Ernest Psichari
NÉ le 27 septembre 1883, Ernest Psichari est un autre Charles de Foucauld, son aîné de vingt-cinq ans. La première étape de sa conversion, comme celle de Foucauld, est marquée par un retour à l’esprit militaire. À la face d’hommes qui venaient de traîner dans la boue l’Armée française et contre l’antimilitarisme d’un Jean Jaurès, ami de sa famille, il sut découvrir et osa célébrer la « mystique du métier militaire ». Tel est l’objet de l’Appel des armes, publié en 1913, dédié « à celui dont l’esprit m’accompagnait dans les solitudes de l’Afrique, à cet autre solitaire en qui vit aujourd’hui l’âme de la France et dont l’œuvre a courbé d’amour notre jeunesse, à notre maître, Charles Péguy, ce livre de notre grandeur et de notre misère. »
Ce roman autobiographique est l’histoire d’un officier guérissant un jeune homme des pires intoxications anarchistes et pacifistes par la seule suggestion de sa personnalité. Au grand dam de son père, instituteur laïque et socialiste enflammé, le jeune garçon s’engage dans l’armée, interrompant ses études, attiré puis convaincu par les belles idées d’ordre, d’obéissance et de sacrifice qui sont nécessaires à la société. L’allégorie est transparente.
Tel fut en effet le parcours d’Ernest Psichari, petit-fils d’Ernest Renan. Après une licence de philosophie, peu brillante pour cause de grave crise morale et intellectuelle, ce fils de famille, de la haute bourgeoisie intellectuelle parisienne, s’éprend de la carrière des armes et entre dans l’armée comme on entre en religion. En décembre 1903, il est au 51e régiment d’infanterie à Beauvais. Il est rapidement nommé sergent. En décembre 1905, il rend ses galons et s’engage au 1er régiment d’artillerie coloniale en garnison à Lorient. Il veut l’Afrique. Il accompagne la mission Lenfant au Congo (12 février 1907 - 17 janvier 1908). Devenu officier à l’école d’artillerie de Versailles, il part en 1909 pour la Mauritanie. Il y passe trois années fécondes en faits d’armes et en méditations religieuses. Le 16 janvier 1912, à la tête d’un détachement de vingt méharistes, il prend en chasse des dissidents et fait soixante-quatorze prisonniers. Cette action d’éclat lui vaut une citation. Il en revient converti au catholicisme le plus pur. Par-delà l’apostasie de son grand-père Ernest Renan, il renouait avec ses aïeux bretons. Comme tant d’autres de sa génération, il avait « pris le parti de ses pères contre son père ». (…)
LA REVANCHE DE L’ÂME
De Mauritanie, Psichari rapporta le récit de son voyage, qui est en même temps le journal de son itinéraire spirituel. Mais il répugnait à se raconter. Encouragé par le Père Clérissac, il se décide à rédiger le Voyage du Centurion, véritable récit autobiographique, Maxence – prénom suggéré par le Père Clérissac – est le pseudonyme transparent d’Ernest Psichari. (…)
Psichari cache sous le voile pudique d’un roman l’aventure authentique de son âme, racontée sous la forme d’un voyage en partie double : celui qui le mène des rives du fleuve Sénégal jusque dans le désert d’Adrar, au Sahara, à la tête d’un peloton méhariste, avec mission de consolider et étendre la colonisation française, pacifier les populations indigènes et désarmer les rebelles. Mais cette nomadisation dans le désert n’est que la figure de l’itinéraire de son âme réclamant le cadre du désert, pour y implorer la grâce de la conversion, comme le centurion de l’Évangile, ce Romain, ce païen dont Notre-Seigneur admira la foi : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Mais dites seulement une parole et mon fils sera guéri. »
Au point de départ du roman, ce jeune officier parti pour servir la France en Afrique a la haine de sa patrie. Pourquoi ? « Maxence » a reçu une éducation et acquis une culture des plus soignées, mais sans âme ni religion. Aussi, à l’heure des tentations de la jeunesse, se trouve-t-il sans convictions fortes. Cependant, sa vie de désordre l’a dégoûté parce qu’il était droit. Mais il n’y a point pour lui de remède, puisqu’il a été élevé loin de l’Église. Ernest Psichari tire ainsi la leçon de l’impasse où se trouvait engagée la génération des scientistes, disciples d’Ernest Renan, son grand-père. (…) Faute de lumières, il fuit avec bonheur, en partant pour la Mauritanie, une certaine France de mensonge, de luxure et de mal, la seule qu’il connaisse.
LA MÉDIATION DE L’AFRIQUE
Il attend du désert d’utiles conseils. (…) La vie de chef de peloton méhariste est en effet une vie d’austérité et de travail par laquelle il rompait enfin avec les habitudes de paresse, et se montrait capable de supporter la faim, la soif, l’ardeur torride du soleil et l’épreuve redoutable du silence et de la solitude dans le désert.
Alors commence pour lui une nouvelle vie. Il se plie à la règle de l’Afrique, meurt au monde qui l’a déçu. Les épreuves de la chaleur et des vents de sable réduisent l’être à rien. Il faut tenir, passer.
Il s’est donc montré un vrai chef, assez fort « pour se laisser forger sur cette terrible enclume ! » La France est bien morte en lui ; du moins le croit-il... Même le courrier qu’il en reçoit le laisse indifférent, sauf cette carte postale de la Vierge de La Salette, en pleurs, envoyée par son “ frère converti ”. Il s’agit, nous l’avons dit, de Jacques Maritain, petit-fils de Jules Favre, élevé lui aussi dans l’irréligion la plus intransigeante, mais converti depuis 1906. Les mots de son ami l’ont étonné : « Il me semble qu’elle pleure sur toi cette Vierge si belle, et qu’elle te veut. Ne l’écouteras-tu point ? » À ses yeux, la question ne se pose même pas. Il est seul et, pour l’heure, tout tendu vers l’action militaire qui le détourne des sophismes de la France... du moins de la France républicaine et maçonnique ; mais il ne fait pas cette distinction, pas encore.
De retour de cette première expédition en 1907, il a le projet d'écrire un roman qui serait tout à la gloire des soldats qui sont en train de conquérir un empire à la France. En 1910, il est nommé officier et reçoit une nouvelle affectation pour le sud du Sahara. Le voilà donc parti pour une nouvelle expédition en compagnie de musulmans. L’un d’entre eux, qui est à son service et parle volontiers, lui pose des questions sur la religion des chrétiens qu’il méprise profondément. Piqué au vif, Psichari se met alors à défendre Jésus ! Il a beau être le petit fils de Renan, il est fier d'être Français et doit bien admettre que c'est la religion catholique qui a fait la grandeur de la France.
Pendant la traversée du désert, vers le nord-ouest, il éprouve à la fois le choc métaphysique de l’existence et le sentiment de son néant au sein de cette puissante beauté silencieuse. Il éprouve le sentiment très fort de la présence de Dieu et pour la première fois de sa vie, adore son créateur.
Un autre événement survient, il apprend que des indigènes veulent attaquer des villages fidèles à la France. Il décide alors de les poursuivre et de les repousser. La nuit qui précède l'affrontement qui sera meurtrier, il se sent tout près de Dieu et prie. Le combat a lieu, il le remporte avec bravoure et en retire un prestige auprès des musulmans qui étaient avec lui.
Il s’achemine vers la conversion au catholicisme et comprend qu’il doit encore attendre et se soumettre à un temps de préparation et de purification qui le fait languir en une véritable agonie. Il n’en peut plus de désir et n’en devient que plus humblement suppliant : «Ô mon Dieu, puisque Vous m’avez mené jusqu’ici pour me faire entrevoir votre visage, ne m’abandonnez plus. Manifestez-vous enfin, puisque Vous seul pouvez le faire et que je ne suis rien. Comme Vous avez montré à Thomas Vos plaies sanglantes, envoyez-moi, mon Dieu, le signe de votre Présence... »
Au terme de l’expédition, ils atteignent Port-Étienne, sur la côte atlantique. Psichari conduisit ses hommes devant un poste émetteur : « Voyez, dit-il aux Maures, quelle est la folie des Maures qui veulent résister aux Français. Est-il, à travers le monde, une puissance comparable à la nôtre ?... »
La réponse fuse : « Oui, vous autres Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du Ciel... » Le petit fils de Renan, qui a grandi dans l’incroyance, a l’audace de répondre : « Ce n’est pas vrai, le triste islam n'a pas ce patrimoine du Ciel, il appartient à ceux pour qui le Fils a donné sa vie afin de les y introduire ».
« RACHETER LA FRANCE PAR LE SANG »
Rentré à Paris le 3 décembre 1912, Psichari apprit que le baptême de rite grec reçu des mains d’un prêtre orthodoxe, le 25 novembre 1883, deux mois après sa naissance, était valide, et qu’il avait imprimé à jamais sur son âme d’enfant « le Signe Rédempteur », « la marque authentique de la préférence ».
Le 4 février 1913, le Père Clérissac entendit sa confession après qu’il eut prononcé simplement la profession de foi de saint Pie X. Le 8 février, il reçut la confirmation, et prit le nom de Paul, en réparation des outrages dont Ernest Renan, son grand-père, avait couvert l’Apôtre dans son livre Saint Paul. (…)
Le lendemain, Ernest fit sa première communion. Il lui en coûta d’annoncer la nouvelle à sa mère, la fille d’Ernest Renan et de la protestante Cornélie Scheffer :
« Maman, il faut que je te dise ; je suis devenu catholique, et j’ai fait ma première communion. Peut-être que cela va te contrarier.
–Au contraire. Tu as eu raison, puisque tu croyais devoir le faire. »
Et elle s’en fut chercher, dans sa boîte à bijoux, la petite croix d’or du baptême de son premier-né. Ernest la reçut à genoux en baisant les mains de sa mère, qu’il ne cessera d’entourer des plus délicates et tendres affections, d’autant plus que son mari, Jean Psichari, vient de l’abandonner.
Dès lors, la victime était prête pour le sacrifice. Il ne restait plus qu’à parachever l’holocauste. Un jour de janvier 1913, il avait dit à Jacques Maritain : « Je prie beaucoup, je prie tout le temps. Mais c’est curieux, je ne peux pas prier pour moi, mon salut ne m’intéresse pas. C’est pour l’Armée que je prie. »
Étonnant pressentiment de sa vocation, analogue à la « pensée du martyre » qui habitait un Charles de Foucauld depuis sa conversion. Ernest entrevoit dans une lumière prophétique l’holocauste de la Grande Guerre et lui donne déjà tout son sens : « Si nous croyons à la vertu du sang répandu au Calvaire, comment ne croirions-nous pas, d’une manière analogique, à la vertu du sang répandu pour la patrie ? La vertu de ce sang-là est aussi certaine, dans l’ordre naturel, que la vertu de l’autre, dans l’ordre surnaturel. Oui, nous savons que le sang des hosties offertes à la patrie, nous purifie. Nous savons qu’il purifie la France, que toute vertu vient de lui, que sa vertu est infinie – que toute patrie ne vit que de sa vertu.
« Sine sanguine non fit remissio. Mais il n’est pas besoin du témoignage de la Bible. Nous savons bien, nous autres, que notre mission sur la terre est de racheter la France par le sang. »
Ces lignes sont extraites du récit de son voyage en Mauritanie, paru sous le titre les Voix qui crient dans le désert, journal de son itinéraire spirituel dont le Voyage du Centurion est une transposition. Ses premiers mois de vie chrétienne sont en effet remplis d’une intense activité littéraire. (…)
Dans son Journal intime, il note en date du 30 mai 1913 : « En toute vérité, en toute sincérité, je le dis devant Dieu : mon seul désir sur cette terre est d’avoir la Foi, l’Espérance et la Charité des saints ; mon seul désir est de mourir pour le nom adoré de Notre-Seigneur, s’il veut bien de nous pour ses martyrs. Mon seul désir et ma seule pensée sont le Paradis ! »
Il sera exaucé... le 22 août 1914, en l’octave de l’Assomption de la bienheureuse Vierge Marie.
MOINE - SOLDAT
De juin 1913 au commencement d’août 1914, Ernest Psichari mène une course de géant, accomplissant à la lettre la parole de Notre-Seigneur : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Le 2 juin, il rejoint le 2e régiment d’artillerie coloniale de Cherbourg. Les mois d’août et de septembre furent occupés par de grandes manœuvres dans le sud-ouest. Au retour, il fit une retraite dans un couvent dominicain. Le 19 octobre, il fut admis à une “ vêture ” : le prieur du couvent donna au “ frère Paul ” agenouillé dans le sanctuaire, en présence de la communauté, le scapulaire du tiers ordre des fils de saint Dominique et suspendit à son côté un rosaire. Psichari n’aimait guère Lacordaire qui « lui paraissait trop “moderne” par certains côtés, surtout par son libéralisme ». Mais il projetait d’écrire un livre sur l’esprit de saint Dominique en recourant aux sources du treizième et du quatorzième siècle. (…)
« Tout de suite, en effet, son souci d’orthodoxie avait été très accusé comme l’avaient remarqué les amis qui l’entouraient au moment de sa conversion. Il n’admettait aucun adoucissement de dogme ni de pratique, reprochait fortement à Péguy ses déficiences à cet égard et refusait de comprendre parmi les catholiques M. Maurice Barrès, à qui il expliqua sa pensée dans une lettre très belle à propos de la Colline inspirée. Il n’admettait pas qu’on s’arrêtât sans tirer les conclusions suprêmes et moins encore qu’on parlât des choses saintes en s’en tenant éloigné. Au contraire, revenant à Bossuet, il admirait chez lui la fixité, la fermeté, la netteté du dogme intégral. (…)
Chaque matin, Psichari communiait à la Messe de 7 heures, à la chapelle Saint-Vincent-de-Paul, ou à Notre-Dame du Vœu. Ceux-là mêmes qui ne l’ont vu qu’une fois, et d’autres qui le remarquaient sans le connaître, en ont gardé un souvenir ineffaçable. « Il priait comme un saint, disait le curé de cette paroisse. Comme un saint, avec une ferveur qu’on ne peut imaginer. »
Il faisait chaque jour sa visite au Saint-Sacrement, même en manœuvres, quand son service le lui permettait. À genoux, immobile, les yeux rivés sur le Tabernacle.
Il avait la piété catholique : « Il aimait, il est vrai, les pratiques minutieuses comme les neuvaines, le chapelet, le saint du jour, l’office donné, récité à l’heure marquée, et disait à sa mère qui trouvait là une certaine exagération : “ Mais non, maman. Vois-tu, ce qu’il y a de beau dans le catholicisme, c’est justement que cela vous fixe. Et puis on sait ce qu’on doit faire à telle heure, ou dans tel cas... ” »
Un jour de manœuvres, il avait fait à pied les vingt-quatre kilomètres qui séparent Cherbourg de Valognes. C’était un dimanche et il arrivait vers midi, pour la fin de la grand-messe. Il se rendit donc à l’église et pria le prêtre de lui donner la sainte communion.
« Mais vous êtes à jeun ? demanda celui-ci étonné.
– Oui, Monsieur le Curé, car j’avais l’espoir de communier en arrivant ici.
Cet amour intime de Jésus-Eucharistie s’épanouissait au-dehors en amour des pauvres et des simples. Il donnait tout ce qu’il avait, et au-delà, grâce à sa mère qui remplissait souvent sa bourse toujours vide. (…)
LE SACRIFICE
Des manœuvres étaient organisées à Coëtquidan en juillet et en août 1914. Elles furent interrompues le 30 juillet : le 28, l’Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie, déclenchant la mobilisation en Russie. L’Allemagne déclarait la guerre à la Russie le 31, et à la France le 3 août.
Le 2e régiment d’artillerie coloniale quitte Cherbourg le 6 août, en direction de la Belgique dont l’Allemagne a violé la neutralité. Rattaché au corps d’armée coloniale, il appartient à la IVe armée commandée par le général de Langle de Cary, chargée de couvrir un front de 70 km entre Mézières et Montmédy.
Psichari ne se fait aucune illusion : « Nous ne sommes pas prêts ; mais j’ai confiance dans le Sacré-Cœur. » (…)
Le jour du départ, Psichari déjeuna au presbytère de Notre-Dame du Vœu. Le repas fut très gai, animé par des discussions sur la valeur du 75, que Psichari soutenait avec entrain. En quittant l’abbé Houyvet, son dernier mot fut, d’une voix étouffée par l’émotion :
« Monsieur le Curé, priez bien pour ma pauvre maman... »
Le 20 août, il écrit à cette mère tant aimée :
« Nous allons certainement à de grandes victoires, et je me repens moins que jamais d’avoir désiré la guerre, qui était nécessaire à l’honneur et à la grandeur de la France. Elle est venue à l’heure et de la manière qu’il fallait. Puisse la Providence ne pas nous abandonner dans cette grande et magnifique aventure ! » Il ajoute : « Mon commandement, si modeste qu’il soit, me donne les plus grandes satisfactions ; j’ai autour de moi une bande de gaillards très fiers de marcher à l’ennemi et très décidés à se conduire en braves gens. »
Il faut dire qu’il exerce sur eux un rayonnement étonnant : n’a-t-il pas obtenu de ses canonniers qu’ils cessent de blasphémer ? « Dans sa batterie, ils avaient même formé deux rosaires vivants. Trente hommes donc, s’étaient engagés à réciter une dizaine de chapelet chaque jour. »
Le 21 août, le Corps colonial est cantonné à Montmédy. À 18 heures, il reçoit l’ordre de prendre l’offensive et de se porter sur Neufchâteau en deux colonnes, avec « mission d’attaquer l’ennemi partout où on le rencontrera ». Selon les renseignements, celui-ci est à 35 km ; d’ici-là, aucune mauvaise rencontre à redouter, sinon quelques patrouilles de cavalerie appartenant à des divisions allemandes battues par les nôtres les jours précédents.
Voilà de quoi remonter le moral des troupes car, depuis quarante-huit heures, ce ne sont, la nuit comme le jour, que marches, contremarches, stationnements interminables, départs soudains sans direction précise. Désormais, on sait où l’on va, et la bataille est proche !
Marsouins, cavaliers et artilleurs se dirigent donc vers le nord, vers la forêt de Neufchâteau où les paysans belges affirment que l’ennemi se trouve en force. « Les Belges voient des Allemands partout », disent les nôtres en haussant les épaules, et ils poursuivent leur route.
Le soir du 21, le régiment de Psichari arrive à Gérouville, sous une pluie battante. Hommes et bêtes sont harassés. Après avoir attaché les chevaux près des canons et cassé quelques biscuits dans leur vin, les hommes s’entassent tout mouillés dans les granges.
Le lendemain 22 août, à 4 heures du matin, l’ordre est lu aux unités : « Aujourd’hui marche de 33 km. Arrivée à Neufchâteau à 11 heures. Cantonnement. Aucune rencontre à prévoir. » Et en route !
Pendant ce temps, l’armée allemande les attend dans les bois dont elle occupe les crêtes. De là, elle peut compter les bataillons et les escadrons qui défilent à découvert. Vers 6 h 30, la fusillade éclate. C’est l’embuscade. « Ce n’est qu’un rideau qu’on a devant soi, assure le général Raffenel, commandant la division ; ce rideau, il faut le percer. »
L’ennemi est invisible, dissimulé dans des carrières abandonnées, derrière et sur les arbres où les uniformes gris se fondent dans le feuillage. C’est une terrible mêlée où des compagnies entières des nôtres sont fauchées. Vers 15 heures, le 1er régiment d’infanterie coloniale, refoulé de la forêt malgré sept assauts répétés et le renfort du 2e, se repliait. Psichari qui avait manœuvré ses pièces, avec le capitaine Cherrier, pour tenter d’empêcher l’ennemi de déboucher de la forêt, se trouva encerclé dans le village de Saint-Vincent-Rossignol. Il déplaça une dernière fois ses canons, les amenant bien avant, en pleine ruée ennemie, tirant sans relâche sur l’infanterie allemande à bout portant : « Mettez le débouché à zéro ! » hurle-t-il ! À peine sorti, l’obus éclate. L’adjudant Galgani, qui en réchappa, raconte :
« À 5 heures, les Allemands arrivent dans le village... Le lieutenant de Saint-Germain accourt dire au lieutenant Psichari qu’il doit, d’ordre du colonel, abandonner sa pièce. Mon lieutenant lui répond en se tournant vers moi : “ Pourquoi retourner mourir là-bas ? Restons ici... ” Mais comme le lieutenant de Saint-Germain insiste : “ Tant pis, me dit-il alors, venez, suivez-moi... ” Nous nous réfugions dans un petit jardin, et nous n’y étions pas depuis une minute qu’il me demandait : “ Avez-vous déclaveté la pièce ? ”
– Non, lui répondis-je.
« Nous y retournâmes ensemble et je mis la clavette dans ma poche... Nous venions de nous engager sur la route entièrement à découvert, lorsque mon lieutenant fit un geste du bras, comme pour me dire de passer vite, que l’endroit était dangereux... Je l’entendis crier : “ Gal... ” Il n’acheva pas ; il fit un tour sur lui-même et tomba les bras en croix... Le lieutenant Psichari avait reçu une balle dans la tempe... »
Les survivants furent faits prisonniers et employés à ensevelir les morts. Une religieuse les assistait. Elle découvrit, enroulé au bras d’Ernest, son chapelet à grains noirs. Le corps du héros saharien mort au champ d’honneur fut identifié, le 9 avril 1919, à son scapulaire de tertiaire de saint Dominique et à la petite croix en or de son baptême.
Extraits de Résurrection tome 2, n° 19, juillet 2002, p. 1-14