LETTRE DE L'ABBÉ DE NANTES
AU CARDINAL OTTAVIANI
C'EST cette Lettre au cardinal Ottaviani que l'évêque de Troyes, Mgr Le Couëdic, aurait dû envoyer à Rome. Mais l'ayant lue au passage, il la jugea inacceptable et refusa de la transmettre. Pour ne pas être forclos, notre Père n'avait d'autre choix alors que de la publier dans la Lettre à mes Amis n° 231 (juillet 1966). C'est pour cette publication sans autorisation que Mgr Le Couëdic le frappa de suspense a divinis, et non pas pour d'éventuelles erreurs. Voici donc cette lettre dans sa version intégrale :
Jésus !
Éminence Révérendissime,
Ayant l’honneur et le redoutable devoir d’adresser une requête personnelle à Votre Grandeur en sa qualité de Secrétaire de la Sacrée Congrégation du Saint-Office, il m’est bon de déclarer avant toute chose ma foi surnaturelle, docile, certaine et entière, à tout ce que la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine nous enseigne comme révélé par Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, étant Fils de Dieu, Dieu Lui-même, ne peut ni se tromper ni nous tromper. Je professe que le Magistère de l’Église, en ses Pasteurs légitimes, Notre Saint-Père le pape Paul VI et le Corps des Évêques unis à Lui, a autorité pour fixer en termes dogmatiques les Vérités auxquelles nous devons croire, et pour porter en termes canoniques des Lois auxquelles nous devons soumettre notre vie religieuse et notre conduite morale ; cela, non de manière totalitaire ou arbitraire, mais selon des raisons et qualifications diverses que ce Magistère a lui-même établies. C’est donc avec une parfaite confiance et une sereine soumission d’esprit et de cœur que j’ose m’adresser à cette Sacrée Congrégation en la personne de son Pro-Préfet. Il me suffit, pour être enclin à une prompte et entière obéissance, de savoir que ma requête n’est plus adressée à des hommes aux convictions incertaines et aux volontés fluctuantes, mais à une Autorité, divine en sa source, légitime en son action, dépendant en tout de Jésus-Christ et jalouse d’en invoquer l’Autorité souveraine en entourant ses décisions de toutes les garanties du droit.
Que Dieu donc me soit en aide et la Vierge Marie, Mère de Dieu et Médiatrice Universelle, pour la formulation de ma requête, pour la conduite de sa défense et pour ma soumission filiale aux décisions de la Sainte Église.
Éminence,
La Sainte Église m’a engendré à la vie divine le 5 avril 1924, et j’ai adhéré ce jour-là à son Credo ; elle m’a confirmé dans cette foi catholique et pour son témoignage, le 19 mars 1931 ; enfin elle m’a appelé au Sacerdoce et m’a ordonné prêtre le 27 mars 1948, pour participer activement au ministère de la doctrine, des sacrements et du gouvernement des âmes. Malgré mes innombrables péchés, offenses et négligences, je n’ai cessé d’admirer, d’aimer et de servir cette Église Catholique, seule Divine, seule Sainte, à qui je dois tout et à qui ma vie est à jamais consacrée. Pendant la première partie de mon ministère sacerdotal, j’ai rencontré dans cette fidélité bien des obstacles et des contradictions, ceux de la chair, du monde et du démon, comme il est normal. J’ai combattu et souffert pour la foi, sans m’étonner des erreurs et des désordres rencontrés, dans les autres comme en moi-même. Mais voici que, dans cette deuxième étape, erreurs et désordres, du moins ce qui m’avait été jusqu’alors désigné comme tel par l’Église, se présentent, au nom de l’Évolution nécessaire et sous le visage de l’Autorité ecclésiastique, comme la vérité nouvelle et le bien d’aujourd’hui. Je dois dire que, de toute la force de la foi que nos Pères nous ont enseignée et de la charité que les saints ont imprimée en nos cœurs, je persiste à trouver ces doctrines absurdes et impies, aujourd’hui comme hier, ces mœurs honteuses et décadentes, sans que les « signes du temps » viennent rien changer aux définitions immuables du Beau, du Vrai et du Bien, humains et chrétiens. Depuis 1960, la réforme et le renouveau ont pris une telle ampleur dans l’Église qu’on en vient à ne plus tolérer dans la société ecclésiastique les gens de tradition. Bien plus, l’autorité hiérarchique s’y est engagée, apparemment, avec une telle puissance qu’il semble devenu impossible de rester fidèle à l’Église de Jésus-Christ dans l’Église de Jean XXIII, de Paul VI et de Vatican II sans être accusé d’hérésie et de schisme. Nous nous trouvons, pour crime de fidélité, au bord de l’excommunication.
Il n’y a là certainement qu’un effroyable malentendu, qu’interprétations mensongères ou abus de pouvoirs subalternes. L’Église ne peut pas se renier, parce qu’en se reniant elle s’arracherait à Jésus-Christ et mépriserait l’Esprit-Saint qui l’a soutenue et guidée dans toute sa Tradition séculaire. Il ne peut y avoir donc, dans ces prétendus renouvellement et adaptation, que modifications de détail, peu contraignantes, ou développements théologiques sans incidence sur notre foi ni modification du dépôt sacré de la Révélation. Or, les violences exercées contre nous, le caractère d’obligation formelle donné à des théories étranges et à des pastorales déroutantes, la contrainte devenue constante et universelle, tendent pratiquement à nous convaincre du contraire. Si ces violences allaient à leur terme, c’est-à-dire à l’exclusion de ceux qui demeurent réfractaires à la religion nouvelle, serait-elle même applaudie du monde entier, l’Église, devenue une secte, aurait perdu sa divine perfection originelle en même temps que sa catholicité. Cela est impossible, en vertu des promesses de Jésus-Christ, et c’est dire que tous les serviteurs de Dieu doivent s’efforcer de conjurer un tel mal, sûrs d’en triompher avec le secours de la grâce qui ne peut manquer.
J’ai pour ma part obstinément soutenu, contre toute théorie ou pratique évolutionniste, que les doctrines et les lois nouvelles du Pape, du Concile et de nos évêques doivent être toujours entendues et reçues dans la mesure exacte et exclusive où elles consonnent avec la doctrine immuable et avec les normes constantes de la Tradition catholique. Il semblerait presque superflu de le rappeler, tant ce doit être évident. Les malheureux événements qui me conduisent aujourd’hui à votre Tribunal sont la preuve du contraire. On a donné à croire, depuis 1963, que toute nouveauté et toute concession au Monde étaient a priori louables et généreuses ; on en est venu à suspecter et même réprouver les pratiques et les principes antiques, surtout ceux qui sont contraires aux exigences du Monde et aux plaisirs des hommes. Il est devenu presque insolent d’affirmer que le nouveau doit s’accorder avec l’ancien pour être catholique. En innocentant ceux qui ont gardé un tel principe pour règle de leur foi, Votre Sacrée Congrégation contribuera puissamment à « ramener les cœurs des pères vers leurs enfants et les indociles au sentiment des justes, de façon à conserver au Seigneur un peuple bien disposé » (Luc 1, 17).
En proposant à Votre Tribunal la somme des “ Lettres à mes Amis ”, écrites durant ces années terribles et devenues l’objet de douloureuses contestations, pour qu’il en examine la doctrine, j’ose espérer que restera présente à l’esprit de mes juges, non l’intérêt de ma misérable personne, mais l’angoisse de milliers et de milliers de fidèles catholiques pour lesquels on change la religion. Rome, le Roc de la Chrétienté, la Colonne immuable de la Vérité, ne pourra rester insensible à cette longue, ardente, innombrable plainte qui monte vers Elle. Parmi des milliers de lettres qui en témoignent, je ne citerai à Votre Grandeur que celle-ci, à cause de sa brièveté et de son émouvante simplicité. Elle parle pour toutes les autres :
« Monsieur l’Abbé, je voudrais vous dire ceci. Vous êtes pour mon mari et moi l’espoir en la sagesse de l’Église. Tant que vous pourrez vous exprimer librement, nous espérerons que la période actuelle n’est que temporaire, liée à des considérations tactiques. Mais si vous étiez condamné, ce serait dramatique. Nous ne ferions pas de scandale, bien sûr. Nos enfants continueraient à fréquenter l’école religieuse. Mais quelque chose d’important serait brisé en nous. Peut-on garder la foi en Dieu quand on perd la foi en l’Église ? Dieu veuille que nous n’en venions jamais là.
« Quand nous enrageons à la messe devant un sermon inepte, nous avons le réconfort de penser à vous, et cela seul nous empêche de nous sentir perdus dans cette Église que nous avons du mal à reconnaître pour nôtre. Tout cela nous sommes prêts, s’il le faut, à le dire publiquement à tous ceux dont il dépend de nous plonger de l’inquiétude dans le désespoir.
« Recevez, Monsieur l’Abbé, l’assurance de nos prières et de nos sentiments respectueux. »
Éminence,
Ce n’est pas à moi qu’il appartient de répondre à cet appel pathétique. Par-delà ma personne qui n’en est que l’occasion, c’est à Rome qu’il s’adresse. C’est à la Mère et Maîtresse de toutes les Églises qu’il appartient d’y répondre. J’ai la certitude que Votre Grandeur ne pourra rester insensible à la détresse qu’il exprime. Si le jugement de mon œuvre lui paraît une occasion trop minime ou peu convenable, Elle saura par d’autres moyens apaiser l’angoisse de cette meilleure part du peuple chrétien. Qu’Elle agrée tout au moins l’exposé que je dois lui faire, aussi brièvement que possible, des événements qui nous ont conduits, mes amis et moi, à nous adresser à Elle en une si urgente nécessité.
I. SOMMAIRE CHRONOLOGIQUE DES LETTRES À MES AMIS (1956-1966)
1. LETTRES DE SPIRITUALITÉ, OCTOBRE 1956 - OCTOBRE 1959 (Lettres 1 à 57).
J’ai commencé, il y a dix ans, à écrire des Lettres spirituelles pour une cinquantaine de personnes dont j’avais accepté la direction de conscience. La première exprime mes intentions, qui n’ont pas varié : faire connaître les splendeurs de l’Amour divin et aider à la sanctification des âmes (Lettre 1). J’ai entrepris cette œuvre sans éclat, malgré la vive conscience de mon indignité, n’étant qu’un médiocre (Lettre 31), parce qu’elle me paraissait du devoir des prêtres, si misérables soient-ils personnellement. Si Votre Grandeur veut connaître la tradition familiale et religieuse dans laquelle je me situais, elle voudra bien lire la Lettre 165, sur la mort de mon père.
Ces modestes billets se sont succédé paisiblement pendant trois ans, sans aucune polémique ni politique. Cela devrait suffire à écarter tant d’accusations calomnieuses, tendant à persuader que j’ai mis mon sacerdoce au service de rancœurs, de passions sectaires ou d’intérêts politiques. On n’y trouve ni controverse ni propagande, et j’ai continué jusqu’à ce jour à écrire régulièrement de ces Lettres de pure édification, parce que je n’ai rien plus à cœur. Nul ne contestera que, dans ce domaine, je me suis fait le simple écho des Docteurs de la Mystique catholique et des grandes spiritualités qu’ont illustrées les Saints de l’Église. J’ai surtout commenté l’Écriture Sainte et célébré les fêtes liturgiques.
2. LETTRES DE THÉOLOGIE, OCTOBRE 1959 - MAI 1963 (Lettres 58 à 141).
La foi et la piété de mes amis m’ont paru gravement mises en péril par la reviviscence, soudain tumultueuse, de la vieille hérésie moderniste, après la mort de Sa Sainteté Pie XII. J’ai alors entrepris l’étude systématique de cette nouvelle religion, naturiste et révolutionnaire, dans une suite intitulée “ Le Mystère de l’Église et l’Antichrist ”. Je crois avoir défini, dès ce moment, dans son principe essentiel cette subversion du christianisme, menée de l’intérieur, ou mieux, sa rétroversion vers la mystique judaïque, charnelle et séculière. J’en ai dénoncé durant quatre ans les diverses mais convergentes mises en œuvre, dogmatiques, morales, liturgiques et pastorales. Je ne savais pas que je décrivais par avance un certain aggiornamento prétendu conciliaire. Déjà le scandale et le désarroi des catholiques, en face de cette puissante subversion, étaient tels qu’on me demandait de tous côtés communication de ces Lettres, pour soutenir la foi de beaucoup, ébranlée. En automne 1963, le nombre de mes correspondants atteindra le millier.
Jamais la moindre critique d’ordre doctrinal ni aucun rappel à l’ordre motivé ne m’ont été adressés durant tout ce temps. Que Votre Grandeur remarque les dates. C’était avant le grand ébranlement conciliaire. La critique de l’Église, les destructions, les nouveautés allaient chaque jour plus scandaleuses, mais elles demeuraient privées de toute autorité, de toute légitimité. C’était toujours la même erreur, dénoncée par Pie IX dans le Syllabus, par saint Pie X dans Pascendi et la Lettre sur le Sillon, par Pie XII dans Humani Generis. C’était encore officiellement « le rendez-vous de toutes les hérésies » et la contradiction de notre foi. Il est notable que je l’ai dit et démontré sans recevoir aucun démenti du Magistère ni aucune réfutation. Telle était donc bien encore la Vérité, en 1963.
3. LETTRES DE MORALE POLITIQUE, MAI - AOÛT 1962 (Lettres 109 à 116).
Entre-temps, l’affreux drame de notre Algérie Française avait atteint son paroxysme d’injustice et d’horreur. Votre Grandeur notera quelle place secondaire avaient tenue jusqu’alors, sinon dans mon cœur et dans mon esprit, du moins dans mes Lettres, les douloureuses et tragiques péripéties d’une guerre révolutionnaire où tombaient les meilleurs de mes amis, soldats de l’Armée française, dans l’indifférence et la trahison générales. Seules les Lettres de nouvel an faisaient le bilan de nos espoirs et de nos malheurs, du seul point de vue de la liberté et des intérêts sacrés de l’Église, de l’avenir de notre civilisation, de l’indépendance et de la prospérité de la Patrie. Il a fallu pour que j’en traite dans mes Lettres que de tous côtés, évêques, prêtres et journalistes, directeurs d’œuvres catholiques prennent parti, comme au nom de l’Église, au mépris des principes moraux les mieux établis et à l’encontre du droit des gens, pour la Révolution et pour le Pouvoir, monstrueusement associés, contre d’innocentes populations vouées à la ruine, au désespoir et à la mort.
Je n’ai pu rester indifférent aux larmes et au sang de mes frères et de mes concitoyens. Mais, plus que tout, je n’ai pu accepter en silence de voir corrompre la morale chrétienne dans le mensonge de la peur et de la servilité. Les textes de mes Lettres d’alors demeurent, qui attestent la permanence d’une morale, humaine et chrétienne, face aux pouvoirs politiques et ecclésiastiques passés au service de la Révolution mondiale. De cette complicité est née une morale nouvelle, évangélique, qui est la négation permanente de tout ordre politique et de toute justice humaine. Il faudra bien un jour que Votre Suprême Congrégation nous dise solennellement si toute défense légitime de l’Occident chrétien assiégé est violence condamnable, et toute entreprise révolutionnaire est de soi sainte, jusque dans ses pires atrocités, et légitime dans sa barbarie. En attendant, le Christ est en agonie dans les millions de victimes innocentes de la Révolution et plus encore dans son Évangile et son Enseignement moral indignement corrompus dans son Église même.
4. LETTRES SUR L’ÉGLISE, OCTOBRE 1963 - JUILLET 1964 (Lettres 153 à 175).
Privé de tout ministère, le 15 septembre 1963, j’ai pu consacrer toute mon attention aux événements conciliaires dès ce moment publics. Je les ai commentés, sans prétendre à l’infaillibilité ni à aucune sorte de magistère personnel, et sans mériter davantage les reproches sans cesse répétés, de sectarisme, de pessimisme ni de rébellion contre l’Église. J’ai fait la preuve pendant ces années tournantes d’une ferme confiance en l’Église et même d’une excessive et naïve estime des hommes d’Église ! Je me suis souvent trompé, mais par trop d’optimisme. J’ai aimé Jean XXIII (50), j’ai mis de grands espoirs dans le Concile (92) ; inquiet, j’ai encore cru au miracle possible (118, 120). Après Pacem in terris, je suis parti pour Rome afin de calmer mon angoisse, et j’y reviendrai un an après pour essayer de comprendre. Les Lettres écrites en ces occasions (143-146 ; 173-174) ont rendu manifestes ma piété, mon amour, mon culte pour Rome et pour le Vicaire de Jésus-Christ. Je n’en ai rien rétracté. Enfin, prévenu abondamment, et même par un signe mystérieux, de ce que serait le nouveau pontificat, j’ai écrit sur ce sujet deux Lettres où la vérité de l’information s’accompagne de confiance et de docilité (148-149).
Dans les débats du Concile je n’ai voulu voir, moi aussi, et bien plus longtemps que la raison l’autorisait (125-126, 137 !), que ces assauts des hommes et du démon qui précèdent d’ordinaire les grandes manifestations de la Sagesse infaillible de l’Église. Je joignais, en toute liberté, à la vérité cruelle de l’information une foi ardente, une confiance indomptable, et c’est sans doute ce qui m’attira alors des milliers d’amis, dont le nombre cette année-là passa de 1 000 à 6 000, pour atteindre aujourd’hui 12 000.
Hélas ! le moment vint où notre confiance fut trop ouvertement bafouée pour qu’un homme sincère pût encore nourrir ses amis de vaines illusions.
5. LES LETTRES DE GRANDE CONTROVERSE, JUILLET 1964 - DÉCEMBRE 1965 (Lettres 176 à 220).
Le nouveau christianisme, de Blondel, de Maritain et de Congar, n’est pas nôtre. Or il est devenu la Charte de l’Église nouvelle selon l’encyclique Ecclesiam suam. Dès lors, je me suis consacré à la critique, au sens noble et fort de ce terme, c’est-à-dire au discernement nécessaire, dans les Actes et les Gestes de cette nouvelle Pastorale, de ce qui était opinion et de ce qui demeurait enseignement, de ce qui était tradition et de ce qui était innovation. J’ai été à l’essentiel. J’ai démontré l’absurde dichotomie de l’ecclésiologie évolutionniste de Congar – que Vous-même réprouviez en 1950, je m’en souviens (176-178). J’ai analysé le dualisme irrésolu de l’encyclique Ecclesiam suam (180-181). La troisième session m’a contraint d’avertir mes amis que des théories suspectes ou même absurdes se répandaient dans la majorité et pourraient bien enfin figurer dans les Actes du Concile (184-186). Je dus rappeler qu’un Pape peut manquer à son devoir de Pasteur et de Docteur suprême, comme fit Honorius (188), et de même, qu’un Concile peut abuser les chrétiens sur l’autorité de ses décrets (212). Les progrès effrayants de l’erreur, la toute-puissance d’une minorité de tribuns sans respect pour l’Église même et sa Tradition, les violences morales qui accablaient la “ glorieuse minorité ” des Pères fidèles à leur foi, toutes ces nouvelles brûlantes m’ont conduit à élever le ton, accroître la force de mes démonstrations et la violence de mes invectives. Il fallait secouer la morne apathie des fidèles, et soutenir la résistance du petit nombre d’évêques laissés sans soutien ni écho dans le monde (Lettres 189-190, 213-219).
Je ne me suis pas lamenté, je n’ai pas vociféré : j’ai expliqué. J’ai repris l’histoire oubliée, falsifiée, de cette déjà vieille manœuvre de subversion dans l’Église (211). J’en ai suivi le complot, au Concile même (195). J’ai défini ce qu’était ce Progressisme polymorphe (172) et ce Monde auquel il veut attacher l’Église comme une servante ambitieuse de devenir maîtresse (197). Enfin, j’ai cruellement jeté à la face de ces faux frères le projet dévoilé de tous leurs efforts, projet judéo-maçonnique adopté par leur réformisme : la constitution d’une organisation religieuse universelle, dont toute l’énergie spirituelle serait mise au service d’un “ Monde nouveau à construire ”, sur les ruines de l’autre, selon le plan socialiste-marxiste, dans le culte de l’Homme. Le Masdu, le... “ Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle ”(197-208). L’apostasie et l’idolâtrie sous le masque d’une religion mondiale, réplique idéologique de l’Onu politique et de l’Unesco culturelle, la revanche de Lamennais et de Sangnier, le triomphe de Teilhard et de Maritain, proclamés Urbi et Orbi par “ l’Église en état de Concile ” !
Hélas ! Je ne rêvais pas. Discours et documents abondaient chaque jour qui vérifiaient l’exactitude tragique de mes analyses. Il parut enfin, les 7 et 8 décembre 1965, jours de clôture, qu’un parti d’hommes d’Église l’avait emporté au Concile, qui entendait nous lancer dans l’œuvre babélique d’un monde sans Christ, sans Grâce et sans Croix, mais laïque et libertaire, démocratique et socialiste, sur les bases nouvelles d’une foi “ en l’Homme, en la Liberté, en la Paix ”. Il était de toute nécessité, pour le lancement de cette nouvelle pastorale, de faire taire nos protestations indignées. J’appris qu’un groupe d’évêques avait décidé, au dernier jour de ce funeste Concile, de me réduire au silence par quelque interdit. Mais de cette ardente polémique la question demeure de savoir si on peut continuer à occuper de hautes fonctions dans l’Église quand on a décidé de servir deux maîtres, Dieu et le Monde, le Christ et Bélial, associant à la foi catholique une foi en l’homme qui lui est contradictoire, et si de tels novateurs ont le pouvoir d’exclure de la société des fidèles tous ceux qui refusent de plier le genou devant “ l’Abomination de la Désolation érigée dans le Lieu saint ”.
6. LETTRES SUR LE CREDO, 1966 (Lettres 221 à 229).
Dans les limites étroites d’une liberté contrôlée (220), que pouvais-je faire de plus utile que de rappeler les certitudes immuables de notre foi ? On me laisse commenter le Credo, à condition toutefois que l’enseignement de la vérité éternelle n’ait pas trop l’air de réfuter les erreurs de cette génération perverse et incrédule. Au moment où toute licence et tout pouvoir sont laissés aux réformistes conséquents, de tirer les conclusions de ces cinq années terribles, en annonçant que la doctrine et la pratique de l’Église Nouvelle sont la négation de la Tradition séculaire, et d’en prendre argument contre son infaillibilité et sa sainteté, je veux pour ma part survivre à cette Nouvelle Pentecôte, cette Seconde Réforme, tel que l’Église m’a engendré et ordonné, chantant notre Credo catholique, toujours le même, « Semper idem », selon la devise de Votre Grandeur.
Éminence,
Après avoir présenté, avec une sincérité totale, la matière de ma requête, je dois exposer les motifs d’une démarche si singulière et les circonstances qui m’ont conduit à chercher la lumière et la justice de l’Église à leur source même, auprès de cette Suprême Congrégation dont le Souverain Pontife est le Préfet.
II. À LA RECHERCHE DE LA JUSTICE ECCLÉSIASTIQUE
Votre Grandeur sait les courants inquiétants qui ont agité l’Église de France, tout particulièrement depuis la Libération de 1944. Elle ne s’étonnera pas d’apprendre que je me suis trouvé à leur occasion en grave désaccord avec plusieurs de mes supérieurs successifs, et que j’ai été sanctionné par eux à de nombreuses reprises. Il serait indiscret et fastidieux de dresser la liste de ces condamnations arbitraires et de ces mesures pénibles. Bien d’autres en ont subi alors de plus cruelles, pour leur foi intégrale et leur ferme obéissance au Saint-Siège. Dès ce moment, et dans le temps même où ils étaient eux-mêmes frappés par Rome, les chefs de file du Parti réformiste préparaient avec audace leur mainmise sur le clergé français. Renvoyé de plusieurs places, exclu de certaines charges, chassé même d’un diocèse, j’ai considéré qu’il était de mon devoir d’obéir. Nos supérieurs, même lorsqu’ils paraissent abuser de leurs pouvoirs et agir sous le coup de quelque passion ou par opportunisme, doivent être respectés et obéis. Mes malheurs importaient peu, du moment que l’Autorité Souveraine, à laquelle je faisais sans cesse implicitement appel, demeurait ferme dans sa doctrine et dans ses jugements. Mon assurance, sous le poids de tant de condamnations, demeurait dans mon union de cœur et d’esprit, que nul ne contestait, avec l’Église de Rome.
C’est cela qui a changé, dans ma petite sphère, en mai 1963. Quand je reçus de Monseigneur l’évêque de Troyes la sommation de choisir entre la rédaction de mes Lettres et mon ministère de curé de campagne, je compris que le désaccord touchait cette fois à l’essentiel et mettait en cause bien plus que mon supérieur immédiat. Quelque chose changeait dans la Foi et la Loi de l’Église, et c’était l’Autorité en ce qu’elle avait de plus élevé et de plus universel qui désavouait des œuvres comme la mienne. Dès lors, il était vain d’aller la poursuivre dans un autre diocèse ou sous d’autres cieux : la même injonction me serait formulée partout. Je ne pouvais pas davantage me soumettre encore une fois au for externe, en réservant ma liberté intérieure. Celle-ci se fondait jusqu’alors sur la fermeté romaine, et c’est de Rome que viendrait bientôt le désaveu ! Il fallait donc, intérieurement et extérieurement, opérer en moi ce changement de mentalité qu’avait annoncé Jean XXIII, le 11 octobre 1962, et que le Concile acceptait pour lui-même, en attendant de le décréter et de l’imposer à tout le peuple fidèle. Je ne me suis pas résolu à entrer dans une telle voie sans preuves de sa légitimité, sans garanties de sa moralité. Je voulais, avant de l’embrasser, connaître clairement la réalité, la portée et les limites de cet aggiornamento pour lequel il fallait abandonner notre vieille religion. Je renonçai donc au ministère. Je me retirai, mais à demi, et poursuivis mon œuvre de controverse, provoquant l’Autorité de l’Église à tirer au clair la raison et la justification de cette excommunication pratique portée contre mes amis et moi : les conditions de l’appartenance à l’Église catholique ont-elles changé entre 1960 et 1963 ? Je le tiens pour impossible. D’autres agissent comme si cela était. Reste à soumettre en nos misérables personnes ce formidable cas au jugement souverain de l’Église de Rome.
Éminence,
Est-il possible de demeurer fidèle à sa Foi et soumis à ses Pasteurs, en restant comme à l’écart de cette grande mutation de l’Église ? Si oui, pourquoi nous imposer tant de contraintes ? Si non, il faudra admettre que le christianisme authentique est mort et qu’une nouvelle religion est née de lui. L’alternative suffit à ébranler l’autorité des novateurs, qui donnent un caractère essentiel à leurs réformes superficielles et ravalent l’essentiel inchangé au niveau des opinions libres. Nous refusons un tel bouleversement, selon la maxime reçue : « In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. » Unité dans les choses nécessaires et essentielles, liberté, diversité dans les opinions et coutumes, charité en tout et à l’égard de tous !
1. VACANCE DE L’AUTORITÉ DIVINE DES PASTEURS.
Notre malheur a commencé le jour où un Pape a donné pour programme à un Concile œcuménique de remodeler le visage de l’Église en le modernisant. Lancée à coups de slogans publicitaires, aussi vides de signification précise que dangereusement sonores et excitants, cette réforme, fondée sur des arguments humains, s’est assigné des objectifs humains à atteindre par des moyens humains. L’Église avait échoué, disait-on, à cause de ses défauts séculaires, son retard sur la science et la démocratie ; il fallait nécessairement l’ouvrir au monde, la rajeunir, l’adapter aux exigences, aux aspirations, aux désirs des hommes. Sur des bases aussi générales, sur une « autocritique » aussi délibérément exempte de toute vue surnaturelle autant qu’étrangère à l’Évangile, on allait lui inventer hardiment des modes nouveaux de pensée, d’expression et d’action. La substance divine de l’Église allait être nettoyée de sa patine séculaire et recevoir un revêtement moderne, séduisant, enfin pleinement humain...
Voilà un travail d’ « expert en humanité » pour lequel le Magistère de l’Église ne semble avoir ni autorité ni compétence. Institué pour diviniser l’humain, il n’a jamais songé jusqu’à ce jour à humaniser ou mondaniser l’Église ! Son Pouvoir consiste essentiellement à régler les pensées et les mœurs des fidèles sur l’En-Haut de Dieu et l’En-Arrière de la Révélation dont il a le dépôt, non pas sur l’En-Bas du Monde profane ni l’En-Avant des rêves chimériques et des vains projets des hommes. Un Concile assemblé pour réconcilier l’Église avec le Monde moderne, cela paraît une contradiction dans les termes. On a donc vu les Autorités de l’Église, constituées par le Christ ses défenseurs attitrés, s’en faire les accusateurs ; les hommes chargés de l’application des lois discuter les lois, et les mainteneurs-nés de ses traditions en réclamer le changement. On a vu les Successeurs des Apôtres tourner le dos au passé d’où ils tirent cependant toute leur charge, pour rêver d’un avenir meilleur et différent. Hélas ! l’éventail des possibilités est, en ce domaine, fort étroit. Les Réformateurs n’ont su inventer que de pauvres réformes : ouvrir ce qui était fermé, mais fermer ce qui était laissé ouvert ; permettre ce qui était défendu, mais défendre ce qui était permis. Ils se sont trouvé choir, d’un bout à l’autre de leurs inventions, dans tout le programme de l’hérésie moderniste ! Ils ont mis leur autorité où elle n’avait que faire, et l’ont distraite de ses fonctions sacrées. Nous avons maintenant la licence dans la foi et les mœurs, mais la contrainte arbitraire dans la liturgie, l’apostolat, les engagements temporels : In necessariis libertas, in dubiis unitas,... in nullis caritas !
Le Concile a d’abord renoncé à exercer son Autorité divine, en refusant de faire œuvre doctrinale. Point de définition de la Vérité, ni de condamnation des erreurs, ni d’exclusion des schismes et des hérésies. L’Église ne veut plus marquer infailliblement les frontières de son territoire qui sont aussi, exactement, celles du salut ; elle refuse de nettoyer son aire, et de chasser les loups de ses bergeries. Ainsi le Magistère de la foi s’est lui-même mis en vacance. Mais dès lors toute l’activité pontificale et conciliaire, marquée de ce libéralisme doctrinal, n’est plus qu’une œuvre humaine. Dialogue, œcuménisme, ouverture sont des attitudes, des tactiques, des procédés facultatifs et incertains. Quand le Magistère se dégage pratiquement de ses obligations sacrées, laissant l’erreur se répandre et exercer librement sa séduction parmi les peuples chrétiens, comment peut-il demander encore pour lui-même d’être écouté et suivi ?
Le Concile a réclamé, en revanche, l’obéissance de tous dans le domaine de sa pastorale, non pas pour y maintenir les traditions mais pour entrer dans le mouvement de réforme. Le Magistère jouit encore d’une autorité divine dans ce domaine secondaire, de l’expression de la foi et de la pratique religieuse et morale, nous le savons, mais pour en accroître la sainteté et non pour en briser le cours séculaire ou les adapter au monde profane ! Aussi est-ce plus par autoritarisme humain que par vertu surnaturelle que formules théologiques, méthodes d’apostolat, rites liturgiques, engagements temporels sont devenus l’immense champ de démolition et de reconstructions uniformes de Vatican II. Là où des doctrines d’écoles et des traditions vénérables s’étaient insensiblement établies, dans une aimable liberté et une riche diversité, l’Autorité formidable d’un Concile est venue tout briser et réformer impérativement pour tout l’univers. Était-ce nécessaire ? Est-ce bon ? Sera-ce fructueux ? Les reconstructions artificielles d’une réforme ne valent jamais les créations spontanées du génie des siècles et de la longue sainteté de l’Église. Ici souffle l’Esprit de Dieu, et là paraît l’esprit orgueilleux et vain des hommes. Il n’a jamais appartenu à quiconque et personne n’avait jamais ambitionné avant nous, de remodeler ainsi le visage quotidien de l’Église !
Six mois après Vatican II, les fumées des louanges mondaines se dissipent et le bilan se laisse deviner. La vérité de la Révélation en sort affaiblie et les erreurs de notre temps fortifiées. L’unité de la foi s’est relâchée en même temps que se dessinent les liens d’une fausse charité avec les ennemis de Dieu. Mais une étrange contrainte pèse désormais sur les fidèles et trouble la paix de leur pratique et de leur vie chrétienne. Plus de liberté, plus de spontanéité. Il faut entrer coûte que coûte dans le collectivisme de la nouvelle pastorale. La réconciliation de l’Église avec le Monde en dépend, paraît-il, et cela seul importe désormais. C’est une nouvelle religion où l’engagement social importe plus que la foi, et l’obéissance aux hommes plus que le culte de Dieu. C’est exactement le modernisme.
2. LE PLUS INTOLÉRABLE, LE PLUS ALARMANT DÉSORDRE.
Cet « Esprit du Concile » l’emporte de beaucoup sur ses Actes et ses Décisions ultimes. Ce Mouvement lancé par Jean XXIII, en vue d’un Progrès merveilleux, par une Réforme permanente de l’Église, déborde de toutes parts et dépassera irrésistiblement les volontés des Pères conciliaires et les projets qu’ils ont arrêtés. Ce qui est passé dans la vie de l’Église, c’est la fièvre réformiste et elle n’a plus de frein. L’Autorité qui l’a excitée ne pourra endiguer la croissante anarchie qui en découle. Il faudrait pour cela, avec des accents divins, rétracter les postulats fondamentaux de ce renouveau conciliaire. Ne se résignant pas à le faire, le Magistère se trouve l’otage et le complice de cette dégradation.
Mille exemples peuvent être allégués, non de dépassements ou de fausses interprétations, mais de l’exploitation systématique de l’Esprit réformiste soufflé par Vatican II. La licence doctrinale et morale monte partout, en même temps que s’appesantit le caporalisme disciplinaire, liturgique et social. Le même prêtre qui donne des coups de pied dans les genoux de ses paroissiens pour les forcer à communier debout – au nom de l’obéissance ! – déclare ouvertement – au nom de l’œcuménisme ! – que les protestants ont l’Eucharistie autant que nous, et refuse la notion de transsubstantiation. Les mêmes évêques qui ont laissé l’enseignement du catéchisme se diviser et se corrompre à l’infini imposent à tous leur nouvelle traduction du Pater et les infidélités de leur Credo. Ici totalitarisme pastoral, et là relativisme doctrinal. Un séminariste qui refuse de signer un « Appel pour la paix au Vietnam » est suspect de désobéissance au Pape et au Concile ; mais un autre qui milite pour le mariage des prêtres et leur travail à plein temps, est considéré comme profondément engagé dans le renouveau apostolique de l’Église. Conserver sa soutane est devenu en maints endroits un signe de rébellion, tandis que le costume civil, non réglementaire certes, est une preuve de souci apostolique. Les hurlements de damnés que fait retentir à Notre-Dame-des-Champs la « Messe expérimentale » sont un effort d’adaptation de la liturgie dans le sens du Concile, mais le curé de campagne resté fidèle au latin de sa Messe privée et au grégorien de la Grand-Messe, quoique en règle avec la Constitution, sera dénoncé comme réfractaire par les militants, houspillé par ses confrères et sommé sans tarder d’abandonner cet impur attachement au passé, qui fait obstacle à la pastorale nouvelle. Des autobiographies de convertis, de l’orthodoxie ou du protestantisme à l’Église, sont mises au pilon, comme contraires au dialogue et au rapprochement conciliaire, mais nous sommes envahis d’articles, de livres et d’informations favorables à tout ce qui est étranger et même hostile à l’Église. Critiquer Teilhard, c’est aller contre le Pape et contre le Concile, affirment de très hauts personnages, et presque autant maintenir l’enseignement de saint Thomas dans son séminaire.
Ces faits anecdotiques ne sont pas isolés, et il y en a de plus graves, prouvant en tous les domaines la même licence doctrinale doublée de collectivisme sectaire. Il suffit d’évoquer la déconfessionalisation des syndicats chrétiens et la décatholicisation des écoles et de nos œuvres de charité ! Maints évêques, liés par la décision conciliaire de l’aggiornamento, quoique au désespoir, ne font rien et ne peuvent rien contre ce raz-de-marée qui se réclame de leur propre Esprit. Quelques muettes réprobations, quelques apaisements discrets donnés aux protestataires, mais rien d’efficace, rien de public, rien de décisif. Qui sème le vent récolte la tempête. Le vent de cette « Nouvelle Pentecôte » a levé cette tempête d’une Nouvelle Religion, et si l’Autorité divine de l’Église n’y met promptement ordre, elle aura bientôt tout détruit de la foi et des mœurs, de la vie et de la pratique du peuple chrétien.
3. QUE DEMEURE CEPENDANT L’AUTORITÉ DIVINE DE L’ÉGLISE !
Nous voulons rester en dehors de cette agitation, mais on nous en conteste le droit. Nombre de polémistes nous traitent de pharisiens ou de judéo-chrétiens. Comme ces juifs endurcis dans leurs traditions et rebelles à tout changement, qui ne voulurent pas reconnaître leur Sauveur et entrer dans le Mouvement Nouveau, nous serions coupables de refuser notre foi à de nouveaux messies et à leur nouvel évangile, à Jean XXIII et au Concile. La comparaison est accusatrice, non pas pour nous mais pour nos accusateurs ! Y aurait-il donc à Rome de nos jours plus que Jésus-Christ ? La Nouvelle et Éternelle Alliance en son Sang serait-elle surclassée par « l’Esprit se rassemblant un Peuple Nouveau » ? Encore accepterions-nous de joindre à l’essentiel immuable et sacré des changements secondaires, mais c’est trop nous demander de considérer les réformes actuelles comme plus importantes que la Tradition venue de Jésus-Christ et que les trésors de la piété séculaire de l’Église. Il ne faut pas que, dans cette modernisation déclarée, l’obéissance aux décisions des hommes l’emporte sur la foi en la Parole de Dieu et l’attachement aux institutions des Saints. Il est mauvais de suspendre l’unité, la charité, la prédication et la mission, enfin tout l’ordre ecclésiastique, à l’adhésion aveugle, exclusive et illimitée aux décrets des vivants, fussent-ils le nombre, et à leurs seules volontés passagères. Car l’Autorité dans l’Église n’est divine qu’autant qu’elle est elle-même soumise et se range dans la continuité de la Tradition. Faute de quoi l’homme n’est plus le représentant de Dieu mais son rival, son adversaire.
Nous voulons pour notre part demeurer fidèles et obéissants, mais sans servilité et sans injustice. Nous supplions le Magistère de réveiller en lui sa forme divine pour nous enseigner les dogmes et les lois de l’Église, mais de ne pas nous réclamer, d’abord et davantage, d’adopter ses opinions nouvelles et ses projets. Il est malsain que soit mieux en cour un théologien qui exalte Vatican II au-dessus de tout et dénigre inlassablement les Conciles de Trente et de Vatican I, qu’un autre que sa fidélité à ceux-ci rend sceptique sur les innovations de celui-là. Il serait surprenant qu’un Pape vivant puisse être satisfait de se voir opposé et préféré, non seulement à son prédécesseur immédiat mais à tous ceux qui l’ont précédé et même aux Saints et aux Docteurs glorieux de la foi ! Le Magistère divin ne peut que bénir notre résolution de rester fermes dans l’unité de la foi et libres dans nos traditions. En nous reconnaissant ces droits, la Hiérarchie manifestera son impartialité supérieure et la transcendance de son Pouvoir, surtout dans les moments où cela nous vaudra quelque conflit de détail. L’Église a besoin de ce contre-courant et de ces contretemps pour ne pas donner l’apparence d’être tout humaine et de modifier sa foi et sa morale selon l’évolution dialectique d’une Praxis, arrêtée par le Parti dominant dans son Comité Directeur.
Quand Vous déclarez la Liberté religieuse, laissez-nous rappeler le Syllabus. Vous louez la démocratie politique, ou la socialisation, laissez-nous la trouver mauvaise. Vous condamnez l’antisémitisme, ne nous empêchez pas de dénoncer le sémitisme comme le racisme le plus opiniâtre et le plus ennemi de l’Église. Si vous nous retiriez cette liberté, vous abdiqueriez votre Autorité divine et catholique. Le Pape juge bon d’offrir un calice au pasteur Schutz, qu’il ne nous empêche pas de rappeler aux foules catholiques qui font pèlerinage à Taizé plutôt qu’à Ars, que l’Eucharistie y est un simulacre. S’il reçoit le Docteur Ramsey comme un archevêque, par tactique, il doit être permis de rappeler que ce brave homme n’est ni évêque ni prêtre, et moins que le moindre fidèle de l’Église. Ou alors, c’en serait fait de l’infaillibilité du Magistère ! et si le Concile, humblement, se laisse absoudre de l’anathème lancé en 1054 par le Cérulaire contre Rome, qu’on nous permette de sourire de cette étrange absolution ! Ainsi du reste. Qu’humainement nos supérieurs agissent selon leurs idées, mais que cette liberté n’aille jamais jusqu’à interdire formellement le rappel de la vraie doctrine ni la conservation des traditions fondamentales de l’Église. Ainsi de la très périlleuse théorie de la paix, de la coexistence pacifique, de l’unité des peuples, prêchée de nos jours. La politique tirée du nouvel évangile entraîne l’humanité dans de tels périls, et tellement à la légère, qu’il serait très regrettable pour la suite des temps de nous contraindre, au nom de l’obéissance, à donner notre assentiment religieux à de telles chimères, d’ailleurs cent fois dénoncées comme telles par l’Église ancienne.
Éminence,
Il y a l’autorité divine du Pape et des évêques, qui s’enracine dans la Tradition et se justifie par les Promesses surnaturelles de Jésus-Christ, et il y a l’autorité humaine d’un parti réformiste, qui noyaute l’Église comme une démocratie populaire et lui impose par contrainte ses opinions et ses méthodes révolutionnaires. Ce sont deux pouvoirs, mêlés mais différents. L’un est divin, immuable, souverain. L’autre est humain, sectaire, toujours changeant. La survie précaire d’une école traditionaliste opprimée, d’une minorité ouvertement contre-réformiste, est le signe que nulle secte n’absorbe l’Église, et que l’humain ne supplantera pas le divin dans son Magistère vivant. Au-delà de la Réforme, du Dialogue, de l’Œcuménisme, de l’Ouverture, du Service du Monde et du Culte de l’Homme, demeure l’Église qui est « la grande pensée de Dieu sur le monde », l’Épouse inviolablement fidèle de Jésus-Christ Fils de Dieu, l’Unique, la Sainte, la Catholique, l’Apostolique et j’ajoute, parce que ce mot précise le ressort de toute notre espérance, la Romaine.
Je prie Votre Grandeur de méditer devant Dieu cette pensée profonde du cardinal Journet : « En affirmant simultanément la primauté de Pierre dans l’ordre juridictionnel et la primauté de l’ordre de la charité sur l’ordre de la juridiction – car c’est uniquement dans la mesure où la juridiction est divine qu’elle peut orienter la charité divine –, Cajetan témoigne à la suite de son maître saint Thomas, qu’outre le souci pastoral d’insister momentanément, selon que le suggère la dialectique de la controverse et de l’histoire, sur tel aspect plus méconnu ou plus menacé de la vérité révélée, l’Église porte dans son cœur le souci doctoral d’affirmer simultanément et continuellement tous les aspects complémentaires de cette indivisible vérité. Il y a toujours péril pour la Chrétienté, lorsque l’un de ces deux soucis manque temporairement de voix pour s’exprimer. Le souci de l’immédiat, et le souci de la synthèse qui paraît par exemple dans les Conciles œcuméniques, sont deux formes de la préoccupation enseignante, royale, prophétique de l’Église. »
Ce texte magistral est tiré de l’introduction au livre Primauté de Pierre. Il date de 1953. Alors, le souci doctoral risquait peut-être de l’emporter sur le souci pastoral. Les temps ont changé. Aujourd’hui il est à craindre que le Pastoral, entendu dans un sens combien différent ! non seulement relègue le Doctoral mais en arrive, pour se libérer de ses entraves, à l’interdire. Si cela était, si les « marchands de bonheur » allaient faire taire les derniers prédicateurs de la Vérité sous le nom odieux de « prophètes de malheur », alors il ne serait plus seulement question d’une vacance du Pouvoir ecclésiastique ni d’un simple sommeil, mais d’une démission, mais d’une fin. Cela est impossible, cela ne sera pas. Votre Éminence Révérendissime s’est vu confier le dépôt de la foi. Elle en a reçu la garde des plus grands Pontifes de notre temps. Elle ne peut, au nom d’une nouvelle charité, étouffer la voix de la Vérité éternelle.
Éminence Révérendissime,
La gravité des réflexions que voilà dépasse de toute manière l’intérêt de ma pauvre personne et l’importance ou l’influence de mes écrits. Je déplore vivement cette nécessité où je suis de paraître, dans cet exposé de nos angoisses, me défendre et me justifier quand je n’ai, en vérité, d’autre application qu’au salut des âmes et au service de l’Église. Votre Grandeur sait comment j’ai dû, pour ne pas être réduit au silence total, ou à la démission devant le Parti vainqueur, ou à je ne sais quel interdit et quelle excommunication, en appeler à la Justice de l’Église. Et Votre Grandeur sait qu’aussitôt, sur les lèvres mêmes de Nos Seigneurs les évêques, cette Justice a pris un nom, un visage, ceux de Votre Éminence, personnifiant la Suprême Congrégation du Saint-Office, dont tous sont convaincus qu’elle garde, sous un nouveau nom et de nouvelles procédures, sa haute tradition de sagesse, de prudence et de fermeté dans la charité. Mais enfin il n’a pas dépendu de moi que ces poignants débats, qui touchent à l’essence même de notre foi et mettent en question l’avenir de l’Église, se trouvent mêlés de considérations personnelles. S’il est mauvais que cette controverse ait pris l’allure d’une défense ou d’une condamnation d’un homme, d’une tendance, d’une minorité de fidèles déjà accablés par le Nombre et l’Opinion, cela n’est point de mon fait. Mais l’histoire de Votre Sacrée Congrégation nous montre maints exemples d’excellentes décisions qui, portant sur les écrits ou les œuvres d’hommes bientôt oubliés, n’en ont pas moins conservé une valeur décisive et une portée tout à fait générale.
Car l’heure est venue pour l’Église de Rome, Mère et Maîtresse de toutes les Églises, d’opérer avec puissance et décision une œuvre indispensable de discernement des esprits. Il faut aller enfin jusqu’à la racine de tous les maux dont nous souffrons : le principe de tout ce désordre est une erreur sur Dieu.
Le Dieu du réformisme est « l’Esprit » qui inspire et illumine chaque conscience, y produisant, immédiatement et infailliblement, une expérience vitale de la Parole de Dieu. Ainsi au rythme de l’Évolution et dans toute la famille humaine, cet Esprit opère une mystérieuse convergence d’idées et d’engagements d’où naîtra bientôt, dans une société restée pluraliste, rassemblant des hommes de toutes confessions et idéologies, la religion universelle et définitive des temps nouveaux. Cet “ Esprit ” s’est suscité en notre temps des Prophètes, que les diverses Hiérarchies ont régulièrement condamnés, conformément à la dialectique de l’Histoire, contribuant par ces persécutions mêmes au mûrissement des temps. Parallèlement cet “ Esprit ” excitait dans les masses humaines une attente, des exigences, des appels, que cristalliseraient bientôt des Mouvements chargés de les formuler aux autorités sociales.
Alors les temps nouveaux ont sonné. “ L’Esprit ” a illuminé Jean XXIII, puis il s’est manifesté de manière tangible, évidente, comme on l’a dit maintes fois, dans l’Assemblée conciliaire, y opérant un « changement de mentalité » et une « rénovation des cœurs » tout à fait inattendus. Alors, durant quatre ans, ce fut la grande ère du prophétisme dans l’Église. L’inspiration des meneurs, proposant des nouveautés inouïes, allait à la rencontre de l’illumination par l’Esprit de la presque unanimité des Pères, reconnaissant là, en toute certitude de conscience, des paroles divines. Ce fut comme une Révélation libératrice, plus infaillible et plus complète que les dogmes primitifs et l’enseignement séculaire du Magistère ancien. En face et au-delà de l’Institution ecclésiastique, trop humaine, étincelait l’Esprit Nouveau, l’Esprit de Jean XXIII et de Vatican II. Au même moment, cet “ Esprit ” se répandait dans le monde, y produisant une « mutation des cœurs » et préparant « une réconciliation » générale de tous les hommes, par-delà leurs divergences d’opinions, de religions et d’intérêts. Cet “ Esprit ” ignore toute hiérarchie et toute différence de confessions. Ainsi est-il devenu, à Lui seul, la grande, l’infaillible, l’unique, la souveraine Règle de foi au nom de laquelle l’Autorité et les Prophètes, réconciliés, les Masses populaires et leurs chefs unanimes condamnent les uns, réhabilitent les autres, sans hésitation, sans procès, au seul vu de leur mentalité générale, intégriste ou progressiste.
Votre Éminence sait les caractères distinctifs de cet Esprit. Il insuffle le mépris et la haine de tout ce qu’a été et demeure encore aujourd’hui l’Église Catholique Romaine. Il rend à ses adeptes insupportable et même imprononçable toute condamnation ou même toute critique des ennemis de l’Église et de leurs erreurs. Il a en particulière horreur un document, le Syllabus, un Pape, saint Pie X, un événement céleste, Fatima, et qui estime Pacem in terris, Teilhard de Chardin, la socialisation. Or cet Esprit, qui prétend gouverner et enseigner directement toute notre génération, n’a rien inspiré ni rien révélé de nouveau ; il n’a su que reprendre, jusque dans leur formulation littérale, toutes les inventions et les projets du petit parti de modernistes et de démocrates qui infestaient l’Église aux environs de l’an 1900 et que saint Pie X justement dénonça comme les plus dangereux et les plus perfides ennemis de l’Église.
Les fruits de cet “ Esprit ” sont maintenant connus. L’abandon du costume religieux par les prêtres et même par les vierges consacrées. Le dessèchement de la piété et le mépris des dévotions chères à l’Église. On ne voit plus les prêtres prier ni visiter le Saint-Sacrement. Les Saluts et les autres Offices ont pratiquement disparu des quarante mille églises paroissiales de France. Seul subsiste le culte du dimanche. La pudeur chrétienne n’existe plus, le célibat ecclésiastique est décrié, la pénitence est proscrite. Les signes extérieurs de la foi, les emblèmes, les statues, les insignes ne sont plus appréciés ; nombreux sont les prêtres qui proscrivent le chapelet et l’image du Divin Crucifié est bannie même des églises. Les organisations catholiques, les revues, les journaux, recherchent les moyens de paraître le moins “ confessionnel ” possible. Au contraire, les novateurs donnent à admirer et à servir tout ce qui n’est pas d’Église. Ils recommandent de s’associer, de s’affilier, de coopérer à toutes sortes d’organisations, de partis et d’œuvres, laïcs et même athées, dont le but exclusif est d’ordre temporel. Cet “ Esprit ” change l’Église en un Peuple sans foi définie, sans vitalité sacramentelle, sans force morale, un Peuple qui n’aura bientôt plus de prêtres ni de religieuses, plus de moines ni de missionnaires, plus de convertis ni de défenseurs animés d’une fidélité exclusive et absolue.
La question la plus urgente de notre temps, et elle est implacable, est de savoir Qui est cet Esprit, Qui l’envoie, et de quelle nature est la flamme qu’il allume dans le cœur des chrétiens.
Mais l’Esprit en lequel nous croyons s’est fait connaître parfaitement à nous, c’est l’Esprit-Saint. Nous savons d’où il vient : il procède du Père et du Fils comme d’un seul et même Principe. Sa mission nous a été révélée : de même que le Père a envoyé son Fils Jésus en ce monde pour le sauver, de même le Père et le Fils envoient leur Esprit-Saint pour continuer cette œuvre de rédemption, en gardant la Révélation du Christ, en assistant son Église, en répandant sa grâce et sa charité dans tous les membres de son Corps mystique. Il n’est point de ténèbres, point d’équivoque, nulle contradiction dans le Saint-Esprit. Ses rayons sont tout de lumière. Venu du Ciel, d’auprès de Dieu, le jour de l’unique et éternelle Pentecôte, il a reposé sur les Apôtres et demeure dans l’Église enseignante, de génération en génération. Sa mission est une mission de tradition, non d’évolution, de réforme ni de subversion. Il inspire la pénitence, la conversion, l’instruction religieuse et la sanctification des fidèles, non leur sécularisation, leur libération, leur socialisation ni leur laïcisation. Cet Esprit-Saint ne saurait s’émanciper de Jésus-Christ qui, étant Dieu et Verbe de Dieu, en est avec le Père l’Unique Principe. Il ne saurait davantage se détacher de l’Église qui est sienne, ni prendre parti contre elle, puisqu’elle est l’œuvre même de sa puissance divine et la forme de ses saintes opérations. Au contraire, il insuffle à tous les hommes, mais plus particulièrement aux fidèles, et plus encore aux Pasteurs du troupeau, l’estime, le respect et l’amour de tout ce qui est catholique, la défiance, le mépris et la haine des erreurs et des désordres qui lui sont ennemis. Il n’hésite ni ne transige. C’est un Esprit de Lumière et de Vérité qui repousse les ténèbres et exorcise le monde des Puissances infernales. Enfin, c’est le Saint-Esprit.
Éminence Révérendissime, j’en ai terminé. Je ne vous demande pas justice pour moi seulement ni pour ceux que je représente aux pieds de Votre Grandeur. Oubliez, Éminence, oubliez ce peu que nous sommes. Levez les yeux vers Notre-Seigneur Jésus-Christ et, aidé, soutenu, entouré par l’auguste assemblée de cette Suprême Sacrée Congrégation, apprenez-nous à distinguer dans les divers Esprits qui se disputent l’Héritage béni du Sauveur, où est l’Esprit Saint de Dieu et où est l’Esprit du Mal. Fortifiés de vos lumières et munis de vos commandements, nous retrouverons la paix.
Daigne, Votre Éminence, prendre en considération l’humble requête de son très humble et très obéissant serviteur.
À Saint-Parres-lès-Vaudes, Maison Saint-Joseph,
En la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel,
16 juillet 1966.