Le secret de Charles Péguy
DREYFUSARD, mais ami de sainte Jeanne d’Arc, socialiste, mais découvrant d’expérience que le socialisme est chose dangereuse, irréalisable, antimilitariste qui aime le métier militaire, anticlérical dont la conversation est avec les saints qui ont fait la douce France et qui trouve auprès de Notre-Dame de Chartres l’apaisement de son cœur, Charles Péguy, polémiste, poète, mystique, n’entre dans aucune catégorie. Mais au sein même de ses contradictions, il demeure un français de race paysanne et ouvrière, d’ancienne France. À chacune des grandes crises de l’époque, il réagit d’une manière très personnelle, qui n’est pas la nôtre, mais comme en parallèle, pour reprendre une image qu’il affectionna. En 1978, lors d’une journée de pèlerinage à Chartres, notre Père nous livra « le secret de Péguy ». Reprenons l’essentiel de cette conférence afin de mieux comprendre qui fut Charles Péguy et retenir, au-delà de ses préjugés et incohérences, ce qu’il eut de meilleur.
JEU D’INFLUENCES
Charles Péguy naquit à Orléans le 7 janvier 1873, au faubourg Bourgogne. Son père, menuisier, mourut le 18 novembre de la même année des suites d’une maladie qu’il avait contractée au siège de Paris.
L’enfant grandit entre la mère fort allante et la grand-mère un peu percluse. Enfant unique élevé par des femmes, il est le centre de tout. L’enfant, charmant, écoute les conseils pour la vie que sa mère lui donne, aime à travailler avec elle, vite, beaucoup et bien. Intelligent, studieux, il s’applique à ses leçons comme à ses prières. Travail bien fait, qualité de l’ancienne France comme est d’ancienne France le faubourg Bourgogne. Péguy l’écrira : « On peut dire qu’un enfant élevé dans une ville comme Orléans, entre 1873 et 1880 [c’est exactement son cas], a littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple tout court, qu’il a littéralement participé de l’ancienne France, du peuple. » Ces deux femmes sont catholiques, le petit Charles assiste au catéchisme, mais la maison n’est pas particulièrement fervente, on travaille le dimanche.
En 1880, il entre à l’école primaire républicaine. Il en est marqué à jamais. Il y découvre en effet un autre monde : la hiérarchie de l’Instruction, mais aussi l’idéologie républicaine. Il se fait remarquer par son intelligence et son application. En 1885, il entre au lycée d’Orléans, muni d’une bourse.
Ainsi, parallèlement à son instruction religieuse – catéchisme et communion solennelle –, il prend contact avec toute la culture classique, tout en respirant cette atmosphère laïque, imprégnée des idées de 89 que lui inculquent des hommes qu’il admire, ses maîtres, prosélytes de l’idéal socialiste.
En 1888, il a 15 ans, notre lycéen sportif fait de la barre fixe, lorsqu’il a une syncope et il tombe sur la tête. Ce ne fut rien, mais à partir de ce moment, son caractère change, il devient fantasque, impérieux, il a des lubies, des décisions brusques, une incohérence de conduite. Toute sa vie future sera jalonnée de toquades, d’une promptitude à se fâcher avec les gens, dont notre Père trouve la cause dans ce coup reçu sur la tête.
Cette même année naît le Péguy profondément socialiste, irréligieux. En 1900, il avouera : « J’étais au lycée quand je devins hérétique. » Il choisit la Révolution contre l’Église qu’il considère comme une superstructure du monde bourgeois. Il rompt avec la foi parce que le dogme de la damnation éternelle lui est intolérable et que les chrétiens lui paraissent l’accepter avec une résignation inconvenante. Il ne sera pas pour la lutte des classes, mais il considère que le monde moderne (qui commence en 1881) est fait d’une opposition entre la bourgeoisie hypocrite, égoïste et le peuple.
Bachelier, en 1891, il entre au lycée Lakanal pour présenter l’École normale supérieure. C’est l’ouverture vers l’agrégation de philosophie. Mais il échoue à l’oral et devance d’un an son service. Cet antimilitariste fervent aime l’armée, la discipline, l’ordre, l’attachement à la France, et le métier militaire lui plait d’emblée.
L’année de service terminée, en 1893, il reprend ses études à Sainte Barbe. Il y connaît les amis qu’il gardera toute sa vie. Il exerce un véritable ascendant sur ses camarades qui se sentent dominés par lui et le considèrent comme un maître. […] Péguy est le type même du militant qui « tape » les autres pour soutenir les grévistes, or il y avait toujours une grève quelque part et il fallait toujours de l’argent à Péguy. Daniel Halévy raconte : « Il n’avait qu’à tendre la main pour qu’aussitôt l’on vidât ses poches ».
Il est donc socialiste utopique et apostolique, comme l’appelle notre Père. Pour lui, le socialisme, c’est le monde nouveau, l’avenir meilleur, la libération du peuple. C’est l’espace de rêve où peut se développer sans limite l’idée de solidarité, d’une solidarité absolument universelle entre les hommes.
Il intègre l’École normale en novembre 1894, il travaille, il apprend avec émerveillement ses auteurs latins, grecs, français qui le pénétreront ; il prend contact avec les professeurs, les grands hommes politiques de la République des radicaux : Lucien Herr le socialiste bibliothécaire qui avait brigué ce poste comme le meilleur pour convertir l’Université au socialisme, J. Jaurès, agrégé de philosophie. Il est très lié avec un autre normalien, Marcel Baudouin, qui meurt en cette année 1896. L’ami mort continue à vivre auprès de lui.
En octobre 1896, il écrit ses premiers articles socialistes. L’année suivante, en 1897, il épouse la sœur de son ami Baudouin, par fidélité probablement. Dreyfusards avec frénésie, socialistes militants, les Baudouin sont le type même du bourgeois qui commandite la révolution. Aucun des enfants n’a été baptisé. Le mariage est donc civil. En décembre, il édite à ses frais, après avoir quêté auprès des amis, le drame qu’il vient de terminer, sa Jeanne d’Arc, l’héroïne d’Orléans dont il avait pris la résolution dès l’enfance d’écrire la vie, « pour l’établissement de la République Socialiste universelle » ! Un seul exemplaire est vendu !
En janvier 1898, le J’accuse de Zola dans l’Aurore relance l’affaire Dreyfus et lance Péguy à fond dans la bagarre, convaincu de l’innocence de Dreyfus par Lucien Herr. Le Père nous fait remarquer que jamais Péguy n’avancera un fait expliquant pourquoi il a choisi Dreyfus, une preuve sur laquelle il peut établir son innocence. Péguy croit que l’état-major, la Justice ont condamné Dreyfus par antisémitisme. Le pays est donc en état de péché mortel.
Ayant échoué à l’agrégation, Péguy abandonne l’université. Avec la dot de sa femme, il a acheté une petite librairie, à l’ombre de la Sorbonne, qui devient le centre de l’agitation dreyfusienne. Tous les universitaires socialistes, l’état-major du dreyfusisme intellectuel, s’y donnent rendez-vous. Quand ça se bagarre à la Sorbonne, Péguy se précipite et bataille contre les nationalistes, prenant la tête des commandos dreyfusards. Mais les affaires ne marchent pas. Lucien Herr propose de renflouer l’affaire, avec l’aide de Léon Blum. Mais Péguy est évincé, il se retrouve non plus propriétaire mais l’employé de ces messieurs, gérant d’une société anonyme. Péguy, l’honnêteté même, commence à avoir le cœur serré, se voyant ainsi joué financièrement, mais il ne se rendra jamais compte que Herr l’a encore plus trompé intellectuellement en lui ayant fait croire à l’innocence de Dreyfus.
SOCIALISTE HONNÊTE
En 1899, une cascade d’événements politiques et personnels va mettre fin à la période candide de sa vie. Péguy se réveille.
Pour Péguy le prophète, le dreyfusisme est une religion. Mais lorsqu’il apprend que Dreyfus accepte sa grâce c’est-à-dire se reconnaît coupable, ce lui est un choc terrible ! Péguy perd ses illusions et il s’aperçoit que le parti de Dreyfus est un parti de chacals politicards, ambitieux et calculateurs.
Autre choc, Péguy veut publier un roman racontant les malheurs d’un instituteur qui finit par se suicider avec sa femme. Pour Péguy, c’est le type même de la misère populaire pour laquelle les socialistes doivent entrer en lutte contre la société. Mais Blum et les autres l’envoient promener, parce que ce malheureux est tombé dans la misère, non du fait des aristos et de l’armée, mais de l’administration républicaine ! Péguy voit dans cette aventure la preuve que ces socialistes ne pensent qu’à faire carrière et non à soulager le pauvre peuple.
Enfin c’est l’affaire du Congrès socialiste de décembre 1899. Péguy en sort écœuré par les décisions prises, qui tendent à faire de la presse socialiste une presse asservie au comité central. Guesde, Blum et les autres n’ont donc en vue que la prise du pouvoir et non la défense de la vérité. Péguy regimbe, Herr le traite d’anarchiste. Péguy perd tout, métier, maison qu’il a fondée et ceux qu’ils croyaient ses amis. Il a femme et enfant et se retrouve seul, sans appui ni argent. Il passe outre à l’infortune et fonde une publication nouvelle, sa revue à lui. Le premier numéro des Cahiers de la quinzaine sort le 5 janvier 1900. Il ne s’agit plus comme jadis de servir le socialisme, mais de « dire la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste : voilà ce que nous nous sommes proposé... Aux bons bourgeois et aussi aux camarades qui voulaient se réfugier commodément dans le silence, n’avons-nous pas coupé bien souvent la retraite, en disant brutalement : qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait complice des menteurs et des faussaires ».
D’une droiture qui ne sait pas ce qu’est le compromis, en 1902, il demande à Bernard Lazare une défense des congrégations persécutées par Combes et Jaurès et il l’obtient. Peu après, cependant, il s’entend reprocher par ce même Bernard Lazare son revirement, lui rappelant qui le soutient financièrement. Péguy n’a pas pensé que le parti juif qui le commandite, qui souscrit des abonnements aux Cahiers, entend qu’il suive ses sentiments qui ne sont pas forcément de la justice et de la vérité.
1905 représente un tournant dans la vie de Péguy. C’est l’affaire de Tanger, où Guillaume II revendique ses droits sur le Maroc pour en chasser les Français tout en exigeant le renvoi du ministre des Affaires étrangères français. […] Cela réveille Péguy, il voit la guerre venir. il prend conscience du péril. Devant la menace, saisi par l’angor patriae, il se sent français d’abord. […] Il conduit ses lecteurs socialistes, pacifistes, à l’émotion patriotique dans cet admirable Cahier : Notre patrie.
Au premier déclenchement, à la première intonation, tout homme entendait en lui, retrouvait, écoutait, comme familière et connue, cette résonance profonde, cette voix qui n’était pas une voix du dehors, cette voix de mémoire engloutie et comme amoncelée là on ne savait depuis quand ni pourquoi.
« Cette voix de mémoire engloutie » a réveillé en l’enfant du Faubourg Bourgogne le sentiment patriotique et commence son œuvre de conversion spirituelle. Le christianisme va peu à peu pénétrer son cœur et sa pensée, car la terre, les morts, l’âme de la France est chrétienne, pétrie de catholicisme. […]
À la suite de Notre Patrie, il publie les Suppliants parallèles, une admirable méditation sur la saisie du supplié par le suppliant. Sa foi y trouve sa plate-forme.
Péguy comprend alors que « pour la foi catholique l’enfer éternel de la religion n’a rien à voir et même est l’inverse de l’enfer temporel des exploités, des humbles, des pauvres : qu’il n’est pas fait pour les damnés de la terre mais pour leurs exploiteurs. »
CONVERSION
C’est très certainement en 1906 que Péguy est revenu à Dieu, recevant le don des larmes et de la prière. Il connaît alors une période d’intense épanouissement et de fécondité littéraire, mystique. […]
Cependant, c’est en janvier 1907, qu’il annonce à Maritain son retour à Dieu, et en septembre 1908 à André Lotte, le fidèle des fidèles […]
Comme il l’écrira dans Clio, l’un des Cahiers, « il a retrouvé l’être qu’il est et il a retrouvé d’être l’être qu’il est, un bon Français de l’espèce ordinaire, et vers Dieu un fidèle et un pécheur de la commune espèce. » C’est pourquoi il ne voudra pas que l’on parle de sa conversion, considérant qu’il a toujours été catholique. « Je ne suis pas un converti. Quand on a appris le catéchisme comme moi dans la paroisse Saint-Aignan à Orléans, on n’a pas à se convertir. Pendant un temps mon regard s’était détourné de Dieu ; il s’y est reporté, voilà tout. »
Il ne fait pas d’annonce officielle de cette conversion (qu’il faut bien appeler ainsi). Elle est lente, secrète. L’attitude de Péguy déroute en effet ses amis catholiques, taxant de bizarre son catholicisme, un christianisme sans messe et sans sacrements. Il dit à Maritain : la messe et la communion, c’est « trop fort pour moi ». Mais il prie et avec beaucoup de consolations. Revenu à Dieu, il retrouve la religion populaire et il vit au milieu des saints, bien vivants et présents. […]
La vie familiale n’est pas très gaie. Les Cahiers, toujours en déficit sont un perpétuel boulet à traîner, et les difficultés d’argent troublent le foyer. Les trois enfants, pas baptisés évidemment, puisqu’on est socialiste athée, sont Baudouin, tout entiers, rien de Péguy, confiera-t-il. Il se sent étranger à tous les siens. La belle-mère, bétonnée dans son impiété, vit avec eux. […]
Péguy converti vit avec sa femme du point de vue légal, mais du point de vue religieux, elle n’est pas sa femme. Il peut la renvoyer ou présenter à Rome une requête qui, en ce qui le concerne, (puisque sa femme non baptisée se refuse à toute régularisation) équivaudrait à un mariage religieux. De même, il a le devoir d’assurer le baptême de ses enfants. Comme sa femme ne le veut pas, il pourrait le lui imposer ou les baptiser à son insu. Dans sa loyauté, car il n’aime pas contraindre, Péguy n’accepte aucune de ces solutions. La situation est sans issue, il reste bon époux, bon père, pour lui, dans son âme, son intime, catholique, priant, et ne pouvant s’approcher des sacrements.
Il en tombe malade ; son ménage est bien malade aussi.
Durant ces années 1907-1909, il lutte contre les radicaux-socialistes en Sorbonne et il annonce la fin de notre culture. Cette polémique le pousse, dans une nouvelle série de Cahiers, à s’opposer au monde moderne de l’inculture, de la jalousie et à exalter le monde ancien, à savoir la France chrétienne, et par delà c’est la réussite du monde grec. Il comprend qu’il faut à notre époque une mystique, et tout pécheur qu’il est, il se sent investi d’une mission, celle de refaire la Chrétienté par la prière. […]
En 1909, parait son Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, première manifestation publique de son catholicisme. C’est un demi succès qui n’améliore pas sa situation matérielle.
LE DRAME DE SA VIE
C’est dans cette mésentente conjugale et dans ses embarras matériels inextricables, que Péguy connaît la passion. Un amour paraît qui va manger son cœur pendant 18 mois. […]
En 1910, Péguy remarque la fille d’un de ses amis, Blanche Raphaël. Cette ancienne camarade de Sorbonne rend beaucoup de services à la boutique des Cahiers, et Péguy s’en éprend. Tentation terrible qui atteint son paroxysme au cours de l’été 1910. Cet homme droit, d’un seul bloc, qui exalte la justice, la fidélité, vit une crise d’âme. […] Ce combat l’épuise, il se reproche cette tentation du divorce comme une déloyauté vis à vis de sa femme et de ses enfants. Le Porche du mystère de la deuxième vertu, livre le secret de ce cœur de père déchiré. Il raconte comment le baiser du père de famille est un jeu pour les enfants, un amusement auquel ils ne font guère attention. C’est tellement l’habitude. Ils reçoivent ça comme un morceau de pain. Mais pour le père, Le baiser du père. C’est le pain du jour. S’ils soupçonnaient ce que c’est pour le père.
Les malheureux.
Mais ça ne les regarde pas.
Ils ont bien le temps de le savoir plus tard.
Ils trouvent seulement, quand leurs yeux rencontrent le regard du père.
Qu’il n’a pas l’air de s’amuser assez.
Dans la vie.
Ce baiser paternel, explique notre Père, était le sacrement qui le liait à ses enfants. C’était ça qui l’empêchait de trahir sa femme. Alors, il prie, il travaille. […] Mais pendant 18 mois il ne peut dire son Notre Père. Il l’avouera le 27 septembre 1912 à Lotte : « Que votre volonté soit faite », je ne pouvais pas dire ça. Il ne s’agit pas de dire des prières à la mie de pain, il s’agit de dire vraiment ce qu’on dit. Je ne pouvais dire vraiment : Que votre volonté soit faite ». Alors, « il s’adresse hardiment à celle qui est infiniment pure, parce qu’elle est infiniment douce ». Dieu est juste et fort, la Vierge Marie est tendresse et miséricorde. Il continue à raconter à Lotte : « Alors je priais Marie. Les prières à Marie sont des prières de réserve. Il n’y en a pas une dans toute la liturgie, pas une, tu m’entends, pas une que le plus lamentable pécheur ne puisse dire vraiment. Dans le mécanisme du salut, l’Ave Maria est le dernier recours. Avec lui on ne peut être perdu ». Il affirmera : C’est la Sainte Vierge qui m’a empêché de pécher. Il prend la décision qui lui coûte terriblement, qui lui déchire le cœur, et il sacrifie son bonheur à l’honneur, puisque le vrai nom de ce bonheur, c’était dérèglement et péché. Et il marie la jeune fille, mettant ainsi un obstacle de plus entre sa passion et lui. En septembre 1911, elle aura un enfant, mais lui, il reste meurtri. Il écrit Le Porche, sur la vertu d’espérance, mais c’est une anticipation, quand je l’ai écrit, je ne croyais pas à l’espérance. […]
Un jour de juin 1912 où il n’en peut plus, il va à Chartres pour confier à la sainte Vierge son âme endolorie. C’est son premier pèlerinage à Chartres, celui qu’il fit à pied. Notre-Dame fait le miracle, remporte la victoire. Notre-Dame m’a sauvé du désespoir, affirme-t-il. Reprenons cette lettre intime à Lotte :
Je ne peux pas t’expliquer... J’ai des trésors de grâce, une surabondance de grâces inconcevable. [...] J’ai fait un pèlerinage à Chartres. Je suis Beauceron. Chartres est ma cathédrale. [...] J’ai fait 144 km en trois jours. Ah, mon vieux, les croisades, c’était facile ! [...] On voit le clocher de Chartres à 17 km sur la plaine. De temps en temps il disparaît derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l’ai vu, ça a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup... […] J’ai prié, mon vieux, comme jamais je n’ai prié.
Les prières écrites au retour, en action de grâces et dans l’enthousiasme des faveurs reçues, qui formeront la Tapisserie de Notre-Dame, laissent deviner le drame de « ce vieux cœur qui faisait le rebelle » et de « cette jeune enfant qui faisait trop la belle » et comment vint le salut parce que Notre- Dame de Chartres est le lieu du monde où tout devient facile. [...]
Voici le lieu du monde où la tentation
Se retourne elle-même et se met à l’envers.
Car ce qui tente ici c’est la soumission.
À Chartres, la conversion est facile, le cœur se détourne des choses terrestres parce que la Sainte Vierge est là qui propose son amour, avec tendresse et sollicitude maternelle. La deuxième prière ne demande pas le bonheur : O reine il nous suffit d’avoir gardé l’honneur, et sous son commandement une fidélité plus forte que la mort. La troisième prière, de confidence, dit le drame, le choix de souffrance. C’est toute l’esthétique tragique de l’homme mis « au centre de misère, placé dans l’axe de détresse ». La quatrième prière nous livre un secret bouleversant. Péguy rappelle son épreuve, et il demande à la Sainte Vierge de reporter ses grâces de bonheur et de prospérité sur quatre jeunes têtes. Péguy n’a que trois enfants alors, s’il parle de quatre, c’est parce qu’il n’a pu s’empêcher de penser comme sienne la petite fille de cette jeune femme, Blanche Bernard.
L’amour de la Sainte Vierge l’a détourné de tout autre amour défendu et lui a fait trouver la Sainte Espérance qui est d’accepter ce que Dieu veut pour nous.
Avec cette clé nous comprenons sa Présentation de la Beauce à Notre-Dame, tout y est symbolique. […] Péguy est redevenu un enfant de Marie qui peut de nouveau mélanger son Notre Père avec son Je vous salue Marie.
Après un dernier pèlerinage à Chartres, en juillet 1913, il composera une cinquième prière, de déférence, dans laquelle il transcrit une résolution définitive : Il n’acceptera plus dans son cœur qu’un amour qui veuille le céder à la Vierge Marie. Ces textes nous révèlent qu’à Chartres, Péguy a atteint le plus haut sommet mystique de son existence après une crise qui a ébranlé toute sa vie, et en même temps le plus haut sommet de son art poétique.
Admirons comment cet homme a vaincu cette terrible tentation, cette tourmente. En 1910, il était converti, il allait s’épanouir, donner une œuvre immense, que serait-il devenu, se demande notre Père, s’il avait plaqué femme et enfants – le droit canonique le lui permettait –, mais pour une jeune juive dont le visage et l’intelligence l’avaient fasciné ? Péguy ne serait rien, tandis que là, il nous apprend qu’on ne bâtit de grandes choses que sur le sacrifice.
Après avoir embrassé d’un seul regard ce « secret de Péguy », retrouvons-le à son labeur, puisqu’« il y a plein de travail qui remplace avantageusement le bonheur ».
LES GRANDES ŒUVRES
En effet ces années crucifiantes furent la grande période d’épanouissement de son génie. Drame de sa vie intime, mais aussi solitude intellectuelle. Il s’est fâché avec l’encadrement politicard du socialisme par volonté de rester fidèle au peuple syndicaliste, il se fâche avec ses amis pour des broutilles, Maritain, Sorel, Halévy. Péguy a l’humeur atrabilaire. Il y a du Rousseau en lui : susceptibilité chagrine, continuel souci de se mettre en avant, de parler de soi (sa santé, ses œuvres, ses dettes), souci permanent de l’examen de conscience et de la confession publique, besoin de vider ses querelles dans la rue avec un mauvais goût parfait, constate R. Johannet. En outre, deux manies le tourmentent : celle de ne jamais se déjuger, tout en se contredisant, et celle de faire scission, tout en se plaignant d’avoir été laissé de côté ! Notre Père explique ce côté toujours querelleur, ces contradictions par la chute qu’il fit sur la tête. Ses photos nous laissent voir un regard toujours traqué d’un homme dont la vie est un constant échec.
Notre Jeunesse paraît en juillet 1910. Son ami D. Halévy vient de raconter l’affaire Dreyfus comme une vieille histoire où l’on s’est laissé abuser, puisque, sous le couvert de la révision du Procès, une bande cynique se livre au saccage de la France. [… ] En trois semaines, Péguy rédige un cahier de réponse à Halévy, Notre Jeunesse. […] Il oppose les purs dreyfusistes qui étaient les hommes du salut éternel et leurs adversaires qui étaient les hommes du salut temporel, sans parler des politiciens criminels, pour conclure de façon péremptoire : Tout commence en mystique et tout finit en politique. « L’opposition irréductible que Péguy institue entre mystique et politique est d’abord le cri d’un cœur trompé, la conclusion outrancière de son engagement malheureux dans un mouvement politique où sa mystique, elle-même noble et généreuse, avait servi de couverture à une basse manœuvre de subversion antimilitariste, antifrançaise, anticléricale, et de conquête du Pouvoir à l’opposé de son idéal », écrit notre Père dans la CRC 131. De fait la mystique dreyfusiste des purs a dégénéré en politique de trahison. Mais, continue notre Père, « il n’y a aucune nécessité intrinsèque à cette tromperie, à ce détournement : la politique peut donc encore et toujours être l’un des lieux providentiels d’exercice de la mystique chrétienne pour l’instauration du Royaume de Dieu ». Faute de le comprendre, Péguy ne pouvait s’entendre avec Maurras.
Ce chef d’œuvre de polémique, en particulier contre Jaurès, se termine par l’aveu de la déchéance de Dreyfus. Celui-ci a déçu tout le monde.
Halévy, l’ami de 15 ans, se fâche. Pour se le réconcilier, Péguy écrit : Victor-Marie, Comte Hugo : je vous demande pardon, je ne recommencerai plus, explique-t-il à Halévy, mais je vous ai offensé parce que je suis peuple et que vous êtes bourgeois ! Puis du registre politique il passe au registre littéraire. En son triple parallèle de Hugo, Corneille, et Racine, Péguy se montre un grand critique. […] Ce Cahier s’achève sur l’éloge de son ami Psichari, magnifique officier patriote en Mauritanie.
Attaqué sur sa foi, Péguy riposte violemment dans un autre Cahier, en septembre 1911, M. Laudet. En face du catholique qui fait carrière, incarnation du conservatisme, un « homme qui vendrait son Dieu pour ne pas être ridicule », Péguy affirme avec rigueur sa foi, celle qui est tout entière dans le catéchisme : « Nos fidélités sont des citadelles. Ces croisades qui transportaient des peuples, qui jetaient des continents les uns sur les autres, elles sont transportées vers nous, elles ont reflué chez nous. [...] Le moindre de nous est un soldat. Le moindre de nous est littéralement un croisé. » Son christianisme atteint son sommet avec Le Porche du mystère de la deuxième vertu, qui paraît en octobre 1911. Nous avons vu comment toute sa vie de désespoir y est transcrite en termes obscurs.
Le Mystère des saints innocents lui fait suite, en mars 1912. La crise de désespoir est surmontée, même s’il a encore des journées terribles à passer. Il chante sa réconciliation avec le Pater. Il nous donne à voir, avec les yeux de Dieu le Père, si l’on peut dire, une immense flotte de prières chargée des péchés du monde qui attaque Dieu le Père et le force à faire miséricorde.
Péguy continue à tout mener de front, à produire sans répit alors que les désabonnements se poursuivent, à briguer aussi le grand prix de littérature de l’Académie française, mais Lavisse et Herr s’y opposent. […]
En août, son petit Pierre est atteint de diphtérie. Il va en coup de vent à Chartres, confier à la Sainte Vierge son enfant. « Mon gosse est sauvé », écrira- t-il à Lotte. Touchée de cette guérison, Mme Péguy consent à faire baptiser l’enfant, mais Péguy pris par les affaires d’un ami, ne répond pas immédiatement à la demande de sa femme. Elle se reprend, il a laissé passer l’occasion.
Avec La Tapisserie de Sainte Geneviève, parue en décembre 1912 et dédiée à la très anticléricale Geneviève Favre, il inaugure les vers.
Charles Péguy commence à être célèbre, il est foncièrement et publiquement catholique, nationaliste sans le mot, socialiste qui prêche la France et l’armement, prêt à partir pour la guerre contre les barbares. Il continue à foncer contre Jaurès, l’internationaliste pacifiste, qui fait le travail immonde de l’Allemagne et démoralise les Français. Il rêve de la mobilisation, « résolu à se couvrir de gloire ».
L’Argent et L’Argent suite illustrent la puissance du polémiste. « Louis XVI était bon. Ce n’est pas ce qu’on demande à un gouvernement. Ce que l’on demande à un gouvernement c’est d’être ferme », antiparlementaire, antidémocrate : « Les armes de Satan, c’est la criaillerie, le vote, le mandat et la suffragerie. Ou encore, les citations abondent : Il ne faut pas être pour les petits. Les petits, ce sont les faibles. Il faut les aimer, les petits. Les servir, les petits. Les protéger, les petits. Mais il ne faut pas être pour les petits. Qui donc les protégera, les servira, les aimera, sinon la force ? Il faut être pour la force. Il faut être pour les grands. »
Il trouve le moyen d’unir en la France ses trois passions : le monde antique, le monde chrétien et la liberté révolutionnaire : « La France a deux vocations dans le monde, sa vocation de chrétienté et sa vocation de liberté. La France n’est pas seulement la fille aînée de l’Église, elle est indéniablement une sorte de patronne et de témoin (et souvent de martyre) de la liberté dans le monde. » (Argent suite)
L’Argent suite illustre que notre religion est la religion du Dieu qui s’est fait homme, de l’esprit et de la chair. Péguy veut que le Christ règne à tous les étages de l’être, dans l’esprit et dans la chair. Saisi par le choc de l’Incarnation, il a senti ce qu’il y a de complet dans notre christianisme. Pas de christianisme sans catholicisme ni patriotisme. Ne nous méprenons pas sur le mystique qui se dégrade en politique. « Toute son œuvre affirme et démontre qu’il n’y a pas de vraie mystique qui ne conduise à la politique, qui ne commande une politique, comme à l’inverse il n’y a pas de salut spirituel qui ne soit soutenu et mesuré et induit par un salut temporel. C’est même l’un des aspects les plus saisissants, les plus importants de son message », écrit notre Père dans la CRC 131 (p. 4).
En mai 1913, il publie sa Tapisserie de Notre-Dame, fruit de grâce de ses pèlerinages à Chartres où il retourne en juillet.
Il a 40 ans, il se sent vieux, il pressent la mort. Il sait qu’il avance vers le plus parfait des accomplissements, vers deux gloires réunies en une seule, celle du soldat, celle du croyant, marchant au sacrifice.
Le 28 décembre 1913, paraît Ève. C’est une œuvre catholique, où le Christ rayonne dans sa monarchie cosmique. Péguy en est extrêmement fier, avec raison. 10 mois plus tard, ces vers deviendront le poème même de cette guerre. Il sait qu’il fait partie de cette multitude dont il chante le sacrifice. Mais, jugez de l’effroi des abonnés des Cahiers quand ils reçurent ce monstre de 400 pages représentant 1911quatrains ! D’autant qu’au milieu de grands beaux vers, au milieu des confidences de Péguy, de l’envoi aux soldats morts, ce sont des pages entières de verbalisme métrique et sonore.
C’est un désastre pour les Cahiers, les désabonnements suivent à la plus grande joie des ennemis de Péguy. Ce fiasco les venge de L’argent suite.
Ce sont encore des polémiques, en faveur de Bergson cette fois. Il termine en juin 1914, une méditation sur l’histoire, sur le dépérissement, dans le Cahier intitulé Clio, qui ne paraîtra qu’en 1917. Les idées extrêmement riches abondent. Péguy parle de lui-même comme d’un homme proche de la mort. […] Depuis 1905, il voyait poindre la guerre, à partir de 1912, il va au-devant de cette guerre qu’il désire. […]
PÉGUY, SOLDAT ET CHRÉTIEN
Le samedi 1er août, la mobilisation est affichée. […] Avant de quitter sa femme enceinte et ses enfants, le dimanche 2 août, il lui parle de l’avenir. Sa femme lui demande : « Que ferai-je pour cet enfant ? » Elle pense au baptême. « Vous y penserez », lui répond Péguy d’une façon énigmatique. Puis il ajoute : « Si je ne reviens pas, je vous prie d’aller chaque année en pèlerinage à Chartres. » Il lui transmet la résolution qu’il a prise pour lui-même.
« Il faut que je voie les amis », dit-il à sa femme en la quittant pour aller à Paris. Il se rend chez Mme Favre, où il rencontre Blanche Bernard qui a peur de la guerre. […] L’encourageant, lui expliquant la raison de cette guerre, et en la quittant, il lui dit : si je ne reviens pas, vous irez à Chartres chaque année. Et, il n’est pas revenu.
Il revoit ses amis, il veut se réconcilier avec les uns et avec les autres, « l’essentiel, pour moi, dit-il, c’est de partir le cœur pur. » […]
Tout est simple dans cette nouvelle vie où il entre. Il vit dans une « sorte de grande paix ». Il l’écrit à sa femme, le 7 août, « Je ne croyais pas que je vous aimais à ce point. Vivez dans la paix comme nous. »
Son catholicisme charnel, son amour de la patrie le portent au danger, au dévouement. L’homme des perpétuelles fâcheries devient un chef aimé de ses hommes et prend désormais place au milieu de ce cortège de poilus, soldats et généraux. Durant les 33 jours que va durer sa guerre, il ne cesse d’être admirable. […]
Péguy, ce paysan, ce philosophe est avant tout un soldat. Il commande la 19e Compagnie du 276°d’Infanterie qui part pour le front. Les témoignages sont nombreux sur son énergie, son endurance. Il semble infatigable, paraît insensible à la chaleur, toujours le premier au poste, sans souci du danger.
15 août, il entend la messe de l’Assomption dans la petite église de Loupmont, c’est sa première messe.
Le Général félicite « la 19° Cie du 276° régiment d’infanterie pour sa belle attitude et sa retraite en ordre parfait sous la mitraille, au combat du 30 août ». Malgré les nouvelles mauvaises, Péguy croit encore à la victoire. R. Johannet se demande : « Qu’a donc ce petit homme pour être plus fort que la fatigue, le chaud, la faim, le découragement ? Il a derrière lui 2000 ans de courage, et il y met le sceau du sacrifice et du sang ». […]
Le 5 septembre, près de Villeroy, Péguy mène son bataillon à son premier combat, un des premiers combats de la victoire de la Marne. Il s’écrie « En avant ! » Son capitaine est tué, il continue l’assaut. Toujours debout, il crie : « Tirez ! » Il tombe, frappé en plein front, au milieu de ce peuple soldat qu’il a si bien chanté, « Peuple soldat, dit Dieu, rien ne vaut le Français dans la bataille. »
Péguy lui-même avait composé leur propre oraison funèbre dans Ève.
Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Concluons en gardant le meilleur de Péguy, et que fixe notre Père :
« Voilà Péguy, l’homme plein de contradictions, qui a passé par l’athéisme révolutionnaire le plus absolu et qui a fini par le patriotisme et le catholicisme les plus purs ». Notre Père ajoute : « Son attachement à la France était profond. Or, l’âme de la France, la richesse de la France, c’est d’abord la dévotion à la Vierge Marie dont toutes ces cathédrales sont la preuve. La France est le royaume de Marie. »
Notre-Dame a bien gardé ceux que Péguy lui a confiés, famille et patrie. Mme Péguy se fera baptiser avec ses enfants, sauf Marcel, l’aîné. La terrible guerre sera l’épreuve régénératrice de ceux qu’on appela la « génération sacrifiée ».
Sœur Bénédicte de la Sainte Face
Extrait de la conférence Le secret de Charles Péguy,
PC 63, 13e conférence