Sainte Élisabeth Seton
ÉLISABETH Seton, béatifiée au cours du Concile Vatican II et canonisée en 1975, fut la première Américaine à monter sur les autels. Sa sainteté illustre la fondation héroïque de l’Église américaine.
SOUS LE PROTESTANTISME TRIOMPHANT
Elle voit le jour à New York le 28 août 1774. À l’époque, la ville ne compte que 30 000 âmes, y compris les esclaves, et les maisons toutes de bois n’ont souvent que deux étages ! Mais c’est déjà une ville importante qui sera le siège de l’état-major britannique durant toute la guerre d’Indépendance qui débute en 1775.
Le père d’Élisabeth, Richard Bayley, est un jeune médecin – il a trente ans – déjà fort réputé. Membre de l’Église épiscopalienne, il ne manifeste cependant aucun intérêt pour la religion. C’est un humaniste pour qui la science médicale est un sacerdoce. La guerre, avec ses misères, lui donne l’occasion de l’exercer, et il s’y donne sans compter, délaissant quelque peu sa jeune femme, qui mourra loin de lui, en 1777, en mettant au monde leur troisième enfant.
Le docteur Bayley ne reste pas longtemps veuf. Au bout d’un an, il se remarie avec une jeune fille de dix-neuf ans, de qui il aura sept enfants en dix ans, mais qui malheureusement n’aura aucune affection pour les enfants du premier lit. Le cœur très sensible de la petite Élisabeth en souffrira beaucoup, malgré les démonstrations de tendresse de son père.
L’enfant sevrée d’affection maternelle s’intéresse vivement à l’Écriture Sainte que son excellente éducation protestante lui fait connaître très jeune. En témoigne le journal intime qu’elle tient fidèlement dès l’âge de sept ans. On lit avec étonnement, au milieu de pages consacrées aux centres d’intérêt d’une petite fille, des réflexions d’une profondeur étonnante, laissant deviner une âme très soucieuse de bien faire.
C’est dans ce journal qu’on trouve consigné un petit évènement révélateur du climat religieux de l’époque, très anti-catholique. En effet, à New York comme dans toutes les colonies insurgées de la côte Est, les catholiques sont persécutés et, depuis 1704, interdits d’emplois publics. On apprend aux enfants à éviter ces gens considérés comme appartenant à une sous-race. Cependant, un beau jour, Élisabeth note : « J’ai tiré au sort comme pauvre [à visiter avec son père]la vieille O’Togarty, on dit qu’elle est catholique, je n’en ai jamais vu. Première visite : Pourquoi les catholiques sont-ils si différents des autres ? Qu’est-ce que ce chapelet ? » Elle écrit aussi les paroles de remerciements de cette pauvre mourante à son père qui, non sans mérite dans un tel climat, lui a procuré la grâce d’être visitée par un prêtre : « Je dirai à la Mère de Dieu qu’elle vous prenne sous son manteau d’azur. » La prière sera exaucée !
L’aide qu’apporta Louis XVI aux Insurgés eut cependant l’heureux effet de permettre au culte catholique de paraître officiellement. Si bien qu’à la fin des hostilités avec l’Angleterre, le pape Pie VI, profitant de la situation, désira nommer au plus vite un évêque. Pour ce faire, il demanda aux vingt-quatre prêtres catholiques vivant alors aux États-Unis, de se réunir à Baltimore et de l’élire. Leur choix se porta sur John Carroll, un ancien jésuite, dont le frère était un ami de George Washington ; un choix judicieux, comme l’avenir le montrera.
Le premier souci du nouvel évêque fut d’augmenter son clergé. En 1790, lors d’un séjour en Europe pour son sacre, il lança un appel aux prêtres français réfugiés en Angleterre pour échapper à la Révolution, mais il ne reçut aucune réponse. Il accepta donc volontiers la proposition de M. Émery, supérieur général des Sulpiciens, de fonder outre-Atlantique une succursale de son célèbre séminaire. Les Sulpiciens se préparaient ainsi un refuge au cas où, à Paris, la Révolution les menacerait davantage, tandis que l’Église américaine y gagnait un renfort providentiel de qualité, qui sera le fer de lance du catholicisme aux États-Unis. Une trentaine de Sulpiciens y débarquaient en 1794, l’année même du mariage d’Élisabeth.
UN COURT BONHEUR CONJUGAL
En effet, celle-ci n’avait pas dix-sept ans lorsqu’elle fut remarquée par William Seton, âgé de vingt-trois ans, fils aîné d’un riche banquier de la ville. Revenant d’un long séjour en Italie, il fut aussitôt subjugué par le charme de la jeune fille, dont la beauté et la piété n’avaient d’égal que la gaîté. Ce qui acheva de conquérir son cœur fut sa bonté : chose rare dans la société du temps, elle manifestait un amour des pauvres, imité de celui de son père vénéré.
Avec son cher William, elle connaît le bonheur humain le plus parfait comme en témoignent ses nombreuses lettres précieusement conservées jusqu’à nos jours, tant elles rayonnent de bonheur, mais aussi d’intelligence et de bon cœur. En mai 1795, elle mit au monde sa première fille, cinq autres naissances suivront. Elle n’a aucun souci domestique, s’entend à merveille avec sa belle-famille et reste la consolation et la fierté de son père. Elle a deux passions : accompagner son père au chevet des malades les plus pauvres, et la lecture de… Voltaire et de Rousseau ! Mais cette singulière fréquentation ne l’empêche pas de prendre du temps, après une belle réception, pour méditer la Sainte Écriture. Qui pouvait augurer que cette jeune épiscopalienne, pétillante maîtresse de maison, qui recevait avec tant de charme la haute société new-yorkaise, serait, quinze ans plus tard, la fondatrice de la première communauté religieuse catholique aux États-Unis !
Le long chemin de peines et de souffrances qui permettra cette transformation, s’ouvre devant elle en janvier 1798, à son insu, lorsque son beau-père meurt, laissant au jeune couple la direction de sa famille de treize enfants et celle de ses affaires. Malheureusement, William n’a pas l’envergure de son père. Il a laissé investie en France la plus grande partie de la fortune familiale ; aussi lorsque Napoléon confisque les biens des nationaux américains, pour punir la jeune république américaine de ne pas s’associer à son blocus de l’Angleterre, les Seton ne peuvent éviter la banqueroute. Élisabeth, qui a maintenant six enfants auxquels s’ajoutent ses jeunes beaux-frères et belles-sœurs, reste d’un calme impressionnant. Indéfectible aux côtés de son mari, elle assiste à la vente de la maison familiale, à la dispersion du mobilier et subit l’opprobre de la faillite.
Quelques mois plus tard, durant l’été 1801, c’est son père, le docteur Bayley, qui est emporté par une épidémie de fièvre. Ce deuil l’éprouve davantage que la ruine, tant son affection filiale était grande. Mais elle trouva la force de ne pas se laisser abattre, heureusement car la santé de son mari déclinait et réclamait tous ses soins.
Dans toutes ces épreuves, elle eut aussi le réconfort d’avoir à ses côtés une de ses belles-sœurs, Rebecca. Élisabeth l’appelle « la sœur de mon âme » et les lettres qu’elle lui adresse régulièrement sont un véritable journal intime. Or, Rebecca a épousé le révérend Henry Hobart, grand prédicateur et futur évêque épiscopalien de New York, qui est aussi le conseiller spirituel des Seton. Il approuve l’idée d’un voyage en Europe pour améliorer la santé de William. Élisabeth ne se fait pas d’illusions, mais elle accepte de grand cœur d’accompagner son époux et leur fille aînée. C’est le 2 octobre 1803 qu’ils quittent New York pour Gênes en Italie.
La traversée se passe très bien et William semble reprendre des forces, lorsque le navire est mis en quarantaine au large de Gênes, et ses passagers contraints de s’installer dans un lazaret dépourvu du moindre confort. Malgré les bons soins que leurs amis génois, les Filicchi, veillent à leur prodiguer, ils ne peuvent suffisamment se protéger du froid et de l’humidité ; la santé de William se dégrade alors dangereusement.
Les admirables lettres d’Élisabeth à Rebecca racontent avec une grande simplicité toutes ses épreuves et ses réactions. Elle fait preuve d’une abnégation et d’une piété étonnantes qui forcent l’admiration. C’est si vrai que, plus tard, après la mort de Rebecca, les protestants s’empareront de ses lettres et les publieront dans l’espoir de démontrer que la sainteté d’Élisabeth est antérieure à sa conversion au catholicisme ! Voici, par exemple, ce qu’elle écrit le 1er décembre : « Mon pauvre William ! Lorsqu’il entend que je chante les psaumes de notre triomphe en Dieu ou que je lui lis de toute mon âme les paroles de saint Paul, brûlantes de foi en Jésus-Christ, je sens que son esprit y puise la vie ; il s’approprie ce qu’il vient d’entendre et toutes nos tristesses se changent en joie. Ah ! j’ai bien sujet d’aimer Dieu et de vouloir employer toute mon âme à le servir ! Tant que je vivrai, tant que je respirerai, dans le temps, dans l’éternité, je chanterai les louanges de mon Dieu. »
À la fin de la quarantaine, le 12 décembre, William retrouve suffisamment de vie pour être transporté chez les Filicchi. Mais le 24, son état s’aggrave soudainement. Dans sa chambre, elle et lui célèbrent alors la Cène protestante et en sont consolés, car, s’ils ne croient pas en la présence réelle, cet acte signifie cependant à leurs yeux la présence du Christ à leurs côtés. William s’éteint doucement le 27 décembre, à l’âge de trente-cinq ans. Élisabeth se retrouve, à vingt-neuf ans, veuve et mère de six enfants, ruinée et loin des siens !
L’ATTIRANCE DE LA PRÉSENCE RÉELLE
C’est l’amitié des Filicchi qui la sauve. Les Filicchi, c’est d’abord Filippo et sa femme, mais c’est aussi le jeune frère, Antonio, avec qui Élisabeth va nouer en toute pureté une amitié spirituelle qui sera déterminante pour sa conversion et sa vocation. En effet, les Filicchi, ardents et intelligents catholiques, vont lui révéler avec une délicate charité, les splendeurs de la vérité de notre religion. Ils lui font visiter Pise, surtout Florence et ses magnifiques églises et couvents. Elle assiste à certaines cérémonies, non sans en être impressionnée. Elle n’hésite pas à questionner ses amis, mais elle n’est pas dupe non plus de leurs innocentes manœuvres pour l’intéresser au catholicisme, et s’y croit insensible. En fait, une chose surtout l’attire : la présence réelle du Christ dans les églises catholiques, dont témoignent la liturgie et l’architecture.
Un jour, au cours d’une messe à laquelle Élisabeth assistait avec ses amis, un anglican se dresse au moment de la consécration et fait un scandale public en se moquant de la présence réelle. Indignée, elle se prosterne avec les autres fidèles et les paroles de saint Paul lui viennent alors à l’esprit : « Ils ne discernent pas le Corps du Seigneur. » Comment saint Paul pourrait-il dire cela, pense-t-elle, s’Il n’y était pas ! Pour la première fois, elle vient de réagir en catholique. Mais, ajoute-t-elle aussitôt, « ces pensées se perdirent dans celles de mes petits enfants à la maison ».
Il n’empêche que, peu de temps après, elle écrit à Rebecca : « Mon Dieu, que nous serions heureuses si nous croyions ce que croient ces chers amis, qu’ils possèdent Dieu dans le Saint-Sacrement, qu’il demeure dans leurs églises et qu’il leur est porté lorsqu’ils sont malades ! Ah ! chère ! lorsqu’on porte le Saint-Sacrement et qu’Il passe sous ma fenêtre, et que je sens mon isolement et ma détresse, je ne puis pas retenir mes larmes. Mon Dieu, que je serais heureuse, même loin de ceux que j’aime, si je pouvais vous trouver à l’église, comme les Filicchi vous trouvent dans leur chapelle. L’autre jour, dans un mouvement d’angoisse, je suis tombée à genoux sans y penser, quand le Saint-Sacrement a passé, et je criai à Dieu, dans une sorte d’agonie, de me bénir, s’il était réellement là. Mon âme ne désire que Lui. »
Et comme Jésus désirait l’âme d’Élisabeth, la foi en sa présence réelle dans l’Eucharistie va la conduire à la plénitude de la religion catholique.
Lorsqu’au printemps, elle regagne New York, providentiellement accompagnée par Antonio Filicchi qui s’y rend pour affaires, elle n’est pas encore catholique, mais elle n’est plus protestante. Durant la traversée, la pensée de retrouver le pasteur Hobart l’étreint de plus en plus. Jusqu’à ces derniers mois, il était le conseiller écouté, maintenant elle sait qu’elle ne peut plus tout lui dire. Aussi se résout-elle à lui écrire une lettre touchante, baignée de larmes, pour lui demander de respecter sa sincérité, « et bien que vous me jugiez dans l’erreur et même répréhensible par le fait d’un changement de religion, je sais que la divine charité chrétienne plaidera en ma faveur dans votre affection. Si toutefois vous ne voulez plus être mon frère, si votre amitié et votre estime, qui me sont si chères, doivent être la rançon de ma fidélité à ce que je crois être la vérité, je ne puis douter de la miséricorde de Dieu qui, me privant du lien qui m’est le plus cher sur terre, m’attirera certainement plus près de lui. » Elle ne sera pas déçue dans son espérance.
Le retour à New York, déjà attristé par la maladie mortelle de sa chère Rebecca, marque le début d’un long calvaire. Suivant les conseils d’Antonio, elle a annoncé sans tarder à sa belle-famille son intention de se convertir, même si elle n’y est pas encore résolue. Les réactions sont pour le moins violentes, au point qu’Élisabeth renonce à cohabiter avec les siens et se trouve, à l’extérieur de New York, une pauvre maison dont elle doit louer une partie pour survivre. Il ne faut pas oublier qu’elle est sans ressources !
Le pasteur Hobart, quant à lui, affecte la gentillesse car il espère encore convaincre sa belle-sœur de son erreur. Ses arguments captieux, qu’elle ne peut réfuter faute de connaissances doctrinales suffisantes, réussissent à la convaincre que l’Église épiscopalienne n’est, en fait, qu’une branche de l’Église catholique, c’est-à-dire universelle, et que la séparation s’explique par les turpitudes de l’Église romaine.
Élisabeth continue donc à fréquenter le temple épiscopalien, mais ce n’est pas uniquement à cause des explications d’Hobart. C’est surtout parce qu’elle n’ose pas entrer dans la misérable église catholique de New York, dédiée à saint Pierre. Sans aucun caractère, sombre, cet édifice n’a rien de la splendeur des églises admirées en Italie ! Comme elle est uniquement fréquentée par des misérables, Élisabeth en éprouve une terrible répulsion, la peur du qu’en-dira-t-on, du scandale si on la voyait rentrer là ! Toutefois, elle ne cesse de ressentir l’attirance de la Présence réelle ! Au temple, elle s’arrange pour s’asseoir sur un banc… tourné vers l’église catholique et, de là, elle parle au Dieu du tabernacle.
« J’instruis mes enfants de la religion catholique, sans faire aucun pas décisif, et ma grande consolation est de me réfugier en imagination dans une église catholique. » Mais son âme ne connaît pas de repos. « Elles se présentent encore à mon esprit les choses affreuses qui le troublent et ébranlent ma foi. Même si Dieu est assez bon pour me donner la certitude la plus entière que par le nom de Jésus mes prières, finalement, seront exaucées, il reste qu’à présent il y a devant mon chemin un nuage qui m’enveloppe, tandis que je ne cesse de lui demander quelle est la route véritable… Oui, vraiment, lorsque le souvenir de mes péchés et de mon manque de sainteté en face de Dieu vient à frapper ma mémoire, s’imposant à elle de toute sa force, je me demande seulement comment je puis attendre de lui une si grande faveur : la lumière de sa vérité, avant que le repentir de ma vie passée incline sa miséricorde pleine de pitié à me l’accorder. »
Heureusement, l’ami Antonio est à Boston et, dans de nombreuses lettres, elle lui confie les angoisses de son âme et les consolations que lui donnent ses enfants. La lecture de la vie des saints, et surtout de saint François de Sales, lui est un baume, mais de courte durée, car elle se sent séparée d’eux. « Antonio ! Antonio ! pourquoi ne puis-je être convaincue que votre religion est maintenant encore la religion qui était la leur ? »
LE TRIOMPHE DE JÉSUS-HOSTIE
Fin décembre 1804, pour le premier anniversaire de la mort de William, elle est au comble du désespoir. Elle connaît les jours les plus noirs de sa vie, jusqu’à ce que, le jour de l’Épiphanie, elle ouvre les œuvres de Bourdaloue et lise cette phrase qui lui est une lumière : « Il s’ensuit que, lorsque nous ne discernons plus l’étoile de la Foi, nous devons la chercher là où on peut seulement la trouver, avec ceux qui détiennent sa Parole. Il y a, dans l’Église de Dieu, des docteurs et des prêtres, comme il y en avait alors, il y a des hommes établis pour vous conduire et qu’il ne tient qu’à vous d’écouter, et ils vous diront ce que vous avez à faire. » Sa résolution est prise, elle va trouver le curé de la paroisse catholique de New York, mais celui-ci est absent. C’est providentiel, car sur les conseils d’Antonio, elle écrit au curé de la paroisse de Boston, un de ces éminents prêtres sulpiciens : M. Jean-Louis de Cheverus. Par ses réponses doctrinales précises, fondées sur la Sainte Écriture, et sa direction empreinte d’une douceur et d’une fermeté toutes salésiennes, il achèvera l’œuvre de la grâce et mettra définitivement Élisabeth sur la voie de la sainteté.
Le 27 février 1805, elle a le courage d’entrer pour la première fois dans l’église Saint-Pierre. C’est un mercredi des Cendres ; elle assiste, interloquée, à une cérémonie qu’elle ne connaissait pas. Mais le tabernacle l’attire irrésistiblement, elle s’agenouille : « Ah ! mon Dieu ! dit-elle, laissez-moi rester ici ! ». Le 14 mars, elle abjure solennellement, fait sa première communion le jour de l’Annonciation et reçoit la confirmation le 26 mai. Elle est paisible et heureuse comme jamais.
Pourtant, toutes ses relations familiales sont brisées et la persécution se déchaîne. La petite école où elle enseigne comme institutrice doit fermer ses portes, victime d’une cabale ! Pour vivre, elle ouvre une pension de famille pour des élèves d’une école protestante, mais elle est constamment surveillée.
En fait, sa conversion a fait grand bruit, et ce n’est pas sans raison que les autorités épiscopaliennes craignent la contagion. Sa jeune belle-sœur, Cécilia, âgée de 14 ans, est la première à la suivre. Gravement malade, elle a demandé à revoir Élisabeth, et le conseil de famille a accepté de renouer pour l’occasion avec la pestiférée ; lorsqu’elles se sont retrouvées seules, la petite a confié sa ferme intention de se faire catholique à Élisabeth qui l’a mise en contact avec le père de son âme. Le 25 juillet 1806, la jeune fille est reçue dans l’Église. Quand la famille l’apprend, c’est le drame. Chassée de la maison familiale, Cécilia se réfugie chez Élisabeth. Les conversions se multiplient à New York et l’église Saint-Pierre devient trop petite pour la communauté catholique qui ne cesse de grandir ; à Pâques 1806, par exemple, six protestants y abjurent.
Il n’empêche qu’Élisabeth est si persécutée qu’elle pense s’exiler à Québec ou à Montréal, là ses enfants pourraient étudier dans des écoles catholiques, mais M. de Cheverus le lui interdit : « Restez aux États-Unis, vous êtes destinée, je pense, à faire un bien considérable. »
À l’automne 1806, Antonio retourne en Italie. Ils ne se reverront plus ici-bas. Il a été son ange gardien ; maintenant, il peut partir, elle n’est plus seule.
AU SERVICE DE L’ÉPOUX DIVIN
C’est un jour d’août 1807 que la vie d’Élisabeth va prendre une orientation inattendue. À l’église Saint-Pierre, au moment où elle s’est avancée pour communier, le célébrant, l’abbé du Bourg, qui est étranger à la paroisse, reçoit une lumière intérieure qui lui montre en cette jeune veuve qu’il ne connaît pas, la pierre angulaire de la communauté religieuse qu’il désire tant fonder. Aussi, la fait-il appeler immédiatement après la messe : sans hésitation, il lui demande si elle accepterait de le suivre à Baltimore afin de fonder une école pour jeunes filles !
La vie était devenue si pénible pour elle et ses enfants, qu’Élisabeth n’a pas de peine à accepter sur-le-champ cette proposition. L’établissement sera officiellement ouvert dans la ville épiscopale de Mgr Carroll, le 9 juin 1808 pour… six élèves.
M. du Bourg, qui a compris le rayonnement et l’attraction qu’exercerait une communauté religieuse dans cette société protestante, s’emploie à recruter d’autres jeunes filles. Il en trouve six qui acceptent de se mettre sous la direction de celle qu’on appelle dès lors mère Seton. Le 2 juin 1809, elles prononcent leurs premiers vœux entre les mains de Mgr Carroll. C’est la première congrégation religieuse féminine fondée aux États-Unis.
Comme l’avait prévu l’ardent sulpicien, élèves et postulantes se présentent à la petite maison de Baltimore qui sert de berceau à la communauté, aussi faut-il rapidement prévoir un agrandissement. Mais où trouver les moyens financiers lorsque la plupart des fidèles sont sans ressources ? La Providence allait y pourvoir : un beau jour, tandis qu’après la messe mère Seton fait son action de grâce, elle entend distinctement une voix lui dire : « Allez, adressez-vous à M. Cooper, il vous donnera le nécessaire pour commencer. » Averti, M. du Bourg refuse sagement cette sollicitation en déclarant péremptoirement : « Si c’est la volonté de Dieu, celui-ci est capable d’inspirer à M. Cooper de se manifester ! » Or, le soir même, M. Cooper, un converti de fraîche date, frappe à la porte de M. du Bourg. Avec enthousiasme, il explique au prêtre qu’il vient soudainement de comprendre la nécessité d’ouvrir des écoles pour jeunes filles afin d’éduquer les futures mères de famille, que c’était une œuvre essentielle pour l’enracinement et le développement du catholicisme américain, et donc qu’il était prêt à mettre sa fortune à la disposition de l’Église dans ce but. Après enquête pour s’assurer que mère Seton et M. Cooper ne s’étaient pas concertés, M. du Bourg se rendit à l’évidence : Dieu voulait cette œuvre !
C’est ainsi que la communauté naissante de Mère Seton et le séminaire purent s’établir dans un magnifique domaine à Emmetsburg, dans les montagnes bleues, à quelques miles de Baltimore. L’œuvre est confiée à saint Joseph. Comme l’intention de M. du Bourg et de Mgr Carroll, est de fonder une communauté semblable aux Filles de la Charité de saint Vincent de Paul, on demande à celles-ci, à défaut de pouvoir venir elles-mêmes, d’envoyer une copie de leur Règle. En attendant, les novices se forment à la vie religieuse dans la plus grande pauvreté et la pénitence, mais aussi dans la joie, guidées par les écrits de saint François de Sales. Mère Seton compose des manuels de classe en s’inspirant de livres français qu’elle traduit. Ce premier noyau de l’Église américaine est, en effet, très francophile.
Le premier hiver est très rigoureux. Les sœurs visitent les malades des environs. Le décès d’Henriette, une de ses belles-sœurs, entrée peu de temps auparavant en communauté, est le premier deuil qui éprouve la jeune congrégation. Quelques semaines plus tard, la jeune Cécilia, la première à avoir suivi l’exemple d’Élisabeth en se convertissant, est rappelée à Dieu.
Un jour d’octobre 1810, un prêtre se présente au parloir. Mère Élisabeth qui ne le connaît pas, tombe à genoux lorsqu’elle l’entend se présenter : « je suis M. de Cheverus ». Depuis six ans, ils correspondaient, elle lui devait sa conversion et son courage dans toutes les adversités, et ils ne s’étaient jamais rencontrés ! Nommé évêque de Boston, il venait, accompagné du nouvel évêque de Philadelphie, Mgr Egan, passer deux jours en compagnie de mère Élisabeth. Nous imaginons sans peine leur joie spirituelle.
Peu de temps après, arrive la bonne nouvelle : les Filles de la Charité de Paris acceptent de leur transmettre leur Règle. Cependant, Mgr Carroll et M. du Bourg préfèrent que la communauté de mère Seton délaisse, dans un premier temps, le soin des pauvres pour se consacrer à l’éducation des jeunes filles. Avec perspicacité, ils ont compris que par ce biais les sœurs auraient un rayonnement prodigieux et qu’elles recruteraient rapidement, ce qui leur permettrait par la suite de prendre en charge les œuvres caritatives.
Dès l’automne 1811, les évêques commencent à réclamer des religieuses pour les diocèses nouvellement érigés par le Saint-Siège pour encadrer l’essor de l’Église aux États-Unis.
À LA RENCONTRE DE L’ÉPOUX
Élisabeth a encore huit années à vivre dans les perpétuels soucis que lui cause le développement de sa communauté privée encore de ressources, et dans les persécutions qu’elle et ses religieuses doivent endurer de la part des protestants. Intimement aussi, elle se fait beaucoup de souci pour ses deux garçons dont l’éducation a été difficile. Heureusement, les amis Filicchi viendront à son aide en les prenant en pension durant deux ans en Italie ; au retour, tous deux s’engageront comme officiers dans la marine américaine.
Les deuils ne l’épargnent pas. En particulier, celui de sa fille Anne, en 1812, lui sera particulièrement cruel quoiqu’elle soit morte saintement ; elle n’avait que 16 ans et était novice dans la communauté. En 1816, c’est sa benjamine, Rebecca, qui rend son âme à Dieu comme une prédestinée après trois mois de terribles souffrances.
On reste stupéfait par le travail qu’accomplissaient ces premières religieuses américaines. En plus du soin de sa communauté, de la formation des novices, de la direction de l’école, mère Seton veille aussi sur la préparation à la première communion des petits Noirs, une œuvre qui lui aliène bien des propriétaires. Elle fonde aussi une école normale pour les institutrices catholiques.
S’ajoutent à ce fardeau déjà lourd, les difficultés avec les supérieurs ecclésiastiques de la communauté, qui se succédaient et succombaient à la tâche, puisqu’ils étaient en même temps curé de la paroisse et supérieur du séminaire. Après le départ de M. du Bourg nommé évêque de la Nouvelle-Orléans, mère Seton eut beaucoup à souffrir de M. David qui complotait pour l’éloigner de la communauté afin de mieux contrôler celle-ci ! Ce chemin de croix dura dix-huit mois avant que Mgr Carroll comprenne la situation et le remplace par M. Dubois dont le dévouement édifia toute la communauté. Mais c’est surtout auprès de son successeur, M. Bruté de Rémur, que le cœur ardent et tout à Jésus de mère Seton trouva le soutien d’une profonde amitié spirituelle.
Puisque la méditation de la Sainte Écriture lui avait fait désirer la Sainte Eucharistie avant, pour ainsi dire, de la connaître, nous ne nous étonnerons pas de voir mère Seton passer de longues heures au pied du tabernacle. C’est là et dans la communion qu’elle puisait toutes les forces nécessaires à son labeur et toutes les vertus, en particulier cette si délicate charité dont le parfum nous est parvenu par ses nombreuses lettres. Une réponse du digne Mgr de Cheverus, futur cardinal archevêque de Bordeaux, nous la fait saisir : « J’ai lu votre lettre plus de vingt fois, avec des émotions toujours plus vives de tristesse, affection, admiration et vraie dévotion… Vos lignes sont reçues comme un trésor par le cœur de celui qui vous est sincèrement dévoué en Notre Seigneur. »
Il ne faut cependant pas imaginer qu’elle a toujours été comblée de consolations. Comme tous les saints, elle a connu des moments de terribles sécheresses, sa correspondance en témoigne.
Durant l’été 1820, âgée seulement de quarante-six ans, elle tomba sérieusement malade pour la première fois. Elle se remit, mais, affaiblie, elle ne pouvait plus assumer toutes ses tâches. Heureusement, la Providence avait conduit à ses côtés des sœurs très capables de prendre la relève. Cela ne l’empêcha pas d’éprouver de grands désirs missionnaires qu’elle confia à M. Bruté de Rémur : elle voudrait aller partout et jusqu’en Chine pour convertir les infidèles et mourir martyre.
En hiver, le mal reprit avec un abcès au poumon. Ses jours étaient comptés, elle le savait et ne s’en effrayait pas : « Si j’entendais seulement l’écroulement des murs de ma prison, je ne sais vraiment pas comment je pourrais supporter ma joie. » Un jour, en lui apportant la communion, M. Bruté de Rémur la trouve émue et en larmes. « Ma mère, lui dit-il, voici le Seigneur de la paix, avez-vous quelque peine ? – Non, non, donnez-le moi seulement ! » répondit-elle, dévoilant ainsi la ferveur de son désir.
Le 1er janvier 1821, mère Seton communia pour la dernière fois et elle reçut les derniers sacrements le lendemain. Malgré son épuisement, elle demanda pardon à ses sœurs réunies à son chevet, et leur recommanda de rester bien unies et fidèles à la Règle. Puis très distinctement, elle répéta deux fois : « Soyez enfants de l’Église ». C’était son bonheur, elle voulait que ce fût le leur pour l’éternité. Elle s’éteignit doucement, le 4 janvier 1821 à deux heures du matin, après avoir répété les noms de Jésus, Marie, Joseph.
Sa communauté, quant à elle, continua à se développer. En 1850, elle s’unit à la Compagnie des Sœurs de la Charité de Saint Vincent de Paul, dont elle suivait déjà la règle depuis la fondation. Les filles de Mère Seton en adoptèrent alors l’habit et donc la fameuse cornette. Avant le Concile, elles étaient 10 000 avec la charge de mille écoles paroissiales, de trente-six orphelinats, de cent six écoles secondaires, de cent cinquante hôpitaux et de vingt orphelinats ! Il faut leur ajouter les 1500 Sœurs de la Charité dites « à bonnet blanc », une congrégation qui résultait de la scission provoquée en 1841 par l’évêque de New York, mais qui se réclamait toujours de Mère Seton.
Cette extraordinaire fécondité est à l’image de celle de l’Église des États-Unis qui connaît, à la même époque, un développement aussi prodigieux, fondé sur la dévotion eucharistique et la pratique de la charité.
RC n° 141, octobre 2006, p. 1-6