Entrevue de Mgr Lefebvre avec trois cardinaux
à Rome, le 3 mars 1975

La transcription presque intégrale du second interrogatoire de Mgr Lefebvre a été publiée en 1976. À lire ce texte, on constate que les cardinaux, qui avaient sûrement reçu des directives précises du Pape, étaient en proie à une obsession : ils redoutaient que Mgr Lefebvre s'associe au combat doctrinal de l'abbé de Nantes.

Au cours de l'interrogatoire, les cardinaux sont sans cesse revenus sur des questions que l'abbé de Nantes avait traitées à fond dans ses écrits. Or, si pour réfuter les théories contestables et les affirmations erronées et péremptoires de ces prélats, Mgr Lefebvre s'était appuyé sur les démonstrations de ce dernier, s'il avait fait référence aux solutions apportées, il serait aisément sorti victorieux de chacune des joutes qui jalonnèrent sa rencontre.

Mais voyez plutôt comment Mgr Lefebvre tenta de se défendre. Voici quelques-unes des scènes marquantes de ce long entretien du 3 mars 1975 :

Cardinal Garrone : Comme il vous en avait été fait part au cours de la dernière réunion, votre position telle qu'elle est formulée dans le manifeste [la déclaration de Mgr Lefebvre du 21 novembre 1974], se trouve être inacceptable. Un texte comme votre manifeste est néfaste pour les âmes des jeunes qui se préparent au sacerdoce. Je ne dis pas qu'on ne puisse pas faire du bien avec la messe de Pie V ; mais si on y joint une sorte de doute radical à l'égard de l'autorité de l'Église, vous ne préparez pas des prêtres tels que les veut l'Église. Vous glissez au fond de la conscience de ces jeunes un doute qui leur fait croire que c'est à eux de juger. C'est eux qui décideront ce que pense l'Église. Retirez ce texte, il est inacceptable.

Monseigneur Lefebvre : Alors d'après vous, il n'y a pas de crise. Les causes n'en existent pas.

Cardinal Garrone : La crise existe, mais elle n'est pas liée au Concile. Le Concile a été voulu par le Pape et inspiré, je pense, par l'Esprit-Saint ; l'Église en avait bien besoin. Et si l'Église en avait besoin, c'est qu'elle se trouvait dans des circonstances dramatiques.

Monseigneur Lefebvre : Le Pape a dit lui-même au mois de décembre, je crois, que, dans le Concile, il y avait des textes qui se prêtaient forcément à des interprétations différentes. Il l'a dit lui-même.

Cardinal Garrone : II est seul juge.

Monseigneur Lefebvre : Mais ces choses ne sont pas de peu d'importance !

Cardinal Garrone : Vous avez écrit dans votre manifeste : “ Si une certaine contradiction se manifestait dans ses paroles et ses actes ainsi que dans les actes des dicastères, nous choisissons alors ce qui a toujours été enseigné... ” Vous pensez donc que le Pape pourrait dire des choses contraires à la foi. Vous l'affirmez en termes formels. M. Lemaire lui-même n'accepte pas vos affirmations.

Cardinal Tabera : L'attitude de Votre Excellence est contaminée par d'autres attitudes qu'elle ne partage assurément pas. Tous, par exemple, font un parallèle entre vous et l'Abbé de Nantes.

Monseigneur Lefebvre : Ah non ! pas de ça ! Si quelqu'un écrit cela en faisant allusion à ma personne, je n'en suis pas responsable. Il me déplaît fortement d'être associé à l'Abbé de Nantes.

Cardinal Garrone : Et le pèlerinage à Rome ? Y a-t-il aucun contact entre vous ?

Monseigneur Lefebvre : II est vrai que l'on en parle et cela me déplaît beaucoup. Lorsqu'il avait fait allusion à moi ainsi qu'au séminaire d'Écône, je me suis inquiété. Je lui ai écrit de ne pas me comparer à lui dans ses écrits. Que puis-je y faire ? C'est un homme étrange. Je n'ai rien à faire avec lui ; je me refuse de lui accorder la parole dans mon Séminaire. Il venait toutes les semaines, mais il s'en est allé très en colère lorsque je lui ai refusé la possibilité de parler.1Voilà une affirmation surprenante ! Non, l'abbé de Nantes ne venait pas à Écône toutes les semaines. Il ne s'est rendu au séminaire d'Écône qu'une seule fois dans sa vie, du 13 au 17 février 1975, précisément quinze jours avant le présent interrogatoire. Mgr Lefebvre, absent, eut finalement une entrevue très brève avec lui, le 17, et se garda bien de lui parler de ses convocations à Rome. Je ne veux pas que dans mon Séminaire on dise quoi que ce fût d'irrévérencieux envers le Saint-Père.

Cardinal Garrone : Ici, c'est l'obéissance qui compte en tout premier lieu, et dans ce texte vos jeunes trouvent tellement de raisons de désobéir ; on ne peut en douter. En fait, vous écrivez : “ Si une certaine contradiction se manifestait dans les paroles ou les écrits du Pape... ” les voici les motifs de désobéissance !

Monseigneur Lefebvre : Cet exemple tourné vers l'avenir considère précisément la communion à la main. Vous la dites de peu d'importance, mais pour ma part il s'agit d'une chose grave.

Cardinal Tabera : Excellence, ne serait-ce pas l'occasion pour vous d'écrire une lettre au Pape, lettre qui dirait : “ Je suis en union cordiale et sincère avec Votre Sainteté ”. De notre côté, nous reconnaissons l'existence des abus, abus contre lesquels on ne peut lutter en combattant le Pape et le Concile.

Monseigneur Lefebvre : Pour moi, il n'est pas question de combattre mais de voir ce qu'est la “ véritable ” réalité ; il peut y avoir des choses ambiguës dans le Concile. Le Pape lui-même l'a déclaré.

Cardinal Garrone : Cela est très bien, Excellence. Si vous consentez à limiter votre pensée à cela, comment avez-vous pu écrire des choses de ce genre (le manifeste) ?

Monseigneur Lefebvre : Je les ai écrites dans un moment d'indignation en raison de ce qu'avaient dit les Visiteurs. Cela m'a fait de la peine de voir les Visiteurs venus de Rome dire à mes séminaristes des choses de ce genre : “ que la vérité n'est pas quelque chose que l'on peut faire entrer dans une boîte ”. J'ai entendu moi-même Mgr Descamps parler de l'ordination des hommes mariés. À ce propos, il devait déclarer avec une grande spontanéité : “ Que voulez-vous, il faudra y arriver ! ” Et ces hommes sont venus de Rome ; ils n'ont aucunement tenu compte du fait qu'au Synode le Pape avait dit le contraire.

Je ne puis accepter ces choses car elles sont tout à fait contraires à ce que disait le Pape, il y a deux ans. Je me suis montré désagréable pour de telles raisons et j'ai déclaré ne pas accepter une Rome de ce genre. Cette Rome-là qui me dit des choses contraires à la doctrine... Voilà pourquoi j'ai pris la plume pour écrire ceci : “ Je n'accepte pas la Rome moderniste qui m'apporte de telles choses. ” Moi, je n'accepte pas des choses de ce genre... Il est vrai que je me suis montré un peu vif, mais j'étais sous le coup de cette impression.

Cardinal Tabera : Selon vous, la Réforme [conciliaire] dérive du libéralisme. Elle est tout entière empoisonnée. Mais si on ne peut accepter la doctrine de l'Église en un moment concret, comme dans le cas présent, c'en est fait du magistère.

Cardinal Garrone : Si cet état d'esprit (du manifeste) est le vôtre, il ne peut servir de base soit au séminaire, soit à la confrérie. C'est impossible, car on admettrait par là que l'on peut bâtir sur la base d'une contestation radicale du Magistère de l'Église. Les choses en sont à ce point. Si vous voyez le libéralisme ailleurs, moi, de mon côté, je vous dis ne pas en trouver de pire que celui-ci (celui du manifeste).

Monseigneur Lefebvre : Sur certains points du Concile, on peut émettre... des réserves.

Cardinal Garrone : Vous écrivez cependant : “ Tout le Concile ” ; vous n'accusez pas le Concile d'être simplement un peu tendancieux, mais d'être fondamentalement orienté dans le sens moderniste et protestant. Quelle impression peut en tirer un séminariste qui lit votre “ manifeste ” ? Il sera la source des orientations où se formera sa conscience. Ce jeune, sera-t-il formé dans l'Église catholique ? Moi, je dis non ! Il sera non pas catholique mais sectaire. Il suivra Mgr Lefebvre et non le Pape.

Monseigneur Lefebvre : Non, c'est de l'exagération. Je ne dis pas que c'est moi qu'il faut suivre, mais le Magistère.

Cardinal Garrone : Mais ceci (le manifeste) dit le contraire !

Monseigneur Lefebvre : Mais non !

Cardinal Garrone : Vous reconnaissez le Magistère d'hier, mais pas celui d'aujourd'hui.

Monseigneur Lefebvre : L'Église est ainsi ; elle conserve sa tradition et ne peut rompre avec elle ; cela n'est pas possible.

Cardinal Garrone : Qui donc est juge de la fidélité à la tradition ? Qui donc en est juge ? Ni vous, ni moi ! C'est le Concile, c'est le Pape !

Monseigneur Lefebvre : Le Pape lui-même distingue dans le Concile, alors que vous m'accusez de...

Cardinal Garrone : II n'y a absolument aucun rapport entre les observations que vous faites, observations qui pourraient être justifiées, et les affirmations si grossières que contient votre document.

Monseigneur Lefebvre : Je reconnais que ma “ déclaration ” est exagérée, mais j'estime que c'est exagérer autant que de vouloir absolument donner l'impression qu'aucune crise n'existe, qu'il n'y a rien à réformer, que toutes les difficultés peuvent s'expliquer par les conditions générales du monde et du milieu matérialiste, et que l'on ne sait pas exactement d'où provient la crise actuelle de l'Église.

Cardinal Garrone : En tous cas, les causes sont là où vous les mettez.

Monseigneur Lefebvre : Mais comment trouver un remède à ces choses, à cette crise ?

Cardinal Garrone : Certes pas en diminuant l'autorité du Pape dans l'esprit de vos jeunes gens.

Monseigneur Lefebvre : Ce n'est pas ce que je cherche.

Cardinal Garrone : Ah, non ? Vous écrivez que si vous veniez à découvrir dans les paroles ou écrits du Pape quelque chose qui contredirait la tradition, il faudrait s'en tenir à la tradition et abandonner le Pape. Voilà ce que vous dites.

Monseigneur Lefebvre : Non. J'ai dit cela à propos de la communion dans la main ; dans ce cas...

Cardinal Garrone : Ce n'est pas cela que vous avez écrit. Mais de toute façon, la communion dans la main a été prescrite par le Pape. On ne peut condamner un usage pratiqué dans l'Église pendant des siècles ; cela n'a aucun sens. On peut la considérer comme inopportune, mais pas condamnable. Quant à son opportunité, le Pape, en ce domaine, s'en est remis au jugement des évêques. Ce qui est grave, c'est la présomption qu'ont certains de contester au Pape le droit de changer quelque chose dans la liturgie.

Nous sommes d'accord avec vous sur différentes choses ; en ce qui concerne par exemple l'existence d'une crise profonde, crise dans laquelle se trouve l'Église. Nous contestons toutefois les causes par lesquelles vous tentez d'expliquer ladite crise. On ne doit pas les chercher dans ce Magistère que vous critiquez tant. D'après vous, le responsable en est le Magistère. Et cela même est la pire espèce de libéralisme.

Monseigneur Lefebvre : Dans le Magistère toutefois, il y a des choses qui sont contradictoires.

Cardinal Garrone : C'est ce que vous dites qui est le pire des libéralismes. On ne peut pas dire qu'il existe des contradictions au sein du Magistère.

Monseigneur Lefebvre : II s'est répandu tellement d'opinions contraires au Magistère.

Cardinal Garrone : En théologie, on exprime vraiment l'hypothèse d'un Pape hérétique.

Monseigneur Lefebvre : Si c'est vrai, je l'ignore.

Cardinal Garrone : Eh bien oui ! on apprend cela en théologie.

Monseigneur Lefebvre : Pour ma part, je ne faisais allusion qu'à certains évêques.

Cardinal Garrone : Vos jugements, cependant, mènent implicitement à cette conclusion.

Mgr Lefebvre : Mais pourquoi ne voulez-vous pas me laisser faire l'expérience de la tradition ? On fait aujourd'hui toutes les expériences possibles. On laisse la liberté à toutes les audaces. Et maintenant, devant une expérience traditionnelle qui semble avoir réussi, qui porte de bons fruits, vous voulez la supprimer.

Cardinal Garrotte : C'est une expérience qui est faite contre la loi. Pensez, Monseigneur, à ceux qui essaient de détourner vos efforts dans un sens totalement opposé au Saint-Père : ils sont capables de dénaturer votre œuvre. Vous direz que ce ne sont que des abus, mais pensez à l'abbé de Nantes, par exemple, qui a formellement accusé le Pape d'hérésie. Il y aura toujours des hommes capables d'abuser même des meilleures initiatives. Je pense que nous avons plus ou moins épuisé tous les arguments pouvant être développés ; nous avons eu l'occasion de vérifier notre jugement sur beaucoup de points. Il ne reste plus à l'heure actuelle qu'à faire un compte rendu objectif au Souverain Pontife, qui devra nous indiquer quelle attitude prendre. De toute façon, je ne vois pas comment pourront subsister vos œuvres, si Mgr Mamie (évêque de Fribourg) vous retire son approbation. Nous, nous croyons qu'il y a un Magistère vivant ; tandis que vous, dans votre texte, vous le niez. Cela est clair. Vous pouvez m'objecter que j'exagère, mais objectivement il en est ainsi. Vous dites à vos séminaristes qu'il faut se conformer en premier lieu à la tradition ; quant au Pape, s'il ne se conforme pas à la tradition, ou s'il semble ne pas s'y conformer, il faut choisir la tradition contre le Pape.

Monseigneur Lefebvre : Évidemment ; mais on peut dire a priori que cela ne se vérifiera jamais avec le Pape ; cela est net. Il peut toujours y avoir différentes interprétations des textes qui...

Cardinal Garrone : Le meilleur exemple : la messe. Vous dites à vos séminaristes : “ N'adoptez pas cette messe, elle est dangereuse. Prenons la messe ancienne que le Pape a cru bon, à tort, de modifier. ” Où ces jeunes prendront-ils, chercheront-ils désormais leur règle de foi ?

Mgr Lefebvre : Vous n'êtes pas réaliste. Vous devriez voir les lettres qui m'arrivent de tous les coins du monde, où les gens me supplient de faire quelque chose pour les aider.

Cardinal Garrone : Bien. Mais votre manifeste n'est pas la solution. La solution ne peut consister dans la désobéissance au Pape.

Mgr Lefebvre : Mais la solution n'est pas non plus dans l'anarchie qui règne actuellement pour la célébration de la messe, avec toutes ces messes de petits groupes...

À la fin de cet interrogatoire, les cardinaux pouvaient être satisfaits. Ils avaient accompli leur mission sans difficulté. Le Pape n'avait nulle inquiétude à avoir : Mgr Lefebvre n'était pas décidé à s'associer au combat doctrinal de l'abbé de Nantes, il ne reprenait aucunement à son compte les accusations que le théologien de la Contre-Réforme catholique avait portées contre lui.

Au cours de cet entretien, Mgr Lefebvre n'a pas cessé de reculer, de fuir, de battre en retraite. Finalement, il a même rétracté sa “ profession de foi ” du 21 novembre 1974. À écouter ses réponses successives, à observer ses replis et ses manœuvres, toujours en vue d'une conciliation, il apparaît que le prélat traditionaliste était conduit et dominé, non par des exigences dogmatiques, mais par le souci de préserver et de sauver à tout prix son œuvre.

Le cardinal Garrone - le lecteur l'aura remarqué - reproche avec véhémence à Mgr Lefebvre son insoumission à la Rome d'aujourd'hui au nom de la Rome de toujours. Il attaque et conteste la prétention du malheureux évêque de discerner par lui-même, dans l'enseignement du Pape, ce qui est conforme à la Tradition de l'Église et ce qui lui est contraire.

Il serait très instructif de comparer la “ profession de foi ” de Mgr Lefebvre avec la formule d'union rédigée, puis publiée par l'abbé de Nantes un mois avant la venue des visiteurs apostoliques à Écône. On pourrait constater que ce dernier avait prévenu l'erreur malencontreuse de Mgr Lefebvre substituant son propre jugement à celui de l'Église romaine.

En accusant explicitement le Pape d'hérésie, l'abbé de Nantes demandait au Souverain Pontife de se juger lui-même. Il en appelait du Pape faillible au Pape infaillible, et reconnaissait ainsi Paul VI juge souverain dans sa propre cause.

Quand on lui objectait que les nouveautés propagées par le Concile et par Paul VI avaient été proposées comme l'œuvre du Magistère de l'Église, il démontrait qu'elles ne l'avaient été que faussement et malicieusement :

« Je suis, disait-il, soumis au Magistère du Pape, pourvu qu'il l'exerce. Paul VI n'a qu'un instant à prendre, un anathème à lancer, un dogme à définir : qu'il prononce, en vertu de l'infaillibilité de son Magistère solennel, toutes et chacune des nouveautés que je lui impute à hérésie, schisme et apostasie, je me rangerai à sa sentence, persuadé que mon esprit m'a égaré totalement, sans jamais remettre en question ma soumission de membre de l'Église catholique romaine à son Autorité souveraine. »

Extrait de Pour l'Église tome 3, p. 400 à 407