Il est ressuscité !

N° 208 – Avril 2020

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Quand l’abbé de Nantes redécouvrait
le bienheureux Jean Duns

LORSQU’ON construit une cathédrale, l’ornement suprême est la flèche, si gracieuse, mais aussi si complexe à bâtir. Dans Il est ressuscité n° 203 de novembre 2019, frère Guy a montré comment l’abbé de Nantes notre Père a donné de solides fondations à sa « cathédrale de lumière », en étant très tôt un thomiste fervent, jusqu’à dépasser son maître par un génial approfondissement, découvrant le véritable statut de la relation qui, loin d’être accidentelle, est constitutive de la personne. Notre Père a exposé cette découverte dans son cours de Métaphysique totale en 1982. Il était parvenu, semblait-il, à l’apogée de sa science métaphysique.

Puis dans Il est ressuscité n° 206 de février 2020, frère Benoît a présenté la construction des murs et surtout la confection des magnifiques verrières de la Théologie totale. C’est d’une telle plénitude qu’on voit mal ce que notre Père pouvait encore améliorer.

Il ne manquait plus que la flèche. C’est cet ultime ornement que notre Père ajouta lorsque, en 1995, il fit une découverte supplémentaire qui l’amena à reprendre sa métaphysique et sa théologie. Non pour les modifier mais pour leur donner une touche finale décisive.

En préparant les conférences du camp de la Phalange sur le treizième siècle, il se replongea en effet dans le grand affrontement philosophique et théologique qui avait secoué cette époque. À cette occasion, il redécouvrit l’œuvre d’un théologien franciscain de la fin du treizième siècle, l’une des plus grandes gloires de son ordre, le bienheureux Jean Duns qui, du fait de son origine écossaise, est souvent appelé Duns Scot ou Scot. Nous fûmes alors témoins de l’enthousiasme de notre Père à la lecture des thèses de ce théologien.

Au séminaire, le jeune Georges de Nantes avait entendu parler de ce Duns Scot ; mais en si mauvais termes qu’il n’avait pas jugé nécessaire de l’étudier davantage. N’était-il pas résolument thomiste ? Plus tard, lorsqu’il donna ses grandes séries de cours à la Mutualité, il fit plusieurs fois référence à ce théologien, généralement en pressentant quelque chose d’intéressant. Mais chaque fois, la mauvaise réputation de Duns Scot détournait notre Père de le suivre.

C’est donc bien une véritable redécouverte qu’il fit en 1995. Il se rendit compte que le bienheureux Jean Duns avait critiqué Aristote, ce qui l’avait conduit à adopter des positions métaphysiques et théologiques souvent différentes de celles de saint Thomas d’Aquin.

Notre Père trouva donc d’abord dans le bienheureux Jean Duns un devancier dans sa propre critique du Docteur angélique. Cette découverte fut un réconfort et un appui pour lui. Et ce soutien inattendu le conduisit à formuler ses propres critiques à l’égard de l’aristotélisme de saint Thomas avec plus d’audace qu’auparavant.

Pour autant, notre Père ne rejeta pas saint Thomas d’Aquin. Il expliqua par exemple : « Nous essaierons, avec une passion de curiosité très sainte, enthousiaste, de découvrir les véritables dimensions de ce penseur génial [le bienheureux Jean Duns] pour essayer de ramener saint Thomas et ce Duns Scot à une harmonie d’intellectualité, une énergie de vérité supérieure. »

Un tel travail dépasse bien sûr le cadre de cet article. Nous pourrons seulement évoquer quelques exemples de ces positions scotistes qui ont suscité chez notre Père une confirmation de ses intuitions mais aussi beaucoup d’intuitions nouvelles.

I. LES SOURCES DE LA CONNAISSANCE

Traiter de la théorie de la connaissance peut paraître très abstrait aux non-initiés, mais notre Père y attachait une grande importance, car tout le reste en dépend, comme nous serons amenés à le vérifier à nouveau au cours de cette étude.

LE RÉALISME ARISTOTÉLICO-THOMISTE

Aristote, suivi par saint Thomas, a établi que le processus de la connaissance s’effectue en deux temps : la perception puis la conception.

La perception est fondée sur les intuitions sensibles. Rappelons que l’intuition est une connaissance immédiate, passive, sans raisonnement ni démonstration. Par exemple, je regarde par la fenêtre et je dis : il pleut ! ou bien le soleil brille ! C’est immédiat ! C’est une connaissance sans raisonnement préalable. Les intuitions sensibles sont donc les sensations élémentaires que nous recevons par nos cinq sens : les sons, les odeurs, les goûts, les formes, les couleurs... Les scolastiques disent : Il n’y a rien dans l’esprit qui ne soit d’abord dans les sens, qui ne vienne des sens.

Ensuite, notre raison travaille à analyser ces sensations brutes, en les passant au crible de ses principes premiers. Ce sont les grands principes de la logique : principe d’identité, principe de tiers exclu, principe de causalité et principe de finalité. Cette analyse aboutit à l’opération d’abstraction qui tire de la multiplicité des êtres des essences générales, et donne des définitions des choses (concept). C’est l’étape de la conception. Nous avons là les fondements de la connaissance scientifique.

Tout cela est très juste, c’est ce qu’on appelle le réalisme aristotélico-thomiste si cher à notre Père. Malheureusement, Aristote a ajouté qu’il n’y avait rien en dehors de cela.

« IL Y A PLUS ET MIEUX QUE LES INTUITIONS SENSIBLES »

Notre Père a raconté comment, jeune professeur et toute sa vie durant, il trouvait – mais sans trop oser le dire – que les sensations étaient une base trop étroite pour connaître la vérité tout entière. « Il y a plus et mieux à connaître, à aimer, un monde plus riche de mystère que le catalogue de nos intuitions sensibles et de leurs laborieuses reconstructions de raison. » (CRC n° 318, p. 34)

Il enseigna malgré tout la théorie aristotélicienne de la connaissance, jusqu’à ce qu’il prononce ses conférences de Métaphysique totale, en 1982, dont l’un des fondements est l’intuition de l’être.

En faisant appel à cette intuition, notre Père élargit le champ des sources de la connaissance tel que défini par Aristote. En effet, les sources de la connaissance n’étaient plus limitées aux intuitions sensibles ; il y avait aussi des intuitions qu’on peut qualifier d’intellectuelles pour les distinguer des précédentes. Ce sont entre autres l’intuition de l’existence, l’intuition de la singularité des êtres, et l’intuition de leur caractère relationnel. En faisant appel à ces intuitions, notre Père innovait considérablement par rapport à la stricte orthodoxie aristotélicienne.

Lorsqu’en 1995 il se plongea dans l’étude du bienheureux Jean Duns, notre Père découvrit que ce docteur avait voulu – déjà à son époque – introduire l’intuition dans le processus de la connaissance : « Les philosophes franciscains, saint Bonaventure, Duns Scot, tellement mystérieux, tellement calomnié, ont découvert qu’il y avait une voie plus sûre, plus immédiate [que celle d’Aristote utilisée par saint Thomas], à savoir développer la philosophie de l’intuition, [en particulier l’intuition] de l’existence. Cela répond à une aspiration [que j’avais] depuis longtemps. Je ne savais pas qu’il y a cinq cents ans, on avait répondu à ce que je demande. »

Effectivement, le bienheureux Jean Duns expliquait que nous avons une capacité – qu’Aristote ignore – de connaître les êtres singuliers par intuition immédiate, sans raisonnement : « Pour Duns Scot, explique notre Père, nous baignons en Dieu, et tout ce qui nous est cher, nous l’atteignons dans sa profondeur, dans son mystère dès l’abord, afin ensuite de pouvoir en enrichir notre connaissance de nous-mêmes et des autres. Merveilleuse philosophie ! »

Mais alors, pourquoi Aristote n’a-il pas vu tout cela ? Parce que c’est une connaissance d’origine surnaturelle.

UNE CONNAISSANCE D’ORIGINE SURNATURELLE

Étienne Gilson, grand spécialiste de la pensée médiévale, écrit : « Si la métaphysique thomiste est celle d’un intellect dont le péché originel n’a altéré ni la nature ni le fonctionnement, la métaphysique scotiste est celle d’un intellect dont le péché originel a profondément altéré le fonctionnement. » (Jean Duns Scot, Introduction à ses positions fondamentales, p. 72)

Effectivement, notre bienheureux explique que l’esprit humain a été blessé, diminué par le péché originel. Cette constatation plut beaucoup à notre Père, qui expliqua : « La raison naturelle, païenne, est enténébrée par le péché originel et ses suites » ; de sorte que cette raison « est étroite et d’ailleurs obscurcie philosophiquement, par là encline à l’ignorance savante et à l’erreur. »

L’esprit humain blessé par le péché originel est donc diminué, obscurci par rapport à ce que Dieu avait créé en Adam. En particulier, selon le bienheureux Jean Duns, le péché originel nous a ôté la connaissance intuitive. Étienne Gilson dit bien que pour notre docteur franciscain, l’intellect était « naturellement capable d’intuition intellectuelle, et cela se sent si bien dans la métaphysique de Duns Scot, que nombre de différences qui la séparent de saint Thomas d’Aquin nous semblent venir de là » (ibid.).

Et Scot explique que pour retrouver l’intégrité de notre capacité de connaissance, telle que Dieu l’avait créée au départ, le secours de l’ordre surnaturel est indispensable. Cela signifie qu’il faut d’une part restaurer en nous la vie surnaturelle et d’autre part recourir à la Révélation.

RESTAURER EN NOUS LA VIE SURNATURELLE.

Notre Père explique que la grâce sanctifiante opère une purification de l’être humain tout entier. Et l’un des fruits de cette purification est la restauration en l’homme d’une capacité perdue, la capacité d’intuition : « Il y a, comme l’enseignent les Saintes Écritures et la Foi catholique, en l’homme purifié une faculté illimitée d’intuition de la réalité foncière des choses, semblable à celle que Dieu en a ; et il y a dans tant de réalités concrètes ainsi contemplées une prodigieuse richesse de contemplation, infiniment supérieure au tableau des natures dressé par Aristote et même par saint Albert le Grand ou saint Thomas. »

Si la première partie de cette affirmation recueille immédiatement l’assentiment, on peut en revanche se demander pourquoi les deux éminents et saints docteurs catholiques susnommés paraissent avoir ignoré cette fameuse capacité d’intuition. Auraient-ils donc ignoré tout bonnement les effets de la grâce ? Évidemment non ! Mais ils avaient reçu l’ordre du Pape d’intégrer Aristote dans la pensée du temps. C’est cet aristotélisme de commande qui les conduisit à se cantonner dans l’étude des natures, et à négliger par exemple la connaissance du singulier.

Le bienheureux Jean Duns « eut l’avantage d’arriver après les grands sommistes, les Thomas et les Bonaventure », remarque notre Père. De ce fait, il eut tout le loisir d’observer les inconvénients de leurs systèmes, ce qui le conduisit à dénoncer chez Aristote « un terrible appauvrissement de notre expérience et, parallèlement, de notre compréhension de l’univers ».

Par exemple, Aristote ignorait l’intuition du singulier. Le bienheureux Jean Duns en était tout à fait conscient et identifia parfaitement la cause de cette erreur : « Aristote ne connaissait rien de ce péché [le péché originel et ses conséquences] et il trouva la nature disposée comme elle est, procédant uniquement à partir du sens... » C’est-à-dire que l’esprit d’Aristote, étant blessé par le péché originel, disposait seulement des intuitions sensibles et de la faculté d’abstraction, à l’exclusion des intuitions intellectuelles. Si bien que la connaissance aristotélicienne, aussi géniale était-elle, restait toujours partielle. Pour le bienheureux Jean Duns, cela signifiait qu’il n’était pas judicieux de faire totalement confiance à Aristote.

Selon notre Écossais devenu enseignant à Paris, il était donc urgent de rétablir un mode de connaissance plénier, capable de rendre compte de l’ensemble des aspects de l’être.

Il explique que, contrairement aux philosophes, « les théologiens savent l’insuffisance de la nature, la nécessité de la grâce et la perfection surnaturelle » (cité par Dominique Demange, Jean Duns Scot, La théorie du savoir, p. 92). Effectivement, quand l’âme retrouve son union à Dieu par le baptême et par la présence en elle de la grâce sanctifiante, elle est restaurée dans l’état où Dieu l’avait placée lors de la création. Dans cet état, « l’intellect de l’homme possède [de nouveau] la faculté d’une connaissance directe du singulier, c’est-à-dire de la chose sous sa “ raison propre ” ou “ singulière ” – il s’agit de la connaissance intuitive du singulier » (Dominique Demange, Théorie métaphysique et théorie transcendantale de la connaissance, p. 94).

Ce que notre Père traduit ainsi : « Une fois qu’on est passé par le baptême, surnaturellement, on a la grâce, et avec la grâce on a les vertus théologales de Foi, d’Espérance et de Charité. On est au-dessus de la condition des autres hommes. Cela ne se voit pas, mais c’est quand même vrai ; on a dans l’intelligence une lumière qui vient du Christ. » De fait, le baptême infuse dans l’âme la lumière de la foi, créant ce que les théologiens appellent un habitus entitatif, si bien que le petit enfant baptisé va d’instinct au vrai, et il adhère à la Révélation, du moins tant que le péché mortel n’y met pas d’obstacle.

Notre Père décrit alors les capacités nouvelles d’un esprit relevé par la grâce sanctifiante : « Scot dit [...] : Je vous regarde ; et avant même de vous connaître, ce qui me frappe, ce qui saisit mon esprit et mon cœur, c’est votre secret intime. Il m’apparaît globalement, c’est une intuition confuse, mais qui va à votre être pour le séparer du troupeau humain quelconque. Donc, nous avons une intuition intellectuelle qui va s’enrichir de toutes les connaissances que nous ferons de vos qualités et de vos défauts. Elle va s’enrichir, mais déjà, notre intelligence va à cette personne spirituelle, invisible, dont le corps, le visage, le comportement constituent des messages nombreux. »

Voilà l’intuition du singulier. On voit bien qu’elle va au-delà des simples sensations. Ensuite, le travail de la raison abstractive n’est pas exclu, évidemment ; mais il vient en second. Et dans cette façon de procéder, les intuitions intellectuelles viennent enrichir considérablement la matière de notre connaissance.

La deuxième recommandation pour retrouver une connaissance plénière, consiste à recourir à la Révélation.

RECOURIR À LA RÉVÉLATION.

« Deuxièmement, dit notre Père, on étudie son catéchisme [qui est un résumé de la Révélation] et, dès les premières leçons, avec un toupet formidable, le moindre curé de campagne vous apprend une métaphysique extraordinai­rement élaborée. C’est lui [le bienheureux Jean Duns] qui le dit ! Mais ça rejoint ce que nous-même nous avons pensé en croyant que nous étions hérétique. »

Notre Père n’était évidemment pas hérétique en pensant cela ; mais il était certes très novateur par rapport à la méthode de saint Thomas qui com­mençait par fonder la connaissance de Dieu sur une base purement rationnelle. La découverte des thèses du bienheureux Jean Duns confortèrent donc notre Père dans cette idée déjà ancienne pour lui, mais qu’il n’avait pas osé formuler complètement : « Notre franciscain dit : Je suis honnête et je commence par faire appel à l’Écriture sainte, parce que c’est la Vérité suprême ; et je ne vois pas pourquoi, au nom de la raison, je devrais exclure la Foi [c’est-à-dire la Révélation]. Voilà ce qui est très important, et voilà pourquoi Scot n’est pas aimé : parce qu’il a eu le courage de dire [cela]. »

Notre Père parle d’honnêteté, car, comme il le remarquait déjà dans son cours de Théologie totale donné à la Mutualité en 1987, dans la première partie de la Somme théologique saint Thomas ne recourt pas à la Révélation. Il ne travaille qu’à partir des sources naturelles de la connaissance, comme le faisait Aristote. Mais en réalité, l’Aquinate était quand même profondément guidé par la lumière de la Révélation... sans toutefois le dire.

Notre Père dit que cette méthode est dommageable parce qu’elle nous impose dès le départ une vision de Dieu qui est celle d’Aristote ; or, comme nous allons le voir, cette vision est en partie fausse, ce qui n’a rien d’étonnant s’agissant d’un homme qui ne jouissait pas des lumières surnaturelles.

Finalement, en 1995, notre Père osa dire que cette méthode péchait par laïcisme. Il est anormal que les catholiques ne fondent pas dès le départ leur activité de connaissance sur les vérités d’origine surnaturelle, au prétexte qu’Aristote ne les connaissait pas ou que les incroyants ne les recevront pas !

Par exemple, nous avons évoqué plus haut l’existence du péché originel et ses conséquences néfastes pour l’esprit humain. Or pour notre bienheureux, seule la Révélation nous permet de connaître cette réalité. Et il notait qu’Aristote l’ignorait, parce qu’il n’avait pas les lumières de la Révélation. Il faut le souligner, car, comme nous l’avons déjà vu, cette ignorance a de fâcheuses conséquences en philosophie et en théologie.

Autre exemple : les Grecs ont complètement ignoré la notion de création ; nous verrons plus loin que cette nouvelle ignorance les a conduits à se fourvoyer sur plusieurs points essentiels. Les catholiques, eux, savent par la Bible que le monde a été créé par Dieu. Ainsi, leur esprit est guidé vers la vérité par la Révélation. Ils ont donc un immense avantage par rapport aux païens, anciens et modernes. Dans ces conditions, il faut que la philosophie chrétienne intègre dans ses sources de connaissance les données de la Révélation et en tire toutes les conséquences.

Notre Père l’a fait, prudemment pendant longtemps, et avec plus de liberté à partir de 1995. Et il a chanté les splendeurs de cette connaissance plénière, par exemple dans ce passage du commentaire de la Règle des Petits frères du Sacré-Cœur : « L’âme très unie à la Sainte Trinité, à la Vierge Marie et aux saints, est guidée vers la vérité divine. Si elle est loin de Dieu, vide de grâces et de prières, l’intellect tourne à vide et on tombe dans l’abstraction, dans l’erreur. Il n’y a rien de pire que le rationalisme. La raison doit être la servante de la Sagesse. [La raison] est la structure [certes], mais elle ne remplace pas la richesse des vérités divines qui la débordent. Ce ne sont pas des idées claires ; nous sommes dépassés par le mystère de Dieu. Mais le cœur y adhère, comme étant une chose belle, savoureuse. La ­théologie se soumet à la mystique. On nage dans l’océan de la sagesse divine pleine d’amour et on entre ainsi sûrement dans la pensée de l’Église. »

Au contraire, dit notre Père à l’adresse des philosophes d’esprit laïc, « votre intelligence est rape­tissée par le péché originel, complètement fermée aux réalités spirituelles [...], vous avez une vue diminuée de l’homme. Lisez les saints, les grands mystiques et vous vous apercevrez que notre intelligence [à nous catholiques, relevée par la grâce] a une capacité de comprendre bien au-delà de nos sens, que les réalités spirituelles sont très proches. Lisez donc les saints qui ont connu l’union à Dieu, ceux qui ont vu la Sainte Vierge et vous comprendrez que Dieu [peut] ouvrir nos intelligences. »

C’est donc une véritable révolution copernicienne que le bienheureux Jean Duns et notre Père ont opérée là. Mais pour quels fruits ? Qu’est-ce que ces intuitions intellectuelles et la Révélation leur ont apporté ?

DEUX INTUITIONS DE DÉPART

Première intuition : le bienheureux Jean Duns a lu dans le livre de l’Exode 3, 14, le récit de la Vision du Buisson ardent. À Moïse qui demandait à Dieu son Nom, il fut répondu : « ’ehyèh ´ashèr’ehyèh ». Je suis : JE SUIS.

Dans son cours de Théologie totale, notre Père expliqua que saint Augustin avait déjà médité sur cette Révélation. Elle signifie que Dieu n’est pas comme les dieux des païens et les idoles, qui ne sont qu’un souffle : notre Dieu, Lui, existe !

Saint Thomas médita lui aussi sur cette Révélation, bien évidemment. Et il la rapprocha de la considération métaphysique de l’existence : Dieu existe ! Pourtant, dans les vingt-six premières questions de la Somme théologique, le Docteur angélique persista à fonder sa métaphysique uniquement sur le raisonnement naturel, à l’école d’Aristote ; et il réserva la Révélation pour les questions suivantes.

Tout au contraire, le bienheureux Jean Duns fonda directement sa métaphysique sur cette révélation du Buisson ardent. Ce fut même son point de départ. Il en fit d’ailleurs tout un petit traité, le Traité du premier principe, pour développer ce qu’Étienne Gilson a appelé la « métaphysique de l’Exode ».

Mais un autre passage de la Sainte Écriture a également impressionné notre docteur franciscain. Il s’agit d’un verset de la première Épître de saint Jean, dans lequel l’évangéliste proclame : « Dieu est amour. » (1 Jn 4, 8). C’est la deuxième grande intuition scotiste. Là non plus, notre franciscain n’est pas le premier à s’émerveiller de cette Révélation. Mais ce qui est nouveau, ce sont les grandes conséquences qu’il en a tirées ; et en cela il est vraiment original. En effet, il déduit de cette vérité première un principe capital : en Dieu, rien ne se fait par nécessité (au sens philosophique du terme : il ne peut en être autrement), rien ne se fait de façon mécanique, mais tout procède de l’Amour, dans une souveraine liberté.

À partir de là, le bienheureux Jean Duns a entrepris une réfutation systématique et rationnelle de tout ce qui, chez Aristote, lui paraissait contradictoire avec ce principe et fondement.

C’est précisément cette opération de déblaiement du barrage aristotélicien qui a enthousiasmé notre Père.

Voyons donc maintenant les nouveautés apportées par Scot, qui ont tant plu à notre Père.

II. DIEU DANS SES OPÉRATIONS AD INTRA

DIEU EST-IL UN « GRAND HORLOGER » OU LE CRÉATEUR ?

Saint Thomas avait dressé une liste des attributs divins : « l’immobile, l’inconditionné, le nécessaire, le simple, le parfait, etc. » En bon aristotélicien, il avait présenté Dieu comme la cause première du monde, « comme un horloger fabriquant cette merveilleuse mécanique » du monde, dit notre Père, un monde qui, dès lors, a sa « raison d’être immobile, fixée depuis toujours par un horloger indifférent ». On dit aussi que Dieu est le « grand architecte de l’univers ».

Ce « Dieu est mécanicien », déplora notre Père ; c’est-à-dire qu’il est vu uniquement comme « cause première d’un monde “ du dehors ” », avec lequel il n’a plus de relation. Et notre Père remarque que ce Dieu est « déterminé [c’est-à-dire qu’il subit un déterminisme], sans infinité, ni liberté, ni amour gratuit ». On touche ici du doigt les limites du génie d’Aristote, que nous évoquions plus haut : incapable ­d’imaginer l’acte créateur révélé dans la Bible, et surtout les motivations de cet acte créateur, Aristote reste ­prisonnier des étroitesses de la pensée grecque.

Avec beaucoup d’audace, le bienheureux Jean Duns avait refusé cette présentation de Dieu. Effectivement, si Dieu « est déterminé dans son action », comme dit notre Père, il n’agit pas de façon volontaire et libre. Donc, quand il engendre ou quand il crée des êtres – si toutefois il crée vraiment – c’est simplement en vertu du principe selon lequel « le bien est diffusif de soi » ; son action ne procède pas d’un mouvement volontaire, elle est « mécanique ».

Notre Père parle de l’ « atroce explication plus que millénaire » : « Ce n’est pas que Dieu y tienne mais c’est la Loi de son Être, et on dirait presque que... c’est mécanique : le bien coule de tous les côtés, on ne saurait l’arrêter. Voilà tout ! ça déborde sur la terre, ça vient de l’Éternel Amour. » Et encore heureux quand on ose prononcer le mot d’ “ Amour ” !

En bon franciscain, le bienheureux Jean Duns refusa a priori cette manière de parler de Dieu. Et il construisit une autre métaphysique et une autre théologie fondées sur le postulat contraire : Dieu est amour et il agit par amour. Ainsi, le Père Éphrem Longpré, un franciscain spécialiste du bienheureux Jean Duns, explique que notre docteur « a élevé sa synthèse sur l’idée toute franciscaine que l’amour est la raison suprême, l’intention première des vouloirs divins. Dieu est charité [...]. Or tout amour parfait, libéral [c’est-à-dire généreux], et désintéressé appelle d’autres amours [...]. Dieu [...]. VEUT d’autres êtres qui l’aimeront [...] : VULT alios condiligentes. »

Nous entrons là dans un tout autre univers. Pour le bienheureux Jean Duns, l’acte de création est en Dieu un acte DE SA VOLONTÉ et, en amont, DE SON AMOUR. Tout est dit ! Ou presque.

L’INFINIE LIBERTÉ DE L’AMOUR

À partir de là, pour caractériser Dieu, le bienheureux Jean Duns a retenu, parmi la liste des noms divins, trois termes. Il dit que Dieu est infini, qu’Il est libre et qu’Il est amour. Cela a enthousiasmé notre Père !

Le point de départ consiste à comprendre que Dieu est infini. L’un des immenses avantages de ce concept d’infini, sur tout autre, est tout simplement de ne pas limiter Dieu et la connaissance que nous essayons d’en avoir à ce qu’une pauvre raison humaine peut concevoir. On pose comme base de départ que Dieu est plus grand que notre intelligence. C’est donc la réfutation de principe et définitive de tout rationalisme. Et cela implique l’appel à la Révélation : puisque Dieu me dépasse, pour le connaître il faut que j’écoute non pas mes idées mais ce que Dieu lui-même a dit de lui-même dans la sainte Écriture.

Et puis, cela nous conduit à remarquer qu’il y a un abîme entre l’Être infini qu’est Dieu, et les êtres finis que nous sommes. Or, l’acte par lequel l’Être infini crée des êtres finis, ne peut s’expliquer autrement que par une volonté libre, non par un mouvement déterminé, mécanique.

Nous retrouvons donc ce que nous avons dit : Dieu ne produit pas les êtres de façon mécanique. Quand Il crée, c’est par un acte de sa liberté et de sa volonté. Or, la fonction propre de la volonté, c’est d’aimer. Dieu est amour, et sa volonté est tout entière orientée par l’amour, ordonnée à l’amour. Cet amour, c’est la vie divine même. Dieu produit donc d’autres êtres uniquement par amour ! Quel progrès nous venons de faire !

Dès lors, on comprend la joie de notre Père : « Disciples enthousiastes de nos grands franciscains, nous y avons gagné de concevoir que la Volonté divine, la Liberté qui en est la preuve et la mesure, enfin l’Amour qui en est le fruit, sont premiers, sont souverains. »

« Mais alors, demande notre Père, l’amour de qui, pour qui, et pour quoi ? » Quel est « son Objet essentiel et sa première et plénière béatitude, sa gloire éternelle » ?

Notre Père répond en des termes indéniablement scotistes : « J’ose voir Dieu dans ce temps antérieur au Temps [...], dans la pureté et simplicité d’une seule volonté pleinement généreuse, tournée ailleurs que vers soi-même. Comme d’un unique amour, vers Quelqu’un [...], Dieu, dans l’absolue et infinie liberté de volonté que les philosophes lui reconnaissent, maîtresse des mouvements de son Cœur selon son bon plaisir, le Dieu Un, JE-SUIS a désiré d’être... PÈRE ! »

Voici donc la doctrine de la Sainte Trinité, réactualisée par notre Père à la lumière de sa redécouverte du bienheureux Jean Duns qui lui ôta tout scrupule de dire entièrement sa pensée.

CONTEMPLATION DE LA SAINTE TRINITÉ

Selon les docteurs scolastiques tellement imprégnés d’aristotélisme, le Père a engendré son Fils simplement en vertu du principe que nous avons évoqué plus haut, selon lequel le Bien est diffusif de soi. Ainsi, le Père ne pourrait pas s’empêcher d’engendrer un Fils, qu’il n’aurait peut-être pas voulu.

Cette explication n’exclut pas complètement l’amour en Dieu ; mais l’amour n’est pas la cause de l’engendrement du Fils par le Père. Il intervient seulement après, comme fruit de leur unité. Au contraire, le bienheureux Jean Duns explique que l’engendrement du Fils par le Père, loin d’être nécessaire (« ça ne peut être autrement »), a été voulu librement par le Père, par amour.

Cette pensée toute simple mais lumineuse conduisit notre Père à formuler une fois de plus sa merveilleuse théologie de la Sainte Trinité.

Avant toute chose, explique notre Père, « Dieu engendra de son sein, de son Cœur, le fruit de son amour, l’objet de son désir, un “ Dieu de Dieu, Lumière de sa lumière, vrai Dieu du vrai Dieu ”, image de sa Substance et reflet de sa Face, son Fils unique et Bien-Aimé, le Fils de Dieu à jamais, depuis toujours comble rassasiant de son désir. »

« Sur la Face et dans le Cœur Sacré de son Fils engendré de son premier Amour, le Père inengendré goûta la joie de connaître, d’aimer, de jubiler de la Sagesse, de la Bonté, de la Beauté, de l’infinie ­perfection de sa propre Nature, donnée à son Fils bien-aimé et imprimée en lui, resplendissante. Et de même ce Fils, né de Lui [...], dès cette première minute d’éternité, n’eut d’attention, d’admiration, d’amour et de complaisance infinie que pour ce Dieu qu’il découvrait en son Père, sans un seul regard pour rien ni pour personne que Lui. »

« Dieu, en vérité, c’est le Père [...]. Il choisit d’être Père [...] c’est un mystère... d’amour ! Car le Fils né d’un tel Père se jette dans son sein, dans son Cœur d’où il a reçu l’être, pour s’affirmer en tout lui-même, par son enthousiasme, libre et aimante identification à leur commune nature, vraiment et uniquement Fils d’un tel Père.

« Le plus ravissant pour nous [...], c’est qu’un seul acte d’amour régit ainsi la Vie et le Mouvement de ce Dieu unique, justifiant la parole de saint Jean : Deus Caritas est. Le nœud infrangible des trois Personnes divines est tout constitué de cet acte d’Amour purement généreux, justement nommé : la divine charité. »

Et notre Père continue par un tableau très scotiste des relations mutuelles des trois Personnes au sein de la Sainte Trinité : « Le Père donne à son Fils sa propre divinité. Le Fils accueille ce don avec un égal amour... Ces deux amours se répondent l’un l’autre. Celui qui donne éveille en son Bien-aimé ainsi comblé un amour de reconnaissance. C’est la rencontre de ces deux élans l’un vers l’autre, du Père et du Fils, qui leur est comme une ipséité nouvelle, laquelle par un libre décret de leur libre et ardente volonté de bon plaisir, appelle cette rencontre et communion des Deux à se manifester comme une vivante Personne dont l’ipséité tient toute dans le témoignage qu’elle donne au Père et au Fils de leur mutuel amour. Afin qu’ils puissent s’en réjouir, en un tiers Esprit, jamais en eux-mêmes, mais dans leur commune Sainteté. »

On voit qu’avec la découverte du bienheureux Jean Duns, notre Père a approfondi sa contemplation trinitaire en insistant sur les notions d’infini, d’ipséité (que nous verrons un peu plus loin), d’amour, de volonté et de liberté.

Après ces merveilleuses lumières sur la Sainte Trinité, notre Père identifie « deux très beaux fruits » de la doctrine scotiste.

III. DIEU DANS SES OPÉRATIONS AD EXTRA

LA PRIMAUTÉ DU CHRIST ET LES RAISONS DE L’INCARNATION

Selon un ensemble de théologiens, notamment saint Thomas d’Aquin, le Verbe s’est incarné en raison du péché originel.

Dans son cours de Théologie totale, notre Père évoqua la pensée contraire du bienheureux Jean Duns, selon laquelle le Verbe se serait incarné même s’il n’y avait pas eu le péché originel. Mais à l’époque notre Père pensait, de façon réductrice, que cette théorie de Scot était « purement esthétique ». En fait, elle coïncidait tellement avec sa propre théologie et avec sa mystique qu’il déclara tout de même : « Nous choisissons la solution des scotistes. »

Et il expliqua : « Autrefois je ne pensais pas de même, mais peu à peu, je me suis un peu libéré, avec audace, de l’école de théologie où j’ai été formé [c’est-à-dire le thomisme]. Je pense [maintenant] que, [même s’il n’y avait pas eu le péché originel], le Christ serait venu dans le sein de la Vierge Marie et que le Fils de Dieu serait venu habiter parmi nous [...] pour demander en mariage cette humanité que Dieu avait créée pour cela au début des temps. » Donc, déjà en 1987, notre Père faisait droit à la thèse scotiste.

Il y revint en 1995, en expliquant : « Le bienheureux Jean Duns a dit [...] que l’Incarnation est une œuvre de la liberté pleine d’amour de Dieu. Cette liberté est inconditionnelle, il ne faut pas dire que c’est nous autres qui Lui avons fait un devoir de s’incarner en la personne de Jésus-Christ. »

Et notre Père de conclure en remarquant que cette façon de voir l’Incarnation « change véritablement la mystique catholique ». Car elle met en évidence que Dieu est à l’égard de l’humanité vraiment comme un Époux qui vient contracter un mariage avec elle.

En fait, selon le bienheureux Jean Duns, Dieu a pensé à l’Incarnation du Verbe et l’a décidée avant même d’opérer la Création. Donc avant la création des Anges ! Dieu voulait depuis toujours que le Verbe s’incarnât.

Or, pour cette Incarnation, il fallait une Mère ; ce serait la Vierge Marie, l’Immaculée Conception, à laquelle le bienheureux Jean Duns attribue un rôle éminent.

PAR AMOUR, DIEU CONÇOIT L’IMMACULÉE

La défense théologique du privilège de l’Imma­culée Conception par le bienheureux Jean Duns au treizième siècle est sans conteste son plus grand titre de gloire. « Duns Scot a prouvé [...] l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge », expliquait notre Père, « non pas par des raisons naturelles, mais dans le cadre de la foi, par la cohérence des mystères ». Effectivement, s’il fut conduit à la défense de ce privilège, c’est par la vue supérieure du grand dessein de Dieu, que nous venons d’expliquer.

Notre Père jugea que cette défense mémorable du privilège de l’Immaculée Conception constituait le deuxième fruit de la doctrine du bienheureux Jean Duns. Cette démonstration est « toujours dans la ligne de cette métaphysique tout à fait surprenante, tout à fait géniale, qui s’est imposée par la beauté et la vérité de sa démonstration ; elle met en jeu tout l’augustinisme et tout le franciscanisme ».

Il ne semble pas que le bienheureux Jean Duns ait envisagé l’Immaculée Conception autrement que comme l’exemption du péché originel. Notre Père se sentit pourtant encouragé à approfondir sa propre intuition sur la préexistence de l’âme de la Sainte Vierge, et à chercher un appui dans notre docteur franciscain. L’Incarnation du Verbe ayant été voulue, selon ce dernier, avant la Création, nécessairement la Sainte Vierge aussi a été voulue avant la Création. Poussant plus loin, notre Père nous expliqua : « Est-ce que l’âme peut préexister [à son union avec un corps] ? Saint Thomas dit que non, parce qu’Aristote a dit que l’âme est la forme du corps et qu’elle ne peut exister sans corps, etc. Duns Scot examine cela [...] et il conclut que ce n’est pas impossible. » Contrairement à saint Thomas, Scot dit qu’une âme peut exister sans son corps. Donc, l’idée de notre Père n’est pas impossible.

« C’est mystérieux ; en tous cas, cela me réjouit. Je suis content de lire cela [...], cela m’a montré que Duns Scot était un grand métaphysicien, un grand théologien et qu’il fallait suivre de préférence ses émerveillements, ses enthousiasmes mystiques. »

Cela nous indique que nous avons intérêt à poursuivre notre exploration de la doctrine de notre franciscain.

Après avoir pensé à la Sainte Vierge – notre Père alla jusqu’à dire : après avoir créé son âme – Dieu a créé les anges, le monde et l’homme.

PAR AMOUR, DIEU CRÉE DES ÊTRES SINGULIERS

Pour saint Thomas, quand Dieu crée, Il choisit une essence, à laquelle il associe une existence ; cela donne un être, une substance, qu’Il place sur terre. En tombant dans la matière, l’être reçoit des accidents, qui définissent les caractères singuliers des êtres. C’est ainsi que certains sont petits, les autres sont grands ; certains sont hommes, d’autres sont femmes, etc. Aristote – repris par saint Thomas – déclare que les caractères particuliers des êtres sont sans intérêt. Seules les essences générales ont un intérêt. Pas les êtres singuliers.

Cela a toujours choqué notre Père. Il a raconté comment, au séminaire, il avait commencé à contester cette théorie de saint Thomas sur l’individuation par la matière. Mais lorsqu’il vit la réaction de son professeur, le chanoine Lallement, il se dit : « Mon vieux, on en reparlera dans cinquante ans ! »

Il revint sur le sujet pour la première fois trente-quatre ans plus tard, lorsqu’il enseigna sa Métaphysique totale. Il remarqua alors que sa propre attention au singulier avait été partagée au treizième siècle par des adversaires de saint Thomas d’Aquin, dont notre Scot ; mais en 1982, le mouvement de sympathie de notre Père pour cette pensée était brisé dans son élan par la réputation désastreuse de notre franciscain.

Il fallut attendre 1995 pour qu’il ose dire tout le fond de sa pensée : « Cinquante ans ont passé, dit-il, il est temps que nous en parlions ! »

Effectivement, le bienheureux Jean Duns fait l’objection suivante aux aristotéliciens : vous dites que l’individuation se fait par la matière, mais les anges ? ils n’ont pas de corps, il n’y a pas de matière, et pourtant ils sont individués !

LA CRÉATION DES ANGES

Les anges sont des êtres mystérieux, mais qui nous sont tout de même bien connus par la sainte Écriture, par l’histoire de l’Église et par la vie des saints.

Les plus connus sont les archanges Michel, Gabriel et Raphaël ; mais ils sont des myriades ! Or, si ces archanges et ces anges ont des noms propres et une histoire bien précise, c’est qu’ils sont des êtres personnels, des êtres singuliers. Alors, qu’est-ce qui individue ces êtres angéliques ? qu’est-ce qui fait de chacun d’eux un être singulier ?

Saint Thomas a proposé de dire que chaque ange était une espèce à lui tout seul. Mais ! l’espèce de ces êtres, c’est : ange, comme il y a l’espèce homme et l’espèce bête. Alors, qu’est-ce qui fait cette manière particulière d’être une bête, d’être un homme, d’être un ange, plutôt Gabriel que Raphaël ?

Le bienheureux Jean Duns, qui n’admet pas l’explication matérialiste de l’individuation, refuse l’explication de saint Thomas, et affirme que les accidents ne sont pas le principe constitutif de la singularité des individus. Pour lui, quand Dieu crée les individus, Il imprime lui-même en chacune de ses créatures une singularité pour la mission qu’elle devra remplir. À sa suite, notre Père explique : « Ce qui caractérise [les anges], c’est la vocation personnelle que Dieu leur a donnée, comme à chacun d’entre nous. »

Pour le bienheureux Jean Duns, l’essence que Dieu associe à une existence dans un seul mouvement pour créer un nouvel être, cette essence n’est pas une essence ou forme générale ; c’est une essence individuelle, singulière, que les disciples de notre docteur ont appelée haecceité, et que notre Père a préféré dénommer plus élégamment ipséité. C’est cette ipséité qui fait la singularité de chaque être. Cette trouvaille a beaucoup enthousiasmé notre Père.

Et maintenant, la compréhension nouvelle de l’individualité des anges va éclairer notre compréhension du reste de la création.

PAR AMOUR, DIEU CRÉE L’UNIVERS MATÉRIEL

Selon Aristote, il existe à côté de Dieu, de toute éternité, une matière éternelle dans laquelle le Dieu démiurge a introduit une forme spéciale pour ­l’organiser.

Les scolastiques ont repris cette théorie d’Aristote, et ont considéré qu’elle rejoignait le récit biblique de la Création : une matière existait de tout temps à côté de Dieu, comme un autre Dieu, et la Bible raconterait comment Dieu a mis de l’ordre dans cette matière primitive, procédant comme le démiurge des Grecs. Saint Thomas lui-même admettait la possibilité de l’existence de cette matière éternelle.

Pourtant, le premier verset de la Bible ne dit-il pas : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » ? En hébreu : « bârâ », créa. Il n’est pas dit que Dieu organisa une matière préexistante. Saint Augustin en a tiré que Dieu a créé le monde, ex nihilo, c’est-à-dire : à partir de rien.

Durant son séminaire, notre Père était ennuyé par la théorie scolastique, surtout à cause de ses conséquences regrettables. Et dans ses cours de Métaphysique totale, on sent qu’il était très réticent à maintenir cette explication. Mais... si saint Thomas soutenait cette thèse...

Quand treize ans plus tard il se replongea dans l’étude du treizième siècle, notre Père découvrit que saint Bonaventure, docteur de l’Église, avait condamné la thèse de l’éternité du monde, et que le bienheureux Jean Duns avait fait de même. Cela conduisit notre Père à déclarer : « La matière, c’est une invention des Grecs ; ça n’existe pas. »

Il s’empressa d’ajouter : « Je dis que la matière en tant que notion métaphysique n’existe pas ; mais il est bien évident que la matière en tant que notion physique, existe. »

Ce que notre Père remit en cause c’est la théorie des Grecs selon laquelle tous les êtres sont composés d’une matière initiale (ou matière première) dans laquelle Dieu introduirait une forme générale ou essence, qui recevrait ses caractères particuliers de la matière.

Nous autres, chrétiens catholiques, nous professons évidemment la création de tous les êtres par Dieu, comme des êtres singuliers ; et nous ajoutons que tous les êtres sont maintenus dans l’existence par la Providence divine.

PAR AMOUR, DIEU CRÉE L’ÊTRE HUMAIN

De quelle nature l’être humain est-il ? Aristote et saint Thomas disent que l’homme est un « animal raisonnable ».

Avec le bienheureux Jean Duns, notre Père préfère « prendre les choses par en haut » et dire que l’être humain est « un esprit incarné ».

« Scot dit que les anges et les hommes sont de la même famille, explique notre Père, les anges et nous, nous sommes des êtres spirituels et nous nous ressemblons. Eux sont plus parfaits que nous, mais c’est du même genre », car « ... nous avons les mêmes fonctions intellectuelles ».

En effet, nous avons en commun avec les anges « l’intuition [intellectuelle] et le raisonnement ». Notre Père explique que « cette âme qui ressemble à celle des anges a tout de même une fonction animatrice du corps, et c’est en cela que nous sommes inférieurs aux anges ; mais j’oserai presque dire que nous sommes inférieurs dans les barèmes grecs, où le spirituel est plus glorieux. Mais [en fait] l’homme est plus complet que l’ange. »

En effet, quand les anges contemplent la Vierge Marie, « qui est immaculée dans son corps, dans son cœur, dans toute sa sensibilité comme dans tout son esprit », ils « admirent en Elle des perfections, des vertus qu’ils ne pourront jamais avoir, faute d’être eux aussi spirituels et corporels ». Cette vue nouvelle ennoblit singulièrement notre connaissance de la nature humaine.

De plus, explique notre Père, « Scot tire [du récit de la création de l’homme] que l’âme est capable de subsister sans corps », tout comme l’ange. C’est le cas de l’âme de nos défunts ; ou bien de l’âme de la Sainte Vierge avant la création du monde...

Cela ouvre des perspectives nouvelles sur la béatitude : « Quand l’homme sera délivré de son corps, explique notre Père, et qu’il sera entré dans le séjour de l’éternité – enfer comme Ciel – il verra les réalités spirituelles, il verra dans son esprit les démons, comme les autres verront les anges, les saints et la Vierge Marie. Saint Thomas le nie absolument. Notre saint l’affirme... »

PAR AMOUR, DIEU CRÉE UNE MULTITUDE D’ÊTRES HUMAINS SINGULIERS

MORALE ARISTOTÉLICO-THOMISTE.

Notre Père a souvent dénoncé dans la morale aristotélico-thomiste une erreur intrinsèque, et il a montré qu’elle met en évidence une erreur plus profonde sur ce que sont les êtres humains.

Nous avons vu en effet que la pensée aristotélico- thomiste ne s’intéressait qu’aux lois générales de l’univers, aux essences générales, et ne portait aucune attention au singulier ni à l’histoire, individuelle comme générale.

En 1982, notre Père a commencé à réagir contre cette mutilation du réel. Dans son chapitre sur la métaphysique de la Liberté, il entreprit de dénoncer les conséquences morales de cette erreur métaphysique. En effet, selon la mentalité aristotélico-­thomiste, le but de l’homme dans la vie se résume à réaliser son essence, notamment par l’activité intellectuelle. L’intelligence étant la faculté la plus importante, on dit que ce système est un intellectualisme.

Notre Père attaqua cette conception en reprenant nommément – déjà en 1982 – la critique qu’en avait faite le bienheureux Jean Duns. Celui-ci avait osé qualifier l’homme ainsi présenté par saint Thomas de « brave bête » esclave de son intelligence et incapable d’user librement de sa volonté.

En 1985-1986, lorsque notre Père exposa, dans son cours de Morale totale, les différentes conceptions du bonheur, il expliqua au sujet de la morale thomiste : « Ce système apparut à Duns Scot comme un système où l’homme se cherchait lui-même et ne pensait qu’à son bonheur et donc à se livrer à son désir du bien très égoïstement ; il a dit : cette morale est fausse, c’est une morale païenne, c’est une morale humaniste. »

On comprend dès lors que les racines de cette conception erronée sont profondes, métaphysiques. Elles remontent aux imperfections de la métaphysique aristotélicienne.

Dans ce même cours de Morale totale, notre Père évoqua la pensée franciscaine, montrant clairement qu’elle avait sa faveur. Mais là encore il était gêné par la réputation désastreuse de Scot. Et pourtant, sur le fond il était d’accord !

UNE AUTRE MÉTAPHYSIQUE POUR UNE AUTRE MORALE.

En 1995, sa redécouverte du bienheureux Jean Duns lui donna plus d’assurance pour dire le fond de sa pensée.

À la vision païenne du monde présentée par l’école aristotélico-thomiste, « Duns Scot substitue la vision chrétienne d’un monde librement voulu par un Dieu dont l’essence est la libéralité, la communica­bilité, et l’amour ».

Comme pour l’individuation des anges, quand Dieu crée les êtres humains, Il crée des personnes en leur donnant une essence singulière, et en leur fixant une place précise dans son grand dessein, ainsi qu’une vocation. Voilà l’origine de la singularité des êtres humains : elle vient d’une volonté positive et d’un geste créateur de Dieu sur chaque être humain.

Suivant le bienheureux Jean Duns, notre Père notait avec allégresse : « Chacune de nos âmes est une œuvre de liberté de Dieu. » « Il l’a créée, donc elle a sa consistance, sa personnalité, son ipséité, sa destinée » particulière.

Cette attention portée aux êtres singuliers va avoir de grandes conséquences en morale.

On pourrait se demander si l’attention scotiste et nantiste portée à notre individualité ne va pas nous conduire à l’individualisme. Or, dans sa retraite spirituelle en 1997, notre Père a montré que, tout au contraire, la pensée scotiste résout le fameux problème de l’amour de soi.

Dans la mentalité aristotélico-thomiste, « on se prend soi-même pour un être isolé de tous les autres [...] ; on commence par arracher à cet être toutes ses racines et toutes ses branches, tout son rayonnement, toutes ses relations aux autres. » Dans ces conditions, comment l’individu peut-il « juger de sa valeur [propre] et de ce qu’il doit considérer en lui-même [c’est-à-dire : en son propre être] ? Il ne peut considérer en lui-même qu’un pot de tabac posé là, comme ça, et oublié de tout le monde ! » Si bien qu’ « on ne peut pas savoir s’il faut s’aimer ou se détester soi-même ». Encore est-ce là le moindre des inconvénients du système ! Plus généralement, on tombe dans un individualisme forcené.

En revanche, dit notre Père, « selon notre méthode qui va directement [...] à l’individu dans son existence concrète [selon] Duns Scot, et à l’indi­vidu dans toutes ses relations avec les autres [selon notre Père], [... nous sommes] délivrés de ces “ grilles d’interprétation ” meurtrissantes [...]. Il me semble que ce problème de l’amour de soi-même est très facilement réglé. »

En effet, Dieu a pensé et voulu notre singularité pour que nous venions nous insérer dans un ensemble et y rendre un service. Nous devons donc aimer ce dessein de Dieu sur nous et cette œuvre de Dieu en nous.

On aime « ce choix que Dieu a fait (« qu’il soit tel ! »), on s’aime soi-même dans cette particularité [parce que c’est Dieu qui l’a voulue et qui l’a faite], et donc, on va viser à la porter à son comble [pour répondre au dessein de notre Créateur et pour le service des autres]. C’est merveilleux ! » Nous pouvons, nous devons donc aimer en nous-mêmes l’œuvre de Dieu, d’autant plus qu’elle est utile aux autres.

Celui qui a compris cela est envahi d’amour pour son Créateur en qui il ne peut voir qu’un bon Père. Il veut l’aimer en retour et correspondre à ses volontés avec confiance. Car l’amour a besoin de se conformer aux volontés de l’être aimé, pour faire plaisir. On désire donc obéir.

C’est ce que dit le bienheureux Jean Duns, dont la position est évoquée par notre Père déjà dans son cours de Morale totale : « La vraie morale c’est d’obéir à Dieu. Le propre de l’homme, c’est de consentir librement à la loi que Dieu lui donne. »

Effectivement, pour notre docteur franciscain, les différentes lois de Dieu sont l’expression d’une partie de ses volontés. Ce que saint François de Sales appellera la volonté signifiée de Dieu. Et ses autres volontés ? Il faut apprendre à les découvrir dans l’histoire, où Dieu les manifeste. C’est sa volonté de bon plaisir. L’histoire universelle aussi bien qu’individuelle est donc, là encore, très importante.

Et comme nous savons que Dieu est Amour, nous désirons lui obéir en toutes choses, même si notre intelligence est dépassée. Car nous avons confiance en Lui.

Comme la volonté tient le premier rôle dans le système scotiste, on dit que ce système est un « volontarisme ».

Dernier point : bien évidemment, les deux écoles théologiques ont deux conceptions différentes du Ciel.

« Pour les thomistes, explique notre Père, la béatitude du Ciel consistera à voir Dieu et à le connaître. » Pour eux, quand on connaît une chose, on la possède ; c’est cela le bonheur.

« Pour Duns Scot, la béatitude du Ciel [...] sera de brûler d’amour pour Dieu. La béatitude ne sera pas de maîtriser par ma connaissance intellectuelle le secret de la nature de Dieu. Mais [du moment même] où j’ouvrirai les yeux sur cette connaissance de Dieu, mon cœur s’enflammera et cette flamme ne mourra jamais...

« D’où, concluait notre Père, je m’applaudis d’avoir choisi de prêcher sur Duns Scot, car il va nous apprendre que la suprême joie, c’est d’aimer et d’être aimé. »

CONCLUSIONS

Avant de découvrir le bienheureux Jean Duns, notre Père était déjà en possession de toute sa doctrine, qu’il avait construite sur plus de quarante années de travail. Notamment dans ses cours de Métaphysique totale. Il corrigea saint Thomas, mais en prenant beaucoup de précautions afin de ne pas renverser le système thomiste.

À la fin de sa vie, il mit un sceau à sa doctrine en profitant de tout un panel d’audaces métaphysiques et théologiques trouvées chez Scot. Or, cette ultime étude fut plus qu’un simple couronnement de sa doctrine.

Notre Père osa en effet rejeter définitivement le cloisonnement opéré par saint Thomas entre le fondement de sa doctrine, qui est purement rationnel, et les chapitres suivants de la Somme théologique dans lesquels il fait appel à la Révélation. D’un côté la métaphysique, aristotélicienne, de l’autre la théologie. Quant à la mystique, elle n’a guère de place ici.

En 1995, notre Père a voulu supprimer ce cloisonnement entre les différents domaines, en établissant une métaphysique intrinsèquement surnaturelle, c’est-à-dire qui fait appel aux données de la Révélation, ce qui était très nouveau. Dès lors, il n’y a plus de contradictions, de barrières entre les différents domaines. Notre Père les a tous unifiés, ce qui est bien la caractéristique de son œuvre totale.

En second lieu, il a montré la fécondité de cette nouveauté décisive en remarquant que, contrairement à ce qui se passe avec le thomisme, « en suivant Scot dans toute sa pensée, premièrement théologique et mystique, et deuxièmement philo­sophique, nous aboutissons dans la circumincessante charité, comme ça, en débarqué, et sans nous étonner du tout, du tout, d’y passer ».

Cet aboutissement de la métaphysique scotiste dans la circumincessante charité saute aux yeux, par exemple à la fin de la conférence sur “ L’infinie liberté de l’amour ” où l’exposé de l’apport scotiste à la doctrine trinitaire se termine par une exclamation mystique : « Ultime méditation, ce que j’ai étalé dans le temps comme une suite d’événements en Dieu, il faut maintenant le réduire à l’unité d’une même éternité : l’Être infini dans sa perpétuelle liberté, se manifestant à nous, ô surprise ! ô joie ! ô bonheur ! dans sa circumincessante charité où nous désirons entrer. Or, cela ne vient pas d’un raisonnement que Dieu s’est fait, mais c’est éter­nellement Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit qui n’a pas de raison, pas de justifi­cation nulle part, puisqu’Il est ainsi, de toujours et pour toujours, éternellement : Père, Fils et Saint-­Esprit. Mais la leçon qui éclate de ce mystère, c’est qu’Il est Amour ! » Voilà le fruit savoureux de cette métaphysique.

C’est très important, car notre Père en a tiré des conséquences pour les retraites spirituelles qu’il a prêchées ensuite.

J’aimerais signaler « un dernier fruit de l’œuvre du bienheureux Jean Duns, explique notre Père : c’est d’avoir sauvé l’amour humain de la dégradation dans laquelle les aristotéliciens l’avaient enfermé... À la fin du treizième siècle, dans ce courant augustinien – dans la foulée même de la théologie de Duns Scot – des saints se sont manifestés avec une pureté, un élan vers le Ciel, une liberté dans l’amour » absolument merveilleux. Notre Père pensait à l’exemple singulier de saint Elzéar de Sabran et de son épouse sainte Delphine de Sygne, qui voulurent garder dans leur mariage une chasteté parfaite, à l’imitation de saint Joseph et de la Sainte Vierge.

Reste qu’avec tout son génie, le bienheureux Jean Duns ne semble pas avoir mis en évidence le rôle clef de la relation. C’est le privilège de notre Père d’avoir fait cette découverte décisive, non sans un dessein providentiel de Dieu, pour apporter un remède puissant aux maux actuels (cf. Il est ressuscité n° 203 de novembre 2019, Le génial approfondissement). Cela doit nous faire prendre conscience de l’immense stature intellectuelle et spirituelle de notre Père qui a bâti une véritable cathédrale de lumière.

frère Jean-Duns de Sainte-Anne.