Les grandes crises de l'Église
L'ARIANISME : JÉSUS-CHRIST EST DIEU
PRÉHISTOIRE DE L'ARIANISME
La meilleure manière d'étudier le développement et le dénouement de cette longue crise et des autres qui suivront est d'en présenter d'abord les grandes aires géographiques réparties entre les trois grandes métropoles patriarcales d'Orient et d'Occident, Antioche, Alexandrie, Rome.
ROME depuis toujours aime l'ordre, la clarté, la loi. Avec un amour plus grand de la clarté et de la discipline canonique que de la spéculation. L'unité des trois Personnes y est tenue fermement comme d'une même substance. D'instinct, notre Occident devenu chrétien adore un seul Dieu, et ce Dieu unique on l'accepte trois Personnes. Ce mot de personne évoque malheureusement le masque de l'acteur, le personnage de théâtre et son rôle surajouté à son être naturel. Il est donc bien faible pour exprimer la pleine réalité vivante, distincte, des Trois.
Dans cette vue de l'unité trinitaire, Rome adoptera vite le terme de « consubstantiel », qui se traduit en grec « homoousios ». Trois Personnes mais une seule substance : consubstantielles. (…)
Une hérésie s'était levée à Rome au IIe siècle, reprise par le libyen Sabellius. (…) Les Personnes n'étaient plus que trois rôles successifs, trois visages, trois modes d'être d'un même Dieu. On appellera cette hérésie le modalisme ou sabellianisme du nom de son inventeur. Et en Christologie, ce sera l'adoptianisme, du fait que le Christ y était dit “adopté” par Dieu. C'était revenir au Dieu des Juifs, au Dieu des philosophes.
L'hérésie, condamnée aussitôt, ne durera pas. Mais elle laissera longtemps une très mauvaise impression en Orient et vaudra à Rome, de sa part, une suspicion tenace de réduction de la Trinité à l'Unité.
ALEXANDRIE voit s'épanouir au contraire un courant platonicien effervescent, mysticisme chrétien qui mériterait le nom moderne d'existentialisme. Ici, c'est la Trinité, non le mot mais les Trois qu'il désigne, qui est l'objet privilégié de la contemplation. (…) Alexandrie refuse le mot « homoousios », équivalent grec du mot latin consubstantiel. En revanche, Alexandrie affirme « trois hypostases », mot grec bien plus fort que le mot « trois personnes » latin, trois hypostases par ailleurs divines, éternelles, parfaites, incréées.
Mais dire trois hypostases, n'est-ce pas trop distinguer et séparer le Père, le Fils et le Saint-Esprit, surtout si on les subordonne l'un à l'autre ? On le craint à Rome où ce mot d'hypostase sonne mal, comme qui dirait trois substances. Rome soupçonnera Alexandrie de refuser le consubstantiel parce qu'elle multiplie les substances divines ! (…)
ANTIOCHE est de tradition rationaliste et point mystique. De tout temps, l'inclination dominante y est à l'humanisme. On a tendance à voir dans le Christ d'abord et presque exclusivement l'homme, un homme adopté par Dieu : adoptianisme. Et par suite Dieu reste foncièrement UN sous des noms différents au cours des âges, Père dans l'Ancien Testament, Fils ou Verbe dans l'Évangile, Esprit-Saint ou Paraclet dans le temps de l'Église : sabellianisme ou modalisme. L'hérésie romaine ici va prendre racine. Paul de Samosate, Évêque d'Antioche, enseigne avec entêtement cette double hérésie jusqu'en 268 où un Concile local le dépose pour modalisme trinitaire et adoptianisme christologique. Le plus dangereux théologien dont il s'inspire, Lucien d'Antioche, est lui aussi condamné. Plus tard, réconcilié, il mourra martyr en 312.
Mais son système lui survivra. Le voici : (…) Dieu, parce qu'il devait un jour adopter l'homme Jésus, s'est d'abord créé un Verbe, autre esprit semblable à lui, pour en être l'âme. Dieu unique profère donc un beau jour une Parole, qui dès lors subsiste, divine, parfaite, mais créée pour entrer dans le corps de Jésus et, lui donner sa personnalité divine. Ingénieux ! Or ce Lucien d'Antioche avait de nombreux disciples, dont certains feront parler d'eux, Eusèbe le futur Évêque de Nicomédie et un libyen ambitieux, Arius. (…)
ALORS PARUT ARIUS...
Égyptien ou lybien, né vers 256, il a fait ses études à Antioche. Disciple de Lucien, imprégné de rationalisme, féru de logique aristotélicienne et d'ailleurs peu génial, il répète le système de son maître. Austère, il jouit d'un grand prestige à son retour en Égypte. Il participe aussitôt au schisme de l'ambitieux Mélèce de Licopolis. (…) Excommunié, Arius sera bientôt réconcilié par le bienveillant Alexandre, évêque d'Alexandrie ; ordonné prêtre, on le trouve à partir de 313 curé de l'église de Baucalis.
En 318, lors d'une réunion de prêtres, Alexandre rappelle sans aucun calcul l'unité des Trois Hypostases divines. Arius proteste pour proclamer son système à lui, importé d'Antioche : le Fils n'a pas toujours existé, il a été tiré du néant, il est une créature inférieure au Père, œuvre de sa volonté ! Réprimandé il s'obstine, se gagne des partisans. Alexandre doit l'excommunier de nouveau en 320. Aussitôt il traverse la mer et rejoint son ami, le tout puissant Évêque Eusèbe de Nicomédie, parent et ami de l'Empereur Constantin. (…)
Constantin est maître du monde et se veut pacificateur universel. Circonvenu par Eusèbe, il envoie Hosius de Cordoue, un latin, porter une lettre à Alexandre lui demandant de réconcilier Arius. L'Évêque d'Alexandrie éclaire l'envoyé de l'Empereur sur la gravité du cas et refuse. Constantin convoque alors un Concile.
LE CONCILE DE NICÉE (325)
À Nicée, tout près de Constantinople la nouvelle ville impériale, trois cent dix huit évêques se réunissent sous la présidence de Constantin, catéchumène, en présence des prêtres Titus et Vincent, légats du Pape Silvestre. C'est le premier grand Concile qu'on dira œcuménique bien que la participation de l'Occident soit très faible. Il condamne Arius et l'exile ainsi que ses dix-sept partisans déclarés. (…) Contre Arius, le parti de l'orthodoxie l'emporta grâce à l'intervention d'Hosius de Cordoue et des quelques occidentaux qui débusquèrent les hérétiques de leurs retranchements, sans plus d'équivoques possibles, en proclamant enfin selon la terminologie latine que le Fils était HOMOOUSIOS, c'est-à-dire CONSUBSTANTIEL au Père. Les Ariens refusèrent et le mot et la vérité qu'il signifiait. La bataille du consubstantiel était engagée. (…)
À Nicée les Grecs certes acceptèrent la terminologie latine sur le moment, par nécessité, pour vaincre les Ariens, mais non sans réticences et sans restrictions mentales. Et voilà qui va empoisonner le débat !
Le Parti eusébien fit chorus. C'était une masse d'Évêques orientaux plus ou moins secrètement acquis à l'hérésie. (…) Saint Athanase, simple prêtre, au contraire s'attacha à la foi de Nicée absolument et sans réserve, nonobstant la difficulté de terminologies divergentes : le Verbe est Fils, il est donc engendré de la substance du Père et nécessairement de même substance que Lui : HOMOOUSIOS. (…)
LA MONTÉE DE L'ARIANISME (325-341)
Il fallut l'immense perversité d'Eusèbe de Nicomédie pour assurer la remontée de l'arianisme. Dès le lendemain du Concile, il use de toute son influence sur l'Empereur, l'Impératrice, sa sœur. D'abord, il les persuade de laisser revenir les exilés, et même Arius impénitent (329-330). Il donne corps à une sorte de grand parti libéral, qui se présente comme ennemi de tout excès, de celui d'Arius le condamné comme de celui de Nicée qui le condamna ! Pour le bien de la paix, on ne mentionnera plus le homoousios, cause de division, sans jamais pourtant le contester !
Puis il dresse la liste secrète des Nicéens les plus fermes pour les évincer de leurs sièges par tous les moyens, et Athanase, Évêque d'Alexandrie depuis 328, tout premier. Enfin, il s'acharnera contre certains ultra-nicéens dont les exagérations répréhensibles lui serviront de repoussoir. (…)
Eusèbe fit tant et si bien que le Concile de Tyr, en 335, fut le triomphe de son parti semi-arien. On y décide la réconciliation de l'hérésiarque Arius. Mais il crève d'une colique qui le prend soudain dans la rue, à Constantinople, la nuit qui précédait sa triomphale réhabilitation à Sainte-Sophie ! Châtiment de Dieu impressionnant. Le Concile d'Antioche, en 341, est un nouveau succès pour Eusèbe, le dernier. Il meurt peu après, laissant son parti sans direction.
Changement sensible. En 343, le Concile de Sardique, présidé par le vieil Hosius, s'affirme nettement nicéen. (…) L'Empereur Constantin meurt en 346, après avoir reçu le baptême d'un prêtre arien.
Son successeur en Occident, Constant, est nicéen convaincu ; aidé du Pape Jules il impose l'orthodoxie. Athanase libéré rentre à Alexandrie en liesse ; partout les querelles s'apaisent. Las ! Constant meurt en 350 et Constance, arien forcené, devient Empereur unique d'Orient et d'Occident. La violence du Pouvoir va imposer l'hérésie.
LE TRIOMPHE UNIVERSEL DE L'HÉRÉSIE (351-361)
L'arianisme ne s'est pas maintenu comme un front uni en face de l'orthodoxie nicéenne. Dès cette époque, dite de la deuxième génération arienne, il éclate en trois tendances :
1. La tendance radicale, celle des Anoméens, est agressivement rationaliste. Elle nie toute ressemblance de nature entre Dieu le Père Inengendré et le Fils qui est engendré et donc créature tirée du néant.
2. La tendance mitigée, molle, accommodante, celle des Homéens ou Acaciens, qui aura les faveurs de l'Empereur. Elle admet une ressemblance entre le Père et le Fils... sans préciser laquelle. C'est nager dans l'équivoque, sans autre terme fixe que le refus passionné de l'Homoousios nicéen.
3. La tendance enfin la plus proche de l'orthodoxie, dite semi-arienne, des Homéousiens. Elle ralliera une grande partie de l'épiscopat oriental derrière Basile d'Ancyre, chef de file intelligent et estimé de tous, même des nicéens, pour sa vertu et son courage. Elle admet une similitude substantielle entre le Père et le Fils. Mais elle refuse toujours le Homoousios de Nicée. (…)
Pour le moment, c'est le Parti des Homéens qui s'impose par la menace et les sévices du Pouvoir impérial. (…)
Libère, qui succède au Pape Jules en 352, est aussitôt sommé par l'entourage de l'Empereur, de revenir sur la réhabilitation d'Athanase prononcée par le Pape Jules et le Concile de Sardique. À ce moment de l'histoire, Athanase personnifie toute la foi catholique. Pour se donner un espace de liberté, Libère rouvre son procès à Rome et Athanase lui envoie un Mémoire présentant sa défense. Courageusement, le Pape le justifie et veut faire proclamer sa décision par un Concile.
Le parti de l'Empereur provoque alors la réunion du Concile d'Arles où tous les Évêques, même les légats pontificaux, cèdent à leurs roueries et condamnent Athanase. (…) Au Concile de Milan, en 355, l'intransigeant Lucifer, Évêque de Cagliari en Sardaigne, et Eusèbe de Verceil, un doux et saint homme, défendent vaillamment Athanase au milieu de trois cents Évêques terrorisés qui cèdent aux ariens. Saint Hilaire, seul opposant, est exilé en Phrygie ; Athanase doit s'enfuir précipitamment. Les deux légats sont exilés en Orient. Eusèbe y aura beaucoup à souffrir. Quant à Lucifer, de là-bas il rédige des pamphlets d'une totale indigence intellectuelle mais d'une violence de ton provocante à l'adresse de l'Empereur. Nous les retrouverons bientôt.
Seul contre tous, abandonné de tous, Libère refuse encore à l'Empereur la condamnation d'Athanase qu'il réclame. Il est exilé de Rome où un intrus, Félix, prend sa place. Les derniers témoins de Nicée sont pourchassés. (…)
LA FAUTE DU PAPE LIBÈRE (357)
LA CHUTE DE L'ÉPISCOPAT UNIVERSEL (359)
Ce qui s'est passé alors, effrayant, illustre admirablement la parole de Jésus à Saint Pierre : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le froment ; mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Lc 22,31).
Il est indubitable que le Pape Libère en exil a connu en 357 une inqualifiable faiblesse. Athanase dira plus tard que Libère, par crainte de la mort, l'a abandonné. Saint Jérôme affirme que Libère a cédé un moment à la perversité hérétique, signifiant qu'il a signé quelque formule arienne. (…)
C'est la honte, et même s'il faut faire sa grande part à la diplomatie, à la manœuvre. Est-ce l'apostasie ? Et pour un pape, est-ce l'hérésie formelle, la chute de l'Infaillible ? De très minutieuses recherches conduisent à une conclusion stupéfiante. Libère a bien signé une première formule, équivoque certes mais non hérétique, dans l'espoir de rentrer en grâce. Mais il refusa toujours énergiquement de signer une autre formule que les Acaciens exigeaient de lui. (…) Enfin, il signa très délibérément le nouveau formulaire homéousien de Basile d'Ancyre, dans le dessein de faire bloc avec ces semi-ariens contre le plus grand péril, et peut-être de les ramener eux-mêmes vers l'orthodoxie. (…) Ce n'était certes pas l'homoousios nicéen, mais c'en était l'ombre et la promesse...
Cette habileté lui vaut de rentrer dès 358 à Rome, qui l'accueillit en triomphateur comme le champion de l'orthodoxie, le confesseur de la foi que tous admirent. L'intrus Félix est chassé et jusqu'à sa mort Libère jouira d'une immense popularité. (…)
Sur les entrefaites, les Évêques du monde entier sont convoqués en Concile par Constance pressé d'en finir. Les Occidentaux se réuniront à Rimini, province romaine d'Émilie, les Orientaux à Séleucie, en face de Constantinople sur le Bosphore. Libère, à peine revenu d'exil, est tenu à l'écart. Alors, sous la menace du bannissement et de la mort, tous signent une formule équivoque qui constitue à elle seule un reniement de la foi de Nicée. Et chacun le sait bien. Seul saint Hilaire, à la Cour même de l'Empereur, résiste et tente d'éclairer ses collègues. Devenu par trop encombrant, l'Empereur le renvoie chez lui, à Poitiers !
Le 31 décembre 359, c'en est fait. Le triomphe des Acaciens est total, universel. Saint Jérôme le dira dans sa phrase fameuse : « Le monde entier gémit, stupéfait de se réveiller arien. »
Mais Constance meurt en 361, au moment où la cause de l'Orthodoxie paraissait à jamais compromise. Ce n'était pourtant qu'en surface. Ces années-mêmes, se préparait lentement la reconstruction de l'Unité dans la foi. L'Occident était resté profondément nicéen, par-delà sa peur et ses lâchetés. Libère, revenu, affermissait et relevait ses frères dans l'Épiscopat.
L'Orient évoluait, dans une horreur commune des violences du parti acacien, vers de nouvelles alliances. Enfin, le grand brassage de l'Orient et de l'Occident, dû aux persécutions et à tant de mesures d'exil, surtout celles qui frappèrent le Pape Libère, le héros de la foi Athanase et son homologue latin Hilaire, avait amené les meilleurs à se mieux comprendre. Il ne faut jamais désespérer du Pape ni de l'Église !
VERS LA RÉCONCILIATION (361-376)
Oui, c'est du plus profond des ténèbres qu'allait jaillir la lumière, c'est en pleine persécution que s'ébauchaient les premiers gestes de réconciliation entre vrais chrétiens. Ces événements sont riches d'enseignement pour aujourd'hui. Ne sommes-nous pas dans une situation analogue à celle des années 358-361 ? Nous avons d'étonnantes leçons à recevoir des rares Confesseurs de la foi de Nicée, dans le reniement de l'Épiscopat universel et la chute du Pape. (…)
En 358, les semi-ariens de la tendance homéousienne s'étaient réunis. Ce Concile d'Ancyre fit voir que les très nombreux Évêques d'Orient de cette tendance (…) s'étaient partout rapprochés spontanément des Nicéens persécutés. (…) Leur HOMOIOUSIOS (de nature semblable) était très près de l'HOMOOUSIOS catholique (de même nature) qu'ils s'obstinaient à refuser par détestation du sabellianisme. (…)
Libère comprit le désir d'union des Homéousiens mais aussi leur crainte de renier la trinité des Hypostases. Il signa alors le formulaire rédigé au Concile d'Ancyre, non par faiblesse cette fois, mais très consciemment, parce que ce texte n'était pas faux et qu'il devait conduire selon sa logique propre jusqu'à la pleine et vraie foi catholique.
Athanase et Hilaire, les deux grands athlètes de l'orthodoxie nicéenne, tendaient eux aussi la main aux Homéousiens en 359. Par rapport aux autres partis ariens qui contredisent la foi, les Homéousiens ne sont retenus loin de nous que par des questions de langage et des malentendus. (…)
Ce n'est pas là « œcuménisme » vague, sentimental, de gens relâchés et grands bradeurs de dogmes... C'est la décision mûrement réfléchie de Confesseurs de la Foi que leur charité élève au-dessus de tout esprit de secte et de toute étroitesse de cœur, au seul service de la Vérité.
Hilaire fait connaître aux Latins les vraies difficultés des Grecs et en 360 un Concile de Paris admet, parallèlement à l'HOMOOUSIOS nicéen, l'HOMOIOUSIOS semi-arien. (…) Athanase quant à lui convoque tous les Orientaux à Alexandrie en 362. Tous souscrivirent un appel à l'union rédigé à l'intention de l'Église d'Antioche, dans lequel chacun y est reconnu libre de professer en Dieu UNE ou TROIS HYPOSTASES, selon le sens qu'il donne à ce terme.
Les Homéousiens répondent à cette généreuse ouverture : ils anathématisent Rimini et Séleucie et se décident à se réconcilier avec Rome.
Le Pape accepta l'ouverture aux semi-ariens et la remise en cause de l'anathème de Nicée. Était-ce un reniement ? Non, mais une harmonisation des langages et une réconciliation des cœurs dans l'unité d'une même foi sincère. (…) Libère pouvait mourir satisfait le 23 septembre 366. Il avait rouvert les voies de la concorde. (…)
RÉACTION LUCIFÉRIENNE
Lucifer, l'Évêque de Cagliari, n'était pas du tout satisfait de la tournure que prenait cette réconciliation générale ; elle n'entrait pas dans ses vues parce qu'elle ne flattait pas son orgueil. L'homme éprouvait en son cœur le plus grand mépris pour les Évêques qui avaient un moment cédé à la crainte ou à la torture. Maintenant, il soupçonnait de trahison, de compromission, les plus grands que lui, parce qu'ils tendaient la main à leurs frères, égarés ou pénitents, pour retrouver l'unité perdue. (…)
Il en vient, logiquement, dans la logique de son orgueil, à professer que la chute dans l'hérésie fait perdre tout pouvoir d'ordre aux Évêques et aux prêtres tombés.
Que restait-il donc de l'Église à ses yeux ? ... Lui. Fulminant l'anathème contre tous, il fonde en Orient, à Rome même, en Sardaigne, de minuscules chapelles dissidentes qui empoisonnent la paix revenue. Il ne reconnaît plus pour Pape ni Libère ni son successeur Damase. (…) Il n'y a plus de pape valide, il n'y a plus d'évêques légitimes. Tous ont failli. Il y a lui !
Quand enfin Damase mesurera l'infection de ce Luciférianisme il chargera saint Jérôme d'écrire contre le schisme. (...) L'Église a retrouvé déjà la splendeur de son unité, sans eux, malgré eux. Mettant le doigt sur la plaie, Jérôme leur reprochera de croire que leurs petites chapelles isolées, dissidentes, peuvent être à elles seules l'Église catholique. (…) Le salut de l'Église est assuré, ailleurs et autrement, dans la suprême dignité du Sacerdoce, c'est-à-dire dans l'Église Romaine et tout ce qui demeure en communion avec elle.
Et Eusèbe ? Arrivé trop tard d'Alexandrie, porteur de la paix conciliaire, il ne trouva à Antioche que désunion et aigreur semées par le zèle schismatique de son collègue. Épuisé de fatigues et déçu, il rentre lentement à Verceil où il meurt peu après des suites des tortures subies ; l'Église l'honore comme Saint martyr. Quant à Lucifer, il mourut dans le schisme total, on ne sait plus à quelle date, d'une fin misérable. Des deux Légats du Pape au Concile de Milan, en dix ans, l'un était devenu un saint et l'autre, qui avait trop confiance en lui-même, un sectaire schismatique et un réprouvé... Quelle leçon !
SAINT BASILE, L'ARCHANGE
Précisément en cette année 362, si riche en événements favorables, saint Basile vient d'être ordonné prêtre. Il a trente-trois ans. D'une famille de martyrs et de saints, il a suivi à Constantinople puis à Athènes les meilleurs enseignements du temps ; rhétorique, philosophie, il s'est distingué en tout avec éclat. C'est alors qu'il se lie d'amitié avec le futur Grégoire de Nazianze et qu'il côtoie un noble étudiant dont la foi est en train de sombrer, Julien l'Apostat.
Magistrat célèbre, il brise sa carrière et se retire dans le domaine familial pour y vivre l'idéal monastique avec les siens. (…) C'est alors qu'en pleine possession de la doctrine nicéenne, il compose sa réfutation de l'hérésie des Nouveaux Ariens, dialecticiens redoutables, le Contra Eunomios. (…)
Peu après, en 370, Basile est élu Évêque de Césarée, la grande métropole de Cappadoce. II y manifestera toutes les qualités naturelles et toutes les vertus des plus grands évêques. Alors il tient tête à l'Empereur Valens et son courage, son prestige, ses miracles, détournèrent de la Cappadoce demeurée totalement fidèle la terrible persécution... Parfait moine, admirable ami, fin lettré, le plus dévoué et le plus actif des Pasteurs, sa gloire immortelle est celle du Docteur de la foi.
Avec génie, il a compris le terrible malentendu qui ne cesse de s'aggraver entre les Orientaux et Rome. Il l'éclaire de toute sa connaissance de la philosophie. Et il démontre l'urgente nécessité pour résoudre la crise d'accorder aux Orientaux la pleine liberté de leur vocabulaire, fût-ce à l'encontre de la lettre de Nicée mais selon son esprit. (…) Du jour où il est Évêque de Césarée, il se voue à cette grande cause de la réconciliation de l'Orient avec Rome. Dieu lui laissera seulement neuf ans de vie pour la mener à bien (370-379).
Il a contre lui, en Orient même, à Antioche, ce Paulin que Lucifer fit évêque et qu'un jeune latin du nom de Jérôme (saint Jérôme !) épaule et recommande à Rome sans rien comprendre aux problèmes grecs. (…) Abusé par Jérôme, le Pape Damase ne veut connaître sur le siège d'Antioche que le sinistre Paulin et refuse toute concession de langage ! (…)
Notre Basile en appelle au Pape en 371 pour l'informer de la situation réelle qui est contraire à ce qu'il croit. La réponse romaine est évasive. (…) Basile se plaindra dans des lettres intimes de l'incompréhension de Damase, « un homme assis sur un trône sublime d'où il entend à peine ceux qui d'en bas lui disent la vérité ». (…)
Pendant ce temps l'Orient souffre de la persécution, aggravée par les divisions qui subsistent entre vrais et sincères chrétiens. On comprend l'amertume de notre Docteur. (…)
Le 1er janvier 379, âgé de quarante neuf ans, il mourait déjà honoré comme un saint dans tout l'Orient, laissant à son frère Grégoire de Nysse, le mystique amoureux de la solitude, et à son ami le timide Grégoire de Nazianze qu'il avait dû sans cesse pousser l'épée dans les reins, la grande, l'écrasante mission de mener à son terme la réconciliation de tout l'Orient chrétien dans le dogme de Nicée et de la faire admettre par Rome.
LA VICTOIRE DE L'ORTHODOXIE
LE CONCILE DE CONSTANTINOPLE (381)
Enfin Dieu permit l'accalmie dont saint Basile connut l'aurore. (…) En 381, le Concile Œcuménique de Constantinople, convoqué par l'Empereur Théodose, se réunit dans l'immense rayonnement de saint Basile qui demeurait assez vif pour faire admettre sans discussion toute sa doctrine. Le Concile définit solennellement la pleine et parfaite divinité du Saint-Esprit, ainsi proclamé consubstantiel au Père et au Fils. (…) Tous s'entendirent pour proclamer leur fidélité à la foi de Nicée et condamner toutes les hérésies qui y avaient contredit depuis cinquante-cinq ans. (…)
Le grand moment de cette assemblée fut la célébration par Grégoire de Nazianze de la sainte et héroïque mémoire d'Athanase. Il parla en termes magnifiques et délicats, bien faits pour obtenir le plein accord de tous, mais surtout celui des lointains Occidentaux et de Rome même. (…)
Ce fut la toute-puissante autorité de l'Empereur Théodose qui sauva l'œuvre du Concile. En dix ans de répression légale, calme et soutenue, il acheva la ruine d'un arianisme déjà mortellement touché. (…)
À Nicée, l'Orient avait été quelque peu brusqué par les Latins et il le fallait. Il avait accepté leur dogme de la consubstantialité des trois Personnes. À Constantinople, les Grecs imposèrent aux Latins la trinité des Hypostases, conception plus forte de la distinction et subsistance des Personnes divines. Il avait fallu l'un et l'autre coups de force pour définir parfaitement la Foi Catholique, qui est au-delà de toute mesure et conception humaines.
LA LEÇON DE L'ARIANISME
Le plus émouvant dans l'histoire de cette longue crise, c'est la survie de l'Église, la défense de sa foi, sa lutte pour l'existence, la liberté, à travers tant de périls successifs. Il a fallu à son triomphe la prière des Saints, le sang de ses innombrables Martyrs et Confesseurs, l'intelligence des grands Évêques et Docteurs combattant l'hérésie et prêchant inlassablement le peuple fidèle.
Mais ne nous attardons pas à l'admiration. Appliquons-nous à tirer d'événements si importants toutes les leçons qu'ils comportent pour acquérir à notre tour, avec toutes les prudences et le discernement qui s'imposent, une Sagesse surnaturelle pour notre temps. (…)
I. ENSEIGNEMENTS SUR L'ÉGLISE
SAGESSE SURNATURELLE
Il y a un temps pour résister aux superbes et condamner l'hérésie. Il y a un temps pour rétablir l'union et retrouver les égarés. (…)
Hommes de Dieu, hommes du diable peuvent coopérer un temps dans le même combat de la foi. Vient le jour où la sagesse surnaturelle est donnée aux humbles et refusée aux paranoïaques. Et voilà qui doit nous remplir d'une crainte salutaire, voilà qui doit nous inviter constamment à réviser nos jugements et nos choix en fonction de ceux des Pères et des Anciens parmi nous, plus grands que nous.
À quel signe, en quels temps peut se connaître ce grand changement qui de la condamnation ferme des hérésiarques passe à la réconciliation des hérétiques ? Trop tard et trop étroitement, c'est rigueur intégriste et péché contre la charité catholique. Trop tôt ou trop large, c'est trahison de la foi et autodémolition de l'Église. Les Saints en ont bien jugé, mais leur sainteté n'a été déclarée et prouvée que plus tard. Nous en sommes réduits, à chaque silence ou tromperie de Rome, à notre Conseil : celui qui est docile aux inspirations du Paraclet sait lire les signes et connaît les temps. Les autres croient voir par illumination divine et se trompent. Il faut prier pour suivre humblement les traces des Saints et entrer avec eux dans la Sagesse surnaturelle. (…)
NŒUD ET DÉNOUEMENT DE LA CRISE
Dans la tourmente de l'arianisme qui secoua si rudement le monde, on peut voir les divers éléments dont dépend l'éclat de l'orage, sa suite et son apaisement.
La part des Empereurs est immense. On serait tenté de lui accorder le rôle dominant. Ainsi, pour ne prendre que le dernier exemple, la foi catholique n'aurait vaincu l'Arianisme entre 381 et 391 définitivement que par la puissance impériale déclenchée par Théodose. Il est vrai que les alternances de succès et de revers de l'hérésie coïncident étroitement avec l'avènement et la disparition des Empereurs ariens. (…)
Mais c'est Dieu qui gouverne le monde et domine les événements. S'il laisse aller le mal, c'est jusqu'à des bornes connues de Lui seul, infranchissables. Quand il dit : c'est assez ! rien ne subsiste contre lui. Rappelez-vous la mort d'Arius la veille de son triomphe assuré ! La disparition de Constance en pleine victoire arienne !
Ce sont les idées qui mènent le monde. Il n'y a rien de plus vrai. Et à eux seuls, les guerres, les tremblements de terre et les révolutions, les miracles même ne bouleversent rien. Les idées gouvernent les peuples et c'est par l'élaboration de ses dogmes que l'Église a finalement triomphé des hérésies et des sectes qui la déchiraient. (…) Ce sont les Pères et Docteurs de l'Église qui ont le plus puissamment agi pour le dénouement de la crise en parlant aux intelligences et en faisant luire aux yeux de tous la splendeur de la vérité catholique. (…)
II. ENSEIGNEMENT DOGMATIQUE
Le Mystère de Dieu révélé par le Christ ? C'est qu'ils sont UN, et qu'Il est TROIS. L'Un est Trois, les Trois sont Un ! (…) Deux voies d'accès sont ouvertes pour entrer dans ce mystère. Opposées dans leurs démarches, elles sont toutes deux insuffisantes. (…)
LA FOI CATHOLIQUE, sans effort apparent, tient la double gageure de dire qu'un Dieu unique, bien vivant, bien concret – “une substance ou hypostase”, disait Nicée – est aussi Trinité vraie, bien vivante, bien concrète , – “Trois Hypostases ou Personnes”, proclamera Constantinople – sans contradiction. Là est le MYSTÈRE.
La foi tient cela, non contre la raison mais au-delà de ses prises comme au-delà de toute imagination. De fait la querelle des mots est sans importance quand, après cinquante-cinq ans de débat, tous acceptent que le Dieu Unique est si parfaitement UN, si réellement UN dans son existence vivante et concrète qu'il a tout de la SUBSTANCE, de l'HYPOSTASE, telle que nous l'apercevons dans notre expérience quand nous voyons et connaissons un être, un être humain par exemple. Dieu est Un, comme je suis un ... ... ET que le Père, le Fils, le Saint-Esprit sont Trois, si réellement TROIS dans leur existence vivante et concrète, qu'ils peuvent et doivent être dits TROIS PERSONNES au plein sens du mot, au sens fort, TROIS HYPOSTASES, tels que nous percevons dans notre expérience trois personnes. Dieu est Trois, comme toi, lui et moi nous sommes trois.
Tel est le MYSTÈRE en lequel les Pères de Nicée et de Constantinople ont cru. L'aménagement du langage a consisté à réserver le mot de SUBSTANCE (concrète !) à l'UN, qui est l'ÊTRE ESSENTIEL, DIEU, et à consacrer le mot d'HYPOSTASE (concrète !) aux TROIS qui sont les PERSONNES DISTINCTES du Père, du Fils et du Saint-Esprit. (…)
Aujourd'hui, ce n'est pas le trithéisme qui nous menace, mais d'oublier ou de nier la divinité du Fils éternel et Verbe de Dieu Jésus-Christ, d'oublier ou de nier la réalité et la pleine divinité de l'Esprit-Saint. Voilà pourquoi la confession des Trois Hypostases par Athanase d'Alexandrie et Basile de Césarée était nécessaire à l'établissement du dogme.
Ce qui nous menace, c'est de retomber dans le monothéisme judaïque et islamique, de revenir au Dieu des Philosophes et des savants, dont la Solitude immobile et silencieuse définit l'Égoïsme absolu, dont les relations au monde s'évanouissent dans l'illusoire. Telle est la RÉDUCTION RATIONALISTE à laquelle prédispose l'humanisme moderne. Jésus n'y est plus qu'un homme, à la limite déclaré divin en tant qu'il est la perfection de l'homme, l'Homme-Dieu. Et l'Esprit, immanent à l'Homme, se trouve lui aussi hypostasié, à la limite, comme l'Esprit Universel. (…)
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la CRC n° 89, février 1975, p. 3-14