Les grands débats de notre temps
LE MARXISME
Depuis l’apparition de l’homme, un problème gigantesque se pose à la science, et c’est un problème théorique et pratique : un problème de science morale. Jusqu’alors, la déesse Nature, à moins que ce ne soit le dieu Hasard travaillant de connivence avec la déesse Nécessité et sa consœur la Sélection naturelle, avait produit le cosmos, géré la biosphère et engendré enfin l’homme, sans qu’on y pense. C’est du moins l’un des axiomes de la science moderne. (...) Or, voici l’homme. Son sort est entre ses mains. Du même coup, l’ordre et l’avenir de la Terre dépendent de ses choix, de son action. Que saura-t-il faire ? Qu’a-t-il fait ? Écologie, prospective et plans réclament de l’humanité un génie immense et un effort collectif, un gouvernement mondial totalitaire pour assumer son destin. Tel est l’impératif catégorique de notre science moderne.
L’HOMME AU COURS DES ÂGES
LA LOI NATURELLE
Ouvrons ici une parenthèse de quelques trente mille ans. Depuis que les hommes existent et jusqu’à ces derniers temps, ils s’étaient fort peu souciés d’écologie et de prospective. Pourquoi ? La première raison de cette absence du sens de leur responsabilité est plate : (...) Par leur vie rurale, économe, leur lenteur traditionnelle, les hommes de jadis adoptaient, pour ainsi dire, les modes et les rythmes de la nature végétale et animale ; ils en épousaient l’ordre, ils en prolongeaient comme d’instinct les évolutions mystérieuses.
LA LOI DIVINE
La seconde réponse est plus profonde. Tout de suite, celui que nos paléontologistes nomment l’Homo faber, s’est montré aussi Homo sapiens. Il s’est fait, très tôt – à moins que son Dieu ne le lui ait révélé, en même temps qu’il lui apprenait le langage – une conception de l’univers, immatérielle et transcendante, lui fournissant une échappée vers le monde d’en haut, le monde futur, règne de justice morale, de paix et de bonheur. Cette foi en l’Esprit et en son immortalité a brisé net avec l’horizontalisme de l’évolution cosmique et biologique antérieure, instaurant, illusoire si vous voulez, une nouvelle histoire, celle d’un salut individuel et collectif. C’est le verticalisme de la civilisation et des religions humaines jusqu’à nos jours.
C’est cela, cette croyance religieuse, cette préoccupation morale partout présentes, qui explique pourquoi l’harmonie du monde et l’évolution de la vie n’ont point du tout préoccupé les humains pendant des millénaires. Ces questions qui pour nous sont essentielles, leur paraissaient, à eux, dénuées de sens, résolues d’emblée par le génie du Créateur. Le destin de l’homme était spirituel. La Terre en était le lieu, et le végétal, l’animal en étaient les instruments. (...) Nous traitons depuis peu cette théorie de l’histoire universelle et de la destinée humaine, de rétrograde, de superstitieuse, d’infantile... N’était-ce pas plutôt un progrès décisif par rapport aux millions de siècles d’une évolution des êtres inconsciente et forcée ? N’était-ce pas une lumière, une libération, et la preuve de l’émergence de l’homme très au-dessus de l’animalité ? (...) C’était la loi divine, connue par nature ou censément révélée, qui symbolisait l’harmonie et la loi du progrès universel.
LA LOI DE LA RAISON
Puis le Ciel s’est fermé, l’Esprit s’est éteint, les illusions se sont dissipées. L’homme a été rétrogradé au rang d’un animal évolué, humilié au niveau du singe par Darwin, Spencer et les autres, fondateurs des sciences humaines modernes. Son intelligence a perdu sa légèreté, sa gratuité, son immortalité spirituelle, pour être rendue à sa tâche, jadis subalterne, de régence du corps et de domination de la terre. (...) Je rappelle la note caractéristique de cette anthropologie que je n’oserais nommer humanisme : l’intelligence y est définie comme la faculté majeure de l’animal supérieur, capable de résoudre tous les problèmes de sa survie et de son épanouissement terrestre, mais fermée à toute autre vie ou réalité supérieure, à toute finalité transcendante, telles que la vie éternelle, la charité fraternelle, la contemplation de la vérité. Impuissance ? Inappétence ? L’homme moderne est, ou doit être, un robot parfaitement calme, satisfait, donc heureux.
LA LOI PERVERSE DU DÉSIR ET DE LA FUREUR
C’est alors que paraît Sigmund Freud, rendant quelque animation à la terne philosophie matérialiste de l’époque victorienne, et leur dimension tragique à des existences individuelles trop bien programmées dans l’ennui universel. Quel pavé dans la mare du conformisme scientiste, rationaliste et athée ! Il semble que, lorsque Dieu disparaît de la conscience de l’homme qui s’imagine l’avoir tué, c’est le diable qui reparaît d’abord pour le torturer ! (...)
Toujours dans le cadre irrespirable du rationalisme, Marx manifeste un autre drame. Après l’Éros ravageur, voici Polémos qui ne l’est pas moins : l’envie, la colère, la révolte, le combat. L’un et l’autre dieu convoyant Thanatos, la mort ! (...) Les excès de la charité chrétienne interdits, voici les violences d’une haine de Satan ! C’est la colère qui casse la machine bien huilée, aliénante, humiliante, du capitalisme libéral et conteste le progrès linéaire de la société technocratique et sa religion du PNB. (...)
L’HOMME FURIEUX
Il faut revenir à l’homme Karl Marx et à sa « praxis » réelle, si l’on veut juger à sa vraie valeur le marxisme qui en est sorti. La vie du fondateur de l’Internationale, avant tout commentaire, superfétation et transfiguration, conteste en effet et annule l’idéologie. (...) Françoise P. Lévy, jeune juive communiste, aux beaux temps des Nouveaux philosophes, après avoir été abusée elle-même par ses maîtres universitaires français, s’est tout d’un coup libérée du mensonge par une étude personnelle, approfondie, de la correspondance de Marx. Elle s’est jurée, avec passion, de démystifier la vie du faux grand homme, et cela nous vaut un merveilleux livre iconoclaste, Karl Marx histoire d’un bourgeois allemand (Grasset, 1976). Ce que F. Lévy révèle, Fritz Raddatz, historien allemand, le corrobore et son livre jette les mêmes clartés décisives sur cet autre imposteur de nos temps modernes, Karl Marx, une biographie politique (éd. allemande, 1975 ; Fayard, 1978). (...)
Que nous révèlent-ils ? Sans qu’ils y aient songé, le saisissant parallèle des impostures freudienne et marxiste. (...)
KARL MARX, LE RÉPUGNANT
Il est né en 1818 à Trèves, en Rhénanie, d’une famille de rabbins juifs. Mais son père, Hirschel, avocat conseil, membre de la Société du casino de la ville, s’est fait baptiser en 1816 pour éviter d’être barré dans sa carrière, et ses enfants avec lui ; mais non sa femme. Il se nommera désormais Heinrich et ne gardera du luthéranisme qu’un vernis de protestantisme libéral. Karl sera baptisé à l’âge de six ans, en 1824. (...)
Karl Marx a (peut-être) connu quelques années de ferveur mystique. Le pasteur Wurmbrand le suppose à plusieurs indices, dans son explosif petit livre Karl Marx et Satan (apostolat des édit., 1976). Mais dès 1835, étudiant à Bonn, introduit dans le Club des Poètes, à la suite peut-être de quelque humiliation ou faute majeure, il aurait été retourné comme un gant et initié au satanisme alors fort répandu. C’est la thèse de Wurmbrand, reprise plus récemment par Maurice Clavel et qui n’a jamais été sérieusement réfutée. Dès lors, il n’aurait plus eu d’autre obsession que de se venger de Dieu en détruisant le monde : « Je veux me venger de Celui qui règne au-dessus de nous... J’ai perdu le ciel... mon âme est marquée pour l’enfer... » Marx aimait chanter, d’une voix qui faisait frémir ses proches, l’air de Méphisto du Faust de Gœthe : « Dans l’existence tout mérite destruction ». À Bonn, notre sataniste n’a encore que dix-sept ans ! (...)
Étudiant pendant cinq ans à Berlin, il est introduit au Doctorklub. Il y entre en relation d’amitié-inimitié avec tous les poètes, philosophes et agitateurs qui lui feront escorte ou guerre toute sa vie, Bauer, Ruge, Bakounine, etc. Ces Jeunes hégéliens, cinq ans après la mort du Maître, en réaction contre son idéalisme absolu et ses processus dialectiques arbitraires, reconstruisent le monde à qui mieux mieux. Ils sont tous, en imagination, révolutionnaires. Parmi eux, Moses Hess, lui aussi sataniste passionné, est socialiste, sioniste résolu et révolutionnaire. (...)
Marx, qui ne pouvait s’enrichir de la pensée d’un autre sans la contredire pour la dominer, adopte toute cette fureur révolutionnaire, mais en niant le sionisme de Hess et sa dialectique sémitique de la guerre des races – au contraire, il est dès ce moment d’un antisémitisme grossier, frénétique – pour porter à l’absolu la guerre des classes et le triomphe du « peuple » par l’écrasement de la « bourgeoisie ».
QUARANTE ANS DE CONSTANCE BOURGEOISE
En 1842 Marx revient à Trêves, la tête farcie d’idées révolutionnaires. (...) N’ayant pu faire carrière à la suite de Bauer à l’université de Bonn, il opte pour le journalisme et se fait, selon l’exacte définition de F. Lévy, résolument « capitalo-démagogue». (...)
La logomachie révolutionnaire est déjà mise en place, mais son application au réel consiste à prendre parti pour la bourgeoisie en toutes circonstances, toujours contre les princes et la féodalité, en invoquant soit le libéralisme à la française, répandu en Rhénanie sur les pas des armées napoléoniennes, soit le pangermanisme prussien favorable aux grandes ambitions. Quant au peuple ouvrier dont Marx parle beaucoup, il faut noter qu’il n’existe pas encore, pas plus que de grande industrie dans la région. Il existe, certes, un groupe révolutionnaire à Trêves, les Freien,les Affranchis, qui militent contre l’État prussien et la religion. Marx, dans la Gazette rhénane, réprouve vertement leur nihilisme, pour de hautes raisons de stratégie révolutionnaire ! En 1846, il écrira : « Les communistes... doivent agir jésuitiquement et soutenir les bourgeois (ah ! là) qui agissent pour la liberté de la presse et la constitution. Plus tard viendra le moment des revendications spécifiquement communistes. »(...)
LE PLUS GRAND DIVISEUR DES FORCES RÉVOLUTIONNAIRES
Exilé, on se demande par quelle erreur, ou quel plan machiavélique, voici Marx à Paris, avec Engels, Bakounine, tous les socialistes émigrés, en 1843. (...) Il proclame dans le premier et unique numéro des Annales franco-allemandes, la nécessité de la « révolution totale ». (...) En foi de quoi, Marx attend l’écrasement de l’insurrection des tisserands de Silésie pour en dire beaucoup de bien. Le décalage bizarre de l’éloge sur l’échec va devenir une des constantes de la tactique de Marx. Et, autre constante, l’application à démolir tous les camarades socialistes, surtout les plus engagés. À Paris, il insulte déjà grossièrement les autres collaborateurs des Annales, numéro unique ! (...) Rupture avec Ruge. Conflit avec Feuerbach. Règlement de comptes avec Bruno Bauer. Mise hors de combat de Pierre-Joseph Proudhon. Tels sont les titres, dans Raddatz, les titres à l’admiration des révolutionnaires de tous les temps pour leur seul et unique Maître ! (...)
Expulsé de Paris, il déménage à Bruxelles. On loue une maison dans un quartier riche, on a une bonne, on mènera la grande vie de 1845 à 1848 sans gagner un sou, aux crochets d’Engels... Avec sa collaboration secrète, il rédige son fameux Manifeste communiste par lequel il se veut le Moïse du communisme, le glorieux, l’unique, l’éternel chef de la révolution en marche... non pas aujourd’hui, mais demain. Quant aux vrais ouvriers qui se révoltent alors, il les considère comme une « racaille » ignorante et incapable d’aucune action intéressante. (...) Ayant été perquisitionnés le 3 mars 1848, et retenus quelques heures au poste de police, lui et sa femme se posent en martyrs, devant l’Europe entière, avant d’être expulsés. Ils ont raison d’en profiter, ce sera la seule fois dans leur vie où ils auront un contact avec la police, en dehors des contacts de la délation ! (...)
Voici ce que démontre Françoise Lévy, corroboré par Fritz Raddatz : l’action publique de Marx n’a jamais eu pour but et pour résultat que de désorganiser, déconsidérer et désarmer le parti révolutionnaire au seul et unique service et profit des « petits-bourgeois démocrates », ses commanditaires et gens de son monde.
LE PARASITE HEUREUX DU CAPITALISME ANGLAIS
Nouvel exil. La famille atterrit en catastrophe à Londres, le 19 juillet 1849, après une inexplicable expulsion de Paris où les Marx ne faisaient vraiment rien de mal ! C’est la misère, la déchéance dans le quartier de Soho, insupportable humiliation pour le génial penseur de la révolution socialiste ! On se cache pour n’être pas surpris par des amis bourgeois dans cette dèche. Mais l’argent est l’obsession ; on quémande à droite et à gauche, on guette la mort de l’oncle, de la mère de Karl pour l’héritage, on obtient une avance sur l’héritage, on spécule, eh ! oui, sur les chemins de fer. Et principalement, on vit de l’argent sans cesse réclamé à Engels, le bel argent capitaliste que l’ami récolte sans se baisser, dans sa filature de Manchester... l’argent de la « plus-value », de la misère ouvrière, de l’exploitation patronale ! On comprend pourquoi Marx sera contre l’interdiction du travail des enfants dans les filatures, le jour où la question se posera ! (...)
Il fait tant et si bien qu’enfin son grand mouvement prolétarien regroupe, avec lui et Engels, huit bonshommes qu’il affuble chacun d’une grossière épithète méprisante, et pas un seul n’est ouvrier ! C’est alors qu’il reçoit la plus grande claque de sa vie : une lettre des ouvriers révolutionnaires de Cologne à « Herr Karl Marx ». Enfin ils ont compris que leur faux grand homme est un traître. À la bonne heure !
« Herr Doktor Marx, Pourquoi ferions-nous une révolution ? Pourquoi, nous les prolétaires, répandrions-nous notre sang ? Devons-nous vraiment, comme vous Monsieur le Prédicateur nous l’affirmez, n’échapper à l’enfer du Moyen-Âge que pour nous précipiter volontairement dans le purgatoire d’un ordre capitaliste périmé pour parvenir un jour au ciel nuageux de votre credo communiste ? Vous n’êtes pas sérieux en ce qui concerne la libération des opprimés. Pour vous la misère des ouvriers, la faim des pauvres n’ont qu’un intérêt scientifique et doctrinaire. Bien que chaque jour vous prêchiez la révolution sur le modèle de faits dépassés, bien que vous ayez un credo communiste, vous ne croyez pas à la révolte de la classe ouvrière qui, par le sang versé, prépare déjà la chute du capitalisme, vous ne croyez pas dans la permanence de la révolution... Maintenant que nous, le parti révolutionnaire, nous avons réalisé que nous ne pouvons rien attendre d’aucune classe sauf de la nôtre et que notre seule tâche est de rendre la révolution permanente, c’est le moment que vous choisissez pour nous recommander des hommes connus pour leur nullité. » Le traître est démasqué. (...)
Que fait donc, dans ces années cruciales, Herr Doktor Marx ? Il s’en va, en famille, faire des pique-niques sur les bords de la Tamise. Les enfants vont par-devant, puis les parents avec Engels ou quelque ami de passage et, derrière, Hélène Demuth, la bonne portant les lourds paniers de mangeaille. Ignominie ! s’exclame Françoise Paul-Lévy... car la « bonne » c’est aussi la maîtresse de Marx, qui lui a donné un garçon, Frederick, que son père, pour respecter les conventions bourgeoises et ne pas irriter Jenny, son aristocratique épouse, a fait « reconnaître » ( ! ) par Engels, toujours complaisant mais qui n’y est certes pour rien. (...) Les Marx sont d’infâmes bourgeois, avec l’hypocrisie en plus. (...) En 1864, on fonde l’Internationale, on en rédige le Manifeste, Adresse aux classes ouvrières.
Enfin, en 1867, on publie le premier tome du Kapital, auquel on travaille censément depuis 1845 ! C’est la Bible des temps modernes, la Loi de la révolution mondiale à venir, le cri de vengeance du peuple humilié et l’annonce de sa lutte finale, en termes vrais, en analyses scientifiques, en critiques implacables... Hélas ! personne n’aura le courage d’aller au-delà des cent premières pages.
« Ce qui est remarquable, c’est que la colère vengeresse de Marx est entièrement nourrie de papier. De toute sa vie, il n’a jamais vu un ouvrier dans l’exercice de sa profession ; en fait il ne connaissait pas de travailleurs, ne vivant pas parmi eux, et n’avait jamais mis les pieds dans une fabrique. Bien que son meilleur ami fut entrepreneur dans les filatures, une des branches industrielles les plus dures et connaissant l’expansion la plus rapide, il ne profita pas de l’occasion pour visiter l’entreprise d’Engels à Manchester. Même sa compassion était un fruit de la pensée. » (Raddatz) (...)
VINGT-SEPT ANS DE CONSTANCE ALLEMANDE
Les déchirements, haines et fureurs fratricides continuent de plus belle. Marx rompt ouvertement avec Bakounine qu’il poursuivra dès lors comme son plus mortel ennemi. (...) Bakounine est internationaliste sincère, Marx l’est en théorie. En fait, il est et demeure un bourgeois allemand, un nationaliste séduit par Bismarck ! (...)
En 1870, il prend parti pour la Prusse, la pauvre Prusse, dans la « guerre défensive » qu’elle doit, pour survivre, livrer à la France ! (...) Quand se produit l’événement révolutionnaire le plus considérable du siècle, le soulèvement de la Commune de Paris, évidemment Marx use de sa tactique habituelle. Il tire au renard, ne bouge pas et attend qu’elle soit écrasée pour prophétiser à sa gloire que, vaincue, elle a cependant vaincu ses vainqueurs ! C’est la fameuse Adresse du Conseil général de l’Internationale, datée du 30 mai 1871... « La Commune est vaincue depuis trois jours ! »
En 1872, au Congrès de La Haye, il manœuvre de telle sorte que Bakounine qui, lui, s’est battu à Besançon, soit exclu de la Ligue Internationale. Mais, se sentant en position difficile, Marx fait transférer le siège du Conseil général... à New York. C’est la mort de l’Internationale, perpétrée de sa propre main. Durant les dix dernières années de sa vie, il continuera à pontifier dans les épais nuages de sa pipe, vivant aux crochets d’Engels, lisant des montagnes de livres à longueur de nuits et noircissant des milliers de pages d’illisibles brouillons qu’après sa mort Engels s’usera les yeux à déchiffrer pour en faire les deux autres tomes du Kapital.
Jusqu’au bout, Marx divise le socialisme révolutionnaire et déchire férocement ceux qui s’essaient à le faire passer dans les faits. (...)
Il meurt le 14 mars 1883. Son ami, son double, son inséparable, Friedrich Engels continuera comme par le passé à nourrir sa lamentable famille, à écrire ses livres, à le défendre contre tous, jusqu’à sa mort, en 1895. (...)
CHARGE À FOND CONTRE MARX
Il faut choisir entre la foi et l’ironie ? La foi marxiste consiste à ignorer toutes les circonstances de la vie de Karl Marx, considérées comme négligeables, et d’en étudier sérieusement la doctrine comme le fruit de toute une vie consacrée à l’étude des problèmes économiques et d’une praxis révolutionnaire géniale, héroïquement menée pendant quarante ans. (...)
L’ironie consiste à rire de ce fatras dont jamais rien n’est sorti de sérieux, et d’accuser Marx et les marxistes de la pire imposture. D’accord sur cette charge à fond contre Marx, je ne le suis pas sur l’ironie,parce qu’on ne rit pas d’un courant de pensée qui est en passe de conquérir le monde et qui a déjà fait de la Terre l’effroyable charnier de dizaines de millions de pauvres morts. (...)
Il y a beau temps que l’analyse économique marxiste est démentie par les faits, sur son propre terrain. Ni le capitalisme n’a évolué selon le schéma dialectique prévu, tendant à la prolétarisation absolue de tout ce qui n’est pas lui et y provoquant la révolution annoncée, ni le socialisme n’a suivi les plans de développement logique tracés avec rigidité par Karl Marx. Rappelons pour mémoire que Lénine a réveillé le communisme de sa léthargie en brisant avec la théorie de Marx sur trois points capitaux : 1) Il décida de brûler l’étape, jugée indispensable par le Maître au long de quarante ans de combat, à titre d’alibi ! du développement du capitalisme bourgeois industriel. 2) Il substitua au prétendu mouvement spontané des masses prolétariennes, l’action offensive, de type « fasciste » ! d’un Parti unique, structuré, conduit par un dictateur absolu, lui. 3) Il donna pour but à la Révolution, non plus l’imbécile utopie d’une société communiste, sans classes et sans pouvoir, mais la constitution d’un État national-socialiste unifié, d’un totalitarisme mongolien.
Jamais aucun système, si toutefois l’on accepte la psychanalyse freudienne, n’a été à la fois si largement enseigné et mis en pratique, et si inexorablement démenti par les événements, manifestant sa non-valeur et sa nocivité. Alors, pourquoi ? (...)
LA REVANCHE DE LA RELIGION
Karl Marx a vécu dans une fureur d’orgueil, d’ambition, de désir d’argent, de gloire, de domination des foules toujours contrarié par la réalité prosaïque quotidienne et par l’échec. (...) Et par-dessous les lourdes analyses politiques, où il se trompe toujours dans ses prévisions, par-delà les théories économiques qui lui sont si peu familières, où il se perd et décourage son lecteur, il y a cette révolte, cette fureur, cette haine de Dieu, des pouvoirs politiques, des classes dirigeantes, de la société entière. Marx se défoule, et tout homme qui le lit se sent appelé à entrer dans ce cercle infernal d’une libération totale par la violence révolutionnaire.
MESSIANISME
Pourquoi est-ce dans un pays économiquement le plus inapte à la révolution marxiste, selon les catégories économiques de Marx, que la révolution communiste a triomphé ? Parce qu’il y a plus important que la dialectique économique du capitalisme et du prolétariat, il y a la dialectique messianique de l’oppresseur et de l’opprimé. Or, le peuple russe se trouve être, de tous les peuples de la terre, celui que le messianisme tente le plus. Il a rêvé du communisme comme d’une immense rédemption, d’un retour au paradis.
Marx phantasme si bien ce qu’il ne fut pas capable de faire, ce qu’il empêcha toute sa vie à ses rivaux de faire à sa place, qu’il inspirera à cent autres, plus tard, de l’entreprendre. (...)
MOSAÏSME
Bien peu de ses biographes ont remarqué la haine de Marx pour Moïse, le législateur et le conducteur d’Israël. Elle égale celle de Freud, et pour la même raison. L’un comme l’autre s’identifient à ce personnage biblique, juif, unique, formidable, qu’ils suppriment dialectiquement pour se substituer à lui. Comme législateur, et voilà pourquoi Marx et Freud produisent une explication scientifique totale de la réalité de la nature, de l’histoire, de l’avenir de l’homme. C’est leur Pentateuque. Mais aussi comme conducteur de peuple, et c’est l’explication de leur volonté paranoïaque à l’un et à l’autre, de dominer, de régenter les corps et les âmes, et, s’adressant à « l’inconscient » humain, individuel et collectif, d’avoir barre sur toute l’humanité enfin soumise à eux seuls pour la conduire, de miracle en miracle, à sa libération.
SATANISME
Revenons à la supposition du pasteur Wurmbrand : si Marx avait vendu son âme à Satan, si son orgueil dès lors avait prétendu détruire toute l’œuvre de Dieu pour lui substituer sa loi, le satanisme serait vraiment l’explication dernière de sa vie, de son œuvre, de son emprise sur le monde. (...)
Nous touchons là, je crois, la profondeur de ce mystère, d’une inversion totale et systématique de la religion. (...) Au lieu de la paternité et de la filiation divines et humaines, la dialectique du maître et de l’esclave. Au lieu de la soumission, l’aliénation, au lieu de la charité et de la grâce, la haine et la fureur. Au lieu de la Rédemption universelle, la Révolution totale. Au lieu du culte de Dieu jusqu’au sacrifice de soi, le culte de soi jusqu’à l’anéantissement du monde. Le marxisme est satanique...
L’HOMME SPIRITUEL
Nous ne perdons pas de vue le problème qui est le nôtre et celui de tout notre monde malade. (...) Freud et Marx ont élevé une protestation formidable, devenue mondiale, contre ce même homme robot du darwinisme optimiste de la pseudo-science moderne. Cet homme, ils l’ont au contraire montré aliéné, refoulé, opprimé, et ils ont excité partout l’insurrection, l’émancipation, contre cette dictature d’une abstraction. Ils ont ramené au grand jour les passions, les imaginations, les fureurs de l’homme concret qui refuse d’être une mécanique et l’esclave d’un système.
Seulement, ils l’ont fait, non de manière réactionnaire mais de manière anarchique, précipitant la chute, par une décadence plus profonde, celle de l’érotisme sans frein, celle de la violence sans limites. Freud et Marx emportent maintenant l’humanité au galop vers sa perte terrestre et sans doute éternelle. Voilà pourquoi, l’Anti-Darwin se doit d’être encore et tout aussi fortement Anti-Freud et Anti-Marx. Pour être Nietzschéen ? Hé ! la belle affaire ! Qu’est-ce que cela nous apporterait d’autre qu’un comble de déraison ?
Que mon lecteur se souvienne du fond wagnérien de Freud et de son emprunt secret aux tragiques grecs. Qu’il se souvienne du biblisme de Marx, de son mosaïsme, de son messianisme, inversés en satanisme. Et il conclura avec nous qu’au-delà de la plate science positiviste, matérialiste, pragmatiste, qui ne peut satisfaire l’âme, l’esprit personnel, libre et immortel de l’homme, la religion seule s’offre à sa faim et à sa soif, et non pas n’importe laquelle mais la vraie, qui lui apporte le dénouement de ses angoisses intimes et sociales, charnelles et spirituelles : le christianisme. Promis à Moïse, annoncé par Élie, réalisé par Jésus-Christ, répandu et communiqué par son Église, c’est une rédemption des captifs, c’est une guérison des malades, c’est une résurrection de l’âme et de la chair. En face de laquelle Freud et Marx présentent l’offre contraire d’une damnation voulue, dans l’ivresse de l’orgueil, de la luxure, de la destruction universelle, dans la donation de soi à Satan.
Tel est le choix sur lequel débouche la science moderne. Et ce n’est pas un choix de science mais de religion.
Il est symptomatique que Max Scheler, au moment de repousser dans le néant des choses vaines l’anthropologie judéo-chrétienne, avoue qu’elle n’a pas été remplacée, qu’elle n’est pas remplaçable : « Et on n’a pas encore vu paraître le grand “ psychanalyste de l’histoire ”, qui aurait libéré l’homme de cette angoisse du terrestre, et l’aurait guéri –non de la chute et de la faute, qui sont des mythes (dixit Scheler !) –mais de cette anxiété constitutionnelle qui est la source affective de cet ensemble d’idées propres au monde judéo-chrétien. » Eh si ! il est venu, le Sauveur du monde : Jésus-Christ !
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la CRC n° 167, juillet 1981, p. 3-12