : « Ces oligarchies anonymes, irresponsables, s’avèrent foncièrement révolutionnaires ; toutes les hérésies et les schismes y trouvent abri et réconfort. » L’Avertissement semble lui donner tort puisqu’apparemment c’est la défense de la foi, du « dogme de la foi » pour reprendre l’expression que Notre-Dame employa dans la deuxième partie de son grand secret révélé à Fatima le 13 juillet 1917, qui motive cet Avertissement contre les prétendues erreurs de la CRC, en particulier contre une « conception sensualiste de l’eucharistie » qui pourraient « éventuellement » troubler les fidèles.

Je suis en droit de mettre en doute la vérité et la sincérité de ces apparentes intentions.

Ce qui a effectivement troublé les fidèles, ce qui les a scandalisés, au moment même où les membres de la Commission finalisaient cet Avertissement, ce fut l’interdiction générale, quasi absolue édictée par le gouvernement français durant les deux périodes de confinement d’assister à la messe célébrée par leurs pasteurs dans les églises de France, interdiction ressentie à juste titre comme un acte de persécution très insidieuse et d’une redoutable efficacité. Elle visa directement non pas tant les prêtres et les évêques, mais les brebis qui leur furent arrachées de force, la République s’attribuant l’autorité des premiers pour veiller au bien des corps des secondes, mais au mépris du bien de leurs âmes. Et durant ces semaines, ces mois de réclusion forcée, ce fut une pénible révélation des cœurs parmi les pasteurs, entre ceux tout dévorés d’un zèle apostolique et qui trouvaient mille solutions pour exercer vaille que vaille leur ministère... en particulier celui de distribuer la communion, et ceux qui délaissèrent leur troupeau.

À cet égard, l’exemple de Mgr Norbert Turini, évêque de Perpignan, mérite d’être cité, lui qui a enjoint ses prêtres « de ne pas s’ériger en comptables de leurs assemblées dominicales et donc de ne pas rejeter si tel était le cas, la trente et unième personne et les suivantes qui se présenteraient. » Mais conscient de les exposer à des sanctions, il ajoutait : « J’en prends l’entière responsabilité et si cela s’avère nécessaire j’en répondrai personnellement devant les pouvoirs publics. » Ce qui n’excluait pas, d’ailleurs, le respect de règles sanitaires de prudence pour ne pas propager une épidémie qui doit toutefois être expliquée comme un châtiment, une miséricorde, un pressant appel du Bon Dieu à se convertir.

Il est vrai que dans un tel contexte et sur pareil sujet, prendre les bonnes décisions suppose d’avoir la foi catholique, la foi en la Présence Réelle de Notre-Seigneur dans le Saint-Sacrement, en ses très précieux « Corps, Sang, Âme et Divinité (...) présents dans tous les tabernacles de la terre ». Les fidèles et leurs prêtres assistèrent alors à cette autre révélation des cœurs en constatant cette division au sein même de la Hiérarchie décrite avec effarement par Jean-Marie Guénois dans les colonnes du Figaro du 23 novembre 2020 :

« Un évêque (...) s’est dit douloureusement étonné de constater une foi catholique eucharistique théologiquement divergente  jusque chez les évêques. Un état de fait qui reflète un débat tabou dans l’Église catholique : une partie des théologiens, prêtres, évêques et certains cardinaux, a épousé les thèses du protestantisme qui considèrent la  présence  eucharistique du Christ comme  symbolique  et non  réelle . Donc non absolument  sacrée  au point de se battre pour elle. La grande surprise dans ce registre est venue de Rome cette semaine. Et d’un futur cardinal (...) choisi par le pape François pour piloter l’important synode des évêques. Mi-novembre, il a traité ceux qui se plaignaient de ne pouvoir accéder à la messe  d’analphabétisme spirituel  dans la revue jésuite de référence mondiale, La Civilta Cattolica. Il a demandé à l’Église de profiter de cette crise pour rompre avec une pastorale visant à  conduire au sacrement  pour passer, par les sacrements, à la vie chrétienne ”. » Et Jean-Marie Guénois de poursuivre : « Un cardinal très proche du Pape, relativisant l’importance de la messe... Ces propos ont choqué beaucoup d’évêques, mais pas tous. Une partie de l’Église catholique doute sur la foi eucharistique, qui est pourtant l’un de ses fondements. »

Mais des évêques, et cela ne fait aucun doute, ont gardé intacte une foi vive en la Présence Réelle tel Mgr Bernard Ginoux à la tête du diocèse de Montauban comme en témoigne l’article qu’il a signé dans l’édition du 3 au 9 décembre 2020 de Valeurs Actuelles pour rappeler, d’une part, que « notre foi est charnelle » – ce que précisément nie l’Avertissement que vous avez signé pour nous le reprocher ! – et, d’autre part, qu’il est nécessaire pour les fidèles d’assister à la messe : « La vie du fidèle chrétien a-t-elle besoin de l’eucharistie ? Nous pouvons répondre oui sans aucun doute. Bien sûr, nous avons bien des manières de vivre notre foi, mais la messe est unique parce que c’est là que physiquement, réellement, nous vivons cet échange. Il y a rencontre effective et efficace (si notre cœur est pur) entre le Sauveur et nous : l’eucharistie communique le fruit du Salut. Par la foi et la présence divine, le fidèle le reçoit. »

Est-il nécessaire d’en dire plus pour expliquer pourquoi je doute que le trouble des fidèles, en particulier dans leur foi catholique en l’eucharistie, puisse constituer le vrai et sincère motif de l’Avertissement de la Commission doctrinale ? Mes doutes sont d’autant plus justifiés que dans le contexte actuel, angoissant, d’une chute généralisée, vertigineuse, de la part des fidèles, aussi bien dans la pratique religieuse que dans les connaissances les plus élémentaires des vérités de la foi catholique, il serait bien étonnant que les quelques propositions théologiques de l’abbé de Nantes sur l’Eucharistie, les sacrements de mariage et d’ordre, sur la bienheureuse Vierge Marie et même sur la Sainte Trinité, matière principale de cet Avertissement, “ noyées ” dans les 20 000 pages et les 6 000 heures de nos œuvres écrites et audiovisuelles, difficiles au point d’avoir mobilisé le travail de six évêques et cinq théologiens, puissent sérieusement troubler qui que ce soit.

Et jamais personne n’aurait l’idée de faire des rapprochements blasphématoires entre ces propositions théologiques de notre Père et les prétendus « comportements immoraux » auxquels elles pourraient conduire, à moins de lire l’Avertissement de la Commission doctrinale et de se nourrir non pas l’âme et l’esprit... mais l’imagination. Donc, ce qui risque de mettre le trouble parmi les fidèles, ce n’est pas la doctrine de la CRC, mais la lecture de cet Avertissement rendu public et accessible à quiconque se connecte sur le site internet de la CEF. Et c’est de cette publication que je me suis plaint auprès de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims, dans deux lettres datées du 29 juin et 1er août 2020... sans évidemment obtenir satisfaction.

À l’exception du directeur d’un important établissement de l’enseignement catholique, pour lequel quelques précisions orales ont suffi à confirmer nos relations de confiance anciennes de plusieurs années, je n’ai eu personnellement aucun écho de cet Avertissement qui semble n’intéresser personne... Les choses allaient en rester là lorsque par la Providence du Bon Dieu, le Vicaire du Christ vous a choisi pour l’Église de Troyes.

Vous êtes aujourd’hui au milieu de votre troupeau, en tant que successeur des Apôtres, le représentant de Notre-Seigneur et c’est à ce titre que je veux honorer votre autorité et faire appel à vos pouvoirs spirituels... en commençant par vous présenter l’abbé de Nantes et nos communautés, son œuvre et tout particulièrement ce qui fut la “ grande affaire de sa vie ” en m’efforçant de dire toute la vérité, seule capable de réconcilier la Sainte Famille qu’est l’Église catholique à laquelle nous appartenons, avec le Bon Secours du Cœur Immaculé de Marie, notre Mère à tous, à jamais !

ENFANT DE L’ÉGLISE

Dans une note remise au cours d’une audience qui se déroula le 13 février 1891, votre confrère, Mgr Charles-Émile Freppel, évêque d’Angers et député à la Chambre, à Paris, écrivait au pape Léon XIII pour l’adjurer de toutes ses forces de renoncer à adresser aux évêques de France une lettre encyclique les engageant à “ adhérer sans arrière-pensée à la République ” :

« Profondément attaché au droit monarchique qui est le droit national et historique de la France depuis quatorze siècles, je suis convaincu que la forme et les institutions républicaines ne conviennent nullement au pays, et qu’elles en amèneraient la ruine religieuse, morale et matérielle, si elles devaient s’y implanter d’une façon tant soit peu durable. L’expérience de tous les jours ne fait que me confirmer dans cette conviction. » Et pour quelle raison ? Parce que, par principe, « les républicains persécutent la Religion comme telle, parce qu’elle est la Religion, et que les loges maçonniques, foyers principaux des idées républicaines, ont juré la destruction du catholicisme en France. »

Cela était si évident, déjà, sous la présidence de Sadi Carnot, la démonstration de Mgr Freppel si invincible, que Léon XIII, sans doute gagné au libéralisme et peut-être même, un tant soit peu, à l’illuminisme révolutionnaire de Félicité de Lamennais, n’eut pas d’autre choix que de suspendre la publication de son encyclique déjà rédigée. Il dut attendre la mort de l’évêque d’Angers qui jouissait en France d’une autorité redoutée et donc respectée aussi bien des autorités politiques qu’il combattait dans leurs projets anticléricaux que du clergé français, pour promulguer le 16 février 1892 la Lettre Au milieu des sollicitudes laquelle faisait « un devoir à tous les catholiques d’accepter le fait républicain, écrit notre Père, pour mériter l’apaisement promis et de lutter, tous unis, “ sur le terrain constitutionnel ” pour la seule cause religieuse. Être d’abord républicain, premier devoir, et ensuite fidèle à sa foi. Le grand péché sera bientôt le “ péché de monarchie ”. Mais quand on ne fait pas la politique de sa religion, on en vient immanquablement à embrasser la religion de sa politique. » (Lettre à mes amis no 236 du 25 octobre 1966)

Ainsi, sous l’autorité de Léon XIII, endiguée un temps par saint Pie X, mais relayée ensuite par Benoît XV et finalement par tous les Papes qui se sont, depuis, succédé sur le Siège de Pierre, l’idéologie de 1789 devait s’imposer dans l’Église qui mena sa “ nuit du 4 août ” ou, pour mieux dire encore, sa “ révolution d’octobre ” selon les propres termes du Père Yves Congar, lors du deuxième Concile du Vatican. Cette évolution idéologique au sein de l’Église même supposait de criminelles accointances avec deux erreurs doctrinales majeures.

D’abord le modernisme « qui, avec perfidie, accorde au “ Christ de la foi ”, personnage inconsistant, création de l’expérience intime, du sentiment individuel, tous les titres que l’Église reconnaît à Notre-Seigneur Jésus-Christ Fils de Dieu, mais les refuse au nom de la raison et de la science critique au “ Jésus de l’histoire ”. Cette dichotomie de source kantienne, d’une hypocrisie consommée, a été solennellement condamnée par saint Pie X. Elle feint de conserver toute la foi chrétienne, mais pour la rejeter dans le domaine de l’irréel et de l’irrationnel : dans le néant. » Ensuite, autre erreur, le progressisme, dont la doctrine consiste à tirer argument des imperfections, des lenteurs et des désordres des siècles passés pour conclure à la radicale infidélité de l’Église à l’Esprit du Christ et à l’inspiration des premiers chrétiens et au rejet pur et simple de ses institutions séculaires, de l’ensemble de ses traditions. Les progressistes « prophétisent un autre avenir, des temps nouveaux ; ils réclament, ils préparent une réforme globale des institutions, une révolution mystique des peuples soulevés par l’Esprit, qui ouvrira le millénaire, l’âge du Saint-Esprit, la nouvelle Pentecôte, cieux nouveaux et terre nouvelle. »

Et c’est dans cette perspective de l’histoire de l’Église, tout au long du vingtième siècle, que s’inscrivent la vie et la vocation de notre Père qui fut Enfant de l’Église depuis le deuxième jour de son existence jusqu’à son dies natalis.

« Je suis né le 3 avril 1924 à Toulon, a-t-il lui même écrit dans un récit autobiographique publié en octobre 1976, de Marc de Nantes, officier de marine, et de Marguerite de Joannis de Verclos. C’était au lendemain de la victoire laïque et républicaine du Cartel des Gauches (11 mars). L’Église allait en 1926 condamner l’Action française pour se libérer définitivement de ses attaches séculaires à la Monarchie très Chrétienne et se ligoter à la IIIe République radicale-socialiste et franc-maçonne. Mes parents étaient tous deux catholiques romains fervents, royalistes d’Action française, parfaitement légitimistes de cœur et d’esprit. Je trouvai dans mon berceau l’essentiel de ce qui fera ma joie et ma croix durant cette vie, mais j’espère ma gloire dans l’autre. » (La Contre- Réforme catholique no 110, octobre 1976, p. 3)

Au gré des affectations de son père, ses parents le confièrent successivement, avec ses frères, à l’éducation des maristes de Toulon, aux jésuites de Brest et finalement aux Frères des Écoles chrétiennes du Puy-en-Velay. « De tant de maîtres nous gardons le souvenir très ému ; ils nous ont, tous, édifiés. » (ibid.) C’est de 1938 que date sa vocation de moine-missionnaire, de petit Frère du Père de Foucauld, à la suite de la projection du film L’appel du silence, vocation qui devait guider ses pas jusqu’aux portes du séminaire en 1943, après avoir fréquenté la Faculté catholique de Lyon et assuré un an d’engagement dans les Chantiers de jeunesse, donc sous les ordres et la protection du maréchal Pétain. « C’était le creuset d’où devait sortir une nouvelle France, saine, disciplinée, unie. » (ibid.)

LES ANNÉES DE SÉMINAIRE.

« Je suis resté quatre ans au séminaire de Saint- Sulpice, à Issy-les-Moulineaux, en 1943-1947. J’y ai beaucoup reçu et m’y suis trouvé parfaitement heureux. La liturgie était magnifique, la vie bien ordonnée sans mesquines contraintes, les études fortes si on le voulait. Cependant, après la Libération, le progressisme y fit irruption et, sur ses pas, clandestin, le modernisme. Comme je racontais à ma mère, un soir de vacances, cette fureur de nouveautés qui agitait le séminaire et faisait présager le bouleversement conciliaire, elle me dit : “ Celui qui se dressera contre un tel mouvement se fera excommunier. ” Et, comme je le pensais aussi... “ en tout cas, que ce ne soit pas toi ! ” ajouta-t-elle après un moment de silence. “ Si c’est moi, ce sera bien votre faute !Et pourquoi ?Parce que vous et papa, vous m’avez toujours montré la vérité ! ” Alors, elle termina sur ce chapitre par une de ses sentences si sages, si sages qu’on ne peut les oublier quand une fois on les a entendues : “ Un arbre n’arrête pas le vent dans la plaine... ” » (ibid.)

Ces quatre années de séminaire d’intense travail et de prières, furent donc aussi pour le jeune Georges de Nantes le temps des premiers choix et des premiers combats pour demeurer, sa vie durant, in medio ecclesiæ, et temps de la préparation à la grande controverse qui devait enflammer l’Église vingt ans plus tard, à l’occasion du Concile.

« Je fis ma cinquième année au Séminaire des Carmes, à l’Institut catholique de Paris. Je reçus l’ordination sacerdotale à Grenoble, mon diocèse, le 27 mars 1948 (...). Cette année-là je passai ma licence de théologie et j’obtins le premier prix au concours de théologie “ Le Christ, Révélation de Dieu ”. Je crois avoir beaucoup travaillé, beaucoup appris et retenu au contact de nos maîtres parisiens, de Broglie, Henry, Daniélou, Robert, Arquillères, Andrieu-Guitrancourt... » (ibid.)

PREMIÈRES RUPTURES.

À l’issue de son séminaire, notre Père devait passer chaque année quelque examen. « La licence en sciences sociales, avec une enquête sur les prêtres-ouvriers qui me les fit rencontrer et sur lesquels je rédigeai dès 1948 un rapport fort alarmiste pour le Père de Soras. Licence de philosophie scolastique, qui demandait alors un sérieux travail et une science exacte ; licence de lettres de Sorbonne, trop glorieuse à mon avis pour sa valeur réelle. Je préparai aussitôt deux thèses. La première, immense, reste inachevée, sur la structure métaphysique de la personne. La seconde, toute prête, sur la notion de personne chez saint Thomas d’Aquin, fut refusée par mon patron de thèse, le chanoine Lallemand, pour... modernisme ! » (ibid., p. 4)

Malgré ces brillantes études qui offraient à notre Père, s’il le voulait, les perspectives d’une légitime carrière ecclésiastique et universitaire, il préféra mettre en pratique ce qu’il écrira quelques années plus tard à l’un de ses fils spirituels : « Vois-tu, choisis toujours la voie basse, de l’humilité, du prosaïque service de Dieu. Si tu aimes Notre-Seigneur comme moi, tu détesteras la diversion, le divertissement, si élégant, si humaniste, si fin soit-il ! Tu iras doucement et puissamment à contre-courant, vers les emplois, vers les exils, vers la bagarre sans gloire. Regarde ma vie... je suis d’année en année précipité de là où je suis à une basse fosse moins honorable... Cela est bon et c’est ainsi que nous sommes de bons ouvriers du Royaume de Dieu. »

Ainsi se laissera-t-il guider, au gré des nominations qu’on lui offrait et des renvois qu’on lui infligeait, par les voies de la Providence qui devaient le conduire à répondre à sa vocation de moine-missionnaire dans le “ désert ” de la Champagne, aujourd’hui votre diocèse Monseigneur, d’abord dans l’humble et admiré service de curé de campagne à Villemaur, puis dans un service meilleur, plus universel, mais encore plus humilié de l’Église à la maison Saint-Joseph, à Saint-Parres-lès-Vaudes. Voici comment cela s’est passé.

« À l’automne 1948, le Père Enne m’avait fait engager comme professeur de philosophie par le Père Épagneul, fondateur des Frères missionnaires des campagnes, pour lesquels il exigeait qu’on enseigne saint Thomas. Je le fis avec joie, et plus encore l’année suivante comme professeur de théologie. Ils étaient ruraux, honnêtes, enthousiastes, solides. Je leur enseignais saint Thomas et les immunisais ainsi contre le progressisme et le modernisme que leurs frères anciens, formés au Saulchoir, y avaient contractés pour la vie. Mes élèves ne m’écoutaient que trop bien ! Le Père Épagneul me congédia brutalement en juin 1950, allant jusqu’à m’interdire de retourner chercher mes livres et revoir mes élèves que l’obéissance religieuse conduirait dès lors dans de tout autres voies. » (ibid.) Premier renvoi d’une longue série.

« Mis à pied par le Père Épagneul, un confrère m’offrit de lui succéder comme aumônier des Sœurs aveugles de Saint-Paul et de leurs jeunes pensionnaires, dont le couvent jouxtait notre maison Marie-Thérèse, agréable campagne boulevard Denfert-Rochereau où quelques prêtres étudiants étaient accueillis dans la compagnie des vieux prêtres de Paris au milieu desquels resplendissait de verve et de savoir le chanoine Osty. J’approchai au 88 de belles âmes que leur cécité corporelle rendait aptes à saisir mieux que nous les choses invisibles et à vivre une haute perfection. Quel bonheur pour moi que ce doux ministère.

« Durant les vacances, je faisais un ministère de paroisse. En 1948, l’évêché de Grenoble m’avait envoyé à Saint-Bruno, grosse paroisse ouvrière. On y pratiquait une liturgie d’avant-garde, dont le seul effet tangible était de mettre à bas le réseau d’œuvres admirables et dynamiques que le curé précédent, le chanoine Joussard, y avait développé “ sous Pétain ”. Je me prêtais à tout, mais cela devint, l’été 1950, intenable. Leur refus formel de recevoir l’encyclique Humani Generis me parut inconciliable avec la foi ; je le dis, cela ne plut pas. Et puis, l’abbé Bolze prétendait qu’en trois mois d’été je démolissais leur travail de toute l’année. Il y avait du vrai ! Je voyais trop l’échec total et lamentable de leur pastorale nouvelle. On me pria de ne plus revenir. Les années suivantes, j’allai à Saint-André puis à Vénissieux dans la banlieue lyonnaise, fief de Berliet et du Parti communiste, remplacer le curé tombé malade ; j’y serais bien resté, mais le curé se remit heureusement et reprit sa place. Je rentrai à Paris le cœur gros. » (ibid.)

En parallèle, notre Père collaborait avec le journal de l’Action française qui paraissait sous le titre Aspects de la France. Il y tenait la chronique de politique religieuse sous le pseudonyme d’Amicus. Mais il eut “ l’imprudence ” de prononcer à Nantes une conférence sur Le MRP, fourrier du marxisme ! De fait, pour la défense de l’Église et la vérité de la foi menacées par des erreurs même politiques, notre Père n’hésitait pas à se lancer dans la bagarre sans la moindre considération de tout respect humain ou réputation de sa personne et des amis qui voulaient bien le suivre. À la suite de cette conférence, notre Père fut cité à comparaître devant l’Official, le chanoine Potevin, et expulsé du diocèse de Paris sans considération ni pitié par Mgr Feltin lui-même. Deuxième renvoi...

« Je dus me résigner à interrompre ma collaboration à l’Action française et mes travaux de théologie, pour rentrer dans mon diocèse. Mgr Caillot voulait me nommer professeur de théologie au grand séminaire de Grenoble, mais une cabale m’en éloigna. Après trois mois de coups fourrés, je me retrouvai sur le pavé de Paris, ne sachant plus à quel saint me vouer. Mes caisses de livres encombraient ma chambre de Marie-Thérèse et je n’avais aucune destination à leur donner ! La lecture du bréviaire, dans ses nombreux psaumes de détresse, fut cet été-là mon réconfort.

« Un confrère dévoué – oh, que ces amitiés sacerdotales longuement formées au cours des années de séminaire sont belles et précieuses ! – me tira de mon pétrin en me recommandant au R. P. Dupré, supérieur général de l’Oratoire, homme énergique et bon. Il m’envoya au Père Tourde, supérieur du collège Saint-Martin de Pontoise, qui m’engagea aussitôt comme aumônier puis, en 1953, comme professeur de philosophie et chef de maison. » (ibid.) Et c’est dans ce collège que notre Père pêcha ses deux premiers disciples qui ne devaient plus jamais le lâcher leurs vies durant : Gérard Cousin (notre frère Gérard de la Vierge) et Bruno Bonnet-Eymard (votre serviteur).

PROJET DE FONDATION.

« Les années de plénitude coulent vite, poursuit notre Père ; j’eus en 1955 une sorte d’appel soudain, irrépressible, à satisfaire mes désirs les plus profonds en entrant, à défaut du rêve impossible, chez les carmes. Je quittai Pontoise, mais les Pères carmes, revenant sur leurs bonnes dispositions à mon égard, me refusèrent l’entrée de leur noviciat. Je comprends maintenant que ce n’était pas ma voie, je remercie Dieu de cette rebuffade, mais ce fut une déception cruelle et de nouveau j’éprouvai, cet été-là, l’ennui de ne savoir quoi faire de mon sacerdoce dans une corporation cléricale de plus en plus hostile, où les dossiers vous précèdent partout et la hargne des démocrates-chrétiens, qui sont féroces tant qu’ils peuvent. » (ibid.)

Il poursuit : « Grâce au dévouement de mon admirable ami, “ le saint de l’Action française ”, Henri Boegner, André Charlier qui dirigeait le Collège de Normandie [près de Clères, dans le diocèse de Rouen], filiale de l’École des Roches, et cherchait un professeur de philosophie, m’engagea. Je devais travailler trois ans auprès de cet admirable pédagogue, tout à la fois professeur extraordinaire, musicien, acteur, à l’âme de lutteur et de mystique. Je m’occupai en même temps d’Anceaumeville, petite paroisse rurale voisine aux familles encore profondément chrétiennes. C’est pour ces paysans, pour quelques anciens élèves et plusieurs couvents de religieuses où j’allais prêcher, que j’ai écrit ma première Lettre à mes amis, à soixante exemplaires, le 1er octobre 1956. » Missive circulaire, de direction spirituelle, qui deviendra, par l’enchaînement des événements d’actualité, une véritable chronique de la vie de l’Église sous la forme d’un bulletin mensuel à diffusion nationale et internationale intitulé tour à tour La Contre-Réforme catholique au XXe siècle et Il est ressuscité !

Pourtant, notre Père se voulait être une âme cachée en Dieu, tout abandonnée à ses divines volontés et tout occupée à rendre gloire à Dieu, comme le révèle la lettre qu’il écrivit à son directeur spirituel, à la Toussaint 1957, dont voici un large extrait :

« 1. Je suis prêt à faire ce que Dieu veut, indifféremment. Si j’ai été attaché à l’action politique, cela ne reste plus en moi que sous la forme d’un devoir, pesant. Voilà le résultat de dix ans – ou presque – de sacerdoce, d’échec en renvoi, de renvoi en échec. Que je remercie Dieu de m’avoir sauvé ainsi.

« 2. J’ai reçu ces temps derniers de grandes lumières sur la doctrine de saint Jean de la Croix. J’y ai vu la voie qui me reste à suivre : celle du désir de la plus parfaite union qui se puisse concevoir à mon Dieu, mon Seigneur et mon Tout, ce désir produisant, pour ce qui est de moi, les renoncements de tout moment, pour ce qui est de Dieu, les grâces de contemplation. Ainsi je ne songe vraiment actuellement qu’à vivre de la mortification pour mourir réellement à moi, au monde, au démon. L’amour me soulève. Cela n’est possible à ma faiblesse que par l’excessive douceur et solitude de ma vie présente ; je peux ainsi sans cesse prier à la chapelle et travailler les choses saintes. Une nuée de saintes âmes, autour de moi, m’aident de leurs prières et de leur ferveur qui m’est un exemple tellement exhortant.

« 3. Cela étant, l’avenir ? Aucune inquiétude ! On me dirait de la part de Dieu : allez là, j’irais. La vie est si peu que je l’emploierais bien à n’importe quoi pour faire plaisir à quelqu’un. » (Georges de Nantes, docteur mystique de la foi catholique, éditions de la Contre-Réforme catholique, p. 163 et 164)

« Cependant frère Gérard, frère Bruno et quelques autres qui abandonnèrent plus tard, nous voulions toujours être moines, moines-missionnaires à l’imitation du Père de Foucauld, et rien ne nous paraissait répondre alors à notre vocation qui ne soit mêlé de beaucoup d’illuminisme et de progressisme. Un dominicain [le Père Théry] extraordinaire, mais point extravagant, que nous avions connu par ses travaux sur le Coran, signés Hanna Zacharias, travaux que j’avais amplement recensés dans L’Ordre français, mit fin à nos incertitudes en nous pressant d’écrire un projet de Règle, conforme à notre vocation, qu’il ferait agréer par un évêque de ses innombrables amis. Il fut question de Mgr Guerry, de Mgr Richaud. Enfin Mgr Julien Le Couëdic l’un de vos prédécesseurs au Siège de Troyes, Monseigneur, nous adopta. Je quittai sur sa parole la Normandie pour la Champagne. “ Vous vous y enterrerez et plus tard quelque chose poussera... ”, m’avait-il dit.

CURÉ DE VILLEMAUR.

« Le 15 septembre 1958, jour centenaire de la naissance du Père Charles de Foucauld, nous chantions l’office dans les stalles du chœur de la si priante église de Villemaur dont je devenais le curé. La communauté était fondée !

« J’allais me dépenser sans compter pendant cinq ans dans ces trois paroisses rurales de Villemaur, Pâlis et Planty, tandis que les frères poursuivaient leurs études de séminaire, passaient leurs licences, allaient se battre en Algérie ou apprivoiser les petits touareg comme instituteur-méhariste au Sahara ! Le ministère des âmes, dans ces régions de Champagne où vivent, très contrastés, de farouches païens, la publication régulière des Lettres à mes amis dont le tirage allait atteindre le millier, les débuts de notre fraternité monastique remplissaient ma vie d’un labeur heureux, dur, efficace. Les anciennes méthodes, surnaturelles, étaient toujours payantes : veillées de prières des Hommes du Sacré-Cœur, Exercices des cinq jours chez le Père Roustand à Paray-le-Monial, Unions paroissiales... L’abbé Besançon [l’ancien curé de Villemaur auquel succédait notre Père] avait tracé ce chemin, je n’avais qu’à le suivre. Des retours à la pratique, des vocations, la conquête certaine de la jeunesse... Et délicatesse inouïe de la Providence, j’avais pour paroisse la plus proche, le Mesnil-Saint-Loup, sanctuaire de Notre-Dame de la Sainte Espérance, et son saint curé pour confesseur. Que de grâces, que de grâces !

« Tout allait si bien que Mgr Le Couëdic vint, le 6 août 1961, remettre la coule monastique aux premiers frères et à leur prieur éblouis et reconnaissants. Cette cérémonie, insolite, nous fut par la suite d’un grand secours et réconfort, quand la faveur du pasteur se retourna en fureur contre les siens.

« La guerre d’Algérie soulevait d’atroces passions en même temps que d’admirables dévouements. Je rappelais à mes paroissiens leurs devoirs, de justice et de charité, pour leurs frères chrétiens et concitoyens français livrés aux couteaux des fellaghas. Nous n’avions pas le droit d’abandonner, par lâcheté et paresse, cette immense terre d’Algérie à l’islam et bientôt à la barbarie communiste athée. Je défendais vigoureusement l’Algérie française, seule thèse moralement légitime, dans les Lettres à mes amis. J’étais de ces très rares prêtres qui militaient ouvertement contre la subversion et contre l’anticolonialisme délirant du clergé et de Rome même, hélas !

« Cela me valut un matin, au sortir de la messe, une perquisition suivie de la garde à vue classique, en même temps que l’arrestation de jeunes gens de mon patronage, et enfin un très ridicule internement politico-clérical au grand séminaire de Troyes [devenu la Maison Notre-Dame en l’Isle], en mars-avril 1962. C’est dans cette réclusion que j’entendis à la radio avec une indicible émotion la fusillade de la rue d’Isly... Mais Mgr le Couëdic était gaulliste avec passion et trop enclin à respecter le pouvoir politique. Je lus dans son regard que je serai promptement liquidé. Le 11 mars 1963, je recevais l’ordre de quitter les paroisses et le diocèse dans les quinze jours. J’obtins tout de même un délai de six mois (...).

ENFANTS PERDUS DE L’ÉGLISE.

« Le 16 septembre 1963, notre communauté de frères s’établissait, en enfants perdus de l’Église, dans cette maison Saint-Joseph que nous avions pu acquérir providentiellement grâce à la générosité de nos amis. Les frères Gérard et Bruno, revenus de leur service en Algérie et au Sahara, s’étaient vu barrer, parallèlement à mes malheurs, l’accès au sacerdoce. “ Nous avons laissé passer un abbé de Nantes, leur disait le supérieur des Carmes, Monsieur Tollu, nous n’en laisserons pas passer d’autres. ” C’était encore là, sans doute, les mœurs antéconciliaires. On ne les renvoyait pas, faute de motif avouable, mais on ne les appellerait pas aux Ordres. Ils me revinrent donc définitivement et frère Christian, de Villemaur...

« Mon éviction du ministère paroissial, accompagnée de la suspens ab officio qui m’ôtait le pouvoir de prêcher et de confesser dans ce diocèse que je ne voulais, que je ne pouvais quitter, me coûta beaucoup. S’y ajoutèrent des vexations ridicules, comme l’obligation de célébrer la messe à l’église avant le jour et sans chants, comme une messe de contrebande célébrée par de faux moines autour d’un mauvais prêtre. Il ne fallait pas que le soleil se lève sur la honte de l’Église ! » (ibid.)

UN PARCOURS SANS FAUTE

Parvenu à ce stade de cet exposé, il est nécessaire, Monseigneur, de formuler certaines remarques sur la troisième partie de l’Avertissement intitulée : « Jeux de langage et de rupture. »

C’est une succession d’affirmations pour suggérer au lecteur un esprit systématique, général, de « révolte », d’opposition, de rébellion de la part de notre Père et de la Contre-Réforme catholique contre le « Magistère ». « Dans l’ensemble des textes publiés par la CRC, est-il écrit, on trouve une manière fausse de se situer en Église, devant le Magistère. L’enseignement de l’Église sur les vérités de la foi n’est pas accueilli religieusement, mais jugé ou déformé. » Il est même précisé : « La CRC a fait ainsi usage de difficultés ou d’imprécisions plus ou moins réelles dans des expressions extraites de leur contexte, pour contester telle ou telle formule et dénoncer des comportements. Elle prétend dégager des contradictions dans certains enseignements du Pape, des évêques ou d’autres prêtres ou théologiens. Plus encore, elle affirme d’une manière répétée comme une mantra, n’avoir jamais reçu de condamnation quant à sa doctrine et n’avoir jamais été prise en défaut vis-à-vis du dogme ou du Magistère solennel de l’Église. » Mais sur l’objet du litige, les raisons de cette opposition entre notre Père et le « Magistère » ? L’Avertissement préfère jeter un voile pudique. Il n’en dit rien. C’est curieux !

Mais la Hiérarchie aurait fait preuve d’une patience infinie. C’est du moins ce que laisse entendre l’Avertissement qui poursuit ainsi : « Georges de Nantes a bénéficié pendant des années de nombreux éclaircissements et avertissements contre sa  révolte ”. » Puis la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la Foi a dû sévir et se résoudre à dresser à l’encontre de notre Père en août 1969 et en mai 1983 deux notifications dans lesquelles elle déplore « “ sa révolte contre l’épiscopat de son pays et contre le Pontife romain lui-même ” » rendant ainsi irrecevables « “ ses accusations contre les papes ” » tout en regrettant « “ son refus des rétractations qui lui ont été demandées par l’autorité romaine ” ».

Malheureusement, la Hiérarchie fut mal récompensée de sa patience, toujours selon ce qui est écrit dans l’Avertissement, et face à un prétendu endurcissement de l’abbé de Nantes dans ses erreurs et sa révolte, il a bien fallu en venir à des sanctions canoniques : une suspense a divinis infligée en 1966 par Mgr Le Couëdic (et non en 1968 par Mgr Fauchet, comme il est indiqué par erreur dans l’Avertissement...), puis un interdit fulminé par Mgr Daucourt, autre ancien évêque de Troyes, en 1997. Mais sur les motifs précis de ces avertissements, notifications et sanctions ? Là encore, la Commission doctrinale garde un silence absolu. C’est troublant !

L’Avertissement finit par tirer sur sa fin et les auteurs semblent bien embarrassés pour tirer des conclusions nettes, précises à propos de la CRC qui « défend toujours la même doctrine (...). Aujourd’hui la CRC n’a plus de prêtre et se comporte de manière ambigüe dans son rapport à ses propres membres et à l’Église catholique. Les membres de la CRC insérés dans des paroisses ordinaires font-ils de l’entrisme idéologique ou cherchent-ils simplement à vivre leur foi ? Dieu le sait. » Et les évêques de la Commission d’exprimer un sentiment de « tristesse ». C’est tout ? C’est tout.

J’envie, Monseigneur, votre “ tristesse ” quand nous et nos amis sommes soulevés par un profond sentiment d’indignation du fait de cette espèce de portrait type, de portrait “ robot ” sans la moindre consistance d’un prêtre “ révolté ” que vous dressez de notre Père et qui pourrait correspondre tout aussi bien à Martin Luther, à Hans Küng ou à n’importe quel révolté de “ petit ou grand chemin ” auquel l’Église a dû faire face. Et Dieu sait s’il y en a eu tout au long de son histoire.

Ainsi en neuf pages, les auteurs de l’Avertissement ont réussi ce “ tour de force ” d’éluder la question essentielle concernant cette affaire : ce contre quoi notre Père a dû s’opposer ; à la différence notable de Mgr Georges Pontier, lequel m’a notifié en avril 2019 un questionnaire préparé par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et à soumettre, sous peine de sanctions canoniques, à chacun des frères et des sœurs que comptent nos communautés. Sur quoi avons-nous été interrogés ? Sur notre doctrine à propos de l’Eucharistie, de la Sainte Vierge et même de la Sainte Trinité ? Absolument pas.

Nous étions “ invités ” à nous prononcer sur notre soumission à l’autorité du Magistère du Pape et des évêques... mais après avoir répondu à cette question de laquelle tout dépend : « Reconnaissez-vous l’autorité dogmatique et magistérielle du second concile du Vatican, en particulier dans sa doctrine sur l’Église, la Révélation divine, la liturgie et la liberté religieuse ? » Et de fait, c’est toute la question pour laquelle notre Père s’est illustré et pour laquelle il est bien connu. Or, force est de constater que Vatican II, qui représente d’ailleurs dans nos œuvres des milliers de pages et des milliers d’heures de conférences et de sermons... n’est mentionné qu’une seule fois dans l’Avertissement et encore de façon anecdotique, pour préciser l’occasion à laquelle a été prononcé un discours de Paul VI dont il ne cite d’ailleurs qu’un « bout de phrase ».

La “ grande affaire ” de la vie de notre Père, Monseigneur, que vous avez ostensiblement passée sous silence dans les sept pages que compte l’Avertissement peut se résumer en quelques lignes.

Au moment même de leur discussion dans l’aula conciliaire, l’abbé de Nantes a critiqué les nouveautés doctrinales du concile Vatican II qui lui ont semblé clairement hérétiques, en particulier le droit social à la liberté religieuse. Et dès leur adoption, tel un bon fils vis-à-vis de son père, il s’est empressé de révéler au Souverain Pontife ses pénibles doutes allant même jusqu’à porter à l’encontre des papes Paul VI et Jean-Paul II trois livres d’accusation en hérésie, schisme et scandale. Mais tout en s’opposant publiquement et fermement à cet enseignement novateur, faillible et réformable, il a fait appel au Magistère extraordinaire pour que soient restaurées par le Souverain Pontife en personne, c’est-à-dire par l’Église, au nom de la Vérité de la foi, l’unité et la paix.

C’est ce qu’il me faut maintenant vous expliquer plus en détail.

« L’HÉRÉSIE EST AU CONCILE »

À partir du 16 septembre 1963, de la maison Saint-Joseph, notre Père providentiellement “ libéré ” de son lourd ministère paroissial auquel il était si attaché, s’élança dans un gigantesque combat. Il suivit attentivement les débats conciliaires et avec sa plume, dans les Lettres à mes amis dont le tirage ne cessa d’augmenter, il dénonça les agissements de l’aile progressiste qui occupait les postes clés du Synode, soutint de toutes ses forces les Pères traditionalistes pour tenter de contrer la déferlante révolutionnaire qui menaçait l’Église « dans ses dogmes et ses structures ». Les sessions se succédèrent... tout allait à un train d’enfer et notre Père, dans cette tempête, opposait aux textes qui se discutaient dans l’aula conciliaire, et qui furent finalement votés, une critique d’une incroyable lucidité.

Dans les réponses données au questionnaire préparé par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et qui nous a été transmis par Mgr Pontier le 15 avril 2019, l’occasion nous fut donnée de résumer, pour la faire nôtre, l’étude critique des Actes du concile Vatican II que notre Père publia sous le titre Préparer Vatican III dans La Contre-Réforme catholique, tome 4, juillet 1971 – novembre 1972, CRC nos 46-62. N’ayant reçu aucune réponse à notre mémoire remis à Mgr Marc Stenger le 13 juin 2019, je peux, en toute tranquillité, pour votre information, vous exposer personnellement, à vous Monseigneur, l’étude critique de notre Père à propos du concile Vatican II en reprenant cette synthèse qui s’articule autour des quatre textes constitutifs de l’armature de la réforme conciliaire, synthèse qui oppose, à propos des sources de la Révélation, de la liturgie, de l’Église et de la prétendue liberté religieuse, ce qui nous semble conforme à la foi catholique et le venin de Dei verbum, Sacrosanctum concilium, Lumen gentium et Dignitatis humanae.

DEI VERBUM.

Nous croyons en toute certitude que le Fils de Dieu fait homme a, durant sa vie terrestre, révélé toute vérité divine qu’il plaisait au Père de nous faire connaître pour notre salut, portant ainsi à leur plénitude une fois pour toutes les connaissances que les hommes devaient avoir des mystères divins. Les Apôtres ont vu et entendu cette Parole divine subsistante et unique. Inspirés très spécialement par l’Esprit-Saint pour cette œuvre, ils ont enseigné et fixé ainsi en langage humain toute cette vie et cette doctrine, ces faits divins et historiques et ces révélations spirituelles qui constituent les sources et les fondements sacrés de notre religion.

Ainsi nous avons accès par l’Église à la Tradition apostolique où nous entendons et lisons la Parole de Dieu, sans autre voile que celui de la foi. L’œuvre de l’Église elle-même a consisté en une “ transmission ” continue et fidèle de cette Révélation première aux générations successives. Elle a rempli cette mission en traduisant les paroles originelles selon les langues des hommes, en condamnant avec précision les interprétations ou développements faux qui paraissent ici et là, en définissant et ramassant en un corps de doctrine ce que la Tradition apostolique enseignait de manière divine, plus parfaite sans doute, mais moins adaptée à nous. Les dogmes, la prière liturgique, les Symboles de foi et tout simplement notre catéchisme sont ainsi les œuvres de la Tradition ecclésiastique, en lesquelles nous retrouvons vraiment et commodément l’authentique Révélation de Dieu. L’Église a bien fait l’ouvrage, sous l’autorité pleine de sollicitude des Pasteurs et en recourant fréquemment à leur infaillibilité.

C’est l’Esprit-Saint qui garantit ce travail zélé et attentif des serviteurs de la Parole de Dieu. « De l’Église et de Jésus-Christ, de la Tradition ecclésiastique et de la Révélation il ne faut faire difficulté, c’est tout un. » (sainte Jeanne d’Arc à ses juges de Rouen) Et c’est par cet enseignement total, à travers et en ses formules et ses rites, que le catholique atteint par la foi le mystère même de Dieu et s’unit à son Sauveur. Nous pouvons lire l’Écriture sainte, retrouver les enseignements et les usages de l’Église primitive, cela nous est même conseillé, mais nous y retrouverons toujours le même enseignement que celui de l’Église actuelle, la même foi, la même vérité. Il n’en reste pas moins que le plus adapté à nous, le plus sûr, c’est évidemment la foi du catéchisme, expliqué par notre bon curé, en accord avec l’Église de toute la terre et récapitulant ou évoquant l’enseignement de tous ses devanciers.

Point de révolution possible, point d’évolution historique non plus, point d’altération sous une influence extérieure, nul apport étranger. Si l’Église développe son enseignement, c’est en tirant de son trésor apostolique ces choses nouvelles en accord avec les anciennes, sans rien renier ni changer. Au contraire c’est le dépôt apostolique qui paraît alors mieux connu et l’enseignement nouveau paraît lumineusement tiré de la Tradition. Rien donc de nébuleux, de fantaisiste, de “ prophétique ” dans ce Magistère, et nous croyons en lui justement en raison de cette fidélité et de cette clarté. Lui-même affirme que nulle autre révélation ni illumination divine ne peut aller à l’encontre. L’enseignement de l’Église, c’est la foi, et la foi c’est la tradition par l’Église de la Parole de Dieu reçue de Jésus-Christ et enseignée d’abord par les Apôtres. C’est net.

Malgré certaines formules admirables insérées dans un texte élaboré à dessein de façon équivoque, la Constitution Dei verbum a gauchi intentionnellement la doctrine classique de la Révélation divine dans le but de s’affranchir du dogme gênant au nom de l’Écriture et de “ l’expérience vitale ” des chrétiens actuels. Par une exaltation surprenante de l’Écriture et une présentation de la “ Parole de Dieu ” actuellement prononcée par les hommes d’Église comme d’une présence réelle et actuelle du Christ vivant et agissant, émancipée de la tradition ecclésiastique, la Constitution a substitué à l’enseignement jusqu’alors ferme de l’Église une Parole qui n’existe pas personnifiée, structurée ni objective dans notre expérience commune.

Et voici le résultat de cette thèse qui relève de l’illuminisme : une immense et scandaleuse confusion du langage, la substitution de cent opinions individuelles à l’unique Credo, l’émiettement de la foi. Bien plus, par ordre de la hiérarchie agissant au nom du Concile, la liturgie et la catéchèse ont été systématiquement renouvelées en vue d’une nouvelle “ éducation de la foi ” informelle, immanentiste. Les anciens rituels et catéchismes ont été réprouvés, bannis, précisément parce qu’ils conservaient la foi romaine sous sa forme immuable.

SACROSANCTUM CONCILIUM.

Parce que l’Église est une “ personne mystique ”, étant le Corps social du Christ dont l’Âme est l’Esprit- Saint, tout ce qu’elle dit et accomplit est “ sacerdotal ”, c’est-à-dire médiateur de la vie et de la sainteté de Jésus-Christ “ répandu et communiqué ”, comme dit Bossuet. Cette fonction est distincte et nécessairement séparée des autres activités humaines [...]. Elle est donc la vie essentielle des chrétiens de toutes races et de toutes conditions, et de tous les temps, à travers les siècles, de génération en génération. Elle définit donc une règle sociale, catholique et apostolique, une et sainte, manifestation d’une foi immuable et œuvre d’une Église organisatrice. Réciproquement, la liturgie sacerdotale, entrée dans les mœurs du Peuple saint de Dieu, nourrit et maintient la foi, elle édifie et hiérarchise l’Église. “ Lex orandi, lex credendi ”. La vie surnaturelle procure le mouvement de la prière, mais le mouvement entretient la vie. Si la foi vient à disparaître, si l’Église se dissout, la liturgie meurt la première. Mais inversement, si la liturgie se dégrade, l’Église se disperse et la foi s’éteint.

Jusqu’au concile Vatican II la liturgie était œuvre sacerdotale, du Christ et de l’Église, plus divine qu’humaine, de prédication, de sacrifice sacramentel et de louange divine, célébrée pour le bien spirituel des fidèles, mais non sans leur pieux concours.

Après le Concile, elle est devenue le plus souvent soit insipide soit une création spontanée, à prétention esthétique, moderne, de l’homme qui se rend un culte à lui-même. Insoucieuse de plaire à Dieu et de mériter ses grâces, la liturgie postconciliaire est tout occupée de plaire à l’homme comme un art, et de mériter qu’il s’y intéresse et participe.

C’est pourquoi le concile Vatican II, en lui-même, n’a pas défini la liturgie de l’avenir. Il a été une étape décisive dans l’ouverture de l’Église aux nouveautés. Cette étape fut bientôt dépassée et il fut admis que “ l’obéissance au Concile ” consistait à “ dépasser ” ce qu’il autorisait et à “ développer ” ce qu’il contenait en germe. Et depuis plus de cinquante ans, il n’est pas un hérésiarque qui ne se soit réclamé du Concile pour mener son action au grand jour, en pleine immunité, spécialement dans le domaine liturgique par les orientations, les libertés, la créativité ouvertes par la réforme conciliaire, et plus spécialement dans le bouleversement de la messe et la suppression de toutes les cérémonies et dévotions du culte eucharistique.

Le vrai problème n’est pas le rite en lui-même. Nous ne demandons pas qu’on nous accorde quelques cérémonies en latin, à l’écart, et le droit de faire trois génuflexions au lieu d’une. Nous avons toujours reconnu que la messe dite selon le nouvel ordo de 1970 était valide.

Non, il s’agit, pour nous réconcilier, de se réconcilier d’abord avec Dieu en vengeant les injures qui lui sont faites officiellement dans le sacrement de son Corps et de son Sang par des théologiens hérétiques et des prêtres parjures.

On ne peut plus rester insensible à la tristesse de Dieu qui a bouleversé François de Fatima, ni à la requête pressante de l’Ange de Fatima en 1916 : « Mangez et buvez le Corps et le Sang de Jésus-Christ horriblement outragé par les hommes ingrats. Réparez leurs crimes et consolez votre Dieu. »

LUMEN GENTIUM.

Nous professons que la société qu’est l’Église est l’organisme humain ou l’instrument créé par lequel Dieu appelle tous les hommes au salut et leur donne, s’ils y adhèrent par la foi, la justification et la grâce pour la vie éternelle. L’Église est donc le moyen et le lieu de la vraie religion, union des hommes avec l’Unique Dieu. L’Église est une mère qui engendre, par une nouvelle naissance, les fils d’Adam à la grâce retrouvée. Elle est une famille où se transmet la vie divine, depuis le Christ, de génération en génération. L’Église est humaine et divine. La Révélation seule nous le fait connaître en deux vérités liées et complémentaires. Tout d’abord le mystère de l’Église est celui d’une société humaine dont le Fils de Dieu est le fondateur humain et demeure le Chef Souverain toujours vivant et glorieux. Il la gouverne en effet Lui-même, à l’aide d’une hiérarchie qu’il a fondée et munie de ses propres Pouvoirs divins et de ses droits. C’est par Lui-même, puis par ses Apôtres comme par leurs successeurs, que le Christ crée et organise son Église comme un Corps social, vivant et vivifiant, saint et parfait. La hiérarchie est la cause efficiente, cause créée, humaine, historique et visible.

Cependant, l’union de l’Église humaine à son Chef divin n’est pas physique, comme dans l’Incarnation, mais morale. Elle suppose dans l’Église une volonté sainte, une énergie divine, un principe de fidélité qui la tienne indéfectiblement unie à son Chef. Cette “ Âme incréée ” de l’Église est la Personne du Saint-Esprit, qui lui a été envoyée au jour de la Pentecôte par le Père et le Fils. Âme divine de ce Corps unique et particulier, le Paraclet a une affinité profonde avec cette Église, l’Église catholique seule.

Même quand il sollicite tous les hommes à la Vie divine, c’est en dépendance et en vue de son Église unique. Cette œuvre de l’Esprit-Saint est la “ cause formelle ” ou le “ principe immanent d’organisation ” de ce Corps social dont le Christ est le Chef : c’est dire que son Énergie descend et se communique hiérarchiquement de la Tête aux membres selon les degrés des Pouvoirs institués par le Christ. Même là où l’Esprit-Saint agit en toute liberté par le don de “ charismes ”, ce n’est ni en contradiction ni en division d’avec l’institution hiérarchique et sa discipline apostolique.

La Constitution Lumen gentium a perverti cette lumineuse définition catholique de l’Église.

Tout d’abord en la faisant lumière du monde, l’Église ne se suffit plus à elle-même. Elle n’est plus tournée vers le service de Dieu, attirant tous les hommes à cette vie supérieure dont elle détient seule les clefs. Elle est occupée, passionnée du monde, de sa réussite, lui donnant vaguement une énergie dite divine, une lumière d’Esprit, une onction christique, pour lui permettre de s’achever pleinement sur terre. On aura vite fait de déduire que partout où il y a “ animation spirituelle ” ou “ culturelle ”, générosité, lutte libératrice parmi les hommes, sous une forme neuve, l’Église est là.

Ensuite, la Constitution a procédé à une révolution en présentant d’abord l’Église comme “ peuple de Dieu ” avant de traiter de la question de la hiérarchie dont la pyramide se trouve du coup renversée. Il y aurait donc d’abord le Peuple et ce Peuple est donné tout vivant, tout illuminé, tout sanctifié, rassemblé avant qu’intervienne le moins du monde la hiérarchie, par l’action directe, invisible, gratuite, inattendue, illuminée de... l’Esprit-Saint ! Et voilà toute la structure de l’Église renversée, ses frontières abattues. Ce peuple de Dieu déborde largement les étroites limites du catholicisme et, plein d’Esprit, il est revêtu de toutes les perfections : tous y sont prophètes, prêtres, et rois. Quand on songera à parler de la hiérarchie, on n’aura plus à lui donner qu’un rôle accessoire et vaguement antagoniste. On la mettra « au service » de ce peuple de dieux !

Par ailleurs, et malgré une Nota prævia vite oubliée, la Constitution Lumen gentium a donné l’apparence de faire triompher l’idée de collégialité en faisant du Collège épiscopal le fait premier, dépositaire du “ don spirituel ” accordé par l’Esprit-Saint au collège des Apôtres. Ainsi sont affirmés « le caractère et la nature collégiale de l’ordre épiscopal ». Et c’est ce collège que, dans une phrase extraordinairement équivoque, le Concile fait « le sujet d’un pouvoir suprême et plénier sur toute l’Église »... cela dit avec mille ménagements pour l’autorité du Pape ! Et avec le décret Optatam totius ecclesiæ renovationem, les évêques qui jouissaient jusqu’alors d’une autorité réelle et personnelle sur un territoire limité, exercent désormais sur d’immenses régions et sur un univers illimité une apparence de pouvoir sans autorité réelle, à l’encontre même de la constitution divine de l’Église telle que l’a prévue son Fondateur, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Enfin, de ce renversement de la hiérarchie, de ce nouveau service du monde, il est logiquement résulté la promotion du laïcat au détriment du prêtre qui n’a plus de fonction propre où il serait irremplaçable, sauf pour la validité de certains sacrements. Le travail réel est aux laïcs dont il est seulement et vaguement l’animateur, le conseiller, le porteur de la Parole. Résultat : il n’y a plus de prêtres, les évêques n’ayant cessé de les livrer au diktat des laïcs lesquels se retrouvent avec toujours plus de nouveaux ministères, jusqu’à conduire les enterrements, donner la communion, prêcher, et un beau jour présider l’Eucharistie... !

DIGNITATIS HUMANÆ.

Nous professons que le grand combat apocalyptique dont la Révélation nous entretient sans cesse est celui des hommes révoltés contre Dieu, à l’instar de Satan, leur Prince, dont le cri de guerre est : Non serviam, je ne servirai pas ! Cette révolte est la revendication d’autonomie de la créature avide de se diviniser, de s’égaler à Dieu en se prétendant libre... Eritis sicut dii, vous serez comme Dieu. À mesure que Dieu entrera dans la société des hommes pour leur salut, cette révolte se fera plus agressive.

Dans notre monde moderne, toute la tradition de l’Humanisme athée et de la Révolution – “ satanique dans son essence ” – est un refus de la souveraineté du Dieu fait homme par l’homme qui veut se faire lui-même dieu. La charte de cette révolte, c’est la Déclaration des droits de l’homme dont la teneur est plus métaphysique que politique, et politique pour atteindre au religieux et substituer le culte de l’Homme au culte de Dieu. Il est donc normal que le principal adversaire de la Révolution, plus que les familles et que les trônes, soit l’Église qui est l’œuvre de Dieu et du Christ au milieu des hommes. Ce n’est pas dire que l’Église ait nié la liberté humaine par contradiction absolue d’une Révolution qui la proclamait souveraine et qui la réclamait contre Dieu.

L’Église a toujours reconnu aux personnes le droit et le devoir de suivre leur conscience, même si correctement informée elle est erronée. L’Église sait que « Dieu a remis l’homme à son conseil » (Si 15, 14). Tous, pour agir en homme, doivent écouter leur conscience et suivre ses commandements. C’est sur cette obéissance intérieure qu’ils seront jugés et par Dieu seul. Et puisque la religion, la morale sont des œuvres spirituelles dont la décision relève de la conscience, nul ne pourra être contraint à croire ou adopter une règle morale par force, car ce que Dieu veut c’est l’adhésion du cœur. Toutefois, l’Église ne donne jamais raison à une conscience qui déraisonne.

Le devoir de suivre sa conscience, s’il s’impose à chaque individu, ne saurait créer un droit social car dès qu’il est question de vie en société, ce n’est plus la sincérité du sujet qui emporte la liberté, mais c’est la vérité de l’action. En tout domaine de la vie sociale, c’est Dieu qui est le Souverain Législateur et nul ne peut revendiquer quelque autorité ou quelque droit s’il ne les tient de Dieu même, en accomplissant sa Volonté. L’Église et l’État, agissant selon Dieu, au nom de Dieu et pour Dieu, ne peuvent reconnaître aucun droit à l’homme qui se trompe, sincèrement ou non peu importe, car ce serait retirer à Dieu de son empire et souverain domaine pour l’abandonner à son Adversaire et abolir toute justice objective. Toutefois, une certaine “ tolérance ” que l’Église a toujours admise peut être laissée à qui se trompe, dans la pratique de son erreur, pour le bien de la paix.

En conséquence de quoi, la liberté sociale, politique aussi bien que religieuse, proclamée comme un droit de l’homme est, en tout état de cause, un crime contre Dieu et un délire, selon ce qu’ont toujours déclaré les Papes, en particulier le bienheureux Pie IX en 1864 dans l’encyclique Quanta cura. Car c’est tout à la fois la rupture de la sujétion de l’homme à Dieu et la rupture de l’ordre social, atomisé par cette anarchie d’une poussière de libertés individuelles, et bientôt solidifié en un totalitarisme de Léviathan où la liberté du plus fort range la multitude à l’esclavage. L’Église a par ailleurs lutté contre ses propres membres qui ont prétendu concilier la revendication des droits de l’homme avec les droits de l’Église, comme d’un tout plus vaste avec sa partie la meilleure. Elle ne saurait, en effet, accepter cette conciliation sans renoncer à son essence même, à son unique dignité de religion seule vraie de l’Unique Dieu et Sauveur Jésus-Christ.

La déclaration conciliaire Dignitatis humanæ personæ adoptée à la suite de manœuvres odieuses a élevé comme principe l’erreur d’un droit strict et universel de l’homme et de toute communauté humaine à la liberté religieuse dans le domaine des activités civiles et sociales. « Que nul ne soit empêché, que nul ne soit forcé. » Les auteurs de cette Déclaration ne purent l’asseoir sur aucune doctrine ni la fonder sur l’Écriture sainte et encore moins sur la Tradition, cette déclaration étant parfaitement contraire à l’une et à l’autre.

Par cette Déclaration, l’Église renonce à sa vérité, à sa dignité, à son droit, pour reconnaître à l’homme, à tout homme et aux États la liberté qu’ils revendiquent. Elle espère ainsi coopérer à une « concorde » et une « paix » de toute « la famille humaine », qui se feront au-delà des divergences religieuses considérées comme accessoires. « La liberté religieuse demande, en outre, que les groupes religieux ne soient pas empêchés de manifester librement l’efficacité singulière de leur doctrine pour organiser la société et vivifier toute l’activité humaine. » ( no 4) Cette affirmation de la Déclaration ne signifie rien d’autre qu’une volonté de bâtir un monde fraternel sans le fonder sur le Christ, mais avec le concours de toutes les religions et idéologies humaines, fraternellement associées. Voilà l’idée majeure de cette Déclaration, l’idée mère d’une doctrine nouvelle que l’abbé de Nantes a intitulée MASDU, Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle.

Ainsi que l’a écrit le Père Yves Congar : « On ne proclame pas impunément (sic !) des choses pareilles, la loyauté envers ce qu’on a ainsi soi-même proclamé entraîne bien des conséquences. » Et c’est ainsi qu’après avoir proclamé la liberté partout ailleurs dans le monde entier, la licence pénétrera aussi dans l’Église. L’anarchie vient. Comme l’intolérance l’accompagne toujours, le Pape et les évêques devenus de simples “ gardiens de l’ordre public ”, ne toléreront plus ceux qui “ créent la division ” en s’insurgeant contre la liberté, contre leur démission, contre leur Concile et toute sa ruine. Aujourd’hui dans l’Église, c’est la liberté... ou l’anathème !

Si on considère la contradiction de la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse avec toute notre sainte doctrine catholique et les ravages qui ont résulté de cette nouveauté dans les familles, dans les écoles, dans les nations catholiques et dans l’Église, il faut aller chercher plutôt l’inspiration de ce complot contre Dieu et contre son Christ dans un Esprit Malin, Mauvais, infernal, celui-là même qui soutint la Contre-Église dans sa revendication obstinée des droits de l’homme et de l’État à la Liberté et qui enfin triompha au Concile.

La Déclaration sur la liberté religieuse est ouvertement hérétique et constitue même un acte pratique d’apostasie en rupture inconciliable avec le Magistère ordinaire et extraordinaire de l’Église. Elle est le point focal de notre opposition au deuxième Concile du Vatican sur l’autorité duquel il faut maintenant se prononcer.

L’AUTORITÉ DU CONCILE VATICAN II.

« Les conciles ont toujours eu dans l’Église le prestige de l’infaillibilité. » (Bartmann) En effet, tous se réunirent dans l’intention formelle d’exercer cette magistrature suprême de la foi, « pour décider avec prudence et sagesse tout ce qui pourrait contribuer à définir les dogmes de la foi, à démasquer les erreurs nouvelles, à défendre, illustrer, développer la doctrine catholique, à conserver et relever la discipline ecclésiastique, à raffermir les mœurs relâchées des peuples » ainsi que l’écrivait le bienheureux Pie IX dans sa lettre de convocation au premier Concile du Vatican. Il s’agissait toujours de faire œuvre dogmatique, en déclarant la pure vérité divine de la foi, en dissipant les incertitudes et en condamnant les erreurs du temps, et de faire œuvre canonique en prescrivant aux fidèles les obligations qui découlent de cette vérité divine en vue de leur salut éternel, à l’encontre des maximes du monde (cf. Journet, L’Église du Verbe incarné, t. I, p. 536-541).

Vatican II a donc rompu dès l’abord avec cette tradition et s’est engagé dans une tout autre voie.

D’une part, il renonçait à exercer son pouvoir doctrinal infaillible et le pouvoir canonique qui en découle, en contradiction avec ce que l’histoire et la théologie enseignaient sur l’exercice immanquable de ce magistère extraordinaire. D’autre part, il s’orientait vers un tout autre travail, d’aggiornamento, d’œcuménisme et d’ouverture au monde, œuvre originale et nébuleuse dont il est difficile d’apprécier, selon les normes du droit, l’autorité propre, la légitimité et le degré d’assistance divine dont il peut jouir. Cette surprenante décision a été imposée à l’assemblée conciliaire par le pape Jean XXIII, le 11 octobre 1962. Les Pères y apprirent qu’ils ne devraient pas faire œuvre dogmatique, définir des vérités divines ni dénoncer les erreurs de ce temps et surtout ne condamner personne.

Le pape Paul VI confirma cette orientation en faisant ajouter une notification à la Constitution dogmatique Lumen gentium citant la déclaration de la Commission doctrinale du 6 mars 1964 : « Compte tenu de l’usage des conciles et du but pastoral du Concile actuel, celui-ci ne définit comme devant être tenus par l’Église que les seuls points concernant la foi et les mœurs qu’il aura clairement déclarés tels. » Et le 12 janvier 1966, donc un mois après sa clôture, le même Paul VI confirmait : « Étant donné le caractère pastoral du Concile, celui-ci a évité de proclamer de manière extraordinaire des dogmes affectés de la note d’infaillibilité. »

Après avoir renoncé à exercer son autorité suprême et infaillible en matière dogmatique et morale, le Concile a revendiqué un pouvoir prophétique de Réforme évangélique dans l’Église, à l’égal du collège des Apôtres, comme s’il jouissait des mêmes privilèges dont celui-ci bénéficiait seul pour fonder l’Église. Il s’est dit pastoral, non pour se faire moindre que les conciles dogmatiques antérieurs, mais pour paraître plus qu’eux tous réunis. Les premiers mots de la Constitution Dei verbum montrent sur quoi se fonde cette prétention : les Pères affirment être en contact direct, immédiat, inspiré, avec la Parole même de Dieu pour fonder librement une nouvelle Église.

Résultat : les seize textes promulgués au cours des quatre sessions du concile Vatican II, tous faillibles puisque non infaillibles, ont droit à une considération différente selon leurs titres divers, leur forme canonique, leur “ note théologique ”. Ces seize textes sont discutables, les uns plus, les autres moins. Constitutions, décrets, déclarations : c’est un maquis. Nul ne sait ce que Vatican II veut dire. C’est tout et rien, du traditionnel, du nouveau, du certain et du douteux, du vrai et du faux, le meilleur avalisant le pire. Donner cela comme l’égal du Credo de Nicée, c’est décérébrer l’Église, c’est pourrir la foi en lui donnant un objet confus, inintelligible, fuyant l’analyse, refusant toute définition.

Cette analyse faite, publiée tout au long des sessions, quel était le devoir de notre Père à partir du 8 décembre 1965, date de la clôture du Concile Vatican II ?

Ses Actes ayant été définitivement adoptés et promulgués par le pape Paul VI, notre Père devait-il se soumettre, c’est-à-dire les accepter comme œuvre du Saint-Esprit, avec renoncement à toutes “ ses idées ”, dans un humble esprit d’obéissance au Saint-Père et aux Pères du Concile qui les ont approuvés avec un impressionnant unanimisme des votes qu’ils ont exprimés ? En toute conscience, en toute connaissance de cause, contre la foi même sans laquelle on ne peut plaire à Dieu, fallait-il se soumettre aux nouveautés doctrinales du concile Vatican II dont il était prévisible qu’elles conduiraient l’Église dans la voie subversive d’une réforme permanente, d’une ouverture au monde avec à la clef la falsification des dogmes, le bouleversement de la liturgie sacrée et l’anéantissement de la morale et du droit catholique, en rupture absolue avec le Magistère traditionnel ? Fallait-il accorder une confiance aveugle ?

Fallait-il, au contraire, au nom de la foi, résister, s’opposer à cette réforme de l’Église en la dénonçant publiquement, refuser en bloc tous les Actes du Concile ? Mais dans ce cas jusqu’où mener une telle opposition ? Jusqu’à se retirer de cette Église réformée qui pousse à la révolte, quitte à faire schisme ?

Que fallait-il faire en présence d’une telle alternative à laquelle notre Père fut dramatiquement confronté à partir du 8 décembre 1965 ? Qu’auriez-vous fait, que feriez-vous, Monseigneur, en pareille situation ?

Pour sortir de ce dilemme, notre Père dut entreprendre ce qu’il y a de plus cruel pour un cœur de fils bien né et pénétré de l’amour filial qui gouverne tout le cours de sa pensée et de sa vie toute tendue vers le “ retour ” dans le sein du Père, “ notre très chéri Père céleste ” dont le Saint-Père est, ici-bas l’émanation. Cette cruelle entreprise fut le combat du fils contre son père !

LE COMBAT DU FILS CONTRE SON PÈRE

Le 6 janvier 1967, donc un an après la clôture du Concile, dans sa Lettre à mes amis no 240, notre Père était déjà en mesure de dresser le « bilan d’une année folle » pour l’Église avec une effroyable dissolution des mœurs du fait d’un relâchement des lois de la morale naturelle et évangélique à l’initiative des pasteurs eux-mêmes, une inquiétante altération du dogme de la foi et un dépérissement calculé de l’autorité et des responsabilités personnelles au sein même de l’Église.

Mais « arrivé à ce point de ma Lettre, au soir du 6 janvier, écrit soudainement notre Père, pour la première fois depuis dix ans la plume m’est tombée des mains. J’allais étaler, à la suite de ce bilan catastrophique, toutes les pièces du dossier qui l’appuient. Elles prouvent la réalité de la décadence, elles démontrent jour après jour, depuis la clôture du Concile, le caractère global du mouvement qui emporte l’Église » et qui imposent cette conclusion : « Il existe un accord, une collusion fondamentale, entre l’autorité responsable supérieure et les exécuteurs subalternes de la réforme, pour la “ création d’une Église nouvelle au service du monde entier ” », c’est-à-dire hors frontières de l’Église catholique, apostolique et romaine.

Et “ l’autorité responsable supérieure ”, au sein de l’Église, n’est autre que le Pape lui-même, en l’occurrence Paul VI. Notre Père prend alors la décision de dénoncer la réforme du concile Vatican II comme une seconde Réforme après la première : celle de Luther quatre cent cinquante ans auparavant : 1517 ! « pour encourager tous les hommes de bien à mener la Contre-Réforme du vingtième siècle » (ibid., p. 8).

Il encadre ce combat par deux règles : d’abord celle de ne jamais se déclarer lui et les amis qui voudront continuer à le suivre ou le rejoindre, l’Église à eux seuls, « répudiant cette Église réformée postconciliaire comme schismatique et hérétique », et en même temps, seconde règle, celle de combattre, « dans le Corps de l’Église, société visible où les hommes faillibles gardent leur pouvoir d’errer et de susciter ce schisme latent, de répandre cette hérésie parasite, cette irrecevable nouveauté qui en altère la divine pureté et en occulte la vraie vie » (ibid., p. 5-6).

Le premier acte de ce combat : consiste à s’adresser « au Souverain Pontife comme pasteur suprême de l’Église, et à nos seigneurs les évêques, comme légitimes pasteurs de nos diocèses, personnellement, pour réclamer et obtenir de leur magistère infaillible la solution à des “ doutes ” – “ dubia ” en langage canonique – désormais insupportables. » (ibid., p. 6)

« Certes, ajoutait notre Père, nous avons conscience de porter la lampe de notre foi dans des mains maladroites, la flamme de l’amour du Christ dans des âmes fragiles. Mais nous gardons le Trésor de la Tradition qui nous a été confié pour le transmettre fidèlement à la génération qui vient. C’est parce que nous croyons en l’Église que nous y demeurons, luttant à visage découvert contre les faux frères. C’est parce que je crois à l’indéfectibilité du Siège apostolique que je vais m’adresser au Souverain Pontife pour lui demander instamment de mettre un terme à la révolution postconciliaire » (Lettre à mes amis no 250 du 25 août 1967)

Notre Père adressa le 11 octobre 1967 une Lettre à Sa Sainteté le pape Paul VI dénonçant dès les premiers mots “ L’orgueil des réformateurs ”. Ce fut un exposé clair et exhaustif du projet d’une certaine réforme de l’Église, idée centrale tout à la fois du concile Vatican II et du pontificat de Paul VI qui prétendent refondre les institutions de l’Église et bouleverser ses traditions au gré des conceptions et des désirs des hommes d’Église ou du monde actuel.

Notez bien, Monseigneur, qu’en envoyant cette lettre à l’instigateur même de cette “ prodigieuse ” réforme, notre Père professait sa foi en l’Église. Et en attendant son relèvement de cet appel à son magistère suprême, il avertissait solennellement le Pape qu’il se gardera, comme du plus grand des péchés, de cette réforme « satanique dans son essence, impie dans ses manifestations et ses lois [...]. Nous discernerons de notre mieux, selon le critère infaillible de la Tradition, ce qui procède de votre magistère coutumier et catholique pour nous y soumettre, et ce qui vient de cette autorité détournée, usurpée pour la Réforme de l’Église, que nous tiendrons toujours pour nul et non avenu » (La Contre-Réforme catholique no 2, novembre 1967, p. 12)

Un mois plus tard, l’abbé de Nantes publie une analyse réalisée par une “ équipe d’étude théologique ” à propos de l’encyclique Populorum progressio laquelle décrit un programme pour transformer le monde, améliorer le sort des hommes, instaurer la paix universelle, avec l’aide de toutes les religions et idéologies. Cette analyse pose sans détour la question dramatique de la fidélité du Pape à la foi catholique. Et notre Père aussitôt d’enchaîner par de larges citations du cardinal Journet, extraites de son livre L’Église du Verbe incarné, et traitant du droit qu’ont les fidèles d’accuser le Pape d’hérésie ou de schisme et même d’aller jusqu’à réclamer sa déposition (cf. La Contre-réforme catholique no 3, décembre 1967).

Pourquoi ? « Parce que les bons catholiques, et il en existe à tous les degrés de la hiérarchie comme dans le peuple fidèle, sont pris en tenaille par deux tentations auxquelles ils doivent résister. Accepter, le désordre et la corruption du culte de la foi, des mœurs, tout cela commandé ou autorisé par une hiérarchie unanime dont le Pape est le chef, ce à quoi ils sont fortement poussés et contraints... Ou refuser tout en bloc, parce que tout est vraiment trop bête, trop triste, impudique et malfaisant, mais en quittant une Église qui les provoque à la révolte et qui souhaite ouvertement leur départ. Ces deux solutions faciles, trop faciles, sont des péchés. On ne quitte pas l’Église de Jésus-Christ ! On ne se rallie pas à la Réforme moderniste ni à la Révolution progressiste ! Alors la solution ? La solution est de refuser la Réforme tout en restant dans l’Église. Mais il n’y a pas moyen de dissocier la Réforme actuelle, de l’Église qui l’impose sauf... en  frappant à la tête ”.

« ... sauf en attaquant la Personne même du Pape comme étant, et elle seule, à la jointure des deux mondes, de l’ordre et du désordre, de la Tradition et de la subversion, de l’Œuvre du Christ et des machinations de Bélial [...]. On ne peut désobéir à un curé moderniste qu’en invoquant non sa propre foi ou sa conscience individuelle, mais la foi de l’Église qu’incarne l’Évêque. Et si l’Évêque défend son subordonné hérétique, on devra alors résister à l’Évêque prévaricateur en invoquant la foi et la discipline de l’Église romaine qu’incarne le Pape ; et faire appel à Rome. Mais si tout appel à Rome est vain ? Si le Pape méprise notre inquiétude et notre indignation ? Si sa volonté obstinée, absolue, terrifiante soutient les démolisseurs de l’Église et les assassins de la foi ?

« Si c’est là Volonté du Pape, volonté de vrai Vicaire de Jésus-Christ, alors Dieu est contre Dieu et c’en est fini de notre foi. Reste une dernière possibilité qui explique tout : que cette volonté soit celle d’un Pape... apostat. Et la seule manière de sortir de cet invivable doute, c’est de provoquer le Pape à se déclarer. Car si le Pape, si son soutien à toutes les subversions est objet d’une juste condamnation, alors notre foi retrouve sa certitude, cette certitude repose sur l’Église infaillible, immortelle, qui garde en elle les énergies nécessaires à l’éviction des apostats qui la perdent. » (La Contre-Réforme catholique no 38, novembre 1970, p. 7)

Mais comment procéder à la déposition du Pape ?

C’est une question à laquelle a tenté de répondre l’Université Panthéon Sorbonne à l’occasion d’un colloque organisé à Sceaux les 30 et 31 mars 2017 en collaboration avec plusieurs facultés françaises de droit. Au cours de ce séminaire, deux juristes, Cyrille Dounot professeur d’histoire du droit à l’Université de Clermont-Ferrand et Olivier Échappé, conseiller à la Cour de cassation, ont présenté l’abbé de Nantes comme « l’écrivain phare, le penseur clef de cette question, le premier à l’avoir abordée, le plus précis dans ses démonstrations et en même temps le plus persévérant » !

L’INFAILLIBILITÉ PONTIFICALE : 
OBSTACLE À LA RÉFORME DE L’ÉGLISE.

Dans l’Avertissement contre nous de la Conférence des Évêques de France (CEF) du 25 juin 2020, les membres de la Commission doctrinale affirment : « L’enseignement du Magistère sur la foi requiert des fidèles un assentiment religieux et l’obligation d’éviter toute doctrine contraire. Il existe certes, une liberté, de recherche des théologiens, mais à l’intérieur de la règle de foi, ce qui suppose une conscience profonde d’avoir à être enseigné, même en ce qui concerne les doctrines énoncées par le Magistère ordinaire sans intention de les proclamer comme définitifs et solennels. » Cette affirmation apparemment exacte est d’une terrible ambiguïté bien faite pour tromper les lecteurs.

Vous évoquez, Monseigneur, « la liberté de re­cherche des théologiens ». Tous penseront aussitôt aux propositions théologiques de l’abbé de Nantes contre lesquelles est développée, dans les premières pages de l’Avertissement, une critique pour le moins acerbe et qui n’a pas d’autre autorité que la force, la faiblesse ou plutôt l’absence de toute démonstration de la part de ses auteurs. Mais s’agit-il bien de cela ? Et que vient faire soudainement cette distinction entre “ magistère ordinaire ” et “ magistère définitif et solennel ” ?

Les membres de la Commission doctrinale ont en fait dans le collimateur non pas les propositions théologiques de notre Père, mais ses critiques des Actes du concile Vatican II et des enseignements subséquents des papes et des évêques dénommés par eux “ ordinaires ”. Actes et enseignements pour lesquels ils requièrent abusivement obéissance aveugle au nom du “ magistère ordinaire ”. Mais, Monseigneur, êtes-vous bien certain que dans l’affaire “ de Nantes ” soit en cause le magistère ordinaire du Pape et des évêques ? 1. Qu’est-ce que le magistère ordinaire ? 2. Quel est l’objet du magistère solennel ? Infaillibles l’un et l’autre, en quoi se distinguent-ils ?

1. L’enseignement de l’homme privé, qu’il soit par ailleurs Pape ou simplement évêque, reste faillible. Même constituées en dignité, ces personnes gardent la liberté marginale d’enseigner sous leur responsabilité personnelle, comme “théologiens privés”, des théories et opinions qui leur sont propres et qui ne valent que par leur force démonstrative intrinsèque. Mais cet enseignement ne doit, en aucun cas, être confondu avec le magistère.

2. Le magistère ordinaire, lui, se présente en tout, comme « l’écho de la Tradition unanime de l’Église », ainsi que l’a rappelé notre Père dans La Contre- Réforme catholique no69 de juin 1973. Il jouit, mais de façon conditionnelle, de l’infaillibilité. « Quand le Pape, ou quelque évêque ou quelque curé même, enseigne ce que l’Église a toujours et universellement tenu pour certain, il dit vrai nécessairement et infailliblement. » Donc à la condition que le Pape, l’évêque ou le prêtre se contente de répéter ce que l’Église a toujours enseigné.

« En revanche, s’il advient que le Pape ou les évêques, dans un enseignement donné par eux en vertu de leur fonction, avec l’autorité de leur rang, en viennent à proférer quelque nouveauté ou quelque opinion discutée, pareille doctrine ne peut être considérée comme relevant du “ magistère ordinaire ”. Et c’est la grande infirmité de ce magistère de n’être pas séparé par une frontière nette et incontestable du royaume des opinions humaines.

« Ainsi, depuis l’encyclique du pape Jean XXIII Pacem in terris et les Constitutions dites pastorales ou les Décrets et Déclarations de Vatican II, poursuit notre Père, on se trompe communément sur l’autorité de ces Actes évidemment “ authentiques ” du Pape et du Concile, mais dénués de tout caractère traditionnel et universel ! Tout ce fatras de nouveautés ne peut se réclamer de l’autorité de la Tradition, il ne relève donc en rien du magistère ordinaire et vaut ce que valent ceux qui les fabriquent. » (ibid., p. 5 et 6)

3. Enfin, reste à évoquer le magistère extraordinaire, solennel, lequel de lui-même est strictement et pleinement infaillible. « Et c’est une nécessité pour l’Église. S’il advient que sur tel point de doctrine la tradition ne soit pas claire ni unanime, si une croyance commune est soudain contestée ou même rejetée par certains, alors ceux qui ont tout pouvoir pour conserver et défendre le dépôt de la Révélation seront amenés à dirimer le conflit, à trancher la question définitivement par une proclamation en forme indiscutable de la Vérité. L’assistance du Saint-Esprit leur est promise pour de telles décisions. C’est l’infaillibilité du Pape et du Concile dite solennelle, ou encore “ex cathedra”.

« Un tel charisme est stupéfiant ; il fait de l’homme comme un Dieu, sûr d’être dans le vrai absolu ! C’est bien pourtant une vérité de notre foi, vécue depuis toujours et proclamée par le premier concile du Vatican, désormais irréformable. Il était nécessaire qu’il en soit ainsi. Ce recours à une infaillibilité de principe, signalée par la forme de l’acte déclarant la foi, est l’ultime solution aux crises doctrinales que traverse l’Église parce qu’il n’y a, dans de telles circonstances, d’autre alternative que de croire sans plus rien examiner ni discuter, du seul fait qu’il est sûr que “ Rome a parlé ”, que le Pape a parlé “ ex cathedra ”, que le Concile a promulgué une “ constitution dogmatique ” accompagnée d’anathèmes. Alors, à coup sûr, c’est la Vérité. » (ibid., p. 6) Mais le concile Vatican II n’a rien produit de tel. C’est ce que je me permettrai de vous rappeler, Monseigneur, avec tout le respect que je vous dois, et le bon secours du Cœur Immaculé de Marie, notre Mère à tous, à jamais !

Ainsi, « en certains domaines, à certaines conditions précises, écrit toujours notre Père, l’infaillibilité du magistère est sûre et entière : c’est pour ainsi dire Dieu même qui parle par le Pape, par le Concile.

« En d’autres domaines, ou faute de certaines conditions, la défectibilité humaine l’emporte sur l’assistance divine. Même alors, il serait bon et prudent de croire et d’obéir à ceux que l’Esprit-Saint assiste pour qu’ils n’errent pas et procurent le bien des âmes. Cependant, une certaine possibilité subsiste pour les Pasteurs de trahir leurs fonctions et de se tromper eux-mêmes par ignorance, ou de nous tromper et de nous égarer par malice. » (ibid.)

Même le Pape ? « Oui, en dehors de son enseignement ex cathedra et en dehors de son enseignement “ ordinaire ”, quand il cesse de répéter ce que la Tradition unanime tient pour révélé, et donc quand il parle comme théologien privé. » (ibid., p. 7)

D’ailleurs un canon du Décret de Gratien fait explicitement mention de la déviance possible du Pape par rapport à la foi, c’est-à-dire de son hérésie : « Que nul mortel n’ait l’audace de faire remontrance au Pape pour ses fautes ; car il ne peut être jugé par personne celui qui doit juger tous les hommes, excepté s’il est repris pour avoir dévié de la foi. » Même le premier concile du Vatican qui a tout à la fois proclamé le dogme et les limites de l’infaillibilité du Pape « a aussi fortement proclamé qu’en dehors de ces conditions, le Pape demeurait capable d’erreur et ne pouvait donc être suivi aveuglément » (ibid.).

Et notre Père d’en conclure que pareille situation, celle d’un Pape hérétique est d’une improbabilité maxima. C’est donc la dernière hypothèse à imaginer quand toutes les autres se sont avérées insuffisantes. « C’est l’hypothèse désespérée. Et je comprends fort bien qu’on ne nous suive pas quand nous recourons à cette solution, possible dans l’absolu, improbable statistiquement [...]. Et cependant, quand il ne reste plus d’autre solution, quand toutes les preuves sont réunies et convergent, ni la foi n’est ébranlée, ni l’espérance ne meurt, ni la charité ne se trouve blessée de dire : notre Pape est hérétique. » (ibid., p. 9)

Mais en présence d’un pape soupçonné légitimement d’hérésie que faut-il faire ?

Les théologiens proposent deux solutions, notre Père une troisième, ainsi que le professeur Dounot l’a bien rappelé.

1. « Papa hæreticus depositus est... un Pape hérétique est déposé. » C’est la solution préconisée par Robert Bellarmin au beau temps de la Contre-Réforme.

« L’hérésie étant une mort spirituelle, un abandon de l’Église, tout Pape qui tombe dans l’hérésie se trouve spirituellement mort et retranché ipso facto de l’Église. Il est, de ce fait même, déposé ; il a cessé de son propre chef d’occuper le Siège apostolique. » (ibid., p. 10) Cette théorie était bien adaptée à une époque où la foi catholique était pour tous nettement distincte de l’erreur.

« Mais ce que Suarez ni Bellarmin n’auraient pu prévoir, c’est qu’un temps viendrait où l’évolutionnisme et le subjectivisme répandraient leurs ténèbres dans les esprits au point de rendre impossible ce repérage immédiat de l’hérésie, surtout dans les doctrines privées d’un Pape. Dans la confusion actuelle, où le libre examen protestant se complique d’immanentisme moderniste, si nous admettions cette solution, chacun selon son caprice déclarerait le Pape hérétique et en conclurait pour sa propre gouverne qu’il n’y a donc plus de Pape. » (La Contre- Réforme catholique no 30, mars 1970, p. 7)

Solution impraticable, au jugement du théologien de la Contre-Réforme catholique et qui n’aurait pas d’autre effet que de jeter la confusion et la mise en cause de tout Pape, quel qu’il soit.

2. « Papa hæreticus deponendus est... Un Pape hérétique doit être déposé. » C’est la solution proposée par le cardinal Cajetan et d’autres théologiens. Elle implique deux conséquences importantes. « S’il arrive qu’un Pape soit hérétique, il faut procéder à sa déposition pour qu’il cesse d’être Pape. Et encore ceci : celui qui accuse le Pape d’hérésie ne doit pas s’en tenir là, mais il doit provoquer le processus juridique de sa déposition, ne pouvant ériger son jugement personnel en décision universellement et immédiatement exécutoire. » (La Contre-Réforme catholique no69, juin 1973, p. 10)

Voilà une sage solution, mais qui toutefois soulève d’autres questions, en particulier celle de savoir qui jugera le Pape, et pour laquelle la réponse de Cajetan est décevante. Procédant à la déposition du Pape hérétique, l’Église, selon lui, ne juge pas le criminel, mais se contente de le désigner au Souverain Juge qui est Dieu lui-même. « On ne voit pas ce que Cajetan veut dire, commente l’abbé de Nantes. Son embarras est évident. Nous en gardons l’idée que le tribunal ­ecclésiastique, dans un tel procès, n’aura de compétence que pour instruire l’affaire non pour rendre un jugement. » (ibid.)

3. Et notre Père d’apporter la clef à la difficulté que n’a su résoudre Cajetan et pour cause... parce qu’elle suppose définie l’infaillibilité pontificale. « Car, à la question décisive : qui décidera en dernier appel, souverainement, une fois instruit le procès d’un Pape hérétique, schismatique ou scandaleux ? Le dogme du premier concile du Vatican seul apporte une solution réaliste. Qui jugera le Pape ? Mais le Pape lui-même dans son infaillible magistère doctrinal ! » (ibid.)

Qui se portera accusateur ?

Réponse certaine de notre Père : n’importe quel chrétien, pourvu cependant, et la précision est importante, qu’il soit membre de la Sainte Église.

Devant quel tribunal ? « Le véritable et seul tribunal de la foi, c’est l’Église, en raison de son autorité d’Épouse du Seigneur. Sa compétence est universelle, ses jugements sont infaillibles. L’Église croyante cependant tient sa foi et demeure dans son “ sensus fidei ”, son sens infaillible de la vérité, par le secours constant de l’Église enseignante. L’instruction du procès sera donc à faire devant toute l’Église, soit par des membres représentatifs de la hiérarchie, soit par un tribunal de théologiens simplement chargés d’établir la conformité ou la contradiction de l’enseignement et des actes pontificaux avec la foi catholique et la tradition de l’Église, sous réserve d’une sentence infaillible qui n’est pas de sa compétence.

« C’est au Pape que reviendra de former ce tribunal chargé d’instruire l’affaire en toute liberté et impartialité. Il me semble qu’il sera préférable d’en choisir les membres parmi de simples théologiens, tâcherons sans prétention, plutôt que parmi des évêques et cardinaux qui seraient dès lors tentés de se constituer en Concile, de s’arroger une supériorité sur le Pape et de se prétendre capables de le juger et de le condamner sans appel. » (ibid., p. 11)

Qui sera le Juge Souverain ? Le Pape parlant ex cathedra. « Le Pape infaillible jugera donc sans appel le Pape faillible. Lui seul peut être ainsi juge et partie dans sa propre cause car, serait-il “ démon dans son âme ”, il serait encore “ saint par son office ”, comme le dit Cajetan. » (ibid.)

Quelles sont les issues prévisibles d’un tel procès ? Notre Père en dénombre trois.

1. Une nouvelle définition de foi. Le Pape déboute l’accusateur et réitère, mais en la forme solennelle, l’enseignement contesté et donné jusqu’alors sous la seule forme authentique. Et l’opposant et ses gens n’auront plus qu’à se soumettre sous peine d’excommunication.

2. La rétractation du Pape. Que le Pape se rétracte, voilà bien l’impossible ! Pour ceux du moins qui n’ont plus foi en l’Église ! « En effet, si le Pape, après une erreur grave, est mis avec force devant cette alternative : ou bien confesser la foi catholique immuable et donc reconnaître son erreur, ou bien renier la foi catholique pour s’obstiner dans son propre sens, il est possible, il est même plus que possible que le Pape se rétractera. Les cinq Papes hérétiques que compte l’histoire se sont tous rétractés.

« Il faut agir fermement contre un Pape hérétique, mais il faut en même temps prier pour lui et pour l’Église. Car un grand procès intenté au Pape pour hérésie, schisme et scandale, peut se terminer, pour la plus grande gloire de Dieu et pour le plus grand profit de l’Église, par un acte de rétractation du Pape, sublime exemple d’humilité et d’obéissance à Dieu. » (ibid.)

3. Constat de défection. Le Pape peut refuser de répondre à l’accusateur, de trancher l’objet du litige. « Alors ce sera un constat de refus, de forfaiture, que devra dresser l’Église de Rome : le Pape ne veut pas exercer sa Magistrature suprême ! » (ibid.)

Son refus réitéré constituera une démission et le jugement de déposition sera la conclusion canonique de ce constat du retrait du Pape. « L’Église de Rome déclarera le Siège Apostolique vacant et convoquera un conclave pour l’élection d’un ­Successeur. » (ibid.)

Or, personne ne se présentera pour exercer une telle remontrance, pour engager un tel procès, à l’encontre du pape Paul VI... et ensuite du pape Jean-Paul II, le second entendant marcher dans les pas du premier... pour aller encore plus loin dans la réforme de l’Église.

Notre Père qui, au lendemain du Concile, se retrouva seul pour mener le combat de contre-réforme, devra seul, comme simple prêtre, porter cette croix à vrai dire écrasante de faire procès au Pape pour l’engager à exercer les pouvoirs infaillibles qu’il détient de Jésus-Christ lui-même pour ramener la paix et l’unité dans la foi catholique. C’est ce procès inouï qui débuta le 16 juillet 1966 qu’il nous faut maintenant présenter dans le détail.

DE L’APPEL DU PAPE AU PAPE

Le 10 décembre 1965, à son retour de Rome, sans doute sous la pression collégiale des évêques de France, Mgr Le Couëdic sommait l’abbé de Nantes non seulement de quitter son diocèse, mais également de mettre un terme à la publication des Lettres à mes amis sous peine de suspense a divinis, c’est-à-dire de ne plus pouvoir célébrer la sainte Messe.

Mais c’était méconnaître qu’il y allait de la foi catholique : « Si je me rendais, lui répondit notre Père, non pas à vos raisons, vous ne m’en donnez pas, personne ne m’en donne de source autorisée, mais aux terribles menaces de votre pouvoir spirituel, si je cédais à votre ordre de me taire et de me soumettre à cette évolution, à cette mutation de l’Église, si j’acceptais d’entrer lucidement dans cette mystification qui en est le rideau de fumée protecteur, je ne le pourrais sans perdre ma foi en l’Église sainte de Jésus-Christ. » (Lettre à mes amis no 220, 6 janvier 1966, p. 4) Pour autant, notre Père annonçait qu’il accepterait, si elle lui était infligée, cette sanction disciplinaire. Mais elle ne pourrait le réduire au silence. Donc elle en appellerait d’autres...

Et alors, il se trouvera bien « quelques esprits libres, quelques cœurs ardents, pour demander le motif exact de ces traitements violents et insolites [...]. Il faudra bien en arriver à examiner sérieusement le contenu de ces fameuses Lettres [...]. On ne pourra m’accuser ni d’apostasie ni de schisme : je déclare adhérer à notre Credo catholique romain, et reconnaître pour seule autorité religieuse légitime le pape Paul VI et les évêques unis à lui dans la vraie foi. Reste l’hérésie, dont le magistère est juge et qui ne dépend pas de mes intentions. Il faudra donc me prendre en flagrant délit d’hérésie, pour vous justifier devant Dieu d’abord, devant mes amis et devant tout le peuple fidèle, des condamnations portées contre moi. » (ibid., p. 6)

Aussi, l’abbé de Nantes proposa à son évêque de réclamer en Cour de Rome, du magistère souverain, un jugement doctrinal sur tous ses écrits passés, quitte à suspendre... mais provisoirement... ses critiques du Concile et à soumettre ses écrits, préalablement à leur publication, à la censure épiscopale. Accord de principe de Mgr Le Couëdic qui, par ailleurs, intervint auprès de l’Assemblée des évêques de France pour dissuader ses confrères de diffuser une mise en garde contre notre Père.

TENTATIVE DE CONCILIATION.

À peine Mgr Le Couëdic avait-il donné son accord pour obtenir un jugement doctrinal, qu’un premier obstacle surgit en la personne du cardinal Lefebvre, membre assesseur du Saint-Office, président de l’Assemblée des évêques de France et archevêque de Bourges. Mandaté par le cardinal Ottaviani, il avait pour mission d’enjoindre à notre Père, d’une part, de renoncer à l’examen canonique de ses écrits dont il reconnaissait d’ailleurs la rectitude doctrinale et, d’autre part et surtout, de renoncer à ses critiques de la Réforme et de la hiérarchie qui “ disqualifiaient ”, selon lui, ses écrits, et de s’engager, au contraire, dans la voie de « la confiance et de l’admiration envers un magistère actuel pratiquement infaillible et impeccable, celle de l’acceptation sans réserve de l’Église Nouvelle, considérée comme un tout, dans sa Réforme totalitaire. » (Lettre confidentielle du 1er mai 1966)

Seul face à celui qui se révélera son juge, notre Père tint bon. Il rappela simplement, mais fermement, qu’il demandait un jugement canonique et s’inquiéta des modalités à suivre pour la saisine régulière du Saint-Office réformé. Le cardinal Lefebvre l’engagea alors à adresser une lettre au cardinal Ottaviani pour demander... sa condamnation, tout en lui précisant que les anciennes règles de procédure lui seraient appliquées, le nouveau Règlement de la Sacrée Con­grégation pour la doctrine de la foi n’ayant pas encore été adopté.

« Une étape était franchie, douloureusement, celle de la tentative de conciliation, et plus encore, celle de la rencontre avec la première instance, de l’Église de France. Il me faut donc maintenant introduire ma demande de procès canonique auprès du Siège apostolique, à Rome. » (ibid.)

LA REQUÊTE DU 16 JUILLET 1966.

Par une requête datée du 16 juillet 1966, l’abbé de Nantes déférait officiellement à la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi les 220 Lettres à mes amis écrites entre 1956 et 1966, donc avant, pendant et après le Concile, et ordonnées selon un sommaire chronologique détaillé et précis. Elles constituaient la matière de l’examen doctrinal et autant de pièces à charge contre les Pères du Concile et le pape Paul VI entre 1962 et 1965.

Dans une deuxième partie, notre Père exposait le motif d’une si singulière démarche :

« Le Concile a d’abord renoncé à exercer son autorité divine en refusant de faire œuvre doctrinale » tout en exigeant l’obéissance de tous dans sa pastorale. Et il s’en est suivi d’alarmants désordres. Il faut cependant que demeure l’autorité divine de l’Église « pour nous enseigner les dogmes et les lois de l’Église, sans nous réclamer, d’abord et davantage, d’adopter des opinions nouvelles » (Lettre à mes amis no 231 du 16 juillet 1966, p. 6-8).

« Désormais coexistent, au sein de l’Église, deux pouvoirs, mêlés, mais différents. L’un est divin, immuable, souverain. L’autre est humain, sectaire, toujours changeant. La survie précaire d’une école traditionaliste opprimée, d’une minorité ouvertement contre-réformiste, est le signe que nulle secte n’absorbe l’Église, et que l’humain ne supplantera pas le divin dans son magistère vivant. Au-delà de la réforme, du dialogue, de l’œcuménisme, de l’ouverture, du service du monde et du culte de l’homme, demeure l’Église qui est la “ grande pensée de Dieu sur le monde ”, l’Épouse inviolablement fidèle de Jésus-Christ Fils de Dieu, l’Unique, la Sainte, la Catholique, l’Apostolique et j’ajoute, parce que ce mot précise le ressort de toute notre espérance, la Romaine. » (ibid., p. 9)

Partant de là, l’abbé de Nantes requérait de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, au nom de l’Église de Rome, Mère et Maîtresse de toutes les Églises, au nom du Pape, qu’elle opère avec puissance et décision une œuvre de discernement « dans les divers Esprits qui se disputent l’héritage béni du Sauveur » (ibid., p. 11), qu’elle tranche entre, d’un côté, un Esprit, au service duquel l’assemblée conciliaire s’est placée, qui inspire et illumine chaque conscience, qui opère une mystérieuse convergence d’idées et d’engagements, en face et au-delà de l’Institution ecclésiastique, pour parvenir à une réconciliation générale de tous les hommes, dépassant leurs divergences d’opinions, de religions et d’intérêts, mais qui insuffle le mépris et la haine de tout ce qui a été et qui demeure encore aujourd’hui l’Église catholique romaine ; et, de l’autre, l’Esprit-Saint dont la mission « est une mission de tradition [...] qui inspire la pénitence, la conversion, l’instruction religieuse et la sanctification des fidèles », qui ne saurait s’émanciper de Jésus-Christ ni se détacher de l’Église, au contraire, qui « insuffle à tous les hommes, mais plus particulièrement aux fidèles, et plus encore aux pasteurs du troupeau, l’estime, le respect et l’amour de tout ce qui est catholique, la défiance, le mépris et la haine des erreurs et des désordres qui lui sont ennemis » (ibid.).

Notre Père avait donc parfaitement défini l’objet du litige et imposait au Saint-Office cette redoutable alternative d’avoir à trancher... entre lui et le Pape, au travers de l’examen doctrinal de ses écrits !

Par courtoisie, l’abbé de Nantes remit à Mgr Le Couëdic une copie de cette requête, de manière à ce qu’il puisse en prendre connaissance en même temps qu’il devait la faire suivre, suivant la voie hiérarchique, au Préfet de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi. Mais celui qui, à peine quelques mois auparavant, se faisait fort auprès de ses confrères de réduire au silence l’unique opposant à la Réforme conciliaire, se voyait “ réduit ” à transmettre au Saint-Office, de surcroît sous son autorité, un puissant dossier qui mettait en cause et le Concile et le Pape.

Dans ces conditions, Mgr Le Couëdic refusa net de transmettre la requête. Motif allégué : le prétendu caractère offensant de l’acte introductif d’instance vis-à-vis de son destinataire, comme si l’évêque de Troyes avait qualité pour apprécier la recevabilité des requêtes adressées à la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, surtout pour un pareil motif. Notre Père transmit donc directement sa requête au dicastère romain et surtout la publia, malgré une incroyable interdiction de l’évêque de Troyes.

Notre Père évita ainsi que son recours canonique n’aille se perdre dans les sables... de Rome, mais il paya au prix fort cette publication : Mgr Le Couëdic lui infligea aussitôt, le 25 août 1966, une suspense a divinis, à vie car lui et ses successeurs ne daigneront jamais la lever, tandis que notre Père s’abstiendra de faire appel. Au moment où il contestait publiquement l’orthodoxie de la Réforme de l’Église, il lui paraissait bon de témoigner une exacte soumission aux décisions disciplinaires de la hiérarchie, même arbitraires, dès lors qu’elles ne visaient que sa personne. Il importait, en outre, aux yeux de notre Père, de ne pas se détourner de l’action essentielle et sacrée qu’il engageait pour le triomphe de la sainte foi, pour la simple défense de son honneur et de ses droits personnels.

« Dès le 27 août donc, a raconté plus tard notre Père, nous nous rendîmes à la messe de la paroisse, nous, nos familiers, nos hôtes, comme de simples fidèles. De temps à autre, nous nous embarquions dans notre vieille 11 CV familiale et nous nous rendions dans un diocèse voisin, qu’il pleuve ou qu’il neige, pour célébrer la messe chez un confrère accueillant. Puis nous revenions, las, transis mais le cœur chaud de ce divin réconfort. Le curé de Saint-Parres, profitant de la situation, prêchait le dimanche sur l’obéissance, inlassablement, comme de la condition majeure du salut éternel. Nous étions au milieu de ses ouailles, qui nous regardaient de travers à la sortie. Il expliquait aux gens que j’étais le Luther du vingtième siècle, ô inconséquence dans le temps où Luther était réhabilité et honni Léon X qui l’avait excommunié. Ce n’était pas insupportable, mais c’était pénible. C’est ainsi que nous faisions la preuve de notre attachement à la Sainte Église notre Mère, la provoquant patiemment à résoudre le problème que nous lui posions : ce Concile est-il de Dieu, ou des hommes, ou du diable ? » (La Contre-Réforme catholique no 110, octobre 1976, p. 7)

L’INSTRUCTION DU PROCÈS.

Durant deux années, rien ne filtra de la minutieuse étude du volumineux dossier des Lettres à mes amis à laquelle se livra le Saint-Office.

Mais au mois d’avril de l’année 1968, la procédure s’accélère : notre Père est convoqué à Rome, contrairement à l’usage séculaire du secret vis-à-vis des personnes dont les écrits font l’objet d’un examen. Il semble que notre Père ait bénéficié du nouveau dispositif de la lettre apostolique Integræ Servandæ donnée par le pape Paul VI le 7 décembre 1965 et en vertu de laquelle la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi ne peut plus désormais condamner les auteurs des livres qu’elle examine, sans les avoir entendus en leur donnant la possibilité de se défendre.

La première audience d’instruction se déroula le 25 avril 1968. Elle fut ouverte par Mgr Paul Philippe, secrétaire du dicastère. Il demanda à notre Père de promettre de garder le silence le plus absolu sur son procès. Refus de l’accusé, ennui du secrétaire. Finalement, notre Père proposa de limiter le secret à la durée du procès, jusqu’à son dénouement. L’incident fut clos. Notre Père avait déjoué le piège d’un serment qui lui aurait retiré toute possibilité de pouvoir parler de son propre procès... et de le commenter.

Ensuite, l’audience se poursuivit en présence de trois consulteurs, « des théologiens savants, bienveillants sans faiblesse » (La Contre-Réforme catholique no 24, septembre 1969, p. 4), par ailleurs grands connaisseurs des débats conciliaires. Il s’agissait des Pères Gagnebet et Duroux, dominicains, et de l’énigmatique jésuite Père Dhanis, adversaire acharné de Fatima.

La matière de l’examen était précise : « On devait mettre en cause l’idée de “ Contre-Réforme catholique au vingtième siècle ”. La hiérarchie ayant proclamé la Réforme de l’Église, pouvait-on soutenir doctrinalement un traditionalisme qui lui est farouchement contraire et s’opposer pratiquement à sa mise en œuvre autoritaire ? » (ibid.)

Les débats abordèrent tout d’abord les doctrines de notre Père développées tout au long de ses Lettres à mes amis, et il apparut rapidement qu’il avait la foi catholique. En réponse à une série de questions posées pour le mettre en difficulté, notre Père eut la sagesse d’éviter de prendre position au nom d’un sectarisme étroit ou au nom d’une certaine largeur d’esprit par laquelle il aurait ensuite été possible de le conduire au travers de la brèche ouverte vers les ouvertures du concile Vatican II.

Cette première partie se termina donc à l’avantage de l’accusé. Les consulteurs ne pouvaient dès lors différer davantage l’objet principal de ce procès : les accusations portées par l’abbé de Nantes contre les auteurs de la Réforme conciliaire et le premier d’entre eux : le Souverain Pontife.

« D’accusé, je devins accusateur. Mes examinateurs se muaient alors en défenseurs, voire en accusés. En vertu de notre foi catholique exacte et ferme, je m’élevai contre les présupposés dogmatiques d’une Réforme dite “ pastorale ”. Les consulteurs ne m’ayant pas moi-même surpris en faute, cherchaient à réfuter mes critiques de la nouvelle religion réformée [...]. Ce furent là-dessus des discussions confuses. Sur le sens des mots et la portée des slogans conciliaires ou pontificaux, l’accord était loin d’être fait. Collégialité, Église servante, liberté religieuse, ouverture au monde, œcuménisme, paix, culture, etc. C’était une logomachie.

« Alors mes examinateurs perdaient la clarté, l’objectivité, la sécurité du catholicisme éternel. Leur calme, leur assurance le cédaient à l’impatience, à l’agressivité. Ces savants enfonçaient à pleines bottes dans la vase des équivoques, ambiguïtés et confusions conciliaires dont on ne les sentait pas encore revenus. Pour s’en tirer, ils m’accusaient de ne voir les Actes du Concile et les discours de Paul VI qu’à travers les interprétations des autres. Ils opposaient les textes promulgués à tout l’appareil des discussions et commentaires qui les avaient préparés et suivis. Ils soutenaient un Concile irréel contre le para et le post-Concile.

« L’espèce de champ de bataille que nous parcourions au galop était à leurs yeux éblouis le chantier d’une nouvelle et radieuse Cité humaine en construction. Ils voulaient croire au mirage. C’était pour moi, à perte de vue, les ruines  de la Cité sainte, dévastée par un cyclone. Si nous évoquions tel acte, tel discours, ils m’en faisaient goûter le sucre et la tisane ; ils ne sentaient pas l’arsenic qui en faisait le poison [...].

« Peu importait pour eux l’univers en folie. Ils ne jugeaient que moi, l’insolent, puisque moi seul je l’avais demandé, et ils réprouvaient mon opposition conservatrice, plus criminelle encore que l’autre, la révolutionnaire, à laquelle elle portait renfort, disaient-ils, pour le plus grand dommage de l’Autorité romaine. Je tentai de reprendre quelqu’une de mes preuves. Inutilement. On ne tire pas au clair en vingt heures, ce que des centaines de théologiens malins ont rendu inextricablement confus en cinq ans de byzantinisme conciliaire [...].

« Ils n’avaient plus rien d’autre à me dire que leur conviction, leur humaine, désespérée persuasion de grands personnages secrètement inquiets et désolés comme nous.

« Je recopie telles que je les ai notées au vol, des adjurations qui sont des aveux : “ Oui, le Masdu existe, mais pas dans le Concile, pas dans les actes du Pape, n’ayez pas peur... Prenez-vous-en à Cardonnel, on ne vous dira rien, mais pas au Pape... À la longue, on arrivera à résorber les aberrations, les désordres postconciliaires, mais ayez confiance, le Concile est l’œuvre du Saint-Esprit... Non, le Pape n’est pas hérétique, il ne peut l’être... Non, il n’y a pas d’hérésie dans le Concile, il ne peut pas y en avoir... Au lieu de les critiquer, vous devriez avec tout votre talent et votre influence montrer qu’ils n’ont pas dit, qu’ils n’ont pas voulu ce qu’on leur fait dire et vouloir... 

« Pauvres admirables théologiens romains, comme j’aurais voulu partager votre bonne foi ! Mais quand vous en arriviez à me croire entraîné par votre exemple ou convaincu par votre autorité, j’étais seulement à mesurer l’abîme qui vous séparait du reste de l’Église et du Pape même. Et je restais endolori, mais inerte à votre appel : “ Dites-nous simplement que vous acceptez le Concile et que vous faites confiance au Saint-Père, d’une adhésion pure, simple et sans réserve, on ne vous demandera rien d’autre ! 

« Il fallait en finir. Je dictai au greffier italien : “ Est, est. Non, non.  Qu’est-ce que cela veut dire, me demande le Président ? – Cela veut dire que ce qui est, est et demeure, indépendamment de mes accusations. – Vous persistez dans vos critiques des Actes du Pape et du Concile ? – Oui. ” » (La Contre-Réforme catholique no 24, septembre 1969, p. 5)

L’instruction touchait à sa fin. Le requérant fut invité à lire et contresigner le procès-verbal qu’en avait dressé le greffier ecclésiastique. Mais celui-ci, qui était italien, n’avait manifestement rien compris. Les juges et l’accusé tombèrent d’accord : cette pièce sans valeur était irrecevable. Que faire ? Qui saurait, en trois jours, rédiger un compte rendu précis, exact, intégral, et surtout impartial ! de ces longues heures de subtils débats théologiques ? Fort embarrassés, les juges confièrent ce travail... à l’accusé qui rédigea un procès-verbal qu’approuvèrent et signèrent les consulteurs.

Et l’affaire fut renvoyée au 1er juillet 1968 suivant, date à laquelle les cardinaux, membres de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi feraient connaître leur décision.

LA NOTIFICATION DU 10 AOÛT 1969.

La procédure engagée par l’abbé de Nantes prendra apparemment fin avec la publication dans l’édition du 10 août 1969 de l’Osservatore romano, d’une notification, relayée par différentes agences de presse dont l’AFP. L’Avertissement du 25 juin 2020 de nos évêques de France se contente d’en citer quelques mots pour attiser l’indignation du lecteur sans lui donner la moindre explication. Pour ma part, je la reproduis dans son intégralité.

« Notification au sujet de M. l’Abbé de Nantes : À la requête de M. l’Abbé de Nantes, la S. Congrégation pour la doctrine de la foi a examiné ses écrits et, après l’avoir entendu par deux fois, le 6 juillet 1968 [la comparution a eu lieu en réalité le 5 juillet] et le 23 mai 1969, a jugé devoir lui demander de souscrire une formule de rétractation de ses erreurs et de ses graves accusations d’hérésie portées contre le pape Paul VI et le Concile. Après les deux premiers refus opposés par l’Abbé de Nantes à cette demande, la S. Congrégation pour la doctrine de la foi a tenté une dernière fois, le 11 juillet 1969, de le convaincre de se soumettre à la décision officielle du Dicastère romain compétent auquel il avait été le premier à faire appel.

« À cette demande solennelle qui lui était adressée, l’Abbé de Nantes a répondu, en date du 16 juillet 1969, par un refus catégorique. Il y récuse le droit de la S. Congrégation pour la doctrine de la foi d’exiger de lui une soumission, et il confirme ses positions antérieures concernant le Concile, l’Aggiornamento de l’Église, l’épiscopat de sa nation, les  hérésies  de Paul VI et l’appel adressé au clergé romain en vue de sa déposition canonique. La S. Congrégation pour la doctrine de la foi ne peut que prendre acte de ce refus opposé à sa légitime autorité en constatant avec une extrême tristesse qu’en se révoltant de la sorte contre le magistère de la hiérarchie catholique, M. l’Abbé de Nantes disqualifie  l’ensemble de ses écrits et de ses activités, par lesquels il prétend servir l’Église tout en donnant l’exemple de la révolte contre l’épiscopat de son pays et contre le Pontife romain lui-même. Réunis en congrégation ordinaire, les cardinaux de la S. Congrégation pour la doctrine de la foi ont décidé de rendre publique la présente Notification, et le Saint-Père a daigné approuver cette décision. »

Cette notification accablante pour la réputation de notre Père, évoque des erreurs qu’on lui aurait demandé de rétracter à plusieurs reprises, son refus de se soumettre à l’autorité de ses juges, sa révolte générale... Que s’est-il donc réellement passé entre le 1er juillet 1968 et le 10 août 1969 ?

L’ULTIMATUM.

L’abbé de Nantes fut à nouveau convoqué pour le 1er juillet 1968 au palais du Saint-Office. Las ! De jugement il n’y en eut aucun, mais il lui était demandé de rétracter purement et simplement ses critiques du Pape, du concile Vatican II et des évêques français, et de leur jurer à tous une obéissance entière, inconditionnelle. Ainsi il n’était tenu aucun compte de l’instruction du procès qui avait eu lieu deux mois auparavant. Le jugement doctrinal tant réclamé n’était pas rendu, mais on exigeait de lui une soumission sans limites, “ musulmane ”, assortie d’une menace écrasante : le refus de sa part d’une rétractation générale serait sanctionné par une ­excommunication.

Notre Père, seul en face de ses consulteurs, plongé dans un abîme de perplexité, disposait d’un délai de quatre jours pour faire connaître sa décision, quatre jours durant lesquels il vécut la plus dramatique alternative, sous le regard de Dieu, son Maître et son Juge, sans pouvoir demander conseil à quiconque, à l’exception de Mgr Marcel Lefebvre, alors supérieur général de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, avec lequel il put s’entretenir. Il en attendait la plus sûre des directives :

« Je fis part à mon auguste interlocuteur de ma résolution bien arrêtée de signer. Il m’interrompit fermement : “ Vous ne pouvez pas. Vous n’en avez pas le droit. ” C’était clair, c’était formel et ce fut aussitôt motivé par les plus invincibles raisons qu’appuyaient l’autorité et l’exemple de celui que j’écoutais : “ Nous-mêmes l’avons écrit en son temps au Souverain Pontife : la cause de tout le mal est dans les Actes du Concile. Soyez ferme dans la vérité. ” » (La Contre-Réforme catholique no 24, ­septembre 1969, p. 6)

En fait, Mgr Lefebvre recommandait à notre Père de faire ce que sa conscience devait sans doute lui reprocher de ne pas avoir accompli quelques années auparavant, à savoir refuser jusqu’au bout les Actes du Concile présentés au vote des Pères. On apprendra plus tard, qu’après avoir vaillamment animé la minorité qui s’opposa durant les débats conciliaires à la Réforme, il capitula en acceptant de tout signer, y compris la déclaration sur la liberté religieuse, acte pratique d’apostasie. Cela expliquera par la suite bien des choses, à commencer par le fait qu’il se gardera d’accompagner notre Père pour faire face avec lui à ses juges lors de la deuxième entrevue fixée au 5 juillet au palais du Saint-Office.

C’est donc l’âme en paix que notre Père retournait au Saint-Office pour se voir remettre une simple formule de rétractation, corrigée et approuvée personnellement par le Saint-Père. Il devait, en premier lieu, déclarer se « soumettre à tous les actes doctrinaux et disciplinaires de S. S. le pape Paul VI et du concile œcuménique Vatican II ». Deuxièmement, il devait rétracter « les graves accusations [...] contre les actes du Souverain Pontife et du Concile » et « désavouer celle d’hérésie portée contre le pape Paul VI et la conclusion aberrante » qu’il en avait tirée « sur l’opportunité de sa déposition par les cardinaux ». Troisièmement, il devait promettre obéissance, « selon les normes canoniques », à son évêque et à l’épiscopat français. Enfin, quatrième et dernier article, il devait s’engager « à parler et à écrire toujours avec respect des actes et des enseignements du Pape, du Concile et des évêques ».

« Là, mon devoir m’apparut clairement. Il n’avait pas été rendu de jugement doctrinal sur mes écrits, mais les cardinaux le donnaient à croire en m’infligeant comme une sanction la rétractation et la soumission qui devraient normalement suivre une condamnation. Me prêter à une telle parodie de magistère serait me faire complice, contre l’Église, de l’injustice des hommes. Je déclarai donc que je ne pouvais souscrire aucun des trois premiers articles ; je pouvais en revanche accepter le quatrième qui concernait le respect des personnes et ne touchait qu’à la forme, discutable j’en conviens, de mes écrits. » (ibid., p. 7)

Notre Père prit congé de ses interlocuteurs qui le menacèrent d’excommunication et de damnation éternelle... Alors il se ravisa, revint sur ses pas et prit de nouveau l’engagement, par écrit, de garder le secret le plus rigoureux sur tous ces événements jusqu’à leur conclusion. Notre Père pensait à tout et faisait la preuve de son amour de l’Église qui seul le guidait dans toutes les décisions qu’il devrait prendre, seul, dans toute cette affaire. En effet, en gardant le secret, il espérait conjurer une excommunication qui semblait désormais inéluctable, « non pour moi ni pour les pauvres âmes broyées des fidèles, mais pour l’Église. Mon excommunication, pensais-je, aurait pour immanquable effet de canoniser d’une sorte d’infaillibilité subséquente et d’une nécessité irrévocable ce maudit Concile comme toute parole tombée de la bouche du Pape actuel. » (ibid.)

Et ainsi, durant près d’un an, notre Père n’eut plus aucune nouvelle de Rome. Et sans doute, les cardinaux de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi se seraient volontiers contentés de ce statu quo si l’épiscopat français n’avait pas au même moment publié de nouveaux catéchismes inspirés par le Fonds commun obligatoire. Notre Père en avait montré le caractère scandaleusement hérétique et se fit un devoir de lancer une véritable Croisade nationale pour le dénoncer, et il faisait salle comble partout où il passait.

« Cette campagne sonnait le réveil de l’opinion. Nos évêques se voyaient confondus, ils se sentaient perdus. Il fallait me faire taire... J’espérais que la sagesse et la prudence romaines différeraient indéfiniment la sanction. Il fallut sans doute une forte pression de l’épiscopat français voulant briser notre Croisade. Entre lui et nous autres, le Pape dut ­choisir et ce fut l’ultimatum. » (cité dans Pour l’Église, t. II, éditions de la Contre-Réforme catholique p. 340)

Ce fut d’abord l’intermède du 23 mai 1969 auquel fait allusion la Notification du 10 août de la même année. « Quand on m’envoya ce cardinal Lefebvre qui se montre homme de doctrine à Rome et garant de tous les chambardements en France, pour me parler de soumission, je lui demandais d’abord s’il s’obstinait à soutenir de son autorité le Nouveau Catéchisme et la Note pastorale française ; sur sa réponse affirmative, je le récusai comme mon juge et l’envoyé du Saint-Office. Il ne faut tout de même pas exagérer ! » (La Contre-Réforme catholique no 24, septembre 1969, p. 7)

Mais un nouvel ultimatum suivit, le 11 juillet, du cardinal Seper. Le nouveau préfet de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi faisait sommation à l’abbé de Nantes de signer dans les trois jours la formule de soumission absolue et de rétractation générale, celle-là même qui lui avait été présentée l’année précédente. Notre Père n’opposa pas un « refus catégorique » comme il est affirmé dans la Notification, mais une magnifique Profession de foi catholique datée du 16 juillet 1969 et au nom de laquelle, précisément, il lui était impossible d’accepter tels quels, sans amendement préalable et dans un sens catholique, les quatre articles de la formule qu’il lui était requis de signer.

La réponse du Saint-Office ne se fera plus attendre et prendra la forme de ce lapidaire communiqué de presse qui canalise « une cascade de mensonges évidents » qui juge ses auteurs... et ceux de “ l’Avertissement ” de la CEF.

MENSONGES ET DIFFAMATION.

1. Mensonge sur les prétendues erreurs de l’abbé de Nantes dont il lui aurait été réclamé rétractation lors des entrevues du 5 juillet 1968 et du 23 mai 1969. Or aucune erreur doctrinale n’a pu être relevée à son encontre par les trois consulteurs, comme d’ailleurs le cardinal Lefebvre l’avait prévu dès 1966 et comme cela est attesté par le texte même de la formule de rétractation qu’il a été sommé de signer à quatre reprises. S’il lui était imposé de rétracter ses « graves accusations [...] contre les actes du Souverain Pontife et du Concile [...] et désavouer l’accusation d’hérésie portée contre le pape Paul VI», ce texte officiel du dicastère, corrigé et approuvé personnellement par le pape Paul VI, ne mentionne aucune erreur doctrinale à l’encontre de l’abbé de Nantes.

2. Mensonge sur la prétendue révolte de l’accusé vis-à-vis de la légitime autorité de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi. Lors de la séance du 5 juillet 1968, notre Père n’avait formulé qu’un simple refus : celui d’un texte et non de l’Autorité qui le lui imposait, une désobéissance à un ordre particulier, mais certainement pas une révolte contre tout ordre venu d’en haut. Quant à l’ultimatum du 11 juillet 1969 du cardinal Seper, notre Père y répondit non par un acte de rébellion, mais par une profession de foi catholique que la Notification passe délibérément sous silence et qui manifeste, au contraire, sa soumission et son obéissance, mais dans de justes limites, à la hiérarchie apostolique dans l’immense étendue de ses pouvoirs.

3. Et diffamation d’Église de l’abbé de Nantes et de toute son œuvre. « C’est sur des accusations vagues et sans preuve que ce communiqué me signale à l’attention de toute l’Église [...] comme un prêtre déshonoré. L’auteur collectif de cette diffamation s’efforce ­d’ailleurs d’en éluder la responsabilité. À l’en croire, ce n’est pas l’arbitre qui endosse la responsabilité de cette décision singulière, inouïe, c’est le joueur qui en est l’objet : ce prêtre révolté “se disqualifie” lui-même en prétendant servir l’Église tout en se révoltant [...]. Médisance ou calomnie, la puissance de déflagration de cette imputation officielle est incalculable [...].

« Le terrible Saint-Office, jadis, définissait les erreurs sur lesquelles il condamnait leurs auteurs s’ils les maintenaient. La foi du peuple en était éclairée et les âmes demeuraient en repos. Ladite Congrégation réformée déclare sa victime disqualifiée et la diffame mondialement sans citer ses erreurs. Déjà la médisance est forte et ses preuves trop faibles. » (ibid., p. 8)

DIFFAME... MAIS PAS CONDAMNE.

En diffamant l’abbé de Nantes auprès de l’opinion publique, la notification annonce urbi et orbi, à toute l’Église et au monde entier, qu’un prêtre dénonce les “ hérésies ” de Paul VI et rappelle au clergé romain qu’il est de sa responsabilité de le déposer. Mais il ressort de cette Notification que ce prêtre n’est ni excommunié, ni interdit, ni condamné à une suspense d’un mois ou d’une année. Rien. Aucune sanction canonique, étant souligné que la “ disqualification ” que l’accusé se serait lui-même infligée et que le cardinal Lefebvre avait prévue dès 1966... n’en est pas une.

« La “ décision ” de l’Autorité suprême, poursuit notre Père, tourne à l’indécision. Le rappel de l’accusation grave, très grave, la plus grave qu’il soit possible d’articuler contre la plus haute autorité de l’Église sombre dans “ l’extrême tristesse ”, et laquelle ? Celle que manifeste la personne ainsi attaquée de voir disqualifiés par une telle accusation les minces écrits et menus travaux d’un prêtre son accusateur ! » (ibid.)

L’abbé de Nantes était certes diffamé, mais pas condamné. C’était implicitement, mais nécessairement reconnaître que l’auteur des écrits qui ont fait l’objet de l’étude minutieuse de la part des consulteurs du Saint-Office est dans la vérité, tandis que celui que ces mêmes écrits critiquent est dans l’erreur. Dès lors se posait, de l’aveu de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi qui a finalement joué son rôle, la question de la mise en accusation du Pape en vue de son jugement. En attendant, une autre tâche attendait notre Père et que légitimait son appel du Pape au Pape... celle de retenir les catholiques déroutés, désespérés par la Réforme conciliaire et tentés de quitter l’Église.

NI SCHISME, NI HÉRÉSIE !

« Je crois avoir donné toutes mes forces à lutter contre l’hérésie jusqu’au 16 juillet 1969, raconte notre Père dans son récit autobiographique. À partir du 21 juillet, c’est dans la lutte contre le schisme que nous nous sommes graduellement engagés. » (La Contre-Réforme catholique no 110, octobre 1976, p. 9)

Ce jour-là l’abbé de Nantes reçut la visite de plusieurs prêtres intégristes qui voulurent l’entraîner à faire schisme. Ils jugeaient, de leur seule autorité, que le nouvel Ordo Missæ qui devait entrer en vigueur le 30 novembre 1969 était hérétique et rendait invalide la célébration du Saint-Sacrifice de la messe, le pape Paul VI étant déposé par le seul fait de l’avoir promulgué. Notre Père tenta, en vain, de leur montrer qu’en admettant même que le Pape ait été déchu du fait de la promulgation d’une messe hérétique et invalide, encore fallait-il que toute l’Église constate et reconnaisse cette “ déposition ” par un jugement de l’autorité romaine. « Vous pouvez argumenter, démontrer, polémiquer, en formulant une accusation d’hérésie contre Paul VI. Mais tant que le Magistère de l’Église n’aura pas rendu une sentence dogmatique, votre pensée ne sera que l’opinion d’un théologien qui peut se tromper. Donc, il faut obtenir un jugement. » Ces prêtres ne voulant se rendre à ces raisons impérieuses, catholiques et romaines, notre Père les mit littéralement à la porte ne voulant entretenir de relations avec des clercs ouvertement schismatiques, mais il comprenait que la Maison de Dieu était désormais menacée par un nouveau péril dont la réforme du rite de la messe était l’occasion.

N’étant d’aucun parti pris, notre Père mit aussitôt ses analyses théologiques à l’épreuve de la pratique des Églises locales et de celle de Rome pour faire ce constat : partout, que ce soit à Rome, à Madrid, en Allemagne, en Suisse, au Portugal et même en Australie, le rite nouveau imposé par la volonté du Pape était accepté par tous, quoique sans enchantement. Il était donc impossible d’affirmer que cette Messe est invalide puisque toute l’Église catholique partout dans le monde acceptait de la célébrer quotidiennement. « Toute l’Église n’aurait pu accepter, même par obéissance au Pape, un simulacre de Sacrifice... L’argument est catégorique : si aujourd’hui, partout dans le monde, l’ensemble du clergé catholique célébrait un culte invalide, ne donnant aux fidèles à adorer et consommer que du pain et du vin en lieu et place du Corps et du Sang adorables de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et si toute la communauté catholique participait à ce simulacre en se trompant dans sa foi, alors les promesses du Christ à son Église auraient été vaines, l’enfer aurait prévalu et il n’existerait plus d’Église de Dieu. » (La Contre- Réforme catholique no 30, suppl., Pâques 1970, p. 3)

Le nouveau rite de la messe étant valide quoique mauvais, l’abbé de Nantes, par une sagesse toute surnaturelle, adjurait ses amis et ses lecteurs de le tolérer et surtout de ne pas se fixer comme programme celui « d’imposer par la force notre opinion, notre liturgie, nos traditions à nos pères et nos frères dans la foi. Mais sûrs d’être fidèles aux véritables institutions et aux volontés du Christ, nous avons la généreuse ambition de nous y tenir, de les défendre, de les donner à aimer à tous, en attendant que Dieu lui-même y ramène les cœurs de nos Pasteurs égarés. » (ibid., p. 4) Et cela ne peut se faire qu’en demeurant dans nos paroisses, pour garder le contact vivant, sacramentel, irremplaçable avec l’Église.

Dans cette période de désorientation conciliaire, désespérer de l’Église, se faire à soi seul une chapelle, une secte ou même un schisme fut la grande tentation pour bon nombre de catholiques traditionalistes, à laquelle finalement beaucoup succombèrent. Ce faisant, ils désertaient le seul combat utile pour le service de l’Église, le combat contre la Réforme. Mais il faut pour le mener rester dans l’Église en étant bien persuadé que « nous ne sommes pas les sauveurs de l’Église. C’est elle qui est encore et toujours notre salut. Je ne le vois pas, mais je le crois de foi certaine : le salut de l’Église est aujourd’hui, comme hier et toujours, dans ses Pasteurs. Même passagèrement enfoncés dans l’erreur et le sectarisme de leur “ Réforme ”, la grâce subsiste en eux, indéfectible, inapparente, mais prête à rejaillir au jour de Dieu pour le salut de tous. Le trouble peut être grand, le dommage pour les âmes mortel : Dieu ne veut nous gouverner que par la hiérarchie [...]. L’Église n’est pas en nous, elle subsiste en ceux mêmes que nous voyons occupés à sa ruine et que nous croyons cependant, en vertu de leur juridiction apostolique, porteurs de la grâce du Christ. » (La Contre-Réforme catholique no 25, octobre 1969, p. 12)

C’est pourquoi l’abbé de Nantes décida, lors du printemps 1970, de fonder une Ligue au service de « L’Église, l’Église seule ! » (éditorial de La Contre-Réforme catholique no 30, mars 1970) pour retenir les fidèles tentés de “ quitter le navire ” et les maintenir dans la voie étroite, mais sûre de la fidélité catholique. « Je n’ai pas de mérite à vous montrer ce chemin. Il m’est tracé par l’article 28 de la Règle sous laquelle nous vivons ici et qui est plus ancienne que nos problèmes : “ Les petits frères du Sacré-Cœur s’aimeront tous comme les membres d’une même famille, l’Église. Ils ne compareront ni n’opposeront jamais leur Ordre à quelque communauté que ce soit. Une seule existe pour leur cœur, celle qui les contient toutes, l’Église catholique ” [...]. Nous récusons “ l’esprit de corps ” intégriste comme nous souffrons mort et passion de “ l’esprit de corps ” réformiste qui soude et syndique contre nous toute la chaîne hiérarchique des oppresseurs de l’Église [...]. Odieux esprit que cet esprit de secte ! Le seul esprit de corps qu’inspire la Sagesse surnaturelle est celui qui nous configure à l’Esprit-Saint dans son amour unique pour son Corps qui est l’Église : l’Esprit de corps mystique, le seul qui soit saint. » (La Contre-Réforme catholique no 31, avril 1970, p. 1-2)

Peu de traditionalistes, hélas, surent tirer profit de ces salutaires leçons, pourtant d’une vérité rayonnante dans la fidélité aimante, indéfectible, à la communion catholique qu’il fallait, qu’il faut encore aujourd’hui maintenir coûte que coûte. Un grand nombre d’entre eux, exaspérés par l’anarchie postconciliaire, préférèrent tourner leurs regards vers Mgr Marcel Lefebvre lequel développait un séminaire à Écône ouvert avec la permission provisoire de Rome, pour “ faire l’expérience de la Tradition ”, mais en s’abstenant de désigner les grands responsables de la Réforme à laquelle il était censé porter remède... à pas feutrés, c’est-à-dire le Pape et le Concile.

L’abbé de Nantes engagea publiquement Mgr Lefebvre à plutôt “ frapper à la tête ”, c’est-à-dire à accuser ouvertement le Pape d’hérésie, de schisme et de scandale. « Tant que vous épargnerez la Tête, vous ne maîtriserez pas les membres, tant que vous obéirez à la Tête, vous serez broyés par les griffes et les dents de ce MASDU. » (La Contre-Réforme catholique no 89, février 1975, p. 2)

Mgr Lefebvre n’en fit rien et ce qui devait arriver arriva, comme l’abbé de Nantes le prévoyait. Il reçut de Rome l’ordre de fermer le séminaire d’Écône et, malgré l’interdiction qui lui avait été signifiée, il ordonna le 29 juin 1976 quinze prêtres en attendant de consommer son schisme douze ans plus tard, par la consécration de quatre évêques sans mandat pontifical. « Voilà bien le gâchis ! », écrivait notre Père en juillet 1976 : « Avoir raison sur l’essentiel et se donner tort en se séparant de l’unique Église de Jésus-Christ. » (La Contre-Réforme catholique no 108, août 1976, p. 2) Et il avertissait ses amis et ses lecteurs qu’il était désormais « non seulement inutile, mais coupable » de soutenir les fondations de Mgr Lefebvre.

Durant ces années, le cœur du Pape n’a pas changé et Dieu ne lui a pas ôté sa charge pour la confier à un autre qui en soit digne. Et notre Père de faire le constat, dès janvier 1973, d’une véritable autodémolition de l’Église : « Les catéchismes corrompent partout les âmes pures des enfants et corrodent la foi des prêtres eux-mêmes. Le Saint-Sacrifice de la messe est l’objet de sacrilèges innombrables auxquels portent toutes les directives romaines. C’en est au point que la Présence réelle du Corps et du Sang du Christ dans ce sacrement est méprisée. L’obsession sexuelle qui dévore le clergé et les religieux envahit leurs collèges et abandonne la société chrétienne aux aberrations les plus redoutables pour l’avenir de la religion et de la civilisation. La politique a envahi le sanctuaire, séditieuse contre les derniers États catholiques, socialisante chez nous, servile vis-à-vis du Pouvoir dans les pays de l’Est. La célébration de la Paix à l’instar d’une divinité, est une trahison du monde libre sous la menace d’invasion qui pèse sur lui. » (CRC no 64, janvier 1973, p. 1)

Et notre Père s’étonne de ce que d’autres remplis de sagesse et de science, de vertus et de sainteté, ne se soient pas levés avant lui. Il en conclut qu’il faut accepter maintenant de faire avec l’aide de Dieu ce que Dieu n’a pas voulu faire sans nous : « Il faut tenter l’ultime démarche qui est de notre ressort, de notre devoir. Il faut aller à Rome faire remontrance au Pape en personne de l’hérésie, du schisme, du scandale dont il est, lui, l’auteur premier et responsable. » (ibid.) Ce que nous avons fait une fois, deux fois, trois fois, sous les pontificats de Paul VI et de Jean-Paul II afin d’obtenir un arrêt infaillible, souverain et libérateur que nous persistons, à attendre de Rome avec foi, espérance et charité. (À suivre.)

Frère Bruno de Jésus-Marie