Fausse science et faux Dieu : Réponse à Jean Guitton et aux frères Bogdanov
UNE MONUMENTALE IMPOSTURE
“DIEU ET LA SCIENCE”, ce petit livre de Jean Guitton et des frères Bogdanov, deux “ savants ” soviétiques, a connu durant l’été et l’automne 1991 un énorme succès – n’a-t-on pas parlé de près d’un million d’exemplaires vendus ! Cependant une contestation s’est élevée touchant son originalité, et partant sa propriété littéraire. Le plagiat étant avéré, ce scandale a encore redoublé le succès des ventes, mais là n’est pas l’essentiel. (…) Mon scandale à moi porte sur une imposture non plus commerciale, mais intellectuelle et morale. (…) Malgré des apparences scientifiques et objectives, “ Dieu et la science ” est un livre de théologie, et d’un fanatisme partisan où la fin justifie les moyens ! Où la volonté des Bogdanov d’amener Guitton à parler de son dieu de telle et telle manière gouverne la présentation qu’ils nous font, le plus constamment fantaisiste et abusive, de la physique moderne, de ses expériences, de ses théories, invoquant savants et charlatans au gré de leurs passions pour entraîner leur vieux compagnon à leur conclusion préméditée, huit fois reprise, de l’existence d’un dieu cosmique et sans visage, antithèse de notre Dieu. Car la thèse est assenée dès l’avant-propos avec une outrecuidance impensable. (…) La “ théorie quantique”, à laquelle se réduit le bagage intellectuel, scientifique et moral des frères Bogdanov, laisserait, selon leur vieux collègue, autant qu’ils le lui font dire, voir et toucher Dieu, l’esprit, la vie, la conscience ! comme des données immédiates. Ils le disent et le répètent à satiété. Dès les premières pages : « Dieu lui-même n’est-il pas désormais sensible, repérable, presque visible [souligné par les coauteurs], dans le fond ultime du réel que décrit le physicien ? » (p. 23) Et cela nous est assené à coups de matraque quantiques à huit reprises en deux cents pages, sans autre forme de procès, sans autre démonstration que dérisoire ni discussion objective ? Telle est l’imposture, elle est monumentale. (…)
UNE MONSTRUEUSE IMPIÉTÉ
Je pense démontrer dans la présente étude que l’idée maîtresse de ce livre et sa réalisation opiniâtre constituent une monstrueuse impiété. Il y a là, avec une grotesque prétention, l’affirmation que le réel d’hier et de toujours n’est plus, et que la raison humaine a perdu toute consistance maintenant et à jamais. L’humanité entre aujourd’hui dans « un autre monde », en rupture à la fois ontologique et épistémologique avec celui des millénaires écoulés. Le réalisme de l’Être n’est plus vrai du tout ; désormais, nous sommes entrés dans le “ métaréalisme”. Et la logique de la Raison ayant perdu toute valeur, nous sommes mis en demeure d’embrasser le “ métalogisme” auquel les frères Bogdanov vont nous initier à partir de la “ théorie quantique”. Pour notre part, n’ayant jamais perdu contact avec le réel et demeurant sains d’esprit, voulant “ toujours raison garder ”, voici notre constat, à parfaire au long de ces pages d’attentive critique.
1. La science humaine, universelle et séculaire, d’hier encore (et de demain !) procède par une gradation admirable de la connaissance des minéraux aux végétaux, aux animaux, aux hommes et enfin à leur Créateur. À mesure que progresse cette science de l’univers, elle conçoit des principes, elle découvre des essences, elle affirme ainsi sa maîtrise intellectuelle sur les objets dont elle n’avait d’abord qu’une saisie empirique. C’est donc à bon droit qu’elle découvre des réalités, cachées derrière le voile de leurs apparences, qu’elle désigne par d’obscures mais riches notions du langage ancestral : ainsi des causes et des effets, des rapports et des fins, de la matière et de la vie, des âmes et des esprits, et en fin finale, de Dieu même, Créateur, et de sa Providence universelle. Cette démarche est naturelle ; elle est légitime, satisfaisante, probante, cumulative et performante. C’est la splendeur tranquille de la science et de la philosophie conduisant au seuil de la vraie religion.
2. Par contre, ici ! quelle insolence, chez ces deux gamins applaudis par un vieillard enthousiaste, à nous contraindre de croire que la science se limite à la physique, et celle-ci à la théorie quantique, au “ Mur de Planck” [majuscule], à la “ Constante de Planck ” [majuscule], au “ Temps de Planck ” [id.], à la “ Longueur de Planck ” [id.] ! À ces “ quanta ” nés de l’imagination échevelée de quelques savants y ayant trouvé leur fortune, il nous faut réduire toute la diversité et la hiérarchie des êtres de l’univers, et des concepts qui depuis des siècles les désignent et les définissent ? Non seulement cela ! Ce jeu de massacre, cette mise en bouillie quantique de tout, jusqu’à notre propre être, doit nous y faire voir et toucher le dieu qui y est, paraît-il, enfermé ! L’abus est révoltant. Son succès médiatique est non seulement un viol des foules insupportable, mais encore un crime contre notre Créateur et Seigneur, le Dieu Tout-Puissant, Souverain Juge à venir des vivants et des morts. (…)
UN LAVAGE DE CERVEAUX CONCERTÉ
On observe dans ces huit entretiens et dans leur conclusion un rituel immuable. Ils sont mis en forme de dialogue à trois voix, avec une répartition des rôles fort révélatrice des intentions perverses du trio (…) : 1. Jean Guitton, philosophe, pose à ses deux compères des questions d’une élévation métaphysique indéniable. (…) « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » et encore : « Quelle force a doté l’univers des formes qu’il revêt aujourd’hui ? » (p. 37) (…) Comme il le raconte, c’est dans l’espoir de voir paraître en cette fin de millénaire « un temps métaphysique », qu’il a accepté de dialoguer avec Grichka et Igor Bogdanov : « Je n’ai pu refuser leur requête ». (…)
2. Les frères Bogdanov, hélas ! esquivent à chaque fois et glissent, en profitant d’un dérapage de Guitton, du “ pourquoi ? ” métaphysique au “ comment ? ” d’une curiosité physicienne purement mécaniste. Ils choisissent invariablement la voie descendante, celle de l’analyse, tombant au tréfonds de la matière inanimée, plus bas encore, à l’atome, en deçà, en dessous ! par une chute dans le “ quantique ” où ils s’ébattent tout à leur aise et noient le pauvre Guitton, éberlué de leur jargon pseudo-scientifique et charlatanesque. Cette désarticulante analyse du réel ne sera jamais suivie d’une synthèse reconstructive. Donc, des éléments ainsi épars, informes, indifférenciés ils ne tireront jamais rien. C’est voulu ! Ils s’en vanteront dans leur épilogue, satisfaits : « Que devons-nous retenir de cet essai philosophique à haute voix ? – D’abord une façon de chercher du sens dans l’insignifiant [sic !], un “projet” dans le plus petit des hasards [!] ; de l’événement dans la ténuité des choses [!] : la feuille d’un arbre, le chant d’un oiseau, la chute d’une goutte d’eau, le vent dans le vide [mais de ces petites choses mêmes ils n’ont jamais parlé !]. » (p. 189) On décompose, on brise, on détruit tout, puis on cherche le Tout dans cette poussière, ce néant. C’est provocant...
3. Alors Guitton s’efforce de sortir de cette vase noire où ils l’enfoncent. Assez finement, car il n’est pas le premier venu, il profite, pour remonter vers les hauteurs philosophiques qui lui sont familières, des anthropomorphismes ou des transferts de qualités spirituelles à la matière brute qu’à l’étourdie se sont permis les deux garçons... par exemple en affirmant la présence sensible d’une vie, d’une conscience, d’un esprit dans leurs impalpables quanta ! Ainsi, quand Grichka évoque « les particules élémentaires » qui, loin d’être des objets, sont en réalité le résultat toujours provisoire d’« interactions incessantes entre des “champs” immatériels », Guitton s’enchante de ces “ champs ” qui lui font rêver de paradis, mais il relève le débat ingénument : « Cet inconnu caché derrière le cosmos est au moins une intelligence hypermathématique, calculante et... relationnante, c’est-à-dire fabriquant des relations, de sorte qu’elle doit être de type abstrait et spirituel. » (p. 102) Le débat est relancé, et dans quelles hauteurs transphysiques !
4. Les Bogdanov n’y contredisent pas. Ils laissent le vieux remonter dans les étoiles, mais c’est pour l’en faire choir plus brutalement dans le fond ténébreux de leur univers à eux. « La description que vous proposez de cet élément structurant, enchaîne Grichka, est à rapprocher de la façon dont l’on conçoit aujourd’hui les champs physiques fondamentaux », et d’entraîner Guitton dans une « plongée au cœur du noyau » pour y « découvrir l’immense océan des particules nucléaires que, depuis, on a coutume d’appeler hadrons » (p. 104). (…) Les hadrons étant « composés eux-mêmes d’entités infinitésimales, les quarks : 1018 m. » (…) Igor relaie Grichka dans le rôle de guide à travers ces cavernes abyssales. Tout cela, dit-il, c’est du vide, à y bien regarder ! « L’univers entier est essentiellement composé de vide. » Ânerie métaphysique cette fois. Comment décomposer ou recomposer... le vide ? Les voilà partis à nous donner le vertige de tant de vide, si bien que Guitton en ressent « une sorte de terreur » ! L’effet recherché est obtenu. Alors, ils se résument [c’est une farce !] : « En fait, lors de leur hallucinante plongée au cœur de la matière, les physiciens se sont aperçus que leur voyage, loin de s’arrêter à la frontière du noyau [qu’on s’imaginait compact], débouche en fait sur l’immense océan de ces particules nucléaires que nous avons désignées sous le nom de “hadrons”. Tout se passe comme si, après avoir quitté le fleuve sur lequel nous avions l’habitude de naviguer, nous nous trouvions face à une mer sans limite, creusée de vagues énigmatiques qui se perdent dans un horizon noir et lointain. » (p. 99) C’est Tintin chez les hadrons !
5. Guitton, à l’usure, se rend, il se rallie à tout ce que ses maîtres danseurs lui ont appris, et même il en remet ! Il admire cet océan sans rivage de la réalité quantique. Il lui découvre des perfections dignes du Dieu qu’il a pour mission de trouver dans ces abîmes. Ainsi, dessous le “ clapotis” de nos existences éphémères, “émergences” passagères à la surface du “ vide quantique”, dans le “ plan sous-jacent”, se laisse percevoir, décelée par les Bogdanov, cette “énergie infinie” dans laquelle Guitton adore « la source créatrice au-delà de l’espace et du temps ». Pour conclure : « L’océan d’énergie illimitée, c’est le Créateur », là se trouve tangible « le mystère absolu de Dieu et de sa création » (p. 52). Nos deux savants soviétiques sont satisfaits : à ce coup le Dieu des chrétiens est tombé dans un abîme d’où il ne ressuscitera jamais ! Huit fois, nous revivrons après notre trio ce jeu infernal... (…)
RETOUR AU RÉALISME D’UNE VRAIE SCIENCE
Le Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes, qui reçut son prix hier à Oslo, nous délivre opportunément de ce voyage au centre de la terre à la suite de nos grands initiés de la théorie quantique. Il y a longtemps que je m’étonnais à part moi de la discontinuité de ce monde subatomique, domaine de la nouvelle physique, dissolvant tout en quantons d’énergie, de lumière, de matière s’agitant dans le vide, d’avec le même monde, et non un autre ! de notre expérience sensible comme aussi de la physique et de la chimie classiques. On dirait deux sphères de connaissances, à deux échelles, pour un seul monde, une seule réalité, l’univers ! C’est impensable. Ce qui relevait de nos observations empiriques et de nos sciences exactes, dans le “ macroscopique”, ne s’articulerait absolument pas avec ce que découvrait et formulait en chiffres et en symboles ésotériques la “ physique quantique relativiste” ! Je posais des problèmes enfantins, peut-être, mais irrésolus par les savants que j’interrogeais là-dessus. Ainsi : pourquoi un fil à couper le beurre, une scie d’acier trempé pour couper du bois, une poussière de diamant pour le marbre, et rien pour couper le caramel, la colle ou la poix ? Qu’est-ce qui agglomère le quantique en structures atomiques et les atomes en molécules ? Mieux encore, les molécules en cellules vivantes qui se construisent, croissent et se reproduisent selon des myriades d’espèces aux natures et aux fonctions d’une infinie diversité comme d’une époustouflante finalité ? Et moi de conclure : quarks et hadrons ne sont pas tout l’univers !...
PIERRE-GILLES DE GENNES : LE NEWTON DE NOTRE TEMPS
Enfin voici, attendu depuis longtemps, le patron qu’il nous fallait, et juste au moment voulu ! Marie Vernier, dans La Croix du 17 octobre, expliquait que Pierre-Gilles de Gennes était passé maître dans la « physique de la matière condensée » et considéré par ses découvertes comme « le père d’un nouveau courant », datant de 1970. D’aucuns le proclament, prenant la juste mesure de son œuvre, « le Newton de notre temps » ! Il préconise en effet un « retour à la physique des phénomènes naturels », tiens, tiens ! Tout cela me va très bien ; j’y pressens une délivrance du joug des physiciens “fous” de Copenhague, comme aussi des philosophes et théologiens qui leur ont emboîté le pas, tels Bergson et Teilhard de Chardin… Je ne me trompe pas. Marie Vernier poursuit : « Ce retour survient après une échappée d’une cinquantaine d’années vers une physique plus abstraite et conceptuelle, incarnée [je dirais plutôt : désincarnée, démantibulée, dématérialisée, désossée] par la mécanique quantique. » Donc, sans même en détruire rien, on se désintéresse du quantique, sans regrets ni manque. Peut-être utile en sa caque pour les divers profits matériels qu’on en tire, il est inapte à expliquer et à gérer le monde supérieur où nous vivons, dont il conteste l’ordre et jusqu’à l’existence, dans l’outrecuidance de ses visionnaires. « P.-G. de Gennes s’en est détourné pour passer à une échelle plus globale et plus complexe, non pas celle de l’atome, mais celle de ses propriétés et de son comportement précisément dans toute matière “ condensée ”. Cette “ approche macroscopique ” est d’une fécondité sans limites : polymères, matières plastiques ou pâteuses se laissent ainsi analyser et pénétrer, donnant lieu à d’innombrables applications pratiques. » Bravo ! Nous voilà sortis des abîmes quantiques, en pleine remontée vers le monde humain de la raison, de la beauté ; vers la lumière, l’air libre, la réalité merveilleuse des choses et des gens. (…) « C’est un démystificateur, dit de notre Pierre-Gilles de Gennes le savant Étienne Guyon ; il y a une culture de Gennes. » Le (mauvais) jeu de mots dit bien ce qu’il veut dire, en épargnant la susceptibilité des collègues de Copenhague, à savoir qu’une ère nouvelle commence, qui renoue avec la physique classique, naturelle, universelle, d’avant l’instauration forcée d’une culture de l’irrationnel, de l’irréel, au temps du “surréalisme”. (…)
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la CRC n° 278, décembre 1991, p. 1-22