Quand l’Arabie était “ heureuse ”
Le premier livre des Rois rapporte que, mille ans avant l’adoration des mages à la Crèche, le roi Salomon reçut la visite de la reine de Saba. « Elle arriva à Jérusalem avec une suite très imposante, avec des chameaux chargés d’aromates, d’or en grande quantité et de pierres précieuses. » (1 R 10, 2)
Les anciens appelaient « Arabie Heureuse » le royaume de Saba, le sud de la péninsule arabique, à cause des vallées verdoyantes que le barrage de Mârib irriguait et fertilisait en canalisant le cours des eaux de pluie saisonnière. Ces vallées ont été habitées et cultivées depuis les temps les plus reculés, et très tôt organisées en États relativement complexes, dont l’archéologie moderne retrouve le riche passé millénaire, et l’attente religieuse illustrée par l’admiration de la reine de Saba pour « toute la sagesse de Salomon ».
Nous savions qu’à partir du premier siècle de notre ère, Himyar avait progressivement supplanté et annexé les royaumes rivaux « de Saba, de Hadramôt et de Yéménat », réalisant l’unité politique « de leurs Arabes dans la montagne et dans la plaine », comme disent les inscriptions. Et l’Histoire ecclésiastique de Théodore le Lecteur rapportait aussi que les Himyarites se sont convertis au christianisme à l’époque de l’empereur Anastase (491-518). Mais les apports des recherches archéologiques des dernières décennies renouvellent complètement notre connaissance de l’Arabie chrétienne, du Hadramaout jusqu’au Taurus, du golfe d’Oman au Liban et au Sinaï.
Le Père Piccirillo en rend compte dans un ouvrage magnifiquement illustré qui rassemble une abondante documentation (L’Arabie chrétienne, Milan, 2002 ; aux éditions Mangès pour l’adaptation en langue française).
« Les résultats des fouilles ont montré que la province romaine d’Arabie était peuplée, pour sa plus grande part, de populations arabes parfaitement intégrées à la nouvelle société chrétienne, ce que les sources littéraires de l’Antiquité ne permettaient pas de soupçonner. Rien n’interdit de penser qu’un jour la recherche archéologique puisse compléter par de nouvelles découvertes notre connaissance de la présence chrétienne dans la péninsule arabique. » (p. 27)
Résumons ces acquis avant de les confronter avec ceux de notre exégèse scientifique du Coran. Entreprise, il y a quarante ans, sous la direction de l’abbé Georges de Nantes, notre maître et notre Père, elle est loin d’être achevée mais, déjà, elle éclaire singulièrement les résultats de l’archéologie, et reçoit en retour une lumière nouvelle (Le Coran, traduction et commentaire systématique, trois tomes, éd. CRC).
I. LES ARABES ET LA BONNE NOUVELLE
Dans l’Évangile, tout commence « à Béthanie, au-delà du Jourdain, où Jean baptisait » (Jn 1, 28). Autrement dit : en Transjordanie… c’est-à-dire en Arabie ! Et c’est encore « au-delà du Jourdain » que Jésus cherche refuge pour échapper à ceux qui voulaient l’arrêter à Jérusalem, et retrouver un peuple bien disposé (Jn 10, 40-42). Après avoir proclamé son intention de « faire sortir » ses brebis du « parvis » du Temple de Jérusalem, il joint le geste à la parole en « sortant » lui-même, pour se rendre en pèlerinage en ce lieu béni où les Juifs avaient entendu la voix du Père, au jour de son baptême, mieux que les Hébreux campés au pied du Sinaï, aux jours de Moïse.
C’est dans ces régions que la Bonne Nouvelle fut colportée par les Juifs venus en pèlerinage pour la fête de Pentecôte. Le récit de saint Luc témoigne de la présence à Jérusalem, le jour de la descente du Saint-Esprit sur les Apôtres, de Juifs originaires d’Arabie : « Tous, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu ! » (Ac 2, 11) D’où viennent ces « Arabes », de quelle région de l’oikouménè, du monde habité ? À coup sûr, d’ « au-delà du Jourdain ». « Crétois et Arabes »… autant dire : « Occidentaux et Orientaux », la Crète étant à l’occident de Jérusalem, et l’Arabie à l’orient... Il est difficile de préciser davantage du fait que les « Arabes », encore appelés Skénites par Strabon (« ceux qui vivent sous la tente »), se définissent par un mode de vie, le nomadisme, excluant par définition un domicile fixe. Les Arabes sont répandus sur une aire qui englobe tout le territoire syrien ainsi que le désert oriental jusqu’à l’Euphrate, la Mésopotamie, l’Égypte, la péninsule du Sinaï, le royaume des Nabatéens et l’Arabie Heureuse.
Partie de Jérusalem, la “ Bonne Nouvelle ” gagna donc l’Orient par le territoire de la Pérée, situé à l’est du Jourdain et habité par des communautés juives d’obédience essénienne, comme l’ont montré les manuscrits de la mer Morte. Après sa conversion sur le chemin de Damas et son baptême reçu des mains d’Ananias, c’est d’abord en « Arabie » que Saul de Tarse, devenu chrétien, passa plusieurs années (Ga 1, 17). De nouveau la question se pose : que désigne cette unique mention de l’Arabie dans le Nouveau Testament ? Sans doute le territoire unifié par les rois nabatéens, qui donnera naissance à la province romaine d’Arabie sous l’empereur Trajan, en 106 ap. J.-C. Capitale : Pétra.
Lorsque saint Paul revint à Damas, en l’an 38 ou 39 de notre ère, le fonctionnaire du roi Arétas qui régnait à Pétra ordonna de le faire arrêter, mais Paul réussit à s’échapper en se laissant descendre dans un panier du haut des murailles (2 Co 11, 32-33).
Moins de trente ans plus tard, en 66, lors de la première révolte juive, les chrétiens de Jérusalem se réfugièrent à Pella, en Décapole, au-delà du Jourdain. C’est ainsi que, parti de Mésopotamie et de Syrie où l’Évangile avait été diffusé par la voix des apôtres Pierre et Paul eux-mêmes, le christianisme se répandit progressivement dans les villes et les campagnes de la future province romaine d’Arabie.
De là, les missionnaires évangélisèrent aussi les territoires de la péninsule arabique échappés à la conquête romaine. En suivant les pistes caravanières, ils réussirent à traverser toute la péninsule. Les uns, partis de la province d’Arabie, atteignirent la côte sud de la péninsule et la côte éthiopienne ; les autres, partis de l’Irak, gagnèrent les ports de la côte nord, l’île de Bahrein et le golfe d’Oman, avant de s’embarquer sur l’océan en direction des Indes.
PAX ROMANA
La fondation, par l’empereur Trajan, après l’annexion du royaume allié des Nabatéens de Pétra (106 ap. J.-C.), de la province romaine d’Arabie, fut un chef-d’œuvre : ni violence ni terrorisme n’y eurent la moindre part. « Deux indices incitent également à penser que les Romains annexèrent sans violence le royaume des Nabatéens, écrit le Père Piccirillo. En premier lieu, le surnom d’Arabicus n’a pas été ajouté, dans la titulature de l’empereur Trajan, aux surnoms qui célèbrent ses victoires, comme ceux de Germanicus, Dacicus, Parthicus. De plus, sur les monnaies qui, en l’an 111, commémorèrent l’annexion en représentant la personnification de la nouvelle province accompagnée d’un chameau ou d’une autruche, c’est l’inscription Arabia Adquisita qui est reproduite, et non Arabia Capta, formule réservée à une province conquise par la force, comme l’atteste l’expression Judaea Capta, appliquée à la Judée après sa conquête. »
Durant les deux premiers siècles qui suivirent l’annexion, la défense de l’Arabie fut assurée par la garnison de Bosra. Les troupes disposaient d’un réseau de camps et de fortifications répartis dans toute la province, en particulier le long de la Via Nova Traiana qui reliait le port d’Aila, sur la mer Rouge, où arrivaient les marchandises d’Orient, et la ville de Bosra, capitale administrative de la nouvelle province. Le Coran a conservé le souvenir de ces « bordjs » (burûjin ; IV, 78). Littéralement, le mot arabe est la transcription du grec purgos, latin burgus, « tour », terme militaire introduit par les Romains en Syrie et en Arabie du Nord.
À l’intérieur du territoire placé sous la juridiction du gouverneur, des détachements d’infanterie et de cavalerie, équipés de chevaux ou de chameaux, étaient chargés de patrouiller dans les régions les plus éloignées afin de garantir la sécurité des oasis et de maintenir la paix en tout lieu : entre les tribus du désert et à l’intérieur des terres habitées et cultivées.
Sur la trajectoire nord-sud des pistes nabatéennes, les nomades rencontraient l’antique Auara, entre Pétra et Hégra, dont les ruines ont été fouillées en 1993 : « À l’extrémité nord-est du site, on remarque un castrum romain typique, avec un réservoir, des tours en saillie, et une porte sur chacun des quatre murs extérieurs. » (John Peter Olson, Un poste-clé au cœur du désert, Le monde de la Bible no 88, 1994, p. 39, cité dans notre t. III, p. 91)
Le système défensif organisé par Dioclétien assura deux siècles de paix et de prospérité à la province d’Arabie. Durant la période byzantine (313-636), la croissance de la population, et la sédentarisation des tribus favorisera l’essor des villes (Piccirillo, p. 54).
VERS UNE ARABIE CHRÉTIENNE
Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, les tribus arabes se convertissent au contact des moines chrétiens, et secondent la colonisation romaine. De telle sorte qu’aux deuxième et troisième siècles après la naissance de Jésus, la province romaine d’Arabie atteignit une période d’apogée qui lui permit de rivaliser avec les provinces les plus riches de l’Empire.
Le quatrième siècle voit « l’émergence d’une “Église des Saracènes” ayant à sa tête son propre évêque » (Françoise Thelamon, Païens et chrétiens au IVe siècle, Études augustiniennes, 1981, p. 123). Mauvia, leur légendaire reine, choisit elle-même pour évêque un moine vivant au milieu de son peuple, du nom de Moyse, orthodoxe nicéen, « doté d’une personnalité vigoureuse et qui paraît bien décidé à n’accepter aucun compromis » avec l’arianisme (ibid., p. 138).
Au début du cinquième siècle, sous le règne de l’empereur Arcadius (395-408), l’épisode le plus marquant est la conversion d’un chef sarrasin et de sa tribu à la suite de l’intervention miraculeuse d’un moine, comme le rapporte Sozomène :
« “ Peu avant le règne présent (de Valens, dont Sozomène vient de parler, ou de Théodose II, qui règne à l’époque de Sozomène ?), les Sarrasins commencèrent à devenir chrétiens. Ils partagèrent la foi dans le Christ grâce à la fréquentation des prêtres et des moines des environs qui méditaient dans les déserts environnants, menant une vie bonne et accomplissant des miracles. On dit aussi qu’à cette époque, toute une tribu se tourna vers le christianisme parce que son phylarque, Zokomos, avait été baptisé. Se trouvant sans fils, attiré par la réputation d’un moine, il alla le trouver et il lui confia son chagrin. En effet, il est d’une grande importance d’avoir un fils chez les Sarrasins, et je sais qu’il en est de même chez tous les Barbares. Ce dernier, donc, après lui avoir recommandé d’avoir confiance, lui donna du courage et le renvoya chez lui après lui avoir promis qu’il aurait un fils s’il avait foi dans le Christ. Puisque Dieu fit passer la promesse dans les faits et qu’il lui fut accordé un fils, Zokomos fut initié et entraîna les siens sur la même voie. On dit que, depuis ce jour, cette tribu devint heureuse et riche en hommes, et qu’elle fit peur aux Perses et aux autres Sarrasins ” (HE. VI, 38).
« Outre le rôle joué par les moines dans la conversion des Arabes, un motif qui revient souvent dans les Vies des ascètes de l’Antiquité chrétienne, le récit rappelle le fait que Zokomos et sa tribu se mirent au service des Romains pour défendre les frontières de l’Empire contre les Perses et les autres tribus. Comme si l’alliance politique avec Rome allait de pair avec la christianisation de la tribu placée à la tête de la confédération. » (Piccirillo, op. cit., p. 195)
« Les écrits de Théodoret de Cyr, qui fut le témoin oculaire des faits, décrivent le rôle joué par saint Siméon Stylite dans la conversion de ceux que l’évêque théologien appelle les Ismaélites, utilisant un terme biblique, repris par le Coran et par la tradition musulmane, qui fait d’Ismaël l’ancêtre abramitique des Arabes. L’évêque de Cyr nous a également laissé un texte sur la nature des Arabes, qui ne sont plus des Barbares et des Sarrasins, mais des membres de l’Église et des auxiliaires de l’Empire chrétien : “ En ce qui concerne nos voisins, les nomades, – je parle des Ismaélites qui vivent dans le désert et qui n’ont pas la moindre connaissance des lettres grecques –, ils sont dotés d’une intelligence vive et pénétrante, et ils ont un jugement capable de discerner le vrai et de réfuter le faux. » (ibid., p. 196)
En 473, l’empereur Léon Ier accepta qu’Armokésos, chef d’une tribu d’arabes chrétiens, occupe la douane de Jotabé, à l’entrée du golfe d’Araba, à 185 km d’Aïla. Sous le règne de Justin Ier, les Byzantins armèrent les chrétiens d’Éthiopie pour qu’ils interviennent à l’intérieur du territoire sabéen, au sud de la péninsule arabique, où des tribus converties au judaïsme persécutaient les chrétiens.
Quant à Justinien, il conclut une alliance avec la confédération arabe des Banu Ghasan, ou Ghassanides, convertie au christianisme. Il plaça le phylarque Arétas, fils de Jabala, à la tête des arabes fédérés et confia les territoires situés au sud de l’Arabie au phylarque Abou Karib, frère d’Arétas.
Aussi, au sixième siècle, la province d’Arabie christianisée jouit-elle de la faveur des empereurs de Byzance. Tandis que l’essor du commerce favorise un mouvement de sédentarisation et d’urbanisation sans précédent, et qui n’aura plus d’équivalent par la suite, les richesses accumulées par les habitants leur permettent de financer la construction de magnifiques églises, décorées de mosaïques.
L’adhésion massive de la population à la religion chrétienne fut d’ailleurs la cause de sa prospérité. La conversion des tribus arabes les établit dans des relations de confiance avec les autorités romaines.
II. LA TRADITION MUSULMANE REMISE EN QUESTION
À l’histoire ecclésiastique de la province, les découvertes archéologiques récentes apportent une contribution qui éclaire les origines et les débuts de l’islam, depuis les persécutions juives dont furent victimes les chrétiens du Yémen au sixième siècle (encart en fin d'article) jusqu’à la période des Omeyyades et des Abbassides, au huitième siècle. En effet, les inscriptions, qui permettent d’identifier les évêques, attestent la survivance des Églises chrétiennes après la conquête musulmane. L’absence de rupture véritable entre la période byzantine et la période dite musulmane, attestée à la fois par les sources littéraires et par les vestiges archéologiques, pose une formidable énigme aux chercheurs modernes encore persuadés de la vérité historique de la conquête musulmane, qu’un chercheur danois n’a pas craint d’appeler The Invisible Conquest (cf. Piccirillo, op. cit., p. 226).
Mais pour nous qui avons appliqué au Coran la méthode critique en usage pour l’étude de la Bible et qui, à la suite du Père Lammens (cf. préface à notre tome I, p. XVIII-XV), avons reconnu le caractère incontestablement légendaire de la « tradition musulmane », le fait n’a rien d’étonnant si on le confronte à nos découvertes exégétiques.
CONQUÊTE OU PÈLERINAGE ?
Le contexte du début du Coran est celui d’un pèlerinage semblable à ceux dont nos archéologues retrouvent les traces à Jérusalem, au mont Nébo, en Arabie. Pour les chrétiens de la région comme pour les pèlerins venus de loin, écrit le Père Piccirillo, « les terres bibliques étaient le lieu où ils pouvaient revivre, dans le souvenir et la prière, les récits de l’Ancien Testament relatifs aux patriarches Abraham, Isaac, Jacob, et aux prophètes, à commencer par Moïse, tout en s’identifiant avec le peuple de Dieu errant dans le désert dont ils se sentaient les héritiers dans la foi » (Piccirillo, p. 81).
C’est ainsi que l’auteur du Coran déclare « porte du Dieu » le mont Scopus, éminence sise au nord de Jérusalem, d’où l’on découvre la ville sainte comme d’un observatoire (sourate II, 158 ; cf. notre traduction du Coran, tome I, p. 159-160). Par-là, les Arabes, « enfants d’Ismaël », entrèrent en 614 dans la ville sainte pour y « rétablir les assises (’al-qawâcida) du Temple », là où les Juifs, « enfants d’Israël », avaient échoué trois cents ans auparavant (II, 127).
Nous possédons un court récit anonyme qui montre le patriarche Sophrone indigné de voir un diacre de son clergé, habile marbrier, apporter contre rétribution son aide aux constructeurs. Sous le règne de Mo’awiya, Anastase le Sinaïte, chypriote d’origine, moine au Sinaï, passant à Jérusalem, assiste aux importants travaux qui ont lieu sur l’esplanade, en face du mont des Oliviers, et il se fait l’écho, pour s’y opposer, du bruit qui se répand : les Arabes sont en train de reconstruire le Temple de Dieu. Ils y réussirent en effet puisque, aujourd’hui, l’édifice octogonal appelé “ Dôme du Rocher ”, daté d’Abd-el-Mâlik (685-705), domine tout Jérusalem, et la gigantesque esplanade construite par Hérode est devenue le sanctuaire de l’islam.
On l’a compris : l’auteur du Coran n’était pas un pèlerin ordinaire, mais il se présentait comme un nouveau Josué entrant en Terre promise à la tête de son peuple après avoir fait pèlerinage aux « sources de Moïse » (cf. II, 60) dans la vallée située au nord du mont Nébo, où les pèlerins se reposaient avant d’entreprendre l’ascension vers le sanctuaire bâti en haut de la montagne gravie par Moïse afin de contempler la Terre sainte avant de mourir (Dt 34, 1-6). Les fouilles archéologiques effectuées à partir de 1933, et jamais interrompues depuis, par le Studium Biblicum Franciscanum, ont révélé que des moines occupaient le site entre les premières décennies du cinquième siècle et la seconde moitié du huitième siècle. Ils furent les premiers et les derniers habitants du sanctuaire d’Arabie le plus connu de toute l’Antiquité chrétienne.
Le Coran a conservé le souvenir impérissable de l’immense admiration des enfants d’Ismaël pour les moines chrétiens, formant ce qu’il appelle « un peuple debout » (’ummatun qâ’imatun) se levant pour « réciter les versets du Dieu pendant la nuit » (III, 113).
Comme le peuple hébreu a passé la mer des Roseaux pour sortir d’Égypte, puis le Jourdain pour entrer dans la Terre promise ; comme Jésus a passé le torrent du Cédron pour entrer dans sa gloire ; comme les chrétiens, enfin, reçoivent la grâce en étant plongés dans l’eau du baptême, ainsi la « race » (darrat) des enfants d’Ismaël est-elle invitée par Dieu même, parlant par la bouche de l’auteur, à traverser un « torrent » (sabîlan) « jusqu’à ce que vous soyez lavés », leur dit-il, (tagtasilû ; IV, 43), comme dans un nouveau baptême.
Ce « torrent » est encore une fois le Jourdain, où les enfants d’Ismaël, sous la conduite de leur nouveau Josué, recevront l’onction qui en fera d’autres « christs » à la place des « chrétiens ». Ceux-ci ont en effet commis un crime inexpiable : celui d’ « emmêler » au Dieu un fils. Car “ le Dieu ” n’a pas de fils... (IV, 171 ; V, 72).
Les enfants d’Ismaël aspirent à « posséder en héritage un jardin de raisins » (II, 266). Les représentations de la vigne et des scènes de chasse abondent dans les mosaïques des sanctuaires. L’auteur du Coran en garde le souvenir tellement vif qu’il les associe dans une commune réprobation (V, 90-96).
Que les enfants d’Ismaël s’abstiennent de vin et de boisson fermentée, et ne prennent pas part à ces repas funèbres qui dégénèrent en « rixe » (’al- cadâwata) et en « injure » (wa-l-bagdâ’a) : c’est ainsi que l’auteur présente le repas eucharistique des chrétiens (V, 90-92) ! Il est vrai que saint Paul en jugeait de même (1 Co 11, 17-22). Mais c’était au su des abus que lui apprenait la renommée, et son souci était de les corriger, non pas de les supprimer. Tandis qu’interdire tout usage du vin, comme le fait l’auteur du Coran (II, 219), c’est abolir purement et simplement le Saint-Sacrifice de la messe. Même si l’occasion, ou le prétexte, en est fournie par le culte de Bacchus, omniprésent dans les mosaïques des demeures byzantines de Transjordanie.
Quant au gibier (sayid) tué à la chasse, à moins d’être « achevé de vos mains et à la pointe de vos lances » (V, 94 ; cf. ci-dessous), il est interdit à un peuple « consacré » (V, 93 ; cf. V, 1) ! Dans les mosaïques de Transjordanie, les scènes de vendange et de chasse alternent dans les rinceaux de vigne, comme dans les versets de la sourate V, à croire que l’auteur du Coran avait à la pensée, ou sous les yeux, ces décorations (ci-contre, p. 11).
D’autant plus qu’il enchaîne : « Le gibier de la mer vous est permis. » De quelle “ mer ” s’agit-il ? Sûrement pas de la mer Morte, que la mosaïque de la carte retrouvée à Madaba, à l’est de la mer Morte, montre mettant en fuite les poissons du Jourdain. En revanche, la mosaïque de l’église des Saints-Apôtres, construite en 578 à Madaba, représente la mer sous la figure d’une femme brandissant une rame comme étendard, et sortant des flots au milieu de poissons bondissants (Piccirillo, op. cit., p. 154 et 165).
Ces contacts entre l’auteur du Coran et les communautés chrétiennes de l’Arabie sont déjà impressionnants. Mais il y a plus.
L’HÉRÉSIE
« Arabia haeresium ferax ! » L’Arabie est un foyer d’hérésies, écrivait Théodoret de Cyr au cinquième siècle. Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, le territoire transjordanien accueillit en effet un grand nombre de sectes qui s’écartaient plus ou moins de l’orthodoxie et dont Épiphane de Salamine entreprit de dresser le catalogue.
Cependant, les sources littéraires de l’époque attestent la présence d’évêques, d’archimandrites, de prêtres, de moines et de fidèles de confession monophysite, illustrant la vitalité d’une foi que les sources archéologiques représentent plutôt comme orthodoxe. Les fidèles rivalisent pour embellir leurs églises depuis les grandes basiliques urbaines jusqu’aux églises des villages et aux chapelles des monastères. Or, les inscriptions, figurant sur les pavements de mosaïque des églises construites entre le cinquième et le huitième siècle, sont des professions de foi en Dieu Trinité sainte et consubstantielle, Seigneur de toutes choses, Celui qui a fait le Ciel et la terre. C’est avec son aide, par sa grâce, selon sa volonté et sa providence que l’on construit les églises et qu’on mène à leur terme les bonnes œuvres : « Le Seigneur Jésus-Christ, Fils unique du Dieu unique, est notre Dieu, notre Sauveur, et jouit des mêmes attributs divins. Roi, créateur et démiurge, il est la sagesse de Dieu, le Seigneur Dieu de la Sainte Vierge et de tous les saints, l’honneur du peuple chrétien, le Dieu avec nous. »
À en juger par les inscriptions, les chrétiens de la province d’Arabie nourrissent une très grande dévotion pour la Sainte Vierge : elle est Théotokos, Mère de Dieu, Souveraine sainte et immaculée, à laquelle il faut s’adresser « l’âme et les actions purifiées », comme le rappelle l’inscription de l’église qui lui fut consacrée dans le centre de Madaba.
Or, notre traduction du Coran démontre que c’est contre le culte rendu au « Seigneur Jésus-Christ, Fils unique du Dieu unique » que l’auteur du Coran polémique, et contre sa divine Mère. Ou plutôt, contre l’idée que les chrétiens s’en font : « Jadis ils ont apostasié, ceux qui ont dit : “ Voici le Dieu, Lui, le Christ, fils de Marie, alors que le Christ disait : “Ô fils d’Israël, servez le Dieu, mon Maître et votre Maître !” » (V, 72)
« Marie » (maryama) est le seul nom féminin présent dans le Coran. La raison de ce traitement de faveur tient dans la volonté, qui affleure chaque fois qu’il est question du « Christ » (masîhu), de réduire à néant sa divinité. L’appellation « fils de Marie » (’ibn maryama) est destinée à supplanter définitivement le nom de « Fils du Très-Haut » (Lc 1, 32). Ici, l’auteur affirme que le Christ lui-même n’aurait jamais émis la prétention d’être Fils de Dieu. Au contraire, il considérait « le Dieu » (Allah) comme son Maître : « mon Maître et votre Maître » (rabbi wa-rabbakum ; III, 51). L’auteur connaît le quatrième Évangile et il corrige à dessein la parole de Jésus, disant : « mon Père et votre Père » (Jn 20, 17).
Précisons que le nom d’Allah n’est pas un nom propre mais un nom commun : ’ilâh précédé de l’article défini ’al. Par contraction, ’al-’ilâh devient ’allâh : « le Dieu ». Le nom biblique d’Elohîm est cependant employé à deux reprises (III, 26 ; V, 114).
La polémique antitrinitaire affleure partout, dès la sourate I, où “ le Dieu ” reçoit les noms les plus beaux – miséricordieux, maître, roi – mais jamais celui de Père. Car “ le Dieu ” n’a pas d’ « enfant » (waladan). L’auteur s’en prend aux récits évangéliques où la procession du Fils est « célébrée » par Dieu le Père (II, 116) ; allusion aux théophanies du baptême du Christ et de sa transfiguration : « Et voici qu’une voix venue des Cieux disait : “ Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur”. » (Mt 3, 17 ; cf. 17, 5 ; 2 P 1, 17)
L’appellation « le Christ-Jésus, fils de Marie » (IV, 171) s’oppose donc à l’appellation, en vigueur parmi les chrétiens, de « Jésus-Christ, Fils de Dieu » (Mc 1, 1). Comme saint Paul, l’auteur l’appelle aussi « le Christ » (’al-masîhu) tout court, mais en le dépouillant de sa royauté de Fils de David, donc de sa “ messianité ” elle-même. Car « la royauté des Cieux et de la terre et de ce qu’ils contiennent appartient au Dieu » (V, 17, 18, 40 et 120) et non pas au « Christ, fils de Marie » (V, 17), ni à ceux qui se disent « les fils de Dieu et ses préférés », juifs ou chrétiens (V, 18).
C’est pourquoi le nom de « Messie » (masîhu), même associé à celui de « Jésus » pour former le nom composé précédé de l’article (’al-masîhu cîsâ), est dépouillé de toute sa signification messianique. « Le Christ-Jésus, fils de Marie » n’est jamais dit « fils de David ». Comment le serait-il, puisque sa Mère « Marie » (maryam), donnée pour « fille d’Amran », se trouve délibérément confondue avec Myriam, sœur de Moïse et d’Aaron ?
Ainsi se trouve aboli, entre les deux “ Marie ”, l’écart historique de trente générations, toutes tendues vers l’avenir dans l’attente du Roi-Messie. Le ressort de l’histoire sainte est brisé, au profit d’une chronologie où Jésus vient immédiatement après Moïse (II, 136 ; III, 84), comme un neveu succède à son oncle !
Bien plus : non seulement « Jésus fils de Marie » est dépouillé de sa divinité et de sa royauté messianique, mais encore il perd toute consistance historique. « Malgré tout, avoue le Père Jomier, sa figure reste très floue et il serait bien difficile de se la représenter s’il n’y avait que le Coran. » Même réflexion du Père Abd-el-Jalil (cités dans notre appendice consacré à Jésus dans le Coran, op. cit., t. II, p. 227)
LE SCHISME
Le schisme est venu plus tard. Dans une étude récente, G. R. Hawting, enseignant à l’Université de Londres, a expliqué que les polythéistes et idolâtres pris à partie dans le Coran seraient en fait les monothéistes, présents en Arabie depuis longtemps. Comment a-t-il fallu attendre treize siècles pour faire cette découverte mirobolante ? alors qu’elle se lit en toutes lettres dans le Coran lui-même ! Est taxé d’idolâtrie le culte rendu par les chrétiens au crucifix, à Jésus « élevé » (’al-jibt ; IV, 51). Le terme, employé une seule fois dans le Coran, a été forgé par l’auteur à partir de l’hébreu gâbah, « être élevé », pour désigner le Christ « élevé » sur la Croix, objet de la foi chrétienne. Connaissant la parole de saint Paul : « Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les juifs et folie pour les païens » (1 Co 1, 23), l’auteur de la sourate IV veut récuser également le « scandale » et la « folie ». Il évacue donc la Croix du Christ, en niant le fait, purement et simplement : « Ils ne l’ont pas tué ni crucifié, mais il est bel et bien revenu vers eux. » (IV, 157).
Quant aux saints, particulièrement Marie, la Mère de Jésus : « Ne vous égarez pas au point d’idolâtrer (une femme) “ entre les femmes ” » (IV, 129 ; cf. Lc 1, 42), commande-t-il. Peut-être la confond-il avec la déesse Aphrodite, « un des chefs-d’œuvre des mosaïstes de Madaba », conservée sous le vestibule interne de l’église de la Vierge qui succéda, à Madaba, à une demeure patricienne d’époque byzantine décorée d’une représentation des héros de la tragédie d’Euripide : Hippolyte. Conservées depuis leur création, au milieu du sixième siècle, ces mosaïques n’ont rien à envier à la renaissance qui fleurira en Italie mille ans plus tard. « Ces motifs d’inspiration classique, écrit l’archéologue franciscain, ne sont pas tant des vestiges des croyances païennes qu’un témoignage de la culture répandue par Justinien dans tout l’Empire. » Les acteurs de la tragédie sont figurés sur la terre et au ciel. Un panneau met en scène les personnages célestes en cause : Aphrodite, assise sur un trône à côté d’Adonis, la poitrine opulente et dénudée, explique la recommandation de l’auteur : « Celles que vous avez épousées, corrigez-les et couvrez-les ! » (IV, 34).
LA VIERGE MÉDIATRICE
En vertu du principe premier de l’école française d’exégèse, s’attachant à expliquer la Bible par la Bible, Georges de Nantes prit pour règle d’expliquer « le Coran par le Coran », et non pas par les logographes postérieurs : « Le seul document sûr, c’est le Coran, écrit-il. Il faut étudier le Coran, et ensuite expliquer pourquoi et comment sont nées les légendes », et non pas l’inverse, comme font nos coranisants occidentaux, à la remorque des inventeurs orientaux desdites légendes, en contravention flagrante avec les exigences les plus élémentaires de la méthode scientifique, positive et critique.
Prenons un exemple.
Actuellement, la Ka‘ba désigne un sanctuaire situé à La Mekke, au milieu de la cour de la grande mosquée. Toute la question est de savoir ce que ce mot désigne dans la sourate V. Il apparaît pour la première fois au verset 6, apportant une précision remarquable à la purification rituelle déjà prescrite au verset 43 de la sourate IV en instituant un bain complet, de la tête aux pieds, « jusqu’à la plante » (’ilâ l-ka‘bayni).
« Oignez-vous la tête et les pieds jusqu’à la plante. » Il serait plus exact de traduire « jusqu’à la base », le mot grec kubos, « cube », dont le mot arabe est la transposition, désignant les pierres d’assise d’une maison. C’est pourquoi le mot sert à désigner certains sanctuaires de forme cubique. Notre exégèse de la sourate V nous a conduit à identifier deux sanctuaires de cette sorte. Le premier se situe à Pétra, où réside le « Seigneur de la Ka‘ba », bâliga l-ka‘bati (V, 95). Le second est aux portes de Jérusalem, « portes du Dieu » (V, 2), où « le Dieu a consacré la Ka‘ba, la Maison sacrée, relevée pour les gens » (V, 97). Par la suite, il reviendra une quatrième et dernière fois, au pluriel, avec le sens de « vierges » (kawâ‘iba ; LXXVIII, 33). D’où la question : la Ka‘ba est-elle une « Maison » ou une « Vierge » ?
À la vérité, le sens de « vierge » est déjà ancien puisque saint Épiphane fait état, au quatrième siècle, d’un culte célébré en « langue arabe » (arabikè dialektô) à Pétra, dans la nuit du 25 décembre, en l’honneur de la Vierge (parthenon) et de son fils Dousarès. Le nom de la Vierge, en arabe (arabisti) est Chaabou. Dousarès signifie « le fils unique du Seigneur » (monogenè tou despotou).
Mais alors, quel rapport entre le « cube » et la « Vierge » ? Les savants ont tout envisagé, jusqu’à faire du Dieu un fils de la pierre, tel l’abbé Jean Starcky, le grand spécialiste de Pétra, cherchant comment le « bétyle quadrangulaire » portant le dieu Dousarès, est « devenu sa mère » ! Mais les développements récents de l’archéologie nous donnent l’explication : saint Épiphane est le témoin d’une influence chrétienne fort ancienne sur les cultes religieux en Arabie préislamiste. Dès lors, comment nous étonner que la Mère du Fils de Dieu soit son trône ? N’est-elle pas le siège de la Sagesse ?
Mais cette Vierge est aussi la personnification de « la Cité sainte, Jérusalem, qui descend du Ciel, de chez Dieu, avec en elle la gloire de Dieu » (Ap 21, 10). Or, cette ville forme un cube : « Longueur, largeur et hauteur y sont égales. » (Ap 21, 16) Bien plus, il se trouve qu’au siècle de la naissance de l’islam, un monument s’élevait le long du chemin qui, de la maison de la Vierge en la sainte Sion, lieu de sa « dormition », mène à son « tombeau » de Gethsémani. Ce monument portait le nom grec de kubos dans une homélie attribuée à saint Germain de Constantinople (634-733).
Le saint patriarche évoque les lieux de la Dormition et de l’Assomption de Marie : « C’est, le long de la route suivie par le cortège funèbre, dans la descente de la vallée de Josaphat, le monument en forme de cube (kubos), à cause du juif téméraire et immédiatement puni pour le forfait contre le corps vénérable par l’amputation de ses deux mains ; c’est au milieu de ce cube, la colonne vénérée qui reproduit le prodige accompli de la guérison du juif ci-devant impie. » On trouvera le développement de cette question dans l’appendice à notre traduction du Coran, tome III, sous le titre :La Ka‘ba (p. 299-306). Selon notre hypothèse, la sourate V nous apprend que, loin de le détruire, l’islam naissant prit ce “ mémorial ” pour symbole de la « Maison d’Abraham » qu’il voulait « relever » (V, 97).
Contrairement à une idée reçue, la référence à Abraham n’est pas une source de rapprochement entre les « trois religions monothéistes ». Elle est plutôt propre à entretenir la guerre entre la descendance d’Isaac, l’enfant de la promesse, et ceux d’Ismaël, le tireur d’arc, qui habite le désert, selon qu’il est écrit : « L’enfant (Ismaël) grandit, habita le désert et devint tireur d’arc. » (Gn 21, 20) Comme les « soldats » du troisième Secret de Fatima...
Tandis que la Fille d’Abraham, Elle, la Ka‘ba, personnifiant à elle seule la « Vierge » et la « Maison » d’Israël, nous convoque tous, qui que nous soyons, chrétiens, juifs et musulmans, pour nous conduire aux « portes du Ciel » (cf. V, 2) par le chemin de son Cœur Immaculé. Comment ne pas exprimer notre reconnaissance à notre Père, pour sa perspicacité et la ténacité avec laquelle il nous a maintenu à la tâche, par ses encouragements éclairés et incessants, à forger un instrument scientifique et providentiel, en vue de la conversion des musulmans, par le triomphe du Cœur Immaculé de Marie.
LE TÉMOIGNAGE DU SANG VERSÉ
Beaucoup ignorent que le Yémen a été officiellement chrétien pendant une quarantaine d’années, entre 529-530 et 570-575, après avoir été en butte à une violente persécution de la part des juifs. En effet, en 521, un roi juif succéda au roi chrétien de Himyar, décidé à s’affranchir du protectorat éthiopien et de l’alliance avec l’Empire byzantin. En 523, il se mit à persécuter les chrétiens présents sur son territoire, en commençant par sa capitale, Zafar.
« Après avoir promis un sauf-conduit aux chrétiens éthiopiens, il fit mettre à mort trois cents d’entre eux, dont l’archiprêtre Ababut. Le massacre, qui eut lieu pendant la nuit, s’acheva par l’incendie de l’église où périrent deux cents fidèles. L’édit qui étendit la persécution à tout le royaume punit de mort tous ceux qui se risquaient à protéger les chrétiens. Les premières victimes illustres furent des prêtres de l’Hadramaout : Mar Elia, sa mère et son frère ; Mar Toma, à qui l’on avait déjà coupé la main gauche pour le châtier d’avoir confessé le Christ ; Mar Wail et Mar Toma de Najran qui se trouvait dans la région. » (Piccirillo, op. cit., p. 21-22).
Les martyrs de Najran
Le roi juif se tourna alors contre l’oasis de Najran. Une première armée s’étant heurtée à la résistance des habitants, il prit lui-même la tête de forces plus nombreuses et mit le siège devant la ville. En vain. Il promit alors la vie sauve aux assiégés s’ils se rendaient :
« Et quand il vit qu’il ne les soumettrait pas par la guerre, raconte la source syriaque, il envoya des prêtres juifs de Tibériade avec la Torah de Moïse et une lettre de serment avec le sceau du roi juif ; il jurait sur la Torah, les Tables de Moïse, l’Arche et par le dieu d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, qu’il ne leur arriverait rien de mal s’ils lui remettaient la ville spontanément et s’ils sortaient pour se présenter devant lui. Les habitants de Najran crurent à son serment et trois cents d’entre eux, accompagnés de leurs chefs, sortirent pour le rencontrer. Il les reçut avec amabilité et cordialité et, de nouveau, il leur promit personnellement ce qu’il leur avait promis par lettre, leur répétant qu’aucun mal ne leur serait fait, qu’il ne leur demanderait pas de renier leur christianisme et que personne ne serait opprimé à cause de son christianisme, et il rompit le pain avec eux. Et quand, le lendemain, ils vinrent le trouver, il ordonna de les répartir entre ses chefs, cinquante par chef. En secret, il avait ordonné à chaque chef de prendre soin des hommes qui venaient à eux et, après avoir rompu le pain, de leur attacher les pieds et les mains, et de leur prendre leurs armes.
« Quand cela fut fait et qu’il fut certain que tous leurs chefs avaient été ligotés, ils envoyèrent tout de suite des Juifs et des païens qui capturèrent les chrétiens de la ville, en leur demandant de leur montrer tous les os des martyrs et ceux de Mar Bulos, l’évêque qui avait été consacré premier évêque de Najran (...) qui avait gagné la couronne du martyre en étant lapidé, comme Étienne le premier martyr, par les Juifs de Tibériade dans la ville de Zafar, la ville royale des Himyarites. Ils brûlèrent par le feu ses os, en même temps que Mar Bulos, l’autre évêque qui avait été consacré deuxième évêque de la ville de Najran (...). Les Juifs portèrent tous les os ensemble dans l’église et ils les entassèrent au milieu de l’édifice ; et puis ils portèrent les prêtres, les diacres, les sous-diacres, les lecteurs, les fils de l’alliance et les filles de l’alliance (les moines et les moniales), et les laïcs, hommes et femmes ; et ils remplirent toute l’église, d’un côté jusqu’à l’autre, avec environ deux mille chrétiens (...). Puis ils apportèrent du bois et ils entourèrent l’église à l’extérieur et ils mirent le feu à l’intérieur et ils la brûlèrent avec tout ce qui se trouvait à l’intérieur (...).
« Et quand l’église et tout ce qui se trouvait à l’intérieur fut brûlé, le roi porta, le même jour, tous les chefs et les hommes nés libres, et ils se trouvaient liés devant lui.
« Et il leur dit :
– Pourquoi avez-vous essayé de vous rebeller contre moi, pourquoi ne m’avez-vous pas remis la ville, pourquoi avez-vous placé votre confiance dans ce fils de... dans ce vieil idiot de Harith bar-Kaab, que vous avez élu comme votre chef ? ”
« Alors, il dévêtit Harith et il lui dit :
– Regarde-toi nu devant ceux qui te considéraient comme leur chef, pour que tu puisses être déshonoré dans ta vieillesse devant eux. ”
« Mais Harith lui répondit :
– Vraiment, si le vêtement que je porte te devenait évident, tu ne me parlerais pas ainsi. Mais comme tu ne le vois pas, tu penses que je suis nu. En vérité, je te dis que mon âme, en ce moment, est devenue grande à mes yeux et je n’ai pas honte de la nudité de mon corps. Parce que le Christ sait que je suis meilleur que toi à l’intérieur et à l’extérieur, que mon corps est plus fort que le tien et que mon bras est plus puissant que ton bras. Je n’ai pas de blessures de fer de lance ou d’épée sur mon dos, mais seulement sur ma poitrine ; parce que je n’ai jamais montré mon dos au combat comme le ferait un lâche. Avec l’aide du Christ, j’ai été vainqueur dans beaucoup de batailles, et c’est moi qui ai tué au combat le frère de celui qui est assis à ta droite et qui est ton cousin paternel. ”
« Le roi lui dit :
– Ainsi, c’est sur lui que tu comptais pour te révolter contre moi. Je vais te donner un conseil pour sauver ta vieillesse. Renie le Christ, le menteur, et sa Croix, et tu vivras ; dans le cas contraire, tu mourras d’une mort atroce, toi et tes compagnons et tous ceux qui ne renieront pas le Christ et la Croix. ”
« Et Harith lui dit :
– Rappelle-toi les serments que tu nous fis au nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, de la Torah et des Tables et de l’Arche. ”
« Le roi lui répondit :
– Laisse ces choses et renie le Christ et la Croix. ”
« Le vieillard lui répondit :
– En vérité, je suis affligé pour tous les compagnons chrétiens qui étaient avec moi dans la ville, parce que je les ai conseillés, mais ils ne m’ont pas écouté. Parce que j’étais prêt à livrer bataille contre toi et à me battre contre toi pour le salut du peuple du Christ, et tu m’aurais tué ou moi, je t’aurais tué, et j’avais l’espoir, grâce au Christ, mon Seigneur, de te vaincre ; mais mes compagnons ne me l’ont pas permis. J’ai pensé aussi de ne guider que ma famille et mes esclaves, et de sortir pour te rencontrer, mais mes compagnons chrétiens fermèrent les portes de la ville et ne me le permirent pas. C’est moi qui leur ai dit de rester en ville et de ne pas ouvrir les portes, parce que j’avais confiance dans le Christ, mon Seigneur, et je savais que la ville ne serait pas prise par toi, parce qu’elle ne manquait de rien, mais sur cela aussi, mes compagnons ne m’écoutèrent pas. Et quand tu envoyas ta parole, tes serments, je leur conseillai de ne pas te croire, en leur disant que tu étais un menteur, et que l’on ne peut avoir aucune confiance en toi, mais mes compagnons ne se laissèrent pas persuader. Et maintenant, tu me dis de renier le Christ, mon Dieu, et de devenir juif. Peut-être que je ne vivrai pas davantage et toi, tu veux m’éloigner du Christ, mon Dieu, dans ma vieillesse. Vraiment, tu n’as jamais agi en roi, parce qu’un roi qui trompe n’est pas un roi, parce que j’ai vu beaucoup de rois, mais jamais des rois menteurs. En ce qui me concerne, je resterai ferme et je ne serai pas un menteur en reniant les promesses que j’ai faites au Christ. ”
« Les chrétiens célébrèrent avec fierté le vieux cheikh et ses compagnons, religieux et laïcs, hommes, femmes et enfants, qui surent mourir en chrétiens avec l’orgueil des Arabes. » (ibid., p. 22-24)
Frère Bruno de Jésus-Marie
Il est ressuscité ! n° 11, juin 2003 p. 3-12