La condamnation de l'Action française
EN 1995, notre Père consacra deux conférences de son « histoire volontaire de sainte et douce France » à la condamnation de l'Action française (enregistrements disponibles sous les sigles F 53 et F 54). Son introduction fixait la gravité de cette affaire qui marqua, en 1926, le tournant de l'entre-deux-guerres et sonna le glas de la paix en Europe par la faute, la très grande faute des gens d'Église en ce siècle.
I. LA CONDAMNATION DE L'ACTION FRANÇAISE, CRIME POLITIQUE
L'après-guerre est l'histoire d'une désillusion. Alors que la France, reprise en main par la franc-maçonnerie et les radicaux-socialistes, est démunie, désarmée, l'AF continue son service de salut national.
« L'ACTION FRANÇAISE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ET POUR LA FRANCE »
Dès la mort de saint Pie X, le 20 août 1914, la démocratie chrétienne relevait la tête, trouvant à Rome même des complices ennemis de la France, de la droite française.
En pleine guerre, en 1915, Mgr Mignot, évêque de Nice, envoyait au cardinal Ferrata un Mémoire confidentiel à l'intention du pape Benoît XV. C'était un pamphlet contre l'Action française, tout à l'éloge du Sillon de Marc Sangnier. En 1923, un autre Mémoire confidentiel connut une grande fortune. Son auteur, un certain Desgrées du Lou, démocrate-chrétien, traçait une histoire religieuse de la IIIe République tendant à dénoncer « l'imprudence des catholiques qui n'avaient perdu aucune occasion de solidariser la cause religieuse avec celle des partis de droite ». Ils étaient « ainsi eux-mêmes la cause de ce que l'anticléricalisme était implanté profondément dans l'esprit des masses ».
Les évêques français, nommés par Pie X pour la plupart, tenaient contre les lois laïques un discours totalement contraire. Pie XI jugea leur déclaration trop militante et, après intervention du nonce, il fit supprimer une directive que le cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, avait réussi à imposer en réponse à Desgrées du Lou : « Nous ne devons donner nos voix qu'à des candidats résolus à condamner cette laïcité. »
Le dimanche noir du 11 mai 1924, la Chambre Bleu Horizon fut renversée par une coalition des gauches.
Pie XI dit alors au cardinal Billot :
« Vos Français ont bien mal voté !
– Très Saint Père, c'est la faute de votre nonce ».
– Mon nonce, s'écria le Pape en frappant la table du poing, le nonce fait ma politique ! Ma politique ! » Politique d'entente avec Briand.
Radicaux et radicaux-socialistes revinrent en force. Pour faire obstacle au programme anticlérical du cartel,le général de Castelnau fonda laFédération nationale catholique. En un an, il recueillit deux millions d'adhésions. C'était une réussite formidable. L'AF, en première ligne de toutes ces bagarres,était près de l'emporter, avec le soutien des évêques résolus à mener la lutte contre les lois laïques. Nous étions à la veille d'une grande insurrection des Français contre la République qui tremblait sur ses bases. C'était le salut de la France. La politique de l'Action française se réduisait à une chose extraordinairement simple : rendre un pouvoir à la France pour qu'elle soit capable de se libérer des grands périls de l'heure. Le politique d'abord, c'est le renversement par tous les moyens, même légaux, même républicains, de la République maçonnique antifrançaise et antichrétienne.
Malgré le désaveu du Saint-Siège, le 10 mars 1925, l'assemblée des cardinaux et archevêques adressa un message sur “ les mesures à prendre pour combattre les lois de laïcité ”, en engageant une politique d'opposition totale au laïcisme qui« conduit au paganisme ». C'est la dernière chance quela Providence nous donne de sauver la France et la religion, constatent nos prélats.Le texte se termine par un appel à la vertu de Force, pour affronter les obstacles et braver les dangers, pour engager les catholiques à entrer dans la lutte au Nom de Dieu, comme l'AF le faisait au nom de la France.
Pie XI résolut de frapper les évêques qui s'opposaient ainsi à la politique de ralliement, c'est-à-dire de collaboration avec la franc-maçonnerie et la démocratie chrétienne ,sa politique.
L'ignoble Briand voulait lui aussi frapper l'AF qui dénonçait très violemment sa politique de trahison au profit de l'Allemagne.
L'obstacle à renverser du point de vue du Vatican, comme du point de vue de Briand, c'était l'AF. Elle remportait trop de victoires : en mai 1925, le gouvernement interdit le cortège de sainte Jeanne d'Arc. Malgré les barrages de police, cinquante mille parisiens défilèrent durant trois heures ! Quelques jours plus tard, Maurras fit cesser la violence en menaçant le ministre de l'Intérieur, Abraham Schrameck, d'être “ tué comme un chien ” si un nouveau militant nationaliste était assassiné. Le 25 juillet, soixante mille catholiques nationaux se rassemblaient en Vendée, au mont des Alouettes.
Pour que la politique du Pape puisse prévaloir sans encombre, il fallait abattre Maurras, écraser l'Action française, et d'abord l'isoler.
Le Pape chercha un cardinal apte à déclencher la mise à feu du système qu'il avait monté de connivence avec Briand. Il en trouva un, mal pris à Rome et en France, tenu par le Pape comme par Briand.Tout était en place, et la bombe éclata le 25 août 1926.
Dans la Semaine religieuse du diocèse de Bordeaux, l'Aquitaine, le cardinal Andrieu mettait ses jeunes gens d'Action catholique en garde contre Maurras et l'Action française : « Catholiques par calcul et non par conviction, les dirigeants de l'Action française se servent de l'Église, ou du moins ils espèrent s'en servir, mais ils ne la servent pas puisqu'ils repoussent l'enseignement divin qu'elle a mission de propager [...]. Athéisme, agnosticisme, antichristianisme, anticatholicisme, amoralisme de l'individu et de la société, nécessité pour maintenir l'ordre en dépit de ces négations subversives, de restaurer le paganisme avec toutes ses injustices et ses violences, voilà mes chers amis, ce que les dirigeants de l'Action française enseignent à leurs disciples et que vous devez éviter d'entendre. »
Le honteux réquisitoire de Bordeaux,comme on l'appela, était la reprise du pamphlet publiéà l'automne 1925 par un certain avocat belge, maître Passelecq,accumulant diffamations, citations falsifiées, prétentions exorbitantes pour faire croire que l'Action française était un repaire de païens, d'antichrétiens.
« VU L'URGENCE ! »
Maurras, les catholiques d'AF, les évêques tentèrent d'apaiser cette soudaine tempête. L'Action française protesta de son dévouement et de son respect. Maurras précisa sa position : il avouait n'avoir rien de catholique, certes, mais affirmait n'être pas opposé à l'Église romaine. En outre, il recommandait aux catholiques, surtout à ceux qui s'étaient convertis à la lecture de ses œuvres, la soumission au Pape et aux évêques.
L'intervention de Pie XI rendit tout inutile.
Le 5 septembre, c'est-à-dire dix jours après, il envoyait une lettre d'approbation au cardinal Andrieu ; le 7 septembre, par retour du courrier, Andrieu remerciait Pie XI avec effusion de le soutenir dans cette grande campagne si courageuse qu'il entreprenait contre l'Action française dont la doctrine pourrait se « définir comme le pape Pie X a défini le modernisme : le rendez-vous de toutes les hérésies » !
Le 16 septembre, l'Action française fit parvenir au Pape des protestations de soumission, de respect, de vénération, de la part des étudiants d'Action française, des ligueurs, des dames d'Action française, implorant :
Très Saint Père, éclairez-nous sur nos propres défauts, afin que nous puissions être de bons catholiques ! Nous ne pensons pas un seul moment à nous révolter. Si nous ne sommes pas de bons catholiques, donnez-nous des prêtres, donnez-nous des aumôniers pour nous signaler nos erreurs.
Le cardinal Gasparri, secrétaire d'État, ami de la franc-maçonnerie, leur répondit dès le 2 octobre : Vous n'avez qu'à vous disperser, quitter l'Action française.
Le 20 décembre,s'adressant aux cardinaux romains dans son discours au Consistoire, le Pape parla de son grand souci, sa grande épreuve (!) qui était la résistance de l'Action française à ses avertissements paternels. Il termina en disant : « Non licet, il n'est pas permis aux catholiques, en aucune manière, d'adhérer aux entreprises qui mettent les intérêts des partis au-dessus de la religion ».
L'Action française répondit deux jours après : « Non possumus ». Daudet expliqua que ce Pape germanophile, ce Pape démocrate chrétien demandait à l'Action française de se suicider pour faire plaisir à tous les amis de l'anti-France. Nous, comme Français, conscients du danger que l'Allemagne représente pour nous, nous disons que nous ne pouvons pas abandonner l'Action française sur un commandement du Pape !
La Congrégation du Saint-Office inscrivit, dès le 29 décembre, sept livres de Maurras à l'Index. La Revue grise, revue mensuelle des premiers temps de l'Action française, fut globalement mise à l'Index, ainsi que le journal quotidien.
En quatre mois, des sanctions inouïes étaient lancées contre l'Action française, sans raisons précises. « Il n'a été question que de politique républicaine, jamais il n'a été question d'erreur doctrinale ».
UN SECOND RALLIEMENT, SOUS PEINE DE SANCTIONS
Cette intervention du pape dans la vie nationale française apparaît en effet comme une œuvre de défense républicaine, un second ralliement. Léon XIII avait fait une obligation morale aux catholiques de devenir républicains, mais sans appliquer de sanctions aux contrevenants. Pie XI, lui, infligeait des peines extrêmement graves à tout opposant. On n'avait jamais vu ça !
Pour mieux assommer les catholiques d'Action française, et paraître apporter quelque raison doctrinale à ce crime, Pie XI fit endosser à saint Pie X la condamnation, inventant que ce Pape avait signé le décret mais retardé sa publication à cause des périls de guerre, et voulu cependant qu'il soit publié en son propre nom. Il ajouta une histoire rocambolesque : Pie XI lui-même avait retrouvé ce décret signé de Pie X, mais caché dans une bibliothèque parce qu'il y avait eu un déménagement et que son flair de bibliothécaire le lui avait fait découvrir !
Une seule faille à ce système : les Papes ne signent jamais les décrets de l'Index. Jamais ! Des gens de la Curie romaine le confirmeront à notre Père.
Soutenus par la hiérarchie, conscients de l'abus de pouvoir, les ligueurs commencèrent par résister.
En effet, « sur le terrain politique, le Pape n'a pas le droit d'intervenir autrement que par des conseils que nous sommes libres de suivre ou de ne pas suivre, dans la mesure où ils ne sont pas nuisibles à notre Patrie que nous n'avons pas le droit d'abandonner ou de négliger. Ici, nous sommes en présence d'un empiétement sur le domaine politique que nous n'avons pas le droit d'accepter. »
Le colonel Keller, un des chefs de l'Action catholique écrivait : « Si rien n'est modifié aux non licet si absolus et si catégoriques, ce serait dans la jeunesse un mouvement de révolte redoutable qui ébranlerait sa foi, autant que son respect pour l'autorité pontificale. Il ne faut pas oublier qu'une grande partie de cette jeunesse a été élevée dans les établissements de l'État et qu'elle a en germe tous les principes du libre-examen et du laïcisme qu'on lui a enseignés. Sans doute, elle avait réagi et sa réaction l'avait conduite à la vérité catholique en même temps qu'à la discipline de l'AF. Mais aujourd'hui, en face d'une condamnation qu'elle ne peut s'expliquer, et dont personne ne peut justifier à ses yeux l'exclusive sévérité, comment voulez-vous qu'elle ne se souvienne pas des critiques et des dénigrements autrefois entendus ? »
En revanche, la Fédération nationale catholique, qui était le parti du Pape, se soumit aveuglément. Castelnau appliqua strictement les directives pontificales.
Le 8 mars 1927, la Sacrée Pénitencerie déclarait excommuniés les fidèles qui s'obstinaient dans leur attachement à l'Action française, suspens les confesseurs qui refuseraient d'appliquer ces sanctions, en instance de renvoi les séminaristes suspects.
SOUS LA TERREUR
Les évêques commencèrent par être très opposés à la condamnation. Ils tenaient à la lutte contre les lois laïques et ils voyaient bien que l'Action française était leur meilleur soutien. Mais ils furent soumis à une succession d'ultimatum du Pape, transmis par le nonce et par le secrétaire d'État, les contraignant à se séparer publiquement de l'Action française et à faire allégeance au Pape. Ils cédèrent. Tous nos évêques s'inclinèrent par obéissance au Pape ! Voilà comment on peut, depuis Rome, faire passer un épiscopat de droite à gauche.
Dans la foulée, le Père Le Floch, supérieur du Séminaire français de Rome connu pour son opposition doctrinale au laïcisme et au libéralisme, fut renvoyé et le cardinal Billot fut acculé à démissionner.
Face à ce césaropapisme, les évêques auraient dû se dresser, mais c'était impensable, pour une raison que notre Père explique en conclusion de son étude du livre de Philippe Prévost : n'ayant plus de Roi, les catholiques ultramontains avaient pris pour chef le Pape. Condamnés, ces “ papistes ” se sont soumis.
Pie XI s'acharna. Il fallait que les catholiques d'AF disparaissent coûte que coûte. Excommuniés, ils se virent refusé le mariage à l'église et les derniers sacrements, sollicités sur leur lit de mort de renier l'Action française sous peine d'enfer éternel… L'Église fut frappée en ses meilleurs enfants. Résultat : « Le nationalisme intégral prit l'habitude de se passer du clergé et de se méfier de toute référence religieuse, il se cantonna dans le positivisme politique. »
Ainsi, Pie XI aggravait le mal qu'il dénonçait.
De nombreux ligueurs finirent par se soumettre ; Bernard de Vesins démissionna en 1930. L'AF, pourtant, demeura toujours sur la brèche afin de dénoncer toutes les trahisons. Pour défendre l'intérêt français, elle demeurait le seul phare, éclairant le moral du “ pays réel ”.
Mais la condamnation pontificale avait brisé son élan. Son déclin fut inexorable.
Le déni de justice ne fut jamais réparé. Pie XII leva la condamnation à la veille de la guerre, à la prière du Carmel de Lisieux, sur l'intervention du cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, puis de Mgr Breynat, l'héroïque vicaire apostolique du Mackenzie, un saint qui plaida la cause de Maurras et de ses amis, mais les persécutions ne cessèrent pas pour autant.
Pie XI ayant assassiné l'Action française, elle ne put faire cette contre-révolution qui nous aurait épargné la désastreuse défaite de 39-40 et tous les maux qui s'ensuivirent.
II. LA CAUSE RELIGIEUSE D'UN CRIME POLITIQUE
La condamnation de l'Action française se situe à l'intersection de la politique et de la religion. Même si ce ne sont pas des raisons religieuses qui provoquèrent la fureur de Pie XI et le déterminèrent à sévir, ce Pape exerçant le politique d'abord de sa mauvaise politique, Maurras et l'Action française n'étaient pas indemnes de tout reproche. L'Action française avait incontestablement raison, avec un enthousiasme, une ferveur, une discipline, une générosité sans égales. Elle avait tout pour vaincre, et pourtant elle était vulnérable : la foi était en danger à l'Action française. En 1913, madame Royer, « une vraie sainte ce qui ne l'empêche pas d'être une très fidèle royaliste », comme l'écrivait à Maurras Mgr Penon, en avait averti ce dernier. Elle s'inquiétait en effet « des effets de l'AF sur la foi des jeunes gens de son entourage, chez lesquels elle constatait la séduction opérée par les idées maurrassiennes » (Études maurrassiennes n° 5, p. 775).
Trois chefs d'accusation furent portés à l'encontre de l'Action française : son fondateur et son chef, Charles Maurras, était païen ; sa politique était naturaliste ; son action était immorale.
Pour bien choisir notre parti, remontons à la première bataille qui opposa l'Action française et l'Église, entre 1900 et 1914. Notre Père en a montré le caractère décisif.
« POURSUIVI POUR LES VÉRITÉS QU'IL PROFESSE »
En 1904-1905, l'Action française commençait à faire parler d'elle, très active dans les milieux universitaires, recrutant beaucoup dans le monde religieux des dominicains et des jésuites. Des prêtresprofondément républicains, appelés pour cette raison “ abbés démocrates ”, voyant le succès de Charles Maurras, commencèrent à lire ses ouvrages de jeunesse et à écrire des pamphlets contre lui, dénonçant dans les membres de l'Action française des hérétiques dangereux pour la vie de l'Église.
Des cardinaux et des évêques, conformément à la pensée de Pie X qui les avait nommés, répliquèrent aux abbés démocrates, en reconnaissant la vérité, mais en prenant la défense des gens d'Action française :
« Monsieur Maurras et ses amis ont enseigné des erreurs, disait le cardinal Sevin de Lyon, il ne saurait être question de les excuser. Mais s'il est poursuivi par les libéraux et les démocrates, ce n'est pas pour les erreurs qu'il enseigne, mais pour les vérités qu'il professe. »
Si vous condamnez Maurras, toute la révolution va passer par la brèche, avertissaient les religieux favorables à l'Action française. Il n'en demeure pas moins que l'œuvre de Maurras fournissait un prétexte de poids pour atteindre ce qu'il avait de meilleur.
LE PÉCHÉ DE MAURRAS
Maurras païen, Maurras agnostique ne croit pas en Dieu. Tout lecteur des 150 Points sait que l'existence de Dieu est « le premier et le plus pur fruit de la sagesse métaphysique ». Nous sommes certains que Dieu existe. Personne ne peut dire que Dieu n'existe pas sans pécher.
Dans L'Avenir de l'Intelligence, Maurras se dépeint sous la figure d'un certain Charles Jundzill, lequel, avant sa dix-neuvième année, avait constaté jusqu'à l'évidence son inaptitude à la foi et surtout à la foi en Dieu, principe et fin de l'organisation catholique.
Maurras s'acharna dans cet “ agnosticisme ” et le proclama durant toute sa vie dans des termes non seulement injurieux, mais blasphématoires.
Il ne se contentait pas d'un dilettantisme et d'un esthétisme qui l'éloignaient de plus en plus de toute préoccupation religieuse : il éprouvait un besoin rigoureux de blasphémer.
Un jour, il jeta à ce bon chrétien de Louis Dimier, collaborateur de l'Action française : « Avec votre religion, il faut que l'on vous dise que, depuis 1800 ans, vous avez étrangement sali le monde. »
Il y avait de quoi se scandaliser. Selon Maurras, il y a rupture entre « les évangiles de quatre juifs obscurs » et les écrits des Papes et des docteurs de l'Église catholique romaine. Il loue l'Église d'avoir su étouffer l'anarchie orientale contenue dans la Sainte Écriture :
« D'intelligentes destinées ont fait que les peuples policés de l'Europe n'ont guère connu ces turbulentes écritures orientales quetronquées, refondues, transposéespar l'Église dans la merveille du Missel et de tout le Bréviaire. Ce fut un des honneurs philosophiques de l'Église, comme aussi d'avoir mis aux versets du Magnificat une musique qui en atténue le venin. » (Préface de la 2e édition du Chemin de Paradis, 1895)
Cette hargne – il n'y a pas d'autre mot – se traduit par des blasphèmes proférés dans un style éblouissant, avec une puissance d'évocation sans égale.
En 1896, Maurras revint « de Grèce plus antichrétien qu'il n'y était allé », comme il le confia à Barrès. Anthinéa,qui relate ce voyage d'Athènes à Florence, renferme le « plus somptueux blasphème », au jugement de l'abbé de Nantes, qui ait jamais été proféré.
« Dans l'enclos déserté de l'ancien gymnase de Diogène où quelques moutons paissaient l'herbe, je me couchai au sol et regardai sans dire ni penser rien la nuit qui approchait.Il me semblait que, ainsi, sous la Croix de ce Dieu souffrant, la nuit s'était répandue sur l'âge moderne.
Maurras se justifia, en affirmant que ses blasphèmes portaient contre « le bizarre Jésus romantique et saint-simonien », le Christ protestant, le Christ de Tolstoï, de Lamennais. Soit ! opinèrent le cardinal Billot et Mgr Penon. Mais selon vous, le Christ historique est-il le Christ de l'Église catholique ou ce “ Christ hébreu ” que vous blasphémez ? Maurras ne voulut pas répondre.
« DAMNABILES SED NON DAMNANDOS »
Nous étions en 1914, la guerre allait éclater. Saint Pie X eut connaissance de ces blasphèmes qui heurtaient son âme sacerdotale. Mais le Pape repoussa dans un tiroir de son secrétaire le décret de condamnation des livres blasphématoires, disant : « Damnabiles sed non damnandos ». C'est vraiment le plus beau jugement qui fût jamais rendu, dans les annales de la Justice, commente notre Père. « Ils sont condamnables, mais il ne faut pas les condamner. » Ils sont condamnables en eux-mêmes, parce que les blasphèmes de Maurras injurient Jésus-Christ, outragent sa Sainte Face. Cependant, il ne faut pas les condamner parce que Charles Maurras, à l'heure présente, remplit une fonction essentielle dans l'histoire de la pensée, de son pays et de l'Église. Il sauve la civilisation chrétienne de la barbarie issue de la Révolution française.
Aux derniers jours de juillet 1914, recevant Mgr Charost, alors évêque de Lille, et entrouvrant le tiroir de son bureau, Pie X lui dit : « Nous avons là, mon cher fils, tout ce qu'il faut pour condamner Maurras. Mais nous croyons fort que les personnes qui nous ont si bien documenté ont agibeaucoup moins par amour et par zèle de la sainte religion que par haine des doctrines politiques soutenues par l'Action française. »
Puis, refermant d'un geste sec le tiroir de son bureau, Pie X ajouta : « Aussi, moi vivant, l'Action française ne sera jamais condamnée. Elle fait trop de bien, elle défend le principe d'autorité, elle défend l'ordre. »
Ainsi s'acheva le premier acte de la tragédie. La deuxième bataille se joua après la guerre et nous avons vu comment Pie XI prononça un « totus damnandus » par haine de la politique d'AF qui n'était pas sa politique.
L'ACTION FRANÇAISE VULNÉRABLE
Le Pape choisit de combattre l'Action française sur un sujet nouveau, difficilement abordé par les curés démocrates, eux-mêmes très fautifs de ce côté : le naturalisme. La condamnation du mouvement et de l'école de pensée se barderait ainsi de preuves théologiques.
L'Action française était “ naturaliste ”, c'est-à-dire qu'elle n'alignait pas sa politique sur la morale chrétienne. Ce que Maurras voulait promouvoir de toute urgence, c'était une politique tirée de l'expérience, à la suite des positivistes du dix-neuvième siècle, en vertu de l'empirisme organisateur.
Léon Daudet exposa sa défense avec des arguments percutants : Laissez-nous tranquilles avec vos histoires de naturel et de surnaturel. Je suis un bon catholique, mais ce que je vois, c'est ce que vous faites le travail des Allemands, que bientôt nous subirons une nouvelle guerre. Je ne sais pas si c'est du naturel ou du surnaturel, mais je suis avec Maurras pour défendre ma patrie contre un nouvel envahisseur et renverser cette République qui n'est bonne qu'à nous trahir.
Il était facile à l'Action française de répondre à tous ces démocrates, impies et révolutionnaires : C'est vous qui ne suivez pas la morale catholique dans votre politique ! Vous qui voulez fonder une société tout entière contre l'Église. Quant à la politique de Maurras, elle est toujours pratiquement en accord avec notre foi catholique !
Cependant l'Action française s'est endurcie, se persuadant qu'il s'agissait d'une affaire exclusivement politique, et se faisant une conscience vierge à trop bon prix alors qu'elle était vulnérable sur le terrain théologique.
Discernant l'orthodromie divine, s'élevant au-dessus de toutes les querelles, notre Père énonça alors cette lumineuse vérité D ieu ne pouvait donner la victoire à l'AF à cause de son paganisme.
LE “ SECRET ” DE MAURRAS
Ce n'était pas sans crève-cœur que notre Père en vint à affirmer pareille certitude.
Devenu rédacteur à Aspects de la France sous le pseudonyme d'Amicus, il justifiait Maurras de s'en prendre au “ Christ de la Réforme ”, afin de mieux exalter le “ Christ catholique ”, et d'enseigner sous les figures charmantes du Chemin de Paradis une morale stoïcienne de l'équilibre, de l'harmonie, une morale tout à fait grecque. Si le jeune théologien marquait fermement sa réprobation des blasphèmes, s'il en condamnait la matière, il voulait également en considérer l'esprit, comme d'un choix du catholicisme contre le christianisme moderniste et protestant.
Lorsqu'en 1952 il rencontra le vieux Maître, ce dernier resta muet sur ce sujet essentiel, gardant jalousement son “ secret ”.
Considérant le dessein de Dieu dans l'histoire, Amicus voyait l'insuffisance des simples démonstrations empiriques en face des démocrates chrétiens pour lesquels la démocratie est une religion. Pour sa part, il fondait sa politique “ maurrassienne ” sur Dieu qui aime la France, sur Notre-Seigneur Jésus-Christ qui en est le vrai Roi. Maurras et les dirigeants de l'AF le prièrent de ne pas mêler la religion au combat politique, l'AF se murant dans cette laïcisation totale de la politique française que Pie XI lui avait imposée par la condamnation, mais qu'elle tenait de son fondateur.
« J'AVANCERAI, MAIS MASQUÉ »
Lorsque des années plus tard, notre Père prit connaissance de la correspondance avec Mgr Penon, que Maurras n'avait pas daigné lui communiquer en 1949, il y découvrit les derniers mais vains efforts tentés par l'abbé Penon pour empêcher son élève de tomber dans l'antichristianisme le plus virulent. En 1890, Maurras lui annonçait qu'il serait un personnage double. L'un sera esthète et l'autre sera polémiste. Il aura deux langages, celui que tout le monde peut comprendre et qui respectera les conventions, et un secret. « Maintenant, j'avancerai, mais masqué pour ne pas peiner les gens qui sont mes proches, dont je respecte l'âme et la conviction. » Deux ans après, en 1892, Maurras publiait son Chemin de Paradis, avec l'arrière-fond annoncé.
Cette évidence apparut un jour à notre Père, comme il relisait l'ouvrage en vue de notre camp d'été de 1986, consacré à l'étude de Maurras face à Jésus-Christ (PC 32) et de la session de la Toussaint 1986 consacrée à l'étude des neuf contes du Chemin de Paradis (PC 33). Il fallut bien reconnaître à ces textes le sens sacrilège contre lequel notre Père se débattait depuis le séminaire.
Une haine de Jésus-Christ calculée, inventive, inspirait chacun des neuf contes. Cette découverte du secret de Maurras obligea notre Père à rendre les armes. «Aucun livre, jamais, depuis le commencement du monde, n'a été plus sacrilège, plus blasphémateur que ce livre-là. » Providentiellement, les démocrates chrétiens ne soupçonnèrent jamais pareille fureur antichrist. Avec un tel brûlot ils auraient réduit en cendres le nationalisme catholique.
En 1896, Maurras revint d'Athènes, « l'esprit préparé et fort », comme il l'écrivit dans Anthinéa, vainqueur du christianisme. Il se promettait de ramener la France à la sagesse du paganisme antique et d'étouffer les derniers restes de religion. Restaurer la monarchie, mais aussi détruire le christianisme.
Telle était la raison du silence obstiné de Maurras aux interrogations du cardinal Billot, de Mgr Penon, du Père de La Brière, et d'Amicus. Il ne voulait pas avouer que le Christ de Tolstoï était à ses yeux le vrai Christ dont il faisait mérite à l'Église de nous avoir délivrés au profit de notre civilisation !
De quoi le catholicisme avait-il « sauvé le genre humain » ? Du venin du Magnificat ! Du venin révolutionnaire des Évangiles ! Du Christ ! Et comment ? En étouffant l'Évangile pour le remplacer par l'ordre romain, la loi romaine, la civilisation romaine, la philosophie grecque !
« SANS MOI VOUS NE POUVEZ RIEN FAIRE »
Cette haine de Jésus-Christ, enfouie dans le cœur de Charles Maurras, conduisit l'Action française à une politique naturaliste, païenne. Sous prétexte de “ compromis nationaliste ”, il ne fallait jamais parler de Dieu ni de Jésus-Christ.
C'est pourquoi notre Père dut conclure avec tristesse : même sans Pie XI, Maurras qui voulait être le seul Sauveur, n'aurait rien sauvé. Notre-Seigneur Jésus-Christ est le seul Sauveur : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Quand on est catholique et qu'on suit un maître qui a l'horreur de Jésus-Christ, Dieu ne donne pas ses grâces. On ne peut restaurer la monarchie en France sans le secours de la religion, encore moins en bafouant le Christ ! « C'est sur ces écrits, sur cette politique séparée de tous les principes religieux que le Pape aurait pu fonder sa condamnation, nous expliquait le Père, en 1997. L'Action française aurait demandé une confrontation avec les théologiens et elle se serait soumise. Mais Pie XI voulait qu'en trois semaines tout soit brisé, jusqu'à falsifier les documents venant de Pie X, pourfaire triompher la démocratie en France. »
Notre-Seigneur Jésus-Christ ne pouvait donner la victoire. Et cependant «l'œuvre aboutira », prophétisait saint Pie X en 1912. Mystère de l'orthodromie divine. Au-delà de lui-même, de l'homme qui a la haine du Christ, et ne fera donc rien de bon, son œuvre de « beau défenseur de la foi » aboutira, dans le Mouvement Freppel, pouvons-nous ajouter maintenant, Action française catholique travaillant à la double résurrection de l'Église et de la France, afin que “ tout soit restauré dans le Christ ”.
Extraits de Il est ressuscité ! n° 14, septembre 2003, p. 13-24