De l’islamophobie à l’islamologie

Dans le captivant récit de l’aventure de sa conversion, Joseph Fadelle raconte comment Massoud, son frère d’armes en Irak, sous le régime de Saddam Hussein, qui était chrétien, lui demanda s’il avait lu le Coran, lui, Mohammed, un Moussaoui, descendant du Prophète. Il bondit :

Bien sûr, tu me prends pour un mécréant, un mauvais musulman ?

– Mais est-ce que tu l’as vraiment lu ? insiste doucement Massoud.

– Je te dis que je l’ai lu, et je le lis même en entier tous les ans, pendant le Ramadan ! Il y a trente parties dans le Coran, et le Ramadan dure trente jours...

Et tu as compris le sens de chaque mot, de chaque verset ? ”

« La question qui pénètre en moi comme un dard acéré me déstabilise. Rouge de confusion, je ne trouve rien à répliquer, touché en un point sensible. Car les imams m’ont toujours enseigné que c’est la lecture du Coran de bout en bout qui sera récompensée au jour du jugement, beaucoup plus que la compréhension du texte. (...) Ce raisonnement de clercs avait satisfait ma curiosité, et plus insidieusement, légitimé ma pratique très superficielle de l’islam. Je n’ai donc pas vraiment cherché plus loin ce qui aurait pu déranger mon petit confort religieux.

« Face à mon mutisme, Massoud pousse son avantage et me propose un marché :

– Si tu veux que je t’apporte l’Évangile, c’est d’accord, mais je mets quand même une petite condition : tu vas d’abord relire le Coran en essayant vraiment d’en déchiffrer le sens avec ton intelligence, et sois honnête avec toi-même, ne triche pas...

« Je ne m’attendais certes pas à une telle proposition quand j’ai abordé le sujet de la religion avec Massoud. Me voilà poussé dans mes retranchements, avec obligation, si je veux poursuivre mon ambition de le convertir [à l’islam], de réexaminer à nouveaux frais et sans concession ma propre croyance ! Qu’à cela ne tienne, je suis prêt à relever le défi, piqué au vif dans mon orgueil, et certain que je saurai prouver à mon interlocuteur la grandeur du Coran, Inch’allah ! » (Le prix à payer, éd. de l’Œuvre, 2010, p. 24-25)

Il nous faut, à notre tour, lire le Coran « en essayant vraiment d’en déchiffrer le sens », et chercher à l’expliquer par les lois de la méthode historique et critique, depuis longtemps en usage dans l’étude de la Bible. (...)

I. AUX SOURCES DU CORAN,
L’UNIQUE RÉVÉLATION BIBLIQUE

La première lettre qui ouvre le Coran est un b, seconde lettre de l’alphabet, comme dans la Bible. Cette coïncidence ne doit pas être fortuite, si l’on songe aux développements de la tradition rabbinique sur ce thème. Parce que le livre de la Genèse commence par beré'šît, « au commencement », les maîtres de cette tradition enseignent que « le monde a été créé par le beth », parce que cette lettre est l’initiale du mot bârakh qui exprime la « bénédiction » (Gn R 1, 10). Notre hypothèse est que ce b est l’abréviation de bârûkh hébreu. Placée là, cette initiale d’une bénédiction du Nom de Dieu, est une affirmation monothéiste, à l’encontre de notre signe de Croix : « Au nom (unique aussi, maisd u Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Cependant, elle renvoie à une formule de louange et d’action de grâces qui abonde dans l’Ancien Testament (Gn 24, 27 ; Jg 5, 2-9 ; Ne 9, 5 ; Dn 2, 20).

bârûkh Yahweh 'élohîm [...] bârûkh šem kebôdô le‘ôlam,

« Béni soit Yahweh Dieu [...], béni soit le nom de sa gloire à jamais. » (Ps 72, 18-19)

Telle se présente aussi la basmala arabe bismi llâhi, en donnant à 'ism, transcription de l’hébreu, šem, « nom », fonction de sujet. Par le vocabulaire et par la structure, c’est une bénédiction :

« Béni soit le Nom du Dieu, le Miséricordieux qui fait miséricorde. »

bismi llâhi rrahmâni rrahhîmi.

Le même vocabulaire et la même structure se retrouvent également lorsque bismi se traduit par « au nom de » dans l’invocation trinitaire chrétienne, attestée par les manuscrits éthiopiens, mais après l’incipit « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », le scribe chrétien continue par l’énoncé de l’action qui gouverne cet incipit comme un complément circonstanciel : « Je fais ceci ou cela ». Ce qui n’est pas le cas ici.

Notre hypothèse reçoit en outre un appui épigraphique des nombreuses dédicaces en langue palmyrénienne à « Celui dont le Nom est béni pour l’éternité » souvent qualifié de « bon et miséricordieux », comme ici.

Cette bénédiction se retrouve en tête de toutes les “ sourates ”, mot dérivé de l’hébreu šîrâh, « cantique », que le Deutéronome met dans la bouche de Moïse : « Écrivez maintenant pour votre usage, dit-il aux enfants d’Israël, le cantique que voici, haššîrâh hazzôt. » (Dt 31, 19).

La sourate 1 est une prière au Dieu dont le nom, 'ilâh est la transcription de l’araméen 'èlâh précédé de l’article défini 'al : 'al- 'îlâh, devenu par contraction 'allâh : « le Dieu ». En hébreu 'èlôha, au pluriel 'èlohîm, nom biblique banni par la tradition rabbinique pendant les quatre premiers siècles de notre ère, comme trop... trinitaire ! Mais nous le trouvons dans le Coran (III, 26 ; V, 114).

Lorsqu’on commence à lire la sourate n° 2, on tombe sur un sigle mystérieux de trois lettres : alm dont personne n’a jamais percé la signification. Mais celui qui est familier de la littérature rabbinique reconnaît aussitôt l’abréviation d’une expression du psaume 68, verset 21 :

« Notre Dieu est un Dieu de délivrances », 'el lemôssâ‘ôt, « un Dieu pour les saluts ».

A : initiale du Nom de Dieu, « Allah » ;

L : préposition « pour » ;

M : initiale de môsâ‘ôt, “ saluts, délivrances ”, au pluriel pour souligner la richesse de l’unique plan salvifique de Dieu à travers l’histoire, dont le Coran se veut précisément l’ultime manifestation.

La sourate 2 commence comme le psaume 1, dit des “ deux voies ”, en annonçant le contenu de ce « livre », kitâb, mot qui évoque la troisième partie de l’Ancien Testament : les ketûbîm, après la Loi et les Prophètes.

C’est « une Voie », hudan, mot qui est un emprunt direct au dogme et au langage du Nouveau Testament : « Je suis la Voie (hodos en grec) ,la Vérité, la Vie », dit Jésus (Jn 14, 5).

Ainsi, tout s’éclaire à la lumière de la Bible que l’auteur imite, pour la forme de ce solennel exorde – « Tout cela n’est autre que le livre de l’alliance du Dieu Très-Haut » (Si 24, 23) – comme pour le fond sapiential évoquant le chemin, la voie où marchent en paix avec Dieu, les bons, les hommes droits, prédestinés :

« L’Écrit que voici contient une Voie sans querelle, (lâ rayba), pour les prédestinés... Ceux qui croient... »

Est-ce à dire que cet Écrit est inspiré, comme les Écritures saintes auxquelles il se réfère ainsi ? L’auteur le laisse entendre en prenant soudain un ton oraculaire, c’est-à-dire en faisant parler “ le Dieu ” lui-même. Et voilà qu’il cherche “ querelle ” à « ceux qui ont apostasié » !

Qui sont ces “ apostats ” ?

Avant de le dire, la suite brosse un résumé de l’histoire sainte, depuis la création d’Adam, « vice-roi » (halîfatan) sur la terre (v. 30), jusqu’à « Jésus, Fils de Marie » (‘îsâ bna maryam ; v. 87), en passant par l’alliance avec « les enfants d’Israël » (v. 40), c’est-à-dire les « fils » de Jacob (v. 133).

Le nom d’Adam nous renvoie à l’Ancien Testament, celui de Jésus au Nouveau. Adam, « vice-roi » de la Création, se trouve confronté à Satan qui refuse de lui rendre hommage et devient ainsi son adversaire. Le parallélisme avec le récit biblique est évident, mais aboutit à une négation du péché originel. Tout le ressort de l’histoire sainte, la promesse et l’attente d’un Sauveur, en est brisé.

Cependant, l’évocation des « enfants d’Israël », banî 'isrâ 'îl, à qui s’adresse cet exorde, rappelle le début de l’Évangile : « Parlerez-vous aux gens de pureté alors que vous vous négligez vous-mêmes ? Vous qui récitez l’Écriture, n’êtes-vous pas tortueux ? » ta‘qilûn (v. 44) verbe transposé de l’hébreu ‘âqal, comme Léviathan, le serpent tortueux, ‘âqallâtôn (Is 27, 1). Ne croirait-on pas entendre Jean-Baptiste (Mt 3, 7), et Jésus (Mt 23, 33) : « Serpents », « Engeance de vipères » ?

L’auteur leur rappelle leur histoire en suivant les livres de l’Exode et des Nombres, à la manière de saint Étienne dans les Actes des Apôtres, chapitre septième.

Après les avoir délivrés de la main homicide des Égyptiens, Dieu rencontre Moïse « pendant quarante nuits », 'arba‘îna laylatan, comme dans le livre de l’Exode : « Moïse pénétra dans la nuée. Il gravit la montagne, sur laquelle il demeura quarante jours et quarante nuits, 'arbâîm lâylah » (Ex 24, 18). L’auteur du Coran ne retient que les nuits afin de résumer tout l’épisode en une saisissante antithèse : pendant que Moïse séjourne dans la nuée obscure pour y “ rencontrer ” Dieu, les enfants d’Israël, eux, sont dans les ténèbres de l’idolâtrie : « Alors vous célébriez le veau en son absence et vous étiez, vous aussi, dans les ténèbres. » (v. 51).

Moïse reçoit alors « l’Écriture » 'al-kitâb (v. 53), c’est-à-dire « les deux tables du Témoignage, tables de pierre écrites, ketubîm, du doigt de Dieu » (Ex 31, 18), comme une “ rédemption ”, un “ rachat ”, et nourrit son peuple de la manne et des cailles (v. 57) ; il lui donne à boire de l’eau du rocher (v. 60), avec son bâton. Le peuple, insatisfait, réclame d’autres nourritures et « entre dans la colère du Dieu pour avoir renié ses signes et tué les prophètes sans cause, pour s’être endurcis. Et ils ont passé » (v. 61).

Et maintenant, que reste-t-il ? Quatre catégories religieuses :

• « Ceux qui sont fidèles », c’est-à-dire qui persévèrent dans la religion traditionnelle des enfants d’Israël,

• « ceux qui embrassent le judaïsme », les prosélytes,

• « et les nazoréens et les sabéens ». Nazôréens, nasârayâ. Le terme transcrit très exactement le grec nazôraios, nazoréen (Mt 2, 23). Tandis que le singulier nasrânî (III, 67) transcrit nazarénos « nazarénien » (Mc 1, 24). Ainsi, l’auteur a voulu transposer en arabe les deux termes évangéliques si disparates. L’un et l’autre sont construits sur le nom de la ville de Nazareth, même si l’étymologie de nazôraios, selon saint Matthieu, pose un problème philologique non résolu.

Appliqué à Jésus dont il caractérise l’origine méprisée (Jn 1, 46), le terme nazôraios, s’est maintenu chez les juifs pour désigner les disciples de Jésus comme une “ secte ”, airesis, une observance particulière à l’intérieur du judaïsme (Ac 24, 5), à l’encontre du nom de « chrétiens » (Ac 11, 26), qui porte reconnaissance, par les « païens » d’Antioche, de la messianité de Jésus, le « Christ ».

Les « nazoréens » sont donc encore des juifs, mais convertis au christianisme.

Enfin, les « sabéens » sont les arabes, du nord et du sud, de la Syrie et du Yémen, autrement dit : les païens... du royaume de Saba.

Et les musulmans ? Nous y arrivons.

Verset 67 : « En ce temps-là, Moïse dit à son peuple que Dieu lui ordonnait d’immoler une vache », baqaratan. Ce mot a donné son titre traditionnel à la sourate. « Une vache transpercée et pendue », en réparation du culte idolâtrique rendu au veau, en sacrifice expiatoire pour « ceux qui regardent », allusion au serpent d’airain que Moïse façonna sur l’ordre de Dieu et plaça sur un étendard, « et si un homme était mordu par quelque serpent, il regardait le serpent d’airain et restait en vie » (Nb 21, 9). Transparente allusion au mystère chrétien de la rédemption accomplie par Jésus-Christ crucifié, « pendu » à la Croix (Ga 3, 13).

L’auteur relit donc l’histoire du peuple hébreu dans le désert, mais à la lumière de l’Évangile où Jésus s’est donné lui-même pour la victime immolée en rémission des péchés, et « élevé comme le serpent au désert » pour le salut de ceux qui le « regardent », avec le regard de la foi. Mais il substitue une « vache immolée » à celui que saint Jean a vu comme « l’Agneau égorgé » (Ap 5, 6 et 12).

Cette vache doit être « rendue parfaite », mussallamat (v. 71), autrement dit : musulmane.

C’est la première mention, dans le Coran, de ce mot appelé à une telle fortune. Il détonne ici, mais qu’est-ce à dire ? Dérivé de l’araméen šelîm : « entier, intègre ». Mot clef du Targum pour désigner la qualité requise de la victime en toute espèce de sacrifice : la vache rousse sera šelîmtâ' (Tg Nb 19, 2), et l’agneau de la Pâque, šelîm (Tg Ex 12, 5), comme toutes les victimes énumérées dans le Lévitique.

Mais ce mot exprime aussi les exigences de l’alliance avec Abraham : « Rends un culte en ma présence et sois parfait, šelîm » (Tg Gn 17, 1). Quant à Jacob, c’est son nom : šelîmâ', « le Parfait » (Tg J Lv 22, 27).

Ce mot ne connote donc pas seulement l’intégrité physique de la bête, mais aussi la perfection morale, spirituelle de celui qui l’offre, et dont cette intégrité même est le signe. Car celui qui ne fait pas son offrande d’un cœur parfait, ne choisit pas non plus la plus belle bête de son troupeau pour le sacrifice. Cette nuance se trouve renforcée ici par le passif : « rendue parfaite », mussallamat.

Ainsi l’auteur du Coran prend-il le contre-pied de l’Épître aux Hébreux, selon laquelle les sacrifices de la Loi mosaïque étaient impuissants à « rendre parfait l’adorateur en sa conscience » (avec le verbe téléin correspondant à l’araméen selîm), n’étant que « des règles pour la chair » (He 9, 9-10). Il prétend au contraire y ramener les « enfants d’Israël » au nom même de Moïse, à qui « Nous avons jadis donné l’Écriture », dit Dieu, et au nom de « Jésus, Fils de Marie » à qui ont été données « l’intelligence » et la force de l’Esprit-Saint (v. 87).

Il s’adresse à des juifs convertis au christianisme puisqu’ils lui répondent : « Notre cœur était voilé » (v. 88). Citant saint Paul : « Oui, jusqu’à ce jour, lors de la lecture de Moïse, un voile est posé sur leur cœur. » (2 Co 3, 15)

L’auteur leur répond en les traitant de renégats, « hommes de peu de foi ! » L’exclamation transcrit littéralement celle de Jésus dans l’Évangile, mais retournée contre les juifs convertis au christianisme.

Alors, que prêche-t-il ? Un retour au judaïsme ? Non pas ! Ce n’est pas le juif, ni le nazoréen mais « celui qui se rend lui-même parfait » (’aslama) : « C’est lui qui aura sa récompense auprès de son Maître. » (v. 112)

C’est l’islam qui est la religion parfaite. L’auteur renvoie dos à dos l’idolâtrie de ceux qui ont rendu un culte à un veau, et l’idolâtrie de ceux qui ont dit : « Dieu a célébré un enfant » (v. 116), l’expression évoquant les théophanies du Nouveau Testament où Dieu dit :

« Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toutes mes complaisances. » (Mt 3, 17 ; 17, 5)

Alors, quoi ? Qui est dans la bonne “ voie ” ?

« Ceux à qui nous avons donné l’Écriture, qui la récitent exactement, voilà ceux qui lui sont fidèles. » (v. 121).

Voici donc l’exacte “ proclamation ”, qur'an, qu’il faudrait traduire : kérygme.

II. KÉRYGME DE LA RELIGION PARFAITE
D’ABRAHAM ET ISMAËL

Comme dans la Bible (Gn 12), tout commence, ou recommence, après le récit de la chute d’Adam et de l’apostasie des enfants d’Israël, au verset 124, par la vocation d’Abraham, laquelle le « consacre multitude de peuples », ’îmâman, mot composé de ’ummâh, « peuple », et hâmôn « multitude », employé deux fois en Genèse 17, 4-5, source de toute cette péricope :

« Moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras père d’une multitude de nations. Et l’on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une multitude de nations. »

« Et quelle sera ma descendance ? » demande ici Abraham, exprimant la même inquiétude que dans la Bible : « Mon Seigneur Yahweh, que me donnerais-tu ? Je m’en vais sans enfant... » (Gn 15, 2)

Dans le livre de la Genèse, « la descendance », c’est Isaac.

Dans le Coran, c’est Ismaël, fils d’Agar, la servante égyptienne de Sara, la femme légitime qui était stérile.

Dans le livre de la Genèse, Abraham croit en effet que la promesse concerne Ismaël : « Abraham dit à Dieu : “ Oh ! qu’Ismaël vive devant ta face ! ” » (Gn 17, 18) Et Dieu lui répond : « Non, mais ta femme Sara te donnera un fils, tu l’appelleras Isaac, j’établirai mon alliance avec lui, comme une alliance perpétuelle, pour être son Dieu et celui de sa race après lui. » Sa race après lui, c’est Jacob, surnommé Israël, et ses douze fils, pères des douze tribus. Mais les « enfants d’Israël » se sont montrés infidèles, comme l’a rappelé le début de la sourate.

Est-ce à dire que l’alliance de Dieu a pris fin du fait de cette infidélité ? Non : « Mon alliance ne prend pas fin du fait de ceux qui sont dans les ténèbres » (v. 124), juifs et nazôréens confondus dans la même réprobation.

Dieu renouvelle ici solennellement cette alliance en faveur d’ « Abraham et d’Ismaël », et il convoque les hommes à « la Maison », ’al-bayta, transposition de l’hébreu bayit, pour qu’ils « célèbrent le “ Lieu d’Abraham ” par des prières » (v. 125).

De quel “ Lieu ” s’agit-il ? Le mot arabe maqâm est la transposition de l’hébreu maqôm, « Lieu » saint de Sichem, au Chêne de Moré, où « Yahweh apparut à Abraham et dit : “ C’est à ta postérité que je donnerai ce pays. ” », c’est-à-dire la Terre sainte. « Et là, Abraham bâtit un autel à Yahweh qui lui était apparu. » (Gn 12, 6-7)

Le mot bayt, « Maison », se trouve associé à celui de maqôm dans l’exclamation de Jacob s’éveillant d’un songe où Yahweh se manifesta au patriarche : « Que ce lieu, maqôm, est redoutable ! Ce n’est rien de moins que la maison, beît, de Dieu et c’est la porte du ciel ! » (Gn 28, 17) « À ce lieu, il donna le nom de Béthel, mais auparavant la ville s’appelait Luz. » (Gn 28, 19)

Selon la légende musulmane, il s’agit aussi d’une “ ville ”, ici, d’un “ bled ”, baladan (v. 126), celui de La Mecque, où Abraham construisit, avec l’aide d’Ismaël, un sanctuaire, dénommé la Ka'ba, c’est-à-dire le cube. Mais cette tradition est postérieure de deux cents ans au Coran en lequel elle n’a aucun fondement dans le texte. C’est en vertu de cette légende que le verset est traduit : « Abraham dit : “ Mon Seigneur ! Fais de cette cité (hâ¡â baladan)un asile sûr. » (v. 126). Mais si l’on s’en tient au contexte, le dénominatif hâ¡â, transposé du démonstratif hébreu zèh, préfixé de l’article hébreu ha pour le renforcer : « celui-ci », désigne Ismaël, mentionné au verset précédent par son nom propre 'ismâ‘îl, transcrit de l’hébreu yismâ‘él, et ici par le mot yaladan, transposé de l’hébreu yèlèd, « garçon », en corrigeant le diacritisme et en lisant l’initiale ya', et non pas ba' :

« Maître, consacre celui-ci enfant fidèle », ’âminan, dérivé du verbe biblique ’âman, « être fidèle, confiant », « avoir foi ».

Pour faire quoi ? Pour rétablir les assises du Temple, ’al-qawâ‘ida mina l-bayti, avec Ismaël (v. 127). Le mot bayt, désigne ici le “ Lieu d’Abraham ” par excellence qu’est le Temple de Jérusalem, construit sur le mont Moriyya (2 Ch 3, 1), situé au flanc nord de l’ancienne cité de Jérusalem, sur lequel, selon la tradition, Abraham monta avec son fils Isaac afin de l’offrir à Dieu en sacrifice (Gn 22, 2).

Le Seigneur agréa l’obéissance d’Abraham, mais il épargna le fils de la promesse. Mille ans plus tard, David achète cette « aire » à Arauna le Jébuséen, pour y construire un autel et offrir un sacrifice qui obtint le salut de la ville de Jérusalem (2 S 24, 18-25). C’est là que Salomon, fils de David, édifie le Temple (2 Ch 3, 1). Le Seigneur consacra lui-même cette « Maison » (bayit) en y plaçant son Nom à jamais (1 R 9, 3).

Mais l’infidélité d’Israël attira le terrible châtiment d’une destruction si complète que, jusqu’aujourd’hui, aucune trace n’a pu être retrouvée de ce premier Temple (586 av. J.-C.). Soixante-dix ans plus tard, les Israélites de retour d’exil en reconstruisirent un plus modeste. Le roi Hérode entreprit d’agrandir et embellir ce second Temple peu avant la naissance de Jésus (20-19 av. J.-C.). Le travail ne sera pas achevé avant 66 après Jésus-Christ. Quatre ans plus tard, une ruine définitive n’en laissera pas « pierre sur pierre », selon la prophétie de Jésus (Mc 13 2).

Exclus de la ville neuve d’Ælia construite par l’empereur Hadrien (117-138), les juifs obtinrent parfois de visiter la Roche abandonnée, l’even shetyah, « la pierre de fondation », nombril du monde célébré par la tradition rabbinique, et donné comme un lieu de pèlerinage par le Coran (sourate 106, 2).

Sous Julien l’Apostat (361-363), ils entreprirent même de reconstruire le Temple, mais un feu jailli des fondations – mina l-qawâ‘ida – mit fin aux travaux le jour même de leur inauguration.

Deux cent cinquante ans plus tard, la sourate 3 se fait encore l’écho de cet événement mémorable. L’auteur considère que « le feu » est encore dans le trou, mais cette fois, il a épargné les enfants d’Ismaël par la « douceur » de Dieu : « Alors que vous étiez au bord d’un trou de feu, Il vous en a sauvés. » (III, 103)

Dans quel but ? Pour rétablir les assises du Temple « avec Ismaël » (II, 127). Isaac n’est même pas nommé. Selon la Bible, c’était pourtant lui le dépositaire des promesses. L’islam est une subversion radicale, une révolution sans précédent, qui dépouille « les enfants d’Israël » de leur privilège et, a fortiori, les chrétiens, enfants de Dieu « à la manière d’Isaac » (Ga 4, 28), au bénéfice de la descendance d’Ismaël, les tribus de l’Arabie du Nord issues de ses douze fils dont les noms sont énumérés en Genèse 25, 12-16.

Le fondement de cette audacieuse initiative est biblique, par le biais de la circoncision, « signe de l’alliance » : « “ Et voici mon alliance qui sera observée entre moi et vous, c’est-à-dire ta race après toi: que tous vos mâles soient circoncis ” [...]. Alors Abraham prit son fils Ismaël [...] et Ismaël, son fils, avait treize ans lorsqu’on circoncit la chair de son prépuce. Ce jour même furent circoncis Abraham et son fils Ismaël. » (Gn 17, 10. 23-26)

La sourate 2 s’achève sur une prière adressée à Dieu « notre Maître », rabbanâ, invoqué comme « notre Circonciseur », mawlânâ. Le mot est dérivé de l’hébreu mûl, « couper, circoncire » (v. 286), comme la forme muwalli rencontrée au verset 148 au sens du hiphîl hébreu, « pourfendre ».

« Toi, notre Circonciseur ! » Par ce nom divin, sans parallèle dans la Bible ni, à ma connaissance, dans la littérature rabbinique, l’auteur achève de livrer tout son dessein, d’une hardiesse propre à supplanter saint Paul lui-même : restaurer l’unité au sein de la « parfaite » religion originelle d’Abraham et d’Ismaël, dont le signe est la circoncision reçue « non pas de main d’homme » (Col 2, 11) mais de Dieu même, « notre Circonciseur », mawlânâ.

C’est pourquoi l’auteur ne cesse de répéter qu’il n’apporte pas une révélation nouvelle. « Nous n’abolissons pas un iota. » (v. 106) Le mot arabe 'âyatin, « signe », joue avec le nom grec de la plus petite lettre de l’alphabet : iôta, comme dans l’Évangile (Mt 5, 18).

Sa prière en est la preuve, l’attestation. Elle s’adresse au Dieu d’Ismaël comme à Celui « qui entend toujours », 'as-samî‘u l‘alîm, nom divin qui joue avec le nom d’Ismaël, 'ismâîl (v. 127) ; comme à celui qui fait « revenir avec miséricorde », 'at-tawwâbur-rahîm, nom divin qui joue avec le nom d’Abraham (v. 128) ; comme au Tout-Puissant, plein de sagesse », 'al-azîz 'al-hakîm, nom divin qui joue avec celui d’Isaac, enfin nommé... après celui d’Ismaël.

En effet, le Coran n’enseigne rien d’autre que la religion d’Abraham à qui « son Maître dit : “ Sois parfait ! ” » aslim (v. 131). C’est le mot du Targum pour Genèse 17, 1 : « Marche en ma présence et sois parfait ! » selîm.

Abraham répond : « Je suis parfait », 'aslamtu. Traduction coranique de la mention biblique de la foi d’Abraham que Dieu lui compta effectivement comme « perfection » :

« Abram crut en Yahweh, qui le lui compta comme justice. » (Gn 15, 6) La différence est que, selon le Coran, Abraham se dit lui-même « parfait », à l’égal de Jésus qui seul a osé se dire sans péché (Jn 8, 46) : « Je suis parfait », 'aslamtu.

C’est le commandement non pas “ nouveau ” (Jn 13, 34) mais ancien d’Abraham : « Abraham en fit le commandement à ses fils », qui sont Ismaël et Isaac, ce dernier toujours pas nommé, « ainsi que Jacob », yaaqob, fils d’Isaac et de Rébecca, appelé « Israël » en Genèse 32, 29, et šelîma', « le parfait », dans le Targum de Jérusalem (Tg J Lv 22, 27). « Fils de Jacob » ou « enfants d’Israël », c’est tout un.

Voici donc la recommandation d’Abraham et Jacob à leurs enfants :

« Mes fils, de grâce ! Le Dieu vous a ceints de la justice », 'ad-dîn, que l’on traduit officiellement par « la religion », mais c’est le mot araméen dîn, « justice », transposé en arabe pour exprimer la sainteté d’Abraham (Gn 15, 6) et de sa descendance « musulmane » :

« Soyez donc parfaits jusqu’à la mort », littéralement : « Ne mourez que parfaits », muslimûn (v. 132). C’est une reprise de la parole de Jésus dans l’Évangile : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père Céleste est parfait. » (Mt 5, 48) Jésus est une référence pour l’auteur du Coran, à l’égal de Moïse (v. 87).

Cet auteur évoque ensuite les derniers moments et la mort de Jacob (Gn 49, 33) : « Lorsqu’il dit à ses fils : “ Qu’adorerez-vous après moi ? ” Ils dirent : “ Nous adorerons ton Dieu et le Dieu de tes pères Abraham, Ismaël et Isaac, Dieu seul. Et nous serons parfaits pour lui. » (v. 133)

« Ismaël » est mentionné parmi « les pères » de Jacob, avant Isaac !

« De tes pères », 'abâ'ika. Pour mesurer l’incompréhension de l’islamologie officielle, il faut lire ici la note de Régis Blachère : « De tes pères = de ceux antérieurs à toi par l’âge » !!

Le mot 'âb est hébreu, et l’expression est biblique : « Je suis Yahweh, le Dieu d’Abraham, ton père, et le Dieu d’Isaac » (Gn 28, 13), dit Yahweh à Jacob. L’auteur du Coran a seulement ajouté subrepticement le nom d’Ismaël, oncle de Jacob, à la liste « de tes pères », c’est-à-dire des patriarches.

Le coup de force est hardi, et fondateur. En effet, après avoir renvoyé dos à dos « juifs » et « nazoréens » (v. 135), l’auteur formule sa profession de foi : « Dites : “ Nous croyons au Dieu et à ce qui est descendu vers nous, et qui est descendu vers Abraham et Ismaël et Isaac et Jacob et les tribus ; et qui a été donné à Moïse et à Jésus ; et qui a été donné aux prophètes de la part de leur Maître. Nous ne faisons pas de distinction entre l’un d’eux [et les autres], et nous sommes parfaits pour Lui. » (v. 136)

« Dites » : l’injonction s’adresse à des « fidèles » qui ne sont ni « juifs » ni « nazoréens », et cependant enfants d’Abraham.

« Nous croyons au Dieu », mentionné au verset 133, « seul Dieu », 'ilâhan wahidan, transcription de Deutéronome 6, 4 :Yahweh èhad, « seul Yahweh ». La réponse des fils de Jacob-Israël confirme que « le Dieu » déterminé que vise le mot 'allâh désigne « le Dieu » d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, « le Dieu » de la Bible.

« Et à ce qui est descendu », wa 'unzila. Littéralement : « à ce qui a été distillé » comme la rosée, c’est-à-dire la révélation biblique. Moïse emploie le même mot hébreu nâzal, « couler », dans son cantique : « Que ma parole tombe, tizzal, comme la rosée. » (Dt 32, 2 ; cf. Is 45, 8).

Première conclusion : les sources du Coran sont bibliques. C’est évident. L’islam ne se présente pas comme une révélation nouvelle, mais comme un retour à la religion unique du Dieu unique d’Abraham, d’avant les juifs et les nazaréens qu’il accuse d’y avoir introduit des “ changements ”.

III. « L’ÈRE ARABE »... CHRÉTIENNE
AVANT L’ÈRE « MUSULMANE »

Un livre paru en 2008 aux éditions du Cerf : “ Qui sont les chrétiens du Coran ? ” traduit de l’allemand, signé de Joachim Gnilka, professeur d’exégèse aux facultés catholiques de Münster et de Munich, n’envisage pas un instant l’hypothèse d’une “ révélation ” reçue de l’ange Gabriel par Mahomet. Il cherche à identifier le milieu d’origine du Coran, et croit le découvrir dans la communauté-mère de Jérusalem, dénommée « secte des nazôréens » par les juifs à l’origine (Ac 24, 5), puisque « nazôréens » est le terme employé par l’auteur du Coran pour désigner les chrétiens.

La plus grande partie de l’ouvrage est consacrée à suivre les vicissitudes de cette communauté-mère de Jérusalem, « judéo-chrétienne », c’est-à-dire composée de chrétiens venus du judaïsme, de juifs convertis au Christ le jour de la Pentecôte. Son histoire nous est racontée dans les Actes des Apôtres. Après la guerre Juive (66-70), qui aboutit à la destruction de Jérusalem par Titus, qu’est-elle devenue ? « Elle se perd dans le désert... Le Coran nous apporte-t-il quelques indications ? » (p. 85)

Poser cette question conduit à se demander : « Quelles traditions néotestamentaires peut-on découvrir dans le Coran ? » (chap. 6). Quelles traces du Nouveau Testament, quelles influences des Évangiles, des Épîtres de saint Paul, de l’Apocalypse ? « Il faut noter déjà que les traditions de l’Ancien Testament dominent et sont plus nombreuses que celles du Nouveau. Par comparaison avec les premières, celles-ci tiennent une place presque infime. » Elles sont cependant indéniables.

Suivent quelques exemples :

« Matthieu 6, 1 met en garde de pratiquer la justice devant les hommes pour être remarqué par eux [...].

« Une mise en garde semblable se trouve dans la sourate 2, 264 :“ Ne rendez pas vos aumônes vaines [...] comme celui qui dépense son bien pour être vu des hommes... ” »

Le contact est évident. L’auteur du Coran, quel qu’il soit, avait sous les yeux ou en mémoire le texte de saint Matthieu au moment où il écrivait cela.

Mais Gnilka n’a pas fait de véritable recherche sur le texte arabe du Coran. Il spécule sur la traduction reçue. Aussi ne s’est-il pas avisé de l’emploi d’un mot spécifique pour « nazarénien », que l’auteur du Coran lisait dans l’Évangile selon saint Marc (Mc 1, 24) :

« Abraham n’était ni juif ni nazarénien », nasrâniyan (III 67).

L’auteur du Coran a donc une connaissance directe et précise du Nouveau Testament, et pas seulement de l’Ancien. Cependant, Gnilka écrit : « Le lieu de l’islam est le judaïsme. » (p. 133) Vraiment ?

Notre étude exégétique montre que la réalité est plus complexe. Deux exemples suffiront à le montrer.

TABOUS ALIMENTAIRES

Au chapitre des tabous alimentaires et des lois de l’abattage rituel, par exemple, la dépendance du judaïsme est certaine. La distinction entre animaux impurs et animaux purs est remise en vigueur :

« Le Dieu (Allah) vous a seulement interdit la bête morte, le sang, la viande de porc. Ainsi que ce qui est à la louange d’un autre que le Dieu. » (II 173)

• « La bête morte », 'al-maytat, littéralement : « la morte », l’animal qui n’a pas été immolé rituellement comme victime d’un sacrifice. En manger est source d’impureté, selon la prescription du Lévitique : « Quiconque, citoyen ou étranger, mangera une bête morte ou déchirée, devra nettoyer ses vêtements et se laver avec de l’eau ; il sera impur jusqu’au soir, puis il sera pur. » (Lv 17, 15)

• « le sang », 'ad-dama ; selon cette autre prescription du Lévitique : « Nul d’entre vous ne mangera de sang. » (Lv 17, 12)

• « la viande de porc », selon le Lévitique : « Vous tiendrez pour impur le porc. » (Lv 11, 7)

• « ce qui est à la louange d’un autre que le Dieu » désigne les victimes sacrifiées aux idoles, appelées idolothytes dans la société antique.

Tout cela fait irrésistiblement penser au décret de l’Assemblée de Jérusalem (Ac 15, 20). Même concision, soulignée par une introduction de même tournure : « Qu’on leur mande seulement de s’abstenir de ce qui a été souillé par les idoles, de l’impudicité, des chairs étouffées et du sang. » Ici, « le Dieu vous a seulement interdit... » Même séquence des « chairs étouffées » d’abord, et du « sang » ensuite, alors que l’ordre est inverse dans le livre du Lévitique (Lv 17, 10-15).

Et si les idolothytes sont rejetés ici en troisième position, c’est pour les faire suivre d’une clause de miséricorde imitée de saint Paul. Dans la première Épître aux Corinthiens, en effet, saint Paul apaise les consciences de chrétiens invités chez des païens qui leur servaient des viandes immolées aux idoles :

« Si un infidèle vous invite et que vous acceptiez l’invitation, mangez tout ce qu’on vous servira, sans poser de question par motif de conscience. » (1 Co 10, 27)

C’est ce que signifie l’auteur du Coran lorsqu’il ajoute : « Mais quiconque est tenu, pas de crainte, ni de transgression ». Il associe donc au décret de Jérusalem l’enseignement de saint Paul, mais il introduit une clause propre à les annuler l’un et l’autre et à tout ramener à l’Ancien Testament : l’interdiction de la viande de porc. Mais il y a plus grave.

GUERRE SAINTE

« Combattez, qâtilû, dans le sentier du Dieu, ceux qui vous combattent, yuqâtilûnakum. » (II, 190) Araméen qâµal, « tuer ». Le Père Fleisch a bien expliqué le passage du sens de « tuer » à celui de « combattre » par un « allongement vocalique interne ». Explication : « Comme habituellement on ne tue pas quelqu’un du premier coup, la lutte s’ensuit immédiatement, d’où la signification courante de “ combattre avec quelqu’un ”. » (Henri Fleisch, Les verbes à allongement vocalique interne en sémitique, Paris, 1944, p. 421)

« Le sentier du Dieu », c’est la route de Jérusalem, où l’on doit livrer bataille pour en ouvrir le passage et parvenir aux portes de Dieu » nommées au verset 158 : 'as-afâ et 'al-marwat.

'as-safâ nom d’une éminence sise au nord de Jérusalem, en prolongement du mont des Oliviers, d’où l’on découvre la ville sainte comme d’un observatoire, et qui a reçu le nom hellénisé de “ scopos ” dans la littérature rabbinique. Mais le nom arabe 'as-safâ est transposé du nom hébreu ha-sôphîm, « la sentinelle ». De la racine sâphâh, « regarder, observer ».

'al-marwat est la transcription d’un nom que l’on rencontre en Michée 1, 12, mârôt, localité de la montagne de Juda (Jos 15, 59), « à la porte de Jérusalem, leša 'ar yerûšâlâm » (Mi 1, 12). Le mot, qui désigne « les portes du Dieu », est le même en hébreu et en arabe. Ou plutôt : le mot arabe est la transposition de l’hébreu.

Le nom de Jérusalem est écrit en toutes lettres au verset 208 de la sourate 2 : « Ô vous qui êtes fidèles, entrez dans la Salem, fî s-silmi », transposition du nom abrégé de Jérusalem, comme dans le psaume : « Sa tente s’est fixée en Salem, be-sâlèm » (Ps 76, 3 ; cf. Gn 14, 18 ; Jdt 4, 4), cité de « paix », sâlôm (Ps 122, 6-8), avec l’article, à la manière de saint Paul opposant « la Jérusalem d’en haut » à « la Jérusalem actuelle », assimilée précisément par l’Apôtre à l’ « Arabie » ! (IV 90, 91, 94 ; V 16)

Un manuscrit hébreu contenant un fragment d’apocalypse qualifié de « judéo-arabe » par son éditeur et traducteur, Israël Lévi, attribue à Moawia (660-680) la « restauration des murs du Temple ». En outre, ce manuscrit confirme que la Koubbat-el Sakhra, ou Coupole du Rocher, appelée « mosquée d’Omar » par les Francs, est bien l’œuvre d’Abd el-Malik (685-705). Mais, à notre grand étonnement, l’auteur juif du manuscrit la célèbre comme si c’était le rétablissement du Temple.

Le verset 127 de la sourate 2 annonce précisément cette restauration du Temple, promesse défigurée plus tard par la légende élaborée par les « exégètes » irakiens substituant le « Temple (de La Mekke) » à celui de Jérusalem.

Selon Christophe Luxenberg, un chrétien irakien enseignant en Allemagne, le dôme du Rocher était, à l’origine, un sanctuaire chrétien. Selon Joachim Gnilka, il forme avec la mosquée 'Al-Aqsa un ensemble imitant la basilique constantinienne du Saint-Sépulcre :

« En effet, celle-ci comportait aussi deux bâtiments : une rotonde sur la tombe du Christ et la grande basilique. Les deux édifices étaient séparés l’un de l’autre par une cour entourée de portiques. Il est avéré que le dôme du Rocher a pris la rotonde de la basilique du Saint-Sépulcre pour modèle. » (p. 142)

Dans quel dessein ? En l’honneur du Christ, ou contre lui ? Gnilka examine les inscriptions qui ornent la coupole du dôme du Rocher et lui donnent « son caractère musulman ». Plus de cent ont été apposées au cours des siècles. Quatre d’entre elles, qui datent du temps d’Abd el-Malik, le bâtisseur, de la dernière décennie du septième siècle, proclament l’unicité de Dieu dans des termes que nous lisons dans le Coran, mais qui viennent de la Bible ! Ainsi de l’inscription des arcades de la porte nord qui cite le verset 255 de la sourate 2, dit verset du trône :

« Le Dieu ! Point de Dieu sinon lui, le Vivant, le Subsistant. »

Les premiers mots sont la transcription de la profession de foi juive appelée shema ‘ :

• « Écoute, Israël : Yahweh notre Dieu est le seul Yahweh. » (Dt 6, 4)

• « le Vivant » est le Dieu d’Élie :

« Il est Vivant, Yahweh, le Dieu d’Israël devant qui je me tiens. » (1 R 17, 1)

• « le Subsistant » est le Dieu de Daniel : « Dieu vivant et subsistant, à jamais. » (Dn 6, 27)

Dieu d’Agar, surtout, selon le Targum. Après sa rencontre avec l’ange de Yahweh, la servante d’Abraham, mère d’Ismaël, « rendit grâces devant Yahweh dont la Parole s’était entretenue avec elle, et elle parla ainsi : “ Tu es le Vivant et le Subsistant, qui voit et qu’on ne voit point. ” »

« le Vivant, le Subsistant » Ce double vocable constitue véritablement, selon le Targum, le nom propre de Dieu apparu à Agar, la mère des arabes.

Et muhammadun ? qui revient dix fois dans les quatre inscriptions « dont les archéologues nous disent qu’elles proviennent de la même époque et qu’elles constituent un ensemble ».

Commençons par observer que la biographie de Mahomet, telle qu’elle sera rédigée des siècles après les “ événements ”, n’offre aucun contact avec le Coran. Par exemple, il serait né l’ « année de l’Éléphant » à laquelle ferait allusion la sourate 105. Une étude scientifique du vocabulaire de cette sourate met ce pachyderme hors de cause :

« 1.N’as-tu pas vu ce qu’a fait ton Maître aux Nephilîm », bi-'ashâbi l-fîli ? Le mot 'al-fîl traduit officiellement par “ l’Éléphant ” désigne « les héros du temps jadis, ces hommes fameux » (Gn 6, 4) dont la mention précède le récit du Déluge dans le livre de la Genèse.

« 2. N’a-t-il pas accompli leur destruction dans un déluge ?

« 3. Et fait tomber sur eux la tour de Babel ? µayran 'abâbîl. »

Traduit par Régis Blachère : « vol d’oiseaux » en opinant que « les oiseaux 'abâbîl ne sont peut-être qu’une explication populaire d’un terme incompris. » On ne saurait mieux dire ! (Histoire de la littérature arabe, t. 3, p. 742)

« 4. Élevée par eux avec des briques scellées ? sijjil. »

Traduit par Régis Blachère : « d’argile ». Avec cette note : « Ce mot ne se rencontre qu’une fois et semble être un emprunt à l’iranien. » À moins que ce soit tout simplement le latin sigillo (cf. Gn 11, 3).

Dans le Coran, le mot muhammadun revient quatre fois. Il est, morphologiquement, un participe passif, dérivé de la racine hmd, “ désirer, convoiter ”. Au verset 144 de la sourate 3, muhammadun qualifie un « oracle », rasûlun, médiateur entre Dieu et son peuple (II 129) comme, dans le livre de Daniel, 'îs hamudôt “ homme des prédilections ”, désigne le prophète Daniel (Dn 9, 23 ; 10, 11-19). Nous l’avons traduit par « Bien-Aimé » : objet des faveurs divines. C’était il y a vingt ans (t. 2, 1990, p. 120-121).

Aujourd’hui, Luxenberg comprend à son tour le mot muhammad non pas comme un nom propre, mais comme une forme verbale qualifiant le « Messie Jésus, fils de Marie, serviteur et envoyé de Dieu », dont le nom est inscrit en toutes lettres et invoqué sur la face interne des arcades de la coupole du dôme du Rocher, dans les mêmes termes que dans la sourate 4, versets 171-172 (Christoph Luxenberg, A new interpretation of the Arabic Inscription in Jerusalem’s Dome of the Rock, The Hidden Origins of Islam, éditions Prometheus Books, New York, 2010, p. 131).

Gnilka écrit : « Cette interprétation de l’inscription, suivant laquelle elle se rapporterait à Jésus, part du fait qu’au temps de la construction du dôme du Rocher, à la fin du viie siècle, l’islam n’existait pas encore. » (p. 147)

En effet, saint Jean Damascène, mort vers 750, ignore les termes “ islam ” et “ musulman ” dans son Livre des Hérésies, dont le dernier chapitre est consacré à la centième : “ La religion des ismaélites ”.

Cependant, le mot islâm « se trouve dans la dernière section de l’inscription et habituellement on le prend ici comme terme technique ». Il s’agit de la phrase que nous retrouverons dans le Coran, sourate 3, verset 19, dont Gnilka recopie la traduction reçue : « La (seule vraie) religion pour Dieu est l’islam. » Notez bien que cette traduction nécessite une glose, ici entre parenthèses, qui n’est pas dans le texte.

Nous avons vu que le parallèle biblique avec la vocation d’Abraham indique un tout autre sens : c’est de la racine šlm, commune à l’hébreu et à l’araméen, qu’est dérivé le mot 'islam, « perfection » désignant la « justice », 'ad-dîn, dont est revêtu Abraham : « La justice, aux yeux de Dieu, c’est la perfection. »

Telle est la traduction de l’inscription du dôme du Rocher et du verset 19 de la sourate 3.

La sourate 30, 'ar-Rum, “ les Romains ”, se rapporte à une défaite des Byzantins et annonce qu’elle sera suivie d’une victoire. Dans la guerre menée contre les Perses, les Byzantins furent en effet battus à Antioche en 613 et à Jérusalem en 614. La victoire des Perses s’acheva par la conquête de l’Égypte en 617.

Mais en 622, les Byzantins prirent une revanche éclatante, sous le commandement effectif d’Héraclius, qui les mena jusqu’en Égypte. Cette date inaugure un comput sous le nom d’ “ ère des arabes ” sur les inscriptions, comme celle des thermes de Gadara, édifiés par Moawia en Palestine, portant la date de « 726 depuis la fondation de la ville, an 42 selon les arabes », c’est-à-dire 662-663 après Jésus-Christ. Cette inscription porte le signe de la croix au début de la première ligne, et commence ainsi : « Au temps du serviteur de Dieu abd 'allâh Moawia... » Cette ère arabe est donc une ère chrétienne. Et abd 'allâh... un nom chrétien.

D’ailleurs, Abd el-Malik, son successeur, présentait Moawia comme un “ Saül ”, tandis qu’il se présentait lui-même comme un “ nouveau David ”, appelant son propre fils Saluyman...

L’ère arabe commence donc avec la prise de pouvoir en Iran par les arabes, après l’effondrement des Sassanides en 622. Moawia personnifie les chrétiens arabes de Mésopotamie pour qui le grec n’était pas une langue inconnue depuis que l’École d’Athènes, fermée en 529 par Justinien Ier, avait émigré vers l’empire perse.

En établissant sa capitale à Damas, Moawia se met sous la protection d’un prophète : Jean-Baptiste, dont la basilique abritait la tombe. La crypte renfermant le chef de Jean-Baptiste rivalisait avec l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Moawia bat monnaie à l’effigie de saint Jean-Baptiste, avec une colombe, ou un agneau.

Des monnaies en cuivre trouvées en Palestine et portant en légende “ Sion ” manifestent que les arabes chrétiens, à l’époque du règne de Moawia, se considéraient comme les héritiers de la tradition d’Israël (Volker Popp, The Early History of Islam, following Inscriptional and Numisnatic Testimony, op. cit., p. 44-45).

Nul ne sait précisément qui a entrepris la construction du dôme du Rocher, Moawia ou son successeur Abd el-Malik. Mais ce qui est sûr, c’est que l’inscription qui y figure, à partir de 72 de “ l’ère des arabes ” (691-692 ap. J.-C.) s’adresse aux chrétiens :

« Ya 'ahla l-Kitâb, Ô toi, peuple du Livre. »

Le “ Livre ”, c’est la Bible.

D’UNE JÉRUSALEM À L’AUTRE

Ces recherches archéologiques convergent avec les résultats de notre exégèse scientifique du Coran pour aboutir à de surprenantes mais solides conclusions remettant en cause les événements qu’il était convenu de considérer comme ayant marqué le début de l’islam (Hégire, 622).

Les découvertes numismatiques et les inscriptions les plus anciennes qui décorent le Dôme du Rocher, nous venons de le voir, attestent en revanche l’existence d’une Chrétienté arabe, dont “ l’ère ” commençait en l’an 622.

Cet an 622 « ne fut “ converti ”à une signification musulmane que plus tard. Jusqu’à environ la fin du huitième siècle, semble-t-il, les chefs tribaux arabo-chrétiens gouvernaient les régions du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. En effet, les chefs omeyyades et même les premiers Abbassides furent chrétiens. » (Karl-Heinz Ohlig, Les origines “ cachées ” de l’islam, préface à l’ouvrage cité plus haut, p. 10)

« L’événement historique central de la première moitié du septième siècle », selon Volker Popp, est « la victoire étonnante des Byzantins en 622 » sur les Perses. « Les changements politiques de grande échelle qui ont suivi furent décrits plus tard dans la littérature islamique traditionnelle comme étant les résultats de l’Hégire (“ émigration ”) du Prophète des arabes. Cette Hégire aurait eu lieu en 622 et, à partir de cette année-là, aurait débuté le calcul islamique du temps. Cela n’est pas historique. Mais, en réalité, une ère nouvelle commençait en effet : la période de gouvernement autonome des chrétiens arabes. » (op. cit., p. 18)

Une inscription en grec, découverte sur les thermes de Gadara, en Palestine, en fournit la preuve apodictique. Elle est datée de « l’an 42 selon les arabes (kata araba) », correspondant à « l’an 726 depuis la fondation de la ville ». Il en résulte que l’an 622 après Jésus-Christ marque l’an 1 de cette “ ère arabe ”. Or, cette inscription porte le signe de la Croix au début de la première ligne (ci-après) où on lit ces mots :

« Au temps du serviteur de Dieu Maawia, émir. »

La Croix est partie intégrante de l’inscription. Elle laisse entendre de quel Dieu l’émir Moawia se déclare le “ serviteur ” (reproduite par Volker Popp, op. cit., p. 36).

Inscription des thermes de Gadara, datée de 662/3 de l’ère chrétienne.

On lit sur la première ligne inscrite en langue et en lettres capitales grecques, sans séparation entre les mots :

EPIABDALLAMAAVIAMIPA
« Au temps du serviteur de Dieu Maawia, émir. »

(reproduite par Volker Popp, op. cit., p. 36.)

« La découverte de l’inscription de Maavia dans les thermes de Gadara, datée de l’an 42 de l’ère arabe, rend possible d’ignorer la chronologie communément acceptée et de comprendre les données sur les pièces de monnaie comme des datations selon l’époque des arabes [...]. Maavia trahit le fait que le prophète des arabes, de même que “ l’ère de l’Hégire ” ne lui sont pas encore connus. » (Volker Popp, op. cit., p. 39-40)

Et avant 622 ?

Découvertes archéologiques et exégèse scientifique du Coran convergent aussi pour établir l’histoire des années précédant cette date charnière de 622.

Nous savons en effet qu’au quatrième siècle, la victoire du christianisme en Occident et la conquête de l’Orient par Constantin ont rendu à Jérusalem son caractère de Ville sainte pour trois cents ans.

Les trois siècles de la période byzantine ont été un âge d’or. En 451, Jérusalem a été élevée au rang de patriarcat, à l’égal de Rome, Alexandrie, Antioche, Constantinople. Les pèlerins de tous pays affluent vers la Ville sainte ; beaucoup y restent comme moines et moniales. Monastères et églises abondent grâce à la générosité de l’impératrice Eudoxie qui vit à Jérusalem à partir de 444 jusqu’à sa mort en 460. La plus grande de ces constructions est la “ Nouvelle Église de la Mère de Dieu ”, appelée communément la Néa, élevée par l’empereur Justinien en 544. Un hôpital de deux cents lits y est attaché. Ce sera le dernier grand édifice chrétien construit à Jérusalem avant l’invasion arabe.

De multiples contacts géographiques et historiques suggèrent que celle-ci a eu lieu en 614, jointe à un ensemble d’opérations militaires connues sous le nom de “ prise de Jérusalem par les Perses ”, en 614.

Selon notre hypothèse, la sourate 2 n’est que l’expression, en termes scripturaires, des événements de 610-614, lorsque l’invasion perse porta les troupes de Chosroès à Chalcédoine (610) et jusqu’à Jérusalem (614), soulevant une immense espérance parmi les juifs de Palestine et d’Arabie, depuis le Hedjaz jusqu’aux confins du pays de Saba. Soutenus par leurs amis, les chrétiens nestoriens et leurs alliés sarrasins, ils obtinrent un moment, des autorités perses, l’administration de la Ville sainte.

La sourate 3, interprétée à la lumière des mêmes méthodes critiques et scientifiques, confirme le but de la “ montée ” (III 61, 64, 139, 167), selon l’expression consacrée par toute la tradition biblique pour désigner le pèlerinage à Jérusalem auquel l’auteur invite ses “ fidèles ” : le but est la Maison, bayt, dont le nom est « Bakka » parce qu’on y « pleure » sur les ruines du Temple de Jérusalem (III 96). Bakka désigne la vallée située au sud-ouest de Jérusalem, le « val de bâkâ ’ » chanté par le psalmiste (Ps 84, 7 : “ in valle lacrymarum ”). À moins que ce terme ne désigne le mur des Lamentations.

Toutefois, les Perses n’ont pu se maintenir longtemps à Jérusalem ; les juifs d’Arabie et leurs alliés durent se retirer. Les sourates 4 et 5 racontent la suite de cet échec de 614 : la fuite au désert, hors de Palestine, en Arabie Pétrée, où les “ fidèles ” regroupés autour de leur “ oracle ”, rasûl, préparent une seconde tentative... qui sera l’objet de notre tome quatrième... s’il plaît à Dieu !

Avers et revers d’une pièce de Khalid de Tiberias. Ce chef arabe chrétien est représenté avec l’Agneau de Dieu, symbole de saint Jean-Baptiste dont le tombeau était à Damas.

Au revers, la valeur M (40 nummia) est surmontée d’une croix.

(Volker Popp, op. cit., p. 44.)

Extraits de Il est ressuscité ! n° 106, juin 2011
frère Bruno de Jésus