Il est ressuscité !

N° 213 – Septembre 2020

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus de la Sainte Face
Victime de l’Amour Miséricordieux

Commentaire de l’Oratorio de frère Henry de la Croix

La scène 13 s’inspire de la photographie où l’on voit la communauté réunie pour la récréation. Chaque sœur est à son ouvrage. On distingue mère Marie de Gonzague, la prieure, assise à une table avec son sablier ; mère Agnès de Jésus, la grande sœur de Thérèse, Pauline, qu’elle avait prise pour « petite mère », à la mort de Zélie Martin, leur mère, à sa droite ; sœur Geneviève peignant un tableau sur son chevalet, tandis que sœur Thérèse repeint l’Enfant-Jésus du cloître, et sœur Marie du Sacré-Cœur, l’aînée de la famille Martin, entre les deux.

PROLOGUE

Le Prologue se présente comme une prière à la Vierge Immaculée notre Mère afin d’obtenir la grâce de nous mettre à l’école de celle que saint Pie X appelait « la plus grande sainte des temps modernes ».

L’introduction musicale donne le ton, avec une mélodie calme, paisible, chantante, au cor d’harmonie, accompagné par les cordes en pupitres divisés, multipliant ainsi les parties, les unes en notes longues, les autres en doux mouvements arpégés, formant une harmonie très tonale, rassurante, apaisante, inspirant la confiance, sous la protection maternelle de la Sainte Vierge et de sa “ Miniature ”.

Les deux flûtes reprennent la mélodie du cor, en plus doux, et enfin le chœur chante : « Ô Vierge Immaculée, notre Mère, qui avez guéri sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus par votre aimable Sourire... »

Le caractère est gracieux, confiant, mais aussi suppliant à cause de la grâce que nous allons demander pour l’Église, à l’imitation de celle qui guérit Thérèse d’une terrible attaque du démon.

C’est pour une mission singulière que Notre-Dame a guéri la petite Thérèse « au matin de sa vie ».

Elle-même raconte le miracle : « Tout à coup, la Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n’avais vu rien de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme, ce fut le ravissant sourire de la Sainte Vierge. Alors, toutes mes peines s’évanouirent... Ah ! pensai-je, la Sainte Vierge m’a souri, que je suis heureuse... »

Dans la retraite Sainte Thérèse nouvelle, qu’il nous prêcha en septembre 1992, l’abbé de Nantes, notre Père, commente : « Que ce soit le 13 mai 1883, cela me paraît mettre encore un peu plus l’accent sur la figuration de ce qui se passe aujourd’hui et de ce qui se passera demain. N’est-ce pas l’annonce de la fin des temps ? N’est-ce pas une préfiguration de la possession de l’Église par le démon, et cette possession, accompagnée de la prière des saints ? Comme elle fut accompagnée, au chevet de Thérèse, de celles de son père, Louis Martin, et de ses sœurs.

« Quand arrive ce 13 mai 1883, c’est la Vierge qui apparaît, comme elle apparaîtra trente-quatre ans plus tard le 13 mai 1917 à Fatima, mais elle n’a jamais souri à Fatima. Peut-on penser que ce sera par un sourire, que ce sera une “ Vierge du Sourire ” qui délivrera l’Église miraculeusement de cette pression diabolique » dont elle est victime depuis près de soixante ans ?

Le chœur continue : « et qui l’avez donnée pour maîtresse aux petites âmes,... »

Sainte Thérèse va nous apparaître peu à peu comme une véritable maîtresse, un guide universel, à l’imitation de la Sainte Vierge médiatrice universelle, notre Mère à tous à jamais.

« ... Faites-nous la grâce de suivre sa petite voie... »

Notre Père a mieux compris que quiconque ce que signifie cette « petite voie », tellement opposée à notre orgueil conciliaire : « Cette petite voie d’enfance nous a paru le remède au “ culte de l’homme ” qui est devenu le grand ressort de l’apostasie de l’Église depuis quelque cinquante ans [...]. C’est par l’anéantissement de soi-même en face de Dieu, c’est par l’amour de la petitesse, de la simplicité, le retour à l’enfance, que l’on contredira en nous-mêmes, que nous chasserons de nous-mêmes ce poison de l’orgueil humain qui est véritablement la troisième tentation du désert, la dernière tentation de l’Église : “ Je te donnerai la domination sur le monde si, te prosternant, tu m’adores ! ” Cette adoration du diable, elle se fait dans l’homme. » (Sainte Thérèse nouvelle, neuvième conférence)

Le culte de l’homme, c’est le culte de Satan caché derrière “ l’homme ”.

Cette « petite voie » est une arme providentielle pour les combats des derniers temps, que Notre-Dame donna à la petite Lucie, le 15 juin 1921 au moment de son déchirant départ de Fatima : « Me voici pour la septième fois, va ! Suis le chemin par lequel ­Monseigneur l’évêque veut te conduire, c’est la Volonté de Dieu. » « Je redis mon oui, raconte Lucie [...]. Je me souvins de ma chère Notre-Dame du Carmel et, à cet instant, je sentis la grâce de la vocation à la vie religieuse et l’attrait pour l’ordre du Carmel. Je pris pour ­protectrice ma chère sœur, la petite Thérèse de l’Enfant-Jésus. »

De fait, comme nous le verrons, cette « petite voie » se marie parfaitement avec la dévotion demandée par Notre-Dame de Fatima : « Jésus veut établir dans le monde la dévotion à mon Cœur Immaculé. À qui embrassera cette dévotion, je promets le salut, ces âmes seront chéries de Dieu, comme des fleurs placées par moi pour orner son trône. »

C’est pourquoi le chœur continue et achève sa prière ainsi, en revenant au ton principal de do majeur :

... afin d’être un jour comme des fleurs placées par vous pour orner le trône de Dieu.

SCÈNE I
ENTRÉE DE CÉLINE AU CARMEL 
14 SEPTEMBRE 1894

D’un tempérament très riche, d’une rare intelligence, pleine d’allant, assoiffée de labeur, douée de tous les talents, artiste, ayant le sens des affaires en plus ! Céline est très complète. Son instinct d’indépendance se double d’une générosité foncière. Elle entre un peu plus de six ans après sa petite sœur, après avoir gouverné la maison des Buissonnets, soigné son père, et mis un pied dans le monde où elle a été très choyée et dangereusement recherchée.

À l’occasion de ses vingt-cinq ans, sœur Thérèse lui avait composé une poésie intitulée Sainte Cécile. C’est un message à Céline qui reste seule, près d’un vieux père presque inconscient. Bien que déjà consacrée à Dieu par un vœu privé, elle est tentée par le mariage. Thérèse n’a qu’une pensée : l’attirer auprès d’elle au carmel. Pour la séduire, comme sainte Cécile avait attiré Valérien au baptême, sans la brusquer, elle recourt au mode poétique.

Une lettre accompagnait la poésie : « Céline ! je suis sûre que tu vas comprendre tout ce que mon cantique voudrait te dire, hélas ! il faudrait une autre langue que celle de la terre pour exprimer la beauté de l’abandon d’une âme entre les mains de Jésus, mon cœur n’a pu que balbutier ce qu’il ressent... Céline, l’histoire de Cécile (la sainte de l’abandon) est aussi ton histoire ! »

« Elle s’occupe, et c’est très intéressant, c’est vraiment admirable, de préserver la vocation de Céline, explique notre Père. On donne tort à cette ingérence dans le secret de l’âme. Mais elle a sauvé la vocation de sa sœur. Après les extases mystiques du Belvédère, elles retrouveront ensemble de nouvelles extases mystiques dans la souffrance, mais au Carmel, et Céline terminera sa vie comme une sainte. »

« J’avais confié à Jésus l’avenir de ma sœur chérie, écrit sainte Thérèse, étant résolue à la voir partir au bout du monde s’il le fallait. La seule chose que je ne pouvais accepter, c’était qu’elle ne soit pas l’épouse de Jésus, car l’aimant autant que moi-même, il m’était impossible de la voir donner son cœur à un mortel. J’avais déjà beaucoup souffert en la sachant exposée dans le monde à des dangers qui m’avaient été inconnus. Je puis dire que mon affection pour Céline était depuis mon entrée au Carmel un amour de mère autant que de sœur... Un jour qu’elle devait aller en soirée, cela me faisait tant de peine que je suppliai le Bon Dieu de l’empêcher de danser et même (contre mon ­habitude) je versai un torrent de larmes. Jésus daigna m’exaucer [son cavalier, après l’avoir invitée, se trouva dans l’impuissance totale de la faire danser !]. Cette aventure, unique en son genre, me fit grandir en confiance et en l’amour de Celui qui posant son signe sur mon front, l’avait en même temps imprimé sur celui de ma Céline chérie... »

La scène commence par une musique animée avec un léger mouvement au piano figurant la sainte impatience de sœur Thérèse et de sa sœur aînée, sœur Marie du Sacré-Cœur, qui attendent l’arrivée de Céline. Marie chante :

« Le voilà enfin le jour tant attendu de l’entrée de notre sœur Céline au carmel... »

Sœur Thérèse, sœur Marie et mère Agnès reçoivent Céline au carmel, et chantent en trio :

Viens à nous, jeune fille ! Viens à nous !

Il y a six ans qu’elles attendent ce moment. La musique se fait plus lyrique et Thérèse répond :

« Oh ! ma sœur Marie, bien souvent, pendant l’été, je me disais : Ah ! si ma Céline était auprès de moi !  Mais cela me semblait un rêve irréalisable... »

Sœur Marie du Sacré-Cœur : « Eh bien ! Ma sœur Thérèse, le Bon Dieu vous a exaucée... »

« Pourtant ce n’était point par nature que je désirais ce bonheur, dira Thérèse plus tard, c’était pour son âme, pour qu’elle marche par notre voie... »

Enfin la musique se calme et sœur Thérèse annonce, presque solennelle :

« Voici Céline conduite par mère Agnès... »

Céline entre alors, et se précipite dans les bras de Marie et de Thérèse.

« À mon entrée au Carmel, le 14 septembre 1894, sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus était heureuse en voyant son plus cher désir réalisé, puisqu’elle allait pouvoir m’instruire elle-même et me guider dans sa “ Petite Voie ” ; néanmoins, lorsque je franchis la porte de clôture son premier acte fut un renoncement. Après m’avoir embrassée comme les autres religieuses, elle s’enfuyait déjà quand notre mère Agnès de Jésus lui fit signe d’aller m’attendre dans la cellule qui m’était destinée. Elle y avait droit comme “ ange ” et aide à la maîtresse des novices, mais elle n’y serait pas venue sans cet appel (Conseils et souvenirs).

« Je vois encore le regard de ma Thérèse chérie m’accueillant au seuil de cette nouvelle existence que je commençais. Je compris, qu’en me voyant à ses côtés, tous ses désirs étaient réalisés et que bientôt elle pourrait s’envoler. Elle me semblait penser cela... Me prenant ensuite les mains, elle me montra, posé délicatement sur l’oreiller, un papier sur lequel étaient écrits en vers... »

Le chœur des hommes prête sa voix à Louis Martin pour chanter à l’unisson un air dansant à 6 / 8 accompagné par les cordes avec une certaine grandeur, deux strophes d’une poésie publiée dans La renaissance, chronique de “ l’association nationale pour favoriser les Beaux-Arts en Belgique ”, en 1840, et recopiée par Louis Martin. Ces vers étaient tout à fait adaptés à l’entrée de Céline :

Viens à nous, jeune fille !
Viens et sois parmi nous le diamant qui brille
Ou l’étoile, fleur d’or, dont le monde est jaloux.
Viens dans notre jardin t’ouvrir, ô belle rose,
Que l’aube à pleine main de ses rayons arrose.
Viens à nous ! Viens à nous !

Sœur Thérèse prend les mains de Céline et y glisse le papier :

« Mais... c’est l’écriture de Papa ! » s’écrie Céline.

Sœur Marie du Sacré-Cœur lui en donne l’explication :

« Oui, par cette poésie, c’est lui qui vous reçoit dans cette demeure où l’amour de Jésus vous a réservé une place. » (Mémoires de sœur Marie)

Les filles Martin avaient été l’objet de réflexions humiliantes, même au carmel, à Lisieux et à Caen, parmi les amis, jusqu’à insinuer que la maladie de monsieur Martin avait été provoquée par l’entrée de toutes ses filles en religion !

Mère Agnès, sœur Marie et sœur Thérèse chantent en trio la deuxième strophe sur le même air, avec deux flûtes :

Viens à nous, jeune fille !
« Il manque à ma couronne une perle qui brille »,
Nous a dit le Seigneur, et nous arrivons tous
Pour t’emporter du monde avec nos ailes blanches
Comme un essaim d’oiseaux prend une fleur aux branches.
Viens à nous ! Viens à nous !

Sainte Thérèse fait allusion à cette poésie en écrivant dans l’Histoire d’une âme :

« Le 29 juillet de l’année dernière, le Bon Dieu rompant les liens de son incomparable serviteur (mort de Louis Martin en 1894) et l’appelant à la récompense éternelle, rompit en même temps ceux qui retenaient au monde sa fiancée chérie, elle avait rempli sa première mission ; chargée de nous représenter toutes auprès de notre Père si tendrement aimé, cette mission elle l’avait accomplie comme un ange... et les anges ne restent pas sur la terre, lorsqu’ils ont accompli la volonté du Bon Dieu, ils retournent aussitôt vers lui, c’est pour cela qu’ils ont des ailes...

« Enfin du haut du Ciel, mon Roi chéri, qui sur la terre n’aimait pas les lenteurs, se hâta d’arranger les affaires si embrouillées de sa Céline et le 14 septembre elle se réunissait à nous ! »

Mère Agnès de Jésus s’adresse ensuite à la postulante en un simple récitatif :

« Ma chère Céline, vous porterez parmi nous le nom de sœur Marie de la Sainte Face jusqu’au saint jour de votre Prise d’Habit où vous recevrez votre nom d’éternité.

« Votre maîtresse des novices sera mère Marie de Gonzague, mais je vous confie tout spécialement à notre sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus qui sera votre Ange gardien. Elle vous fera d’abord visiter la maison. »

Puis mère Agnès et sœur Marie du Sacré-Cœur laissent Céline et Thérèse ensemble. Elles s’embrassent de nouveau plus librement.

Sœur Thérèse chante alors avec enthousiasme et autorité :

« Je vous ferai marcher par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle... »

Céline : « Quelle petite voie ? »

Sœur Thérèse : « Une petite voie toute de confiance et d’amour... Suivez-moi ! » chante-t-elle en ­l’entraînant.

Le chœur entonne un chant plein de fervente reconnaissance, tiré de l’Histoire d’une âme :

« Ô mon Dieu, vous avez dépassé mon attente et moi, je veux chanter vos miséricordes. »

Sœur Thérèse avait l’habitude de comparer leur union à celle de sainte Cécile et de saint Valérien. Céline était destinée à être la disciple enthousiaste et docile de sainte Thérèse pour répandre et faire connaître la « petite voie », comme elle le dira au procès ordinaire :

« Au procès, lorsque le Promoteur de la Foi m’a demandé pourquoi je désirais la béatification de sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, je lui ai répondu que c’était uniquement pour faire connaître sa Petite Voie. C’est ainsi qu’elle appelait sa spiritualité, sa manière d’aller à Dieu.

« Il a repris : Si vous parlez de voie, la Cause tombera infailliblement, comme il est déjà arrivé en plusieurs circonstances analogues ” (notamment au sujet de mère Marie de Sales Chappuis, supérieure de la Visitation de Troyes). Tant pis, ai-je répondu, la crainte de perdre la Cause de sœur Thérèse ne saurait m’empêcher de mettre en valeur le seul point qui m’intéresse : faire, en quelque sorte, canoniser la Petite Voie. Et je tins bon, et la Cause ne tomba pas à l’eau. » (Procès ordinaire)

SCÈNE II 
LES SOUVENIRS DE THÉRÈSE 
DÉCEMBRE 1894

Le 6 septembre 1910, le promoteur de la foi pour le procès de béatification de sainte Thérèse interroge sœur Marie du Sacré-Cœur sur l’origine de l’Histoire d’une âme. Elle répondit : « Au commencement de l’année 1895, deux ans et demi avant la mort de sœur Thérèse, un soir d’hiver, après les matines, nous nous chauffions, réunies avec sœur Thérèse, sœur Geneviève et notre révérende mère prieure Agnès de Jésus. Sœur Thérèse nous raconta deux ou trois traits de son enfance. » (Procès ordinaire)

La scène se déroule donc au « chauffoir », seule pièce chauffée avec les infirmeries.

Le piano introduit la scène par une mélodie toute simple, descendante, accompagnée par des batteries et arpèges, toutes en douceur, qui se prolongeront pendant le chant.

Mère Agnès et sœur Marie du Sacré-Cœur sortent de “ licence ” en commentant le parloir qu’elles ont eu avec leur sœur Thérèse.

La « licence », au Carmel, est une journée de récréation extraordinaire, pendant laquelle les sœurs ont permission, « licence », de s’entretenir librement. Elles peuvent aussi entrer dans les cellules les unes des autres, ce qui n’est pas autorisé en temps ordinaire.

Mère Agnès de Jésus : « Notre petite sœur Thérèse possède une mémoire étonnante ! »

Sœur Marie du Sacré-Cœur : « En effet, vous avez entendu tout ce qu’elle nous a raconté pendant la licence. »

Mère Agnès de Jésus : « Avec quelle fraîcheur !

Mère Agnès et sœur Marie racontent, en duo, le miracle de la Vierge du Sourire :

« Quand apparut soudain près d’elle La Vierge Immaculée si belle,
Le démon retira sa main cruelle
Devant ce sourire ravissant,
Puissant ! »

Mère Agnès et sœur Marie du Sacré-Cœur sortent de licence et racontent les souvenirs de sœur Thérèse.

Quand apparut soudain près d’elle
La Vierge Immaculée si belle,
Le démon retira sa main cruelle
Devant ce sourire ravissant,
Puissant !

Dans le Procès ordinaire, sœur Marie du Sacré-Cœur raconte cette apparition : « Vers l’âge de dix ans, la Servante de Dieu fut atteinte d’une maladie étrange, maladie qui venait certainement du démon qui, comme elle le dit dans son manuscrit, avait reçu un pouvoir extérieur sur elle... Je puis dire que le démon essaya même de tuer notre petite sœur... Mais la crise la plus terrible de toutes fut celle dont elle parle dans sa vie. Je crus qu’elle allait y succomber.

« C’est alors que je me jetai avec mes sœurs aux pieds de la Sainte Vierge la conjurant d’avoir pitié de nous. Mais le Ciel semblait sourd à nos supplications. Par trois fois, je renouvelai la même prière. À la troisième fois, je vis Thérèse fixer la statue de la Sainte Vierge ; son regard était irradié, comme en extase. Je compris qu’elle voyait, non la statue, mais la Sainte Vierge elle-même. Cette vision me parut durer quatre ou cinq minutes, puis deux grosses larmes tombèrent de ses yeux, et son regard doux et limpide se fixa sur moi avec tendresse. »

« Plus tard, lorsque sœur Thérèse descendit à l’infirmerie pour y mourir, raconte encore sœur Marie, on y plaça cette même statue de la Sainte Vierge. La regardant avec amour elle me dit : “ Jamais elle ne me parut si belle, mais aujourd’hui c’est la statue et autrefois, ajouta-t-elle avec un air profond, vous savez bien que ce n’était pas la statue. ” »

Elles enchaînent un deuxième couplet sur le même air, évoquant un autre souvenir :

« Dans tous les maux de notre Père,
Partageant cette coupe amère,
Elle comprit de la Croix le mystère
Dans la Sainte Face adorée,
Voilée. »

Après avoir raconté dans l’Histoire d’une âme sa mystérieuse vision prophétique de son père, « la tête couverte d’une espèce de tablier de couleur indécise en sorte que je ne pus voir son visage », elle ajoute :

« Bien souvent j’ai cherché à lever le voile qui m’en dérobait le sens car, j’en gardai au fond du cœur la conviction intime, cette vision avait un sens qui devait m’être révélé un jour... Ce jour s’est fait longtemps attendre, mais après quatorze ans le Bon Dieu a lui-même déchiré le voile mystérieux. Étant en licence avec sœur Marie du Sacré-Cœur, nous parlions comme toujours des choses de l’autre vie et de nos souvenirs d’enfance, quand je lui rappelai la vision que j’avais eue à l’âge de six à sept ans ; tout à coup, en rapportant les détails de cette scène étrange, nous comprîmes en même temps ce qu’elle signifiait... C’était bien Papa que j’avais vu, ­s’avançant courbé par l’âge... C’était bien lui, portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa glorieuse épreuve... Comme la Face Adorable de Jésus qui fut voilée pendant sa passion, ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Éternel... »

« Tout cela est figuratif, dit notre Père dans sa retraite, c’est la préfiguration de ce qui arrivera dans les derniers temps, c’est le troisième Secret de Fatima. C’est Dieu le Père, c’est le bon Père du Ciel, c’est notre Roi chéri, Roi de France et de Navarre, notre Dieu qui sera humilié singulièrement dans les derniers temps par cette grande apostasie où tous les hommes sembleront fauchés par l’erreur, par le mal, par la corruption. Les saints eux-mêmes périront dans ce combat, à moins que Dieu ne les épargne en abrégeant le temps de ce châtiment terrible. Dieu est humilié, sa Face est outragée. Mais elle resplendira de gloire au moment où Il établira son règne ­eschatologique (de la fin des temps). Nous sommes habitués à ces choses et nous les incarnons, nous les situons dans notre siècle grâce aux prophéties de Fatima.

« Thérèse humiliée, fidèle avec ses sœurs, dans cette grande épreuve, est la figure de l’Église qui renaîtra par la dévotion à la Sainte Face de son Époux. Ce n’est pas pour rien que Céline est photographe, que Céline est peintre, parce que Céline fera précisément un tableau de la Sainte Face d’après le Saint Suaire. La sainteté, ce sont des relations qui tissent le monde. »

La musique se tait, et mère Agnès, songeuse :

« Quels sont les desseins du Bon Dieu sur elle ? »

Sœur Marie : « Ah ! ma petite Mère, quel dommage que nous n’ayons pas tout cela par écrit. Si vous demandiez à sœur Thérèse d’écrire pour nous ses souvenirs, combien cela nous ferait plaisir ! »

Mère Agnès : « Je ne demande pas mieux, mais... »

Sœur Marie : « Vous verrez, c’est un ange qui ne restera pas longtemps sur la terre, et nous aurons perdu tous ces détails si intéressants pour nous. »

Mère Agnès : « Bien, je lui ordonnerai d’écrire ses souvenirs... » Puis elle reprend, dans un mouvement plus enlevé : « Je vais peut-être dire une folie... mais lorsque je veux me représenter la Vierge Marie, eh bien ! Je pense à notre Thérèse. Est-ce que la Sainte Vierge pouvait être plus belle et plus céleste ? »

En 1889, mère Agnès de Jésus avait monté une pièce, “ Le premier rêve de l’Enfant Jésus ”. C’est Thérèse qui jouait le rôle de la Sainte Vierge.

Or, elle le joua si bien que la communauté en resta profondément émue et des larmes coulèrent de tous les yeux. Les sœurs disaient ensuite : « Est-ce que la Sainte Vierge pouvait être plus belle et plus céleste ? » À tel point que les sœurs anciennes ne voulurent plus qu’on la rejoue, car elles avaient cru voir la Sainte Vierge sous les traits de l’angélique novice de 1889.

« Vous savez, raconte sœur Geneviève, que mon amour du beau, de la sublime et vraie beauté, me rend très difficile et rien, ce semble, ne devrait pouvoir se comparer à mes yeux à l’ineffable perfection de la Vierge Marie, eh bien ! lorsque je veux me représenter enfant et jeune fille cette Vierge prudente, je pense à Thérèse et je dis : la Sainte Vierge devait agir comme cela... Oui, ma Mère, si je n’ai point vu le modèle, j’aime à me persuader que j’ai vu la copie... Et la copie au lieu de déprécier l’original me l’a fait aimer et comprendre... »

Le chœur conclut la scène par une strophe que sœur Thérèse fait chanter par sainte Marguerite à l’adresse de Jeanne de Domrémy dans sa première Récréation pieuse :

« C’est l’humilité de Marie
Qui attira le Divin Roi ;
C’est l’humilité de ta vie
Qui le fait s’abaisser à toi. »

On peut, on doit en dire autant de Thérèse. En 1895, elle écrira de sa propre adolescence : « Parce que j’étais petite et faible Il s’abaissait vers moi. »

Notre Père dit encore dans un sermon du 8 décembre 1984, être « frappé de voir comme les vraies grandeurs se manifestent par la petitesse et la Vierge Marie était toute petite, si petite par son humilité ! Dieu aime la petitesse, Dieu aime ce qui est pauvre. Son regard, pour ainsi dire, s’abaisse avec d’autant plus d’amour que l’être est différent de Lui. Il manifeste mieux sa miséricorde et sa tendresse quand il va chercher un être fragile, qu’il hisse jusqu’à sa joue. »

C’est ce que chante la Bienheureuse Vierge Marie dans un répons de ses matines :

« Félicitez-moi, vous qui aimez le Seigneur ; c’est parce que j’étais toute petite que j’ai plu au Très-Haut, et de mon sein j’ai engendré Dieu fait homme. Toutes les nations me diront bienheureuse, car le Seigneur a regardé son humble servante. »

SCÈNE III 
NOUVELLE JEANNE D’ARC 
JANVIER 1895

Tandis que le noviciat, costumé pour une répétition de Jeanne d’Arc accomplissant sa mission, s’active autour de la “ scène ”, un chœur chante, avec l’accompagnement musical de l’Entrée de Jeanne à Orléans, un petit quatrain qui identifie Thérèse à sa « sœur chérie » :

« Mon Bien-Aimé ! je ne crains pas la guerre :
Tu régneras par moi dans tous les cœurs.
Je chasserai la nation étrangère
Car ton Amour est l’arme des vainqueurs ! »

« Ô mon Bien-Aimé ! écrit sainte Thérèse, je comprends à quel combat vous me destinez, ce n’est point sur les champs de bataille que je lutterai... Je suis prisonnière de votre Amour, j’ai librement rivé la chaîne qui m’unit à Vous et me sépare à jamais du monde que vous avez maudit... Mon glaive n’est autre que l’Amour, avec lui je chasserai l’étranger du royaume. Je vous ferai proclamer Roi dans les âmes qui refusent de se soumettre à votre Divine Puissance. » (Prière au Dieu de Jeanne)

C’est là toute sa vocation... À partir de 1894, l’arrivée de trois jeunes sœurs, pleines d’entrain, sœur Marie de la Trinité, la Parisienne, sœur Geneviève, sa propre sœur et sœur Marie de l’Eucharistie, sa cousine, il y a de l’ambiance, cela devient intéressant ! et stimule son talent de metteur en scène à l’occasion de Noël, de la fête de la supérieure et de la sœur Marthe. Déjà, sainte Thérèse d’Avila voulait que ses filles donnent des représentations parlées, dansées, chantées, de la vie des saints lors des fêtes de communauté. On ne s’encapuchonne pas, disait-elle. Les répétitions sont de véritables récréations pour le noviciat.

Tous les préparatifs créaient une joyeuse atmosphère : confection des décors, des costumes, des peintures diverses, de l’oriflamme de Jeanne d’Arc... Recours aux familles et aux amis : pour une pièce, il fallut des réchauds embrasant le bûcher de Jeanne. Et Thérèse qui jouait le rôle de Jeanne a failli brûler vive ce jour-là ! Les réchauds d’Isidore étaient parfaits ! de circonstance...

Une musique joyeusement animée au piano avec quelques autres instruments, crée cette ambiance de récréation, tandis que l’on voit sœur Thérèse et son noviciat en pleine action.

Thérèse elle-même est le boute-en-train. Elle possède de véritables dons de comédienne. Deux sœurs passant par le cloître commentent la scène.

Sœur Marie des Anges, son ancienne maîtresse des novices, pleine de tendresse, s’exclame, admirative, toujours sur fond de musique enjouée :

« Regardez notre sœur Thérèse : mystique, comique, tout lui va ! Elle saurait nous faire pleurer de dévotion et tout aussi bien nous faire pâmer de rire en récréation ! »

Mais sœur Saint-Jean-Baptiste n’est pas de son avis et, sur un ton réprobateur, accompagnée par l’orgue, réplique :

« Elle s’appuie trop sur la Miséricorde de Dieu et finit par oublier sa Justice. » Puis, lente et compassée, non sans grandeur, avec les cordes, elle ajoute : « Moi, si j’étais maîtresse des novices, je ne souffrirais pas un seul poil noir sur la toison de mes agneaux. »

Les pizzicatos des violoncelles figurent ici son acharnement à arracher « les poils noirs » de ses malheureuses brebis !

Ce sont des paroles authentiques qui traduisent bien sa jalousie. La spiritualité de sœur Saint-Jean-Baptiste était aux antipodes de celle de Thérèse. Toujours sérieuse, elle voulait conquérir la sainteté à la force du poignet, en multipliant prières et pénitences. Thérèse dira un jour que sœur Saint-Jean-Baptiste était pour elle « l’image de la sévérité du Bon Dieu. » De belle prestance, admirable brodeuse, sœur Saint-Jean-Baptiste nourrissait le secret espoir de devenir un jour prieure comme on le lui avait fait pressentir. Or, en 1893, à quarante-six ans, elle était encore à la lingerie. Elle admettait difficilement que l’on ait pu confier à Thérèse, si jeune, le soin des novices.

La musique redevient enjouée tandis que nous rejoignons la répétition en cours. Sœur Thérèse fait la critique de ce qui vient d’être joué et demande qu’on reprenne quelques passages :

« C’était bien dans l’ensemble, mes sœurs, mais avant la représentation de demain pour la fête de notre Mère, il faudrait reprendre deux petits passages. En place pour la scène de la captivité ! »

Ces Récréations pieuses sont l’occasion pour ­Thérèse de révéler le mystère de Jeanne.

En 1893, dans La mission de Jeanne écoutant ses Voix, jouée le 21 janvier 1894, pour la fête de la Mère prieure, Thérèse exprime son espérance en la conversion de la France ardemment désirée et, voyant Jeanne d’Arc aller jusqu’au bout de sa mission dans une France occupée par les Anglais, divisée, rebelle à son Roi et au Pape, elle transpose et aspire à délivrer la France de la République maçonnique et persécutrice.

Mais dans cette même année 1894, elle fait un pas de plus, impressionnant, dans une autre Récréation pieuse composée pour la fête de mère Agnès  (21 janvier 1895), qui est toujours prieure : Jeanne d’Arc accomplissant sa mission.

Cette pièce lui demande beaucoup de travail.

Sainte Catherine réconforte Jeanne dans sa prison :

Jeanne, dans ta prison, sous le poids de ta chaîne,
Tu souffres pour ton Dieu, et tu sauves ton Roi.

Le premier dialogue de sainte Catherine qui vient consoler Jeanne dans sa prison est pathétique par la douce plainte de celle-ci. Le chœur “ bouches ­fermées ” la soutient doucement : « Vous m’aviez ­assurée de ma délivrance, et voyez, je suis dans les fers... je ne puis plus rien pour le salut de ma patrie !... »

Sainte Catherine répond sur le ton d’une sorte de “ musette ” aux violoncelles et altos : « Oui, je te l’ai promis, la victoire est certaine, le royaume des Francs conservera la foi... »

Puis, énergique : « Jeanne, dans ta prison, sous le poids de ta chaîne, Tu souffres pour ton Dieu, et tu sauves ton Roi. »

Thérèse identifie la mission de Jeanne d’Arc avec le grand combat de la foi. Il ne s’agit donc pas seulement de remettre le roi de France sur son trône et de libérer sa patrie d’une tutelle étrangère.

Les sœurs applaudissent avec enthousiasme et s’empressent de réclamer leur scène préférée :

« Bravo ! et maintenant Les Triomphes au Ciel ? »

Sœur Thérèse approuve, mais redonne quelques explications sur la mission de Jeanne :

« Oui, ma sœur, à partir de la deuxième scène. Il faut que cette dernière partie nous fasse comprendre que la mission de Jeanne n’est pas terminée. »

Puis, sur un ton martial en duo avec la trompette : « Elle doit revenir sauver l’Église et la France, dans le grand combat de la foi. En scène ! »

La mission de Jeanne d’Arc, le pape Pie X l’a rappelé, n’est pas finie. Comme elle a sauvé la France une première fois, elle reviendra. Dans Jeanne d’Arc accomplissant sa mission, où notre Thérèse a failli brûler vive, une troisième partie intitulée Les triomphes au Ciel est une anticipation qui nous transporte en 1895, en un temps où la France est sous la botte de la franc-maçonnerie. C’est la France d’aujourd’hui qui supplie Jeanne de revenir, non pas pour couronner un roi politique, mais pour rendre la France à Jésus-Christ d’abord. Ensuite viendra le roi de France qui est son lieutenant.

Les saintes Catherine et Marguerite soutiennent Jeanne. Saint Michel et saint Gabriel sont aussi près d’elle. Une musique triste se fait entendre aux instruments, tandis que la France chante du fond de la scène une longue plainte, sur une mélodie aux rythmes « libres », rappelant à Jeanne toutes ses amours qu’elle a quittées pour la sauver :

« Rappelle-toi, Jeanne, de ta Patrie !...
Rappelle-toi de tes vallons en fleurs !...
Rappelle-toi la riante prairie
Que tu quittas pour essuyer mes pleurs !!!...
Ô Jeanne ! souviens-toi que tu sauvas la France.
Comme un ange des Cieux, tu guéris ma souffrance. »
Le chœur vient appuyer la France pour donner plus de force à sa supplication :
« Écoute dans la nuit
La France qui gémit,
Rappelle-toi !... »

La deuxième strophe est chantée par la France sur le même air avec les mêmes instruments, insistant davantage sur les batailles et les victoires de Jeanne, toujours dans le but de la convaincre d’intercéder :

« Rappelle-toi, Jeanne, de tes victoires,
Rappelle-toi de Reims et d’Orléans,
Rappelle-toi que tu couvris de gloire,
Au nom de Dieu, le royaume des Francs !...
Maintenant, loin de toi, je souffre et je soupire,
Daigne encor me sauver !... Jeanne, douce Martyre !... »

La France et le chœur :

« Oh ! viens briser mes fers !...
Des maux que j’ai soufferts
Rappelle-toi !... »

Sur fond de musique triste, sainte Jeanne répond :

« Ô France !... Ô ma belle Patrie !...
Il faut t’élever jusqu’aux Cieux
Si tu veux retrouver la vie
Et que ton nom soit glorieux. »

Coup de théâtre. Les instruments changent de ton pour introduire un chant vif et joyeux sur un rythme de danse animée, avec des insertions de motifs rythmiques binaires dans une mesure ternaire :

« Le Dieu des Francs dans sa clémence
A résolu de te sauver,
Mais c’est par moi, Jeanne de France,
Qu’il veut encor te racheter. »

Notre Père traduit l’idée inspirée à notre Thérèse : « C’est par moi, Thérèse de Lisieux, qu’il veut encore te racheter. »

« Viens à moi
Patrie si belle.
Je prie pour toi, »

La musique prend de plus en plus d’ampleur :

« Ma voix t’appelle :
Reviens à moi. »

La France supplie Jeanne entourée de ses saints :
Je viens à toi, toute chargée de chaînes,
Le front voilé, les yeux baignés de pleurs.
Je ne suis plus comptée parmi les reines
Et mes enfants m’abreuvent de douleurs.
Ils ont oublié Dieu !... Ils délaissent leur mère !...
Ô Jeanne ! prends pitié de ma tristesse amère,

Viens consoler mon cœur...

Après une conclusion joyeuse et rythmée aux instruments, la France s’avance lentement, chargée de chaînes, sa couronne en main, et la musique triste reprend pour une troisième strophe :

« Je viens à toi toute chargée de chaînes,
Le front voilé, les yeux baignés de pleurs. »

Sœur Marie du Sacré-Cœur, qui jouait le rôle de la France, a laissé ce souvenir : « En disant Je viens à toi toute chargée de chaînes, je m’avançai vers elle afin qu’elle les enlève. Elle me faisait l’effet d’une véritable Jeanne d’Arc. Quel air noble et guerrier ! Ah ! C’en était bien une Jeanne d’Arc ! »

« Je ne suis plus comptée parmi les reines
Et mes enfants m’abreuvent de douleurs. »

C’est tellement vrai, souligne notre Père, qu’aujourd’hui les Français sont en train de dire : Que la France disparaisse, que l’Europe des banquiers et des francs-maçons règne sur nous ! Effrayant ! Effrayant ! Le front voilé, comme la Sainte Face humiliée...

« Ils ont oublié Dieu !... Ils délaissent leur mère !...
Ô Jeanne ! prends pitié de ma tristesse amère. »

La France et le chœur :

« Viens consoler mon cœur... »

On entend soudain sonner la cloche. Sœur Thérèse interrompt la scène :

« Mes sœurs, la cloche a sonné... »

Sœur Marthe de Jésus, contrariée :

« Mais nous n’avons pas terminé ! »

Sœur Marie-Madeleine, suppliante :

« C’est presque fini ! »

Sœur Thérèse, sur un ton à la fois ferme et maternel :

« Non, mes sœurs, il nous faut obéir à la cloche. C’est le Bon Dieu qui nous appelle. Allons !... »

Elles sortent, un peu dépitées.

Le chœur termine cette scène par une strophe du cantique pour la canonisation de Jeanne d’Arc, faisant inclusion avec le premier chœur par l’accompagnement musical qui reprend la suite de l’Entrée de Jeanne à Orléans :

« Douce Martyre, à toi nos monastères.

Tu le sais bien, les vierges sont tes sœurs

Et comme toi l’objet de leurs prières

C’est de voir Dieu régner dans tous les cœurs. »

La récréation obtint un succès total, c’est la gloire de Thérèse au carmel... Sœur Marie des Anges a rapporté l’accident qui survint :

« Il arriva qu’un jour de fête de Mère Prieure où la Servante de Dieu représentait Jeanne d’Arc sur le bûcher, elle faillit être effectivement brûlée vive, à la suite d’une imprudence, qui alluma un commencement d’incendie, mais, sur un ordre de notre Mère de ne pas bouger de sa place pendant qu’on ­s’efforçait d’éteindre le feu autour d’elle, elle resta calme et immobile au milieu du danger, faisant à Dieu le sacrifice de sa vie, comme elle l’a dit ensuite. La “ robe blanche ” portée par Thérèse ne porte aucune trace de feu. Et la représentation s’acheva ­normalement. »

Elle est tellement absorbée par le mystère représenté dans ce spectacle, qu’elle le vit non pas en actrice, mais en toute vérité. Elle est elle-même Jeanne d’Arc. Sainte Thérèse est véritablement voulue par Dieu pour nous éclairer sur ces combats qui viennent, et pour nous prêter main forte puisqu’elle doit « passer son Ciel à faire du bien sur la terre ».

SCÈNE IV 
N’ÊTRE RIEN

C’est encore le chœur qui ouvre la scène avec une strophe du cantique Mon chant d’aujourd’hui, fruit d’un entretien avec sœur Marie du Sacré-Cœur, son aînée, au printemps de 1894. Sœur Marie lui demanda de mettre leurs pensées communes en une poésie très riche qui rassemble en un faisceau plusieurs grands thèmes chers à Thérèse.

Celle-ci entre avec son panier d’emploi et s’arrête devant la Vierge du Sourire. Son chant est plein de confiance filiale :

« Ô Vierge Immaculée ! C’est Toi ma douce Étoile
Qui me donnes Jésus et qui m’unis à Lui.
Ô Mère ! laisse-moi reposer sous ton voile
Rien que pour aujourd’hui. »

Sœur Marie de la Sainte Face (Céline) entre à son tour et la surprend en prière devant la statue. Le dialogue s’engage sur le ton de la conversation :

« Vous priez, ma sœur Thérèse ? Que dites-vous ? »

Sœur Thérèse :

« Je récite un Ave Maria pour offrir mon travail à la Sainte Vierge. J’ai pris l’habitude d’agir ainsi chaque fois que je me remets à l’ouvrage. »

Les flûtes font leur entrée et le ton passe en mineur, annonçant quelque drame :

« Mais vous, ma sœur Marie, qu’avez-vous ? »

« Dès mon entrée au Carmel, raconte sœur Geneviève, la Croix me tendit les bras à moi aussi. Je trouvais dures et austères toutes les pratiques de la Règle, le démon y mit certainement la main pour me décourager, car ce qui était facile aux autres me devint particulièrement ardu.

« J’apportais, en entrant au Carmel un caractère bien tranché, j’avais vingt-cinq ans, j’avais beaucoup vécu, beaucoup souffert et pouvais m’attendre à quelques égards, aussi cela m’étonna-t-il un peu d’être, en ma qualité de dernière venue, la servante de toutes, la dernière partout.... Parfois ma nature se révoltait et je confiais mes peines à ma Thérèse dans un flot de larmes.

« On me mit à la roberie, j’avais pour première d’emploi une vénérable ancienne, bonne à l’excès qui, croyant sans doute m’être agréable, me faisait peindre de petits sujets sur des coquilles. Jamais je n’avais peint que de grands tableaux, aussi le travail de ces petites “ bêtises ” m’était-il extrêmement antipathique. Cependant elles devinrent à la mode et toutes les sœurs, voulant embellir leurs ouvrages pour la fête de notre Mère, obtinrent l’assentiment de ma première et me firent décorer, une fois, jusqu’à quarante objets. J’aurais été un peu récompensée si j’avais contenté mes clientes, mais il n’en était jamais ainsi. L’une aurait voulu sur sa ménagère un serpent au lieu d’un oiseau, une autre une fleur jaune sur sa pelote à la place d’une rose, enfin je vis qu’il est absolument impossible de plaire aux créatures et je ne l’essayai plus. »

Sœur Thérèse à sœur Marie de la Sainte Face (Céline) :

Ma sœur, vous êtes de bonne humeur tant que les choses vous réussissent, mais aussitôt qu’elles ne vont plus à votre idée, votre figure se rembrunit.

Elle explose ; arpèges et batteries de violons, chant saccadé, harmonies de plus en plus serrées :

« Oh ! ma sœur ! Aujourd’hui, ma première d’emploi à la roberie veut me faire peindre pour les sœurs quarante petites bêtises sur des coquilles. Je veux bien... »

Un moment résignée, mais pas longtemps, le signal est donné par le tuba qui fait entendre une note grave accentuée :

« ... mais lorsque je l’entends dire à d’autres sœurs : Sœur Marie de la Sainte Face ne m’aide pas du tout à la roberie. ” » La musique enfle, les batteries et trémolos reprennent, grandioses, pour montrer son indignation grandissante, culminant sur un « Je n’en peux plus ! » comme épuisée. Même la musique perd de sa force et l’harmonie se détend.

« Cette expérience ne m’eût apporté que de la joie si ma première d’emploi avait apprécié mes services, mais il en était tout autrement et je l’entendais dire à l’occasion : “ Sœur Marie de la Sainte Face ne me fait rien du tout, je ne compte pas sur elle pour m’aider. 

« Ces paroles me paraissaient une injure, moi qui savais travailler, tailler, m’étant fait dans le monde plusieurs costumes, et je ne pouvais supporter qu’on me reprochât de ne point faire ce qu’on m’interdisait de toucher. Thérèse était encore la confidente de ces révoltes, elle compatissait beaucoup à mon chagrin et, pour me consoler, elle m’offrit la nuit de Noël 1894, année même de mon entrée, la poésie intitulée : “ La Reine du Ciel, à sa petite Marie ” Ces strophes étaient particulièrement significatives. »

Commence un air où sœur Thérèse se fait apaisante, à trois temps, en contrepoint avec la flûte, et bientôt le renfort des cordes, avec chaleur :

« Ne t’inquiète pas, Marie,
De l’ouvrage de chaque jour,
Car ton travail en cette vie
Doit être uniquement l’Amour.
« Mais si quelqu’un vient à redire
Que tes œuvres ne se voient pas,
 J’aime beaucoup, pourras-tu dire,
Voilà mon travail ici-bas !... ” »

À cette leçon, sœur Marie de la Sainte Face répond, contrariée, et son chant est ponctué par des accents secs à contretemps aux cordes :

« L’amour... je veux bien ! Mais quand j’entends ma sœur m’insulter, je n’ai qu’une envie, c’est de la pulvériser ! » (authentique !)

Sœur Thérèse la reprend avec calme, et même sur un ton dégagé, presque moqueur, allant jusqu’à imiter la figure renfrognée de Céline tandis que le rythme s’alourdit et que les cuivres assombrissent l’harmonie.

« Ma sœur, vous êtes de bonne humeur tant que les choses vous réussissent, mais aussitôt qu’elles ne vont plus à votre idée, votre figure se rembrunit. »

Elle reprend son ton dégagé...

« Nous devrions être contentes que le prochain nous dénigre quelquefois, »

... qui tourne à l’espièglerie, avec le piano léger et enjoué, pour faire passer la dure leçon :

« Car si personne ne faisait ce métier-là, que deviendrions-nous ? C’est notre petit profit... »

« Il faudrait surtout, disait-elle à Céline, être humble de cœur et vous ne l’êtes point, tant que vous ne voulez pas que tout le monde vous commande... Et cela n’est pas la vertu. La vertu c’est de se soumettre humblement sous la main de tous, c’est de vous réjouir de ce qu’on vous blâme.

« Il me semble, avouait-elle simplement, que l’humilité, c’est la vérité. Je ne sais pas si je suis humble, mais je sens que je vois la vérité en toutes choses. »

Sœur Marie de la Sainte Face continue, découragée :

« Je voudrais tant contenter tout le monde... »

... ce qui paraît être un bon mouvement, mais le fond n’échappe pas à notre petit Docteur qui reprend avec sûreté :

« Il y a là (avec les cordes qui donnent de l’ampleur à son jugement) un grand amour-propre, car vous ne supportez pas d’être en dessous de vos obligations (puis les bois, plus légers). Il nous faut supporter en paix l’épreuve de ne pas se plaire à soi-même. »

La pauvre Céline n’est pas au bout de ses peines. Toute dépitée, elle chante :

« Je le veux bien... mais je n’arriverai jamais à pratiquer la vertu ! »

« Mes défauts me tenaient constamment dans l’humiliation, car avec mon caractère impétueux il m’arrivait souvent de petites sorties avec les sœurs. Ces petites sorties m’affligeaient beaucoup à cause de mon grand amour-propre. »

« Je voudrais pouvoir te consoler, lui écrit Thérèse en faisant parler la Sainte Vierge. Si je ne le fais pas, c’est que je connais le prix de la souffrance et de l’angoisse du Cœur [...]. Si tu veux supporter en paix l’épreuve de ne pas te plaire à toi-même, tu me donneras un doux asile. Il est vrai que tu souffriras puisque tu seras à la porte de chez toi, mais ne crains pas, plus tu seras pauvre, plus Jésus t’aimera, Il ira loin, bien loin pour te chercher, si parfois tu t’égares un peu. »

Là encore sœur Thérèse va au fond en la ramenant toujours à sa “ petite voie ” :

« Vous voulez gravir une montagne (le chant monte et la mesure change de 3/4 en 2/4, pour accentuer l’impression d’ascension) alors que le Bon Dieu veut vous faire descendre au fond d’une vallée fertile où vous apprendrez le mépris de vous-même... »

« Un jour que j’étais découragée et que j’attribuais cet état de dépression à ma fatigue, elle me dit : “ Il ne faut jamais croire, quand vous ne pratiquez pas la vertu, que cela est dû à une cause naturelle comme la maladie, le temps ou le chagrin. Vous devez en tirer un grand sujet d’humiliation et vous ranger parmi les petites âmes, puisque vous ne pouvez pratiquer la vertu que d’une façon si faible. Ce qui vous est nécessaire maintenant, ce n’est pas de pratiquer des vertus héroïques, mais d’acquérir l’humilité. Pour cela, il faudra que vos victoires soient toujours mêlées de quelques défaites, de sorte que vous n’y puissiez penser avec plaisir. Au contraire, leur souvenir vous humiliera en vous montrant que vous n’êtes pas une grande âme. Il y en a qui, tant qu’elles sont sur la terre, n’ont jamais la joie de se voir appréciées des créatures, ce qui les empêche de croire qu’elles ont la vertu qu’elles admirent chez les autres. ” »

Pas encore vaincue, sœur Marie s’afflige, mélodie et harmonie tourmentées :

« Mais on ne verra toujours que mes défauts... »

Sœur Thérèse répond joyeusement, dans une tonalité de do majeur, bien rythmée, et même triomphante :

« C’est là le plus beau de l’affaire, car vous pratiquerez ainsi l’humilité qui consiste non pas à penser et à dire que vous êtes remplie de défauts, mais à être heureuse que les autres le pensent et même le disent.

« Qu’on vous trouve toujours imparfaite, c’est ce qu’il faut, c’est là votre gain. Se croire soi-même imparfaite et trouver les autres parfaits, voilà le bonheur. Que l’on vous reconnaisse sans vertu ne vous enlève rien et ne vous rend pas plus pauvre, ce sont les autres qui perdent en joie intérieure, car il n’y a rien de plus doux que de penser du bien du prochain. C’est tant mieux pour vous, si vous vous en humiliez pour l’amour de Dieu. »

Puis, voyant sœur Marie toute dépitée, elle prend un ton plus chaleureux, encourageant, sur un air de valse pour l’entraîner à la conquête de... la dernière place !

« Prenons-nous par la main, petite sœur chérie, et courons à la dernière place... »

Et sur un ton “ enfantin ” :

« Personne ne viendra nous la disputer... »

Elles sortent.

Le chœur chante un couplet d’une poésie composée pour sœur Marie de la Trinité, pour sa fête le 31 mai 1896, où paraît, sous forme de prière à Jésus, le souci constant chez Thérèse, non pas de sa perfection, mais de charmer le Cœur de Jésus, :

« Ô mon Jésus, ton exemple m’invite
À m’abaisser, à mépriser l’honneur.
Pour te ravir, je veux rester petite,
En m’oubliant, je charmerai ton Cœur. »

« Et voici le génie, s’écrie notre Père : Thérèse voit que la créature se porte à elle-même respect, considération, amour et gloire. Et l’ultime piège est de se complaire dans sa modestie, dans son humilité ou de se complaire dans le fait qu’on est victime de sa communauté, de sa famille, que vraiment Dieu a été dur avec moi. C’est moi, moi, moi ! Et l’obstacle à toute sainteté, c’est ce fameux moi. Thérèse l’a vu et d’abord, en elle-même. D’où la solution de la petite voie d’enfance : n’être rien à ses propres yeux.

« N’avoir aucun attachement à soi, aucun regard sur soi, aucun projet, aucun programme de développement, ambition, sauf... Vous allez me dire : Si je n’ai ni regard sur moi, ni projet, ni ambition, ni programme, je vais m’occuper à quoi ? Sauf... aimer Jésus seul, accueillir son amour pour lui faire plaisir à Lui seul ! L’amour poussera alors en avant. Tout d’un coup, je me sentirai emporté par mon ascenseur... il n’y a qu’à être une petite enfant. Ne simplement vouloir que l’amour de Jésus. »

SCÈNE V 
INSPIRATION DIVINE 
9 JUIN 1895

Céline : Aussitôt après la messe, tout émue, sœur Thérèse m’entraîna à sa suite, j’ignorais pourquoi. Mais bientôt nous eûmes rejoint notre Mère Prieure (mère Agnès de Jésus), qui se dirigeait vers le tour pour lui demander de nous offrir à l’Amour miséricordieux.

Un chœur de cuivres introduit un motet, chanté par le chœur répondant aux solistes, selon une “ archi­tecture ” bien baroque qui n’a rien à voir avec le carmel de Lisieux ! Le seul but est de suggérer la grand-messe de la Sainte Trinité :

« Benedíctus sit Déus Páter, unigenitúsque Déi Fílius, Sánctus quoque Spíritus : quia fécit nobíscum misericórdiam súam. »

« Béni soit Dieu le Père, le Fils unique de Dieu et aussi le Saint-Esprit, parce qu’il a fait éclater sur nous sa miséricorde. » (Offertoire)

« Le dimanche 9 juin 1895, en la fête de la Sainte Trinité, raconte sœur Geneviève de Sainte- Thérèse – c’est le nom que Céline a reçu à sa prise d’habit – au cours de la messe, elle fut inspirée de s’offrir en victime d’holocauste à l’Amour miséricordieux du Bon Dieu pour recevoir dans son cœur tout l’amour méprisé par les créatures auxquelles il voudrait le prodiguer. Aussitôt après la messe, tout émue, elle m’entraîna à sa suite, j’ignorais pourquoi. Mais bientôt nous eûmes rejoint notre Mère Prieure [Mère Agnès de Jésus], qui se dirigeait vers le tour. Thérèse paraissait un peu embarrassée pour exposer sa demande. » (Conseils et Souvenirs)

Mère Agnès traverse le cloître. Sœur Thérèse, entraînant sœur Geneviève, l’arrête :

« Ma Mère, s’il vous plaît, j’ai une permission à vous demander [musique saccadée avec des silences, chant haletant de sœur Thérèse tandis que mère Agnès est plus posée, préoccupée d’autre chose] :

 Dites, ma sœur Thérèse. »

Sœur Thérèse retrouve son calme et expose brièvement son affaire, soutenue doucement par les cordes qui s’enflamment sur « l’Amour miséricordieux » :

« Me permettez-vous de m’offrir, avec ma sœur Geneviève, à l’Amour miséricordieux ? »

Mère Agnès répond, évasive :

« Faites, ma sœur. Faites. »

« Oh ! Merci ma Mère ! »

Sœur Geneviève précisera : « Je ne sais pas si elle prononça le mot de victime. La chose ne paraissant pas importante, notre Mère, très pressée en ce moment, permit tout sans trop comprendre de quoi il s’agissait. » (Conseils et Souvenirs)

Sœur Geneviève, interrogative :

« Mais de quoi s’agit-il, ma sœur ? »

Sœur Thérèse, soutenue par les cordes, chante avec ardeur :

« D’un acte d’offrande comme victime d’holocauste à l’Amour miséricordieux. »

Rupture musicale, comme il y en a beaucoup dans ces dialogues pour manifester les incompréhensions ; ici sœur Geneviève, étonnée, n’est soutenue que par deux notes en pizzicato aux violoncelles et aux altos :

« Victime ? Je ne comprends pas... »

« Une fois seule près de moi, elle m’expliqua brièvement ce qu’elle voulait faire, son regard était enflammé. », raconte-t-elle.

Sœur Thérèse commence son explication, accom­pagnée sobrement par le piano :

« De toutes parts cet Amour est méconnu, rejeté... son Amour méprisé va-t-il rester en son Cœur ? »

Le chœur les presse de se donner à cet Amour miséricordieux, doublé par les cordes et bientôt les cuivres pour faire ressentir la grandeur de cet acte :

« Ah ! venez, heureuses victimes
Pour vous immoler à l’Amour :
Vous goûterez les joies intimes
De vous consumer chaque jour. »

Sœur Thérèse poursuit, comme exaltée :

« Que ce soient nous ces victimes ! Que Jésus consume son holocauste par le feu de son Divin Amour !... »

« Je pensais aux âmes qui s’offrent comme victimes à la Justice de Dieu, écrit sainte Thérèse, afin de détourner et d’attirer sur elles les châtiments réservés aux coupables ; cette offrande me semblait grande et généreuse, mais j’étais loin de me sentir portée à la faire.

« Ô mon Dieu ! m’écriai-je au fond de mon cœur, n’y aura-t-il que votre Justice qui recevra des âmes s’immolant en victimes ?... Votre Amour Miséricordieux n’en a-t-il pas besoin lui aussi ?... De toutes parts il est méconnu, rejeté ; les cœurs auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures leur demandant le bonheur avec leur misérable affection, au lieu de se jeter dans vos bras et d’accepter votre Amour infini...

« Ô mon Dieu ! votre Amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s’offrant en Victimes d’holocaustes à votre Amour, vous les consumeriez rapidement, il me semble que vous seriez heureux de ne point comprimer les flots d’infinies tendresses qui sont en vous... Si votre Justice aime à se décharger, elle qui ne s’étend que sur la terre, combien plus votre Amour Miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre Miséricorde s’élève jusqu’aux Cieux...

« Ô mon Jésus ! que ce soit moi cette heureuse victime, consumez votre holocauste par le feu de votre Divin Amour !... » (Histoire d’une âme)

Sœur Geneviève interroge :

« Mais comment ferons-nous ? »

Sœur Thérèse reprend, avec entrain :

« Tout à l’heure, pendant la messe, j’ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé. J’en ai encore le cœur tout enflammé... Je vais mettre mes pensées par écrit et composer un acte de donation. »

SCÈNE VI 
OFFRANDE À L’AMOUR MISÉRICORDIEUX 
9 JUIN 1895

Après avoir fait son acte de donation, elle le ­prononcera avec Céline le 11 devant la Vierge du Sourire qui a part à cet Acte. Son visage était alors comme embrasé d’amour et ce billet, elle le portera désormais toujours sur son cœur.

L’Offrande à l’Amour miséricordieux :

J’abandonne mon offrande à la Sainte Vierge,
ma Mère chérie, la priant de vous la présenter
.

L’orgue introduit le chœur par une allusion au cantique “ Vivre d’amour ”, que nous retrouverons à quelques reprises pendant cette scène. Sainte Thérèse avait composé cette poésie d’un jet « pendant l’heure d’adoration devant le Saint-Sacrement exposé pour les Quarante-Heures, le mardi 26 février 1895 » (Conseils et Souvenirs).

Le cantique et l’acte d’offrande jaillissent donc d’un même élan du cœur amoureux de Thérèse, le premier servant de prélude au second. L’un et l’autre expriment les mêmes idées, les mêmes images, les mêmes désirs.

Le chœur chante cet Acte d’offrande, pendant que les deux sœurs, en habit de chœur, miment l’action de le réciter sur la scène :

« Ô mon Dieu Trinité Bienheureuse, je désire vous aimer et vous faire aimer... »

« Je désire être Sainte, avec une majuscule ! mais je sens mon impuissance et je vous demande, ô mon Dieu ! d’être Vous-même ma Sainteté. »

Cette deuxième phrase reprend de loin la première phrase musicale, mais seules les sopranos ont la parole, les autres voix accompagnent sur une voyelle ou bouches fermées.

Le mot « Sainteté » est répété avec une majuscule en italiques. Nulle créature n’est sainte sinon par la sainteté même de Dieu qui lui est communiquée, dans la mesure où elle sentira son impuissance. C’est toute la “ voie d’enfance ” :

« J’abandonne mon offrande à la Sainte Vierge, ma Mère chérie, la priant de vous la présenter. »

La musique rend pour ainsi dire présente la Sainte Vierge par le changement de ton de Sol à Si bémol tout en gardant le motif initial de tierce, passé du mineur au majeur, avec le retour des quatre voix et l’entrée des deux flûtes.

Rien sans Marie, rien sans la médiation de Marie puisqu’elle est la Mère de notre Époux et la coopératrice du salut :

« Je l’ai demandé à la Sainte Vierge, dit-elle. Je ne l’ai pas demandé au Bon Dieu, parce que je veux le laisser faire comme il voudra. Demander à la Sainte Vierge, ce n’est pas la même chose. Elle sait bien ce qu’elle a à faire de mes petits désirs, s’il faut qu’elle les dise ou ne les dise pas... enfin, c’est à elle de voir pour ne pas forcer le Bon Dieu à m’exaucer, pour le laisser faire en tout sa volonté. » (Carnet Jaune de mère Agnès)

La phrase suivante, plus légère, à deux voix seulement et dans un mouvement de danse, est orchestrée, en contrepoint, avec les cordes et le cor :

« Je sens en mon cœur des désirs infinis et c’est avec confiance que je vous demande de venir prendre possession de mon âme. »

« Elle composa alors la formule de sa donation et me la soumit, raconte mère Agnès, exprimant aussi le désir de la faire contrôler par un théo­logien. Ce fut le Révérend Père Le Monnier, supérieur des ­missionnaires de la Délivrande, qui l’examina. Il répondit simplement qu’il n’y trouvait rien de contraire à la foi ; cependant qu’il ne fallait pas dire “ Je sens en moi des désirs infinis ”, mais “ Je sens en moi des désirs immenses ”. Ce fut un sacrifice pour la Servante de Dieu ; elle le fit pourtant sans récriminer aucunement. D’ailleurs le principal était approuvé et elle en témoigna beaucoup de joie. »

« Afin de vivre dans un acte de parfait amour, je m’offre comme victime d’holocauste (premier sommet avec les cuivres) à votre Amour ­miséricordieux,...

Une victime d’holocauste est un être qui est offert pour brûler sur l’autel du sacrifice, sur le bois qui sera le combustible où elle sera totalement consumée par le feu.

« ... vous suppliant (petite note douloureuse) de me consumer sans cesse,... »

Elle veut que son amour soit si fort qu’il produise, serrés l’un contre l’autre, des actes de vertu se succédant de telle manière qu’elle soit en acte perpétuel d’amour comme au Ciel.

« ... laissant déborder en mon âme les flots de tendresse infinie qui sont renfermés en Vous... »

Tendresse infinie du Cœur de Dieu ! la tendresse ajoute à l’amour une nuance de douceur, de complaisance, de générosité que nous connaissons bien. ­L’expérience de la tendresse humaine est une initiation à la connaissance de la tendresse divine.

« ... et qu’ainsi je devienne Martyre de votre Amour, ô mon Dieu ! » Nouveau sommet sur la mélodie de “ Vivre d’amour ”.

Après une pause sur « mon Dieu ! » afin de reprendre son élan pour la montée qui va nous conduire jusque « à chaque battement de mon cœur », elle amorce une lente détente :

« Je veux, ô mon Bien-Aimé, à chaque battement de mon cœur, vous renouveler mon offrande jusqu’à ce que je puisse vous redire mon Amour dans un face à Face éternel !... »

... cadence finale “ à la Fauré ” qui a un goût d’éternité.

C’est merveilleux ! s’exclame notre Père, grappillons ce que nous en pouvons, aimons tout de même le réciter, aimons le méditer quand nous ne savons pas quoi faire et que pourrions-nous faire de meilleur ? Mot à mot, en essayant d’en voir toutes les nuances et apprendre ainsi quelle est la tendresse infinie de Dieu et quelle est la joie qui nous est promise d’un éternel embrassement dans le Face à face de son Miséricordieux Amour, si toutefois nous suivons l’exemple de notre sainte et nous confions à son intercession !

À ce moment-là, elle est récompensée par Jésus qui répond à cet acte, dans le sens même qu’elle a désiré. Pauline, mère Agnès de Jésus, le saura beaucoup plus tard :

« En 1895, lorsque j’étais prieure, la servante de Dieu m’avait parlé d’une grâce qu’elle appelait “ blessure d’amour ”. En ce temps-là, le Bon Dieu avait permis, pour l’éprouver sans doute, que je n’y fisse nulle attention, je parus même n’en rien croire, et j’avoue qu’il en était ainsi, mais, en réfléchissant à ce qu’elle m’avait dit, je me demandai comment j’avais pu douter un seul instant de ses affirmations. Cependant, je ne lui en dis pas un mot jusqu’à sa dernière maladie.

« En 1897, je voulus alors lui faire répéter, à l’infirmerie, ce qu’elle m’avait dit, en 1895, de cette blessure d’amour. Elle me regarda alors avec un doux sourire et me dit : “ Ma Mère, je vous ai raconté cela le jour même et vous m’avez à peine écoutée ! 

« Comme je lui en exprimais des regrets, elle reprit : “ Vous ne m’avez pas fait de peine, j’ai pensé tout simplement que le Bon Dieu permettait cela pour mon plus grand bien. Voici ce qui s’est passé alors : c’était peu de jours après mon offrande à l’Amour Miséricordieux. Je commençais, au chœur, l’exercice du chemin de la croix, lorsque je me sentis tout à coup blessée d’un trait de feu si ardent que je pensai mourir ; je ne sais comment expliquer ce transport, il n’y a pas de comparaison qui puisse faire comprendre l’intensité de cette flamme du Ciel. Une seconde de plus, je serais morte certainement. ” » (Procès ordinaire)

C’est la réponse de Dieu à sa victime d’holocauste. C’est le poids de la tendresse divine. Cette flamme ressentie va lui ouvrir d’immenses perspectives sur la faculté qu’a cet amour divin de purifier les âmes dans un instant, en y laissant des effets merveilleux.

SCÈNE VII 
UNE LÉGION DE PETITES VICTIMES 
JUIN 1895

C’est en fanant l’herbe du pré que sœur Thérèse, avait demandé à sœur Marie si elle voulait bien s’offrir en victime à l’Amour miséricordieux du Bon Dieu.

Les sœurs traversent le cloître en vêtements de travail pour aller faner. On entend quelques instruments de musique jouer un extrait de Ruth, le psaume 126. Les moissonneurs, de circonstance !

Sœur Thérèse retient sa sœur, Marie du Sacré-Cœur, tandis que les sœurs disparaissent et que s’interrompt la musique. Le piano garde tout de même un rythme ternaire en fond et le dialogue s’engage entre les deux sœurs :

« Ma sœur Marie, voudriez-vous vous offrir en victime à l’Amour miséricordieux ? »

« “ Bien sûr que non ! lui répond-elle, sur un accord dissonant. Je ne vais pas m’offrir en victime, le Bon Dieu me prendrait au mot et la souffrance (long accord de septième mineur aux cordes) me fait bien trop peur. ” Finalement pour conclure sèchement et sans réplique : “ D’abord, ce mot de victime me déplaît beaucoup. ” »

Sœur Thérèse se fait doucement persuasive, avec les deux flûtes à l’aigu :

« Je vous comprends bien... mais c’est afin de mieux aimer le Bon Dieu pour ceux qui ne veulent pas l’aimer.

« Il n’y a rien à craindre, car de cet Amour, on ne peut attendre que de la miséricorde. »

Sa plaidoirie, très simple, prend soudain de l’élan, à trois temps, avec des imitations aux cordes :

« Il lui faut une légion de petites victimes dignes de son Amour. »

Sœur Marie est touchée mais pas vaincue, elle garde sa liberté, « Je suis bien libre, moi ! » aimait-elle à répéter lorsqu’elle était petite. On reconnaît là le caractère bien affirmé de la sœur aînée :

« Bon... je veux bien que vous me donniez cet acte, mais je me réserve la liberté de réfléchir avant de le prononcer. »

Pendant que sœur Thérèse lui présente une feuille, on entend en fond le petit air des moissonneurs qui rappelle à nos deux sœurs leur devoir :

« Allons ! Nos sœurs ont certainement déjà commencé le fanage du foin », dit Marie.

Le chœur entonne un air confiant, volontaire, conquérant, qui est un ajout à l’Acte d’offrande demandé par Marie du... Sacré-Cœur :

« Je veux travailler pour votre seul amour, dans l’unique but de vous faire plaisir, de consoler votre Cœur Sacré et de sauver des âmes qui vous aimeront éternellement. »

« Enfin, elle était si éloquente, ajoute sœur Marie du Sacré-Cœur, que je me suis laissée gagner et ne m’en repens pas, moi non plus. »

Il faut ajouter qu’elle deviendra la plus ardente propagandiste de l’Acte d’offrande et qu’elle mourra en 1940 en le prononçant une dernière fois.

SCÈNE VIII 
CONFIANCE ET ABANDON

Une réunion du noviciat : « La voie de l’enfance spirituelle, c’est le chemin de la confiance et du total abandon. »

Cette scène représente une réunion du noviciat. Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus fut en effet maîtresse des novices, sans en porter le titre, jusqu’à sa mort, le 30 septembre 1897.

Ce n’est qu’après avoir ainsi remplacé mère Marie de Gonzague au noviciat – c’est-à-dire à partir de mars 1896 – qu’elle rassemblait chaque jour les novices après vêpres, de 2 heures 30 à 3 heures.

Elle ne leur faisait pas de conférence proprement dite, raconte Céline. Son enseignement n’avait rien de systématique. Elle lisait ou faisait lire quelques passages de la Règle, des Constitutions ou du Coutumier, donnait les quelques explications ou précisions qu’elle jugeait utiles, ou répondait aux questions que posaient les jeunes sœurs, puis reprenait leurs manquements, s’il y avait lieu, et parlait familièrement avec elles sur ce qui pouvait les intéresser à ce moment-là, en fait de spiritualité ou même de travail en cours.

L’orgue ouvre la scène en faisant entendre une mélodie qui sera chantée plus loin par sœur Marie de la Trinité venue se plaindre de ses misères.

Sœur Marie de la Trinité est entrée en juin 1894. Elle est la treizième d’une famille de dix-neuf enfants. Son père, Victor Castel, était instituteur d’État. Mais n’ayant pas admis les lois de 1882 sur la laïcisation des écoles, il continuait à commencer la classe chaque jour par la prière du matin. Cette attitude lui attirant les remontrances de l’administration républicaine, il fut amené à donner sa démission, brisant sa carrière par fidélité à Dieu. Il s’installa donc à Paris comme commerçant, et se mit au service de l’abbé Roussel pour l’Œuvre de la première communion.

Avec des allures de gavroche, à la parisienne, d’une vivacité déconcertante, Marie est d’une foi candide, a besoin d’aimer et d’être aimée. Il y avait de l’étoffe, et sainte Thérèse s’est appliquée à cette âme avec beaucoup de soin.

Une merveilleuse amitié va naître entre sœur Thérèse et sœur Marie de la Trinité et cette amitié permettra à Thérèse de communiquer ses découvertes spirituelles à un cœur parfaitement préparé à les recevoir. Avec Céline, elle va devenir un témoin privilégié de la « petite voie » que Thérèse est en train de découvrir en cette fin d’année 1894. Il est même probable que sa nouvelle responsabilité auprès des novices l’oblige en quelque sorte à mieux préciser ce qu’elle appellera plus tard sa « petite doctrine ».

Une note grave accentuée aux violoncelles attire l’attention sur les sœurs Thérèse et Marie de la Trinité qui entrent.

Sœur Thérèse demande doucement : « Qu’y a-t-il, ma petite sœur Marie ? »

Alors toutes les cordes, en accords répétés en triolets expriment le trouble de l’âme de cette pauvre sœur Marie de la Trinité, tandis qu’elle chante en binaire sur un ton découragé, abattu : « Oh ! ma sœur, je suis si lâche... je voudrais avoir plus de force et d’énergie pour pratiquer la vertu. »

La musique s’apaise et sœur Thérèse répond brièvement avec beaucoup d’allant et de simplicité : « Si le Bon Dieu vous veut faible et impuissante, c’est qu’il vous veut comme une enfant... »

Elle n’a pas le temps de développer, les sœurs Marthe, Marie-Madeleine, Geneviève et Marie de l’Eucharistie arrivent pour l’instruction, mais c’est déjà tout le fond de sa « petite voie ».

« Ma sœur, voici l’heure de l’instruction. Allez rejoindre vos sœurs. »

Avant de se mettre au travail, sœur Thérèse se lève et fait un signe de croix.

Le chœur chante sa prière, accompagné par l’orgue qui exécute des accords répétés, mais cette fois-ci en binaire, pas tragique mais exprimant plutôt l’écrasement de l’âme qui a conscience de son impuissance devant la gravité de sa tâche : « Seigneur, je suis trop petite pour nourrir vos enfants. »

Les cordes entrent à leur tour en un mouvement ascendant et crescendo pour implorer : « Remplissez ma petite main afin que je puisse donner vos trésors aux âmes qui viendront à moi. »

Elle invite les sœurs à s’asseoir et l’instruction peut commencer. Nous avons de nombreux témoignages sur sa manière d’agir avec ses novices :

« Jamais elle n’adressait une question qui pût satisfaire sa curiosité, car elle avait pour maxime qu’on ne fait aucun bien en se recherchant soi-même. »

« Elle ne craignait pas de nous mécontenter et de se priver ainsi de la popularité et des témoignages d’affection que lui aurait attirés peut-être une conduite plus faible en face de nos défauts. »

« Elle avait demandé au Bon Dieu de ne jamais être aimée humainement, ce qui eut lieu. »

Elle manifeste une grande ouverture, une disponibilité totale. Il arrivait à ses novices de la déranger à temps et à contretemps, de la tracasser, de lui faire des questions indiscrètes sur ce qu’elle écrivait !

« Jamais je ne l’ai vue répondre d’une façon tant soit peu impatiente, brusque ou même empressée. Elle était toujours calme et douce. »

Dans ses conversations particulières avec les novices, raconte encore Céline, la Sainte donnait les conseils les mieux adaptés à chacune. Elle éclairait les cas de conscience et les difficultés de ses novices selon leurs tendances personnelles, leurs besoins propres, leurs épreuves ou leurs joies actuelles. Il arrivait que tels conseils donnés à l’une n’auraient pu convenir à l’autre. Cela avait été souligné par la Sainte elle-même.

Sœur Thérèse commence son instruction sur l’esprit d’enfance en annonçant un verset de saint Matthieu, chanté brièvement et sobrement par le chœur : « Si vous ne devenez semblables à de petits enfants vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. » (Mt 18, 4)

L’entretien se déroule sur le ton simple du dialogue avec des « ruptures » ou changements de caractères dans la musique correspondant aux questions, réponses ou objections.

Sœur Thérèse : « La voie de l’enfance spirituelle, c’est le chemin de la confiance et du total abandon. »

Sœur Marie-Madeleine, qui était sur la défensive vis-à-vis de sœur Thérèse, parce qu’elle se sentait trop bien devinée, objecte :

« Confiance ! Abandon ! C’est plutôt la voie de la facilité ! »

Sœur Thérèse réplique avec autorité :

« Pas de quiétisme ! Nous devons être comme le petit enfant au pied du rude escalier de la sainteté. »

Changement de caractère. Le piano prend la suite de l’orgue, avec des accords piqués pour donner un ton d’  “ Enfance ” : « Il est si petit qu’il n’arrive même pas à monter la première marche, mais le Bon Dieu ne demande que la bonne volonté. »

Sœur Marie de l’Eucharistie, étonnée, pose une question :

« La bonne volonté suffit ? »

Sœur Thérèse, soutenue par les cordes, chante un air ample, doctoral, qui explique, mais la solennité est atténuée par la mesure à trois temps :

« Du haut de cet escalier, il vous regarde avec amour. Bientôt, vaincu par vos efforts inutiles », figuralisme de la mélodie qui descend : « il vous prendra dans ses bras et vous emportera dans son royaume », et mouvement ascendant.

Sœur Marthe de Jésus intervient, entre le laisser-­aller et l’insolence ! musique sans caractère :

« Alors, il n’y a qu’à attendre patiemment au bas de l’escalier ! »

Sœur Thérèse répond énergiquement, avec figuralisme signifiant le « petit pied » qui monte par demi-tons...

On voit que, même avec des images enfantines, elle évite tous les écueils : oui c’est le Bon Dieu qui, voyant notre bonne volonté nous prend dans ses bras, mais la bonne volonté suppose qu’on fasse quelques efforts, sinon...

« Si vous cessez de lever votre petit pied, il vous laissera longtemps sur la terre (descente)... puisque vous ne désirez pas monter ! »

Sœur Geneviève, l’intrépide, a une idée qui correspond bien à son goût de l’action :

« Jésus pourrait nous laisser gravir quelques marches, pour nous encourager... »

Là non plus, sœur Thérèse ne tombe pas dans le piège :

« L’avantage à ne pouvoir monter, c’est de rester toute votre vie dans l’humilité. Si vous montiez quelques marches, Jésus, voyant que vous réussissez, vous laisserait monter toute seule... Et alors, gare à l’orgueil ! »

Sœur Geneviève change de sujet mais pas de préoccupation : « Oh ! quand je pense à tout ce que j’ai à acquérir... »

Occasion pour sœur Thérèse d’aller un peu plus loin : « Dites plutôt à perdre ! Nous n’avons pas besoin de grandir, au contraire, il faut que nous restions petites, que nous le devenions de plus en plus. »

Les instruments interviennent à nouveau pour souligner l’enseignement magistral, mais ici le chant adopte un figuralisme inversé : « grandir » en descendant, et « rester petites » en montant !

Mais on entend la cloche sonner, et sœur Marie- Madeleine fait remarquer, avec un brin de malice, que c’est la fin de l’instruction. Peut-être y a-t-il un brin de vengeance en souvenir de la fin de la récréation (scène 3)...

« Ma sœur de l’Enfant-Jésus, il est 15 heures. »

Sœur Thérèse arrête aussitôt, donnant l’exemple de la régularité et, après avoir remercié, elle les congédie en leur donnant une petite leçon, sur un air enjoué :

« Merci, ma sœur Marie-Madeleine. Il est temps de retourner à vos travaux. Allez à votre petit devoir, non à votre petit amour... » Allusion à l’amour-propre que vient de manifester sœur Marie- Madeleine.

Les novices sortent, excepté sœur Thérèse, tandis que le chœur chante un couplet de sa poésie “ Ma joie ”.

« Toute mon âme est là », dira simplement Thérèse en remettant ce poème à mère Agnès pour sa fête, le 21 janvier 1897, au moment où elle aborde les passes les plus terribles de son épreuve de la foi et bientôt de l’agonie. Derrière une expression et des images apparemment naïves, c’est une attitude de foi et un combat mystique qui se jouent et s’expriment, sans recherche artistique, mais avec une intensité intérieure et une force vitale surprenantes.

Il ne suffit pas à Thérèse de croire à la joie, d’accepter la souffrance, de cacher ses larmes, de sourire à Jésus qui se dérobe : sa joie est de « lutter sans cesse » pour enfanter des élus. Cette notation brève laisse échapper que tous ses paradoxes et ses antithèses, elle les a « voilés sous des fleurs » et que sa joie, c’est une dure lutte incessante attisée par le feu de l’amour.

« Ma joie, c’est de rester petite.
Aussi quand je tombe en chemin
Je puis me relever bien vite
Et Jésus me prend par la main.
Alors le comblant de caresses
Je Lui dis qu’Il est tout pour moi,
Et je redouble de tendresses
Lorsqu’Il se dérobe à ma foi. »

La musique laisse volontairement paraître la souffrance tout autant que la « lutte » pour sauver les âmes, surtout dans la deuxième partie où l’harmonie est plus serrée, intense, mais finit apaisée.

SCÈNE IX 
MONIALE-MISSIONNAIRE 
AOÛT 1896

Le cantique à Notre-Dame des Victoires exprime un aspect important de la vocation de sainte Thérèse. Son union spirituelle avec le Père Roulland, des Missions étrangères, qui s’embarque le 2 août pour la Chine, réactive puissamment sa flamme missionnaire et apaise provisoirement ses grands désirs apostoliques. Elle sera « apôtre » et, « quel espoir ! » « martyre » par procuration, mieux, par cette « communion des saints » en laquelle elle entre de plus en plus intimement.

Au Père Adolphe Roulland, le 23 juin 1896, cinq jours avant son ordination, elle écrit une première lettre où elle dit déjà toutes ses aspirations :

« Mon Révérend Père,

« Je me sens bien indigne d’être associée spécialement à l’un des Missionnaires de notre Adorable Jésus, mais puisque l’obéissance me confie cette douce tâche je suis assurée que mon Céleste Époux suppléera à mes faibles mérites (sur lesquels je ne m’appuie aucunement) et qu’Il exaucera les désirs de mon âme en fécondant votre apostolat. Je serai vraiment heureuse de travailler avec vous au salut des âmes ; c’est dans ce but que je me suis faite carmélite ; ne pouvant être missionnaire d’action, j’ai voulu l’être par l’amour et la pénitence comme sainte Thérèse ma séraphique Mère... Je vous en supplie, mon Révérend Père, demandez pour moi à Jésus, le jour qu’Il daignera pour la première fois descendre du Ciel à votre voix, demandez-Lui de m’embraser du feu de son Amour afin que je puisse ensuite vous aider à l’allumer dans les cœurs.

« Si je ne craignais d’être indiscrète, je vous demanderais encore, mon Révérend Père, d’avoir chaque jour au Saint Autel, un souvenir pour moi... Lorsque l’océan vous séparera de la France, vous vous rappellerez en regardant la pale que j’ai peinte avec tant de bonheur, que sur la montagne du Carmel une âme prie sans cesse le Divin Prisonnier d’Amour, pour le succès de votre glorieuse conquête. »

Dans une deuxième lettre, du 30 juillet, juste avant l’embarquement du Père Roulland, elle trace le programme de leur union apostolique :

« Mon Frère,

« Vous me permettez, n’est-ce pas, de ne plus vous donner un autre nom, puisque Jésus a daigné nous unir par les liens de l’apostolat ?

« Il m’est bien doux de penser que de toute éternité Notre-Seigneur a formé cette union qui doit lui sauver des âmes et qu’Il m’a créée pour être votre sœur...

« Hier, nous avons reçu vos lettres ; c’est avec joie que Notre Bonne Mère vous a introduit dans la clôture. Elle me permet de garder la photographie de mon frère, c’est un privilège tout spécial, une carmélite n’a pas même les portraits de ses parents les plus proches, mais Notre Mère sait bien que le vôtre, loin de me rappeler le monde et les affections de la terre élèvera mon âme dans des régions plus hautes, la fera s’oublier pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Ainsi, mon Frère, pendant que je traverserai la mer en votre compagnie, vous resterez près de moi, bien caché dans notre pauvre cellule [...].

« À Dieu, mon Frère... la distance ne pourra jamais séparer nos âmes, la mort même rendra notre union plus intime. Si je vais bientôt dans le Ciel, je demanderai à Jésus la permission d’aller vous visiter au Su-Tchuen et nous continuerons ensemble notre apostolat. En attendant je vous serai toujours unie par la prière et je demande à Notre-Seigneur de ne jamais me laisser jouir lorsque vous souffrirez. Je voudrais même que mon Frère ait toujours les consolations et moi les épreuves, c’est peut-être égoïste ?... Mais non, puisque ma seule arme est l’amour et la souffrance, et que votre glaive est celui de la parole et des travaux apostoliques.

« Encore une fois, à Dieu, mon Frère, daignez bénir celle que Jésus vous a donnée pour sœur... »

Le 1er novembre 1896, elle lui fait une confidence très touchante :

« Permettez-moi de vous confier un secret qui vient de m’être révélé par la feuille où sont écrites les dates mémorables de votre vie.

« Le 8 Septembre 1890 votre vocation de missionnaire était sauvée par Marie, la Reine des apôtres et des martyrs ; en ce même jour une petite carmélite devenait l’épouse du Roi des Cieux. Disant au monde un éternel adieu, son unique but était de sauver les âmes, surtout les âmes d’apôtres. À Jésus, son Époux divin, elle demanda particulièrement une âme apostolique ; ne pouvant être prêtre, elle voulait qu’à sa place un prêtre reçût les grâces du Seigneur, qu’il ait les mêmes aspirations, les mêmes désirs qu’elle.

« Mon Frère, vous connaissez l’indigne carmélite qui fit cette prière. Ne pensez-vous pas comme moi que notre union confirmée le jour de votre ordination sacerdotale, commença le 8 Septembre 1890 ?... Je croyais ne rencontrer qu’au Ciel, l’apôtre, le frère que j’avais demandé à Jésus, mais ce Bien-Aimé Sauveur, levant un peu le voile mystérieux qui cache les secrets de l’éternité, a daigné me donner dès l’exil la consolation de connaître le frère de mon âme, de travailler avec lui au salut des pauvres infidèles [...].

« Vous me promettez, mon Frère, de continuer chaque matin de dire au Saint Autel : “ Mon Dieu, embrasez ma sœur de votre amour ”. Je vous en suis profondément reconnaissante et je n’ai pas de peine à vous assurer que vos conditions sont et seront toujours acceptées. Tout ce que je demande à Jésus pour moi, je le demande aussi pour vous ; lorsque j’offre mon faible amour au Bien-Aimé, je me permets d’offrir le vôtre en même temps. Comme Josué vous combattez dans la plaine, moi je suis votre petit Moïse, et sans cesse mon cœur est élevé vers le Ciel pour obtenir la victoire.

« Ô mon Frère, que vous seriez à plaindre si Jésus lui-même ne soutenait les bras de votre Moïse !... Mais avec le secours de la prière que tous les jours vous adressez pour moi au Divin ­Prisonnier d’amour, j’espère que vous ne serez jamais à plaindre, et qu’après cette vie pendant laquelle nous aurons ensemble semé dans les larmes, nous nous retrouverons joyeux portant des gerbes en nos mains (Ps 126, 5-6). »

Pendant l’introduction musicale, sœur Thérèse est seule sur scène, une lettre à la main. C’est une poésie qu’elle vient d’écrire pour le Père Roulland : Notre-Dame des Victoires. Un petit cantique dont nous entendrons sept couplets.

Les deux premiers sont un chant de reconnaissance à la Sainte Vierge Marie pour la grâce d’être unie aux œuvres d’un missionnaire. La mélodie, quoique simple et naïve, a un côté « héroïque » d’une âme prête à conquérir l’univers à son Bien-Aimé. Elle chante seule les premiers couplets, accompagnée discrètement par l’orgue :

« Vous qui comblez mon espérance,
Ô Mère ! écoutez l’humble chant
D’amour et de reconnaissance
Qui vient du cœur de votre enfant...
« Aux œuvres d’un Missionnaire
Vous m’avez unie sans retour,
Par les liens de la prière,
De la souffrance et de l’amour. »

Sœur Thérèse écrit au Père Roulland « Le Cantique à Notre-Dame des Victoires » :

Aux œuvres d’un missionnaire
Vous m’avez unie sans retour,
Par les liens de la prière,
De la souffrance et de l’amour.

Entre en scène le Père Roulland entouré de ses catéchumènes chinois. Ils sont au Su-Tchuen oriental.

Durant les trois couplets suivants, sœur Thérèse chante dans la solitude lointaine du carmel, tandis que le Père commence à faire le catéchisme. Un messager lui apporte une lettre qu’il ouvre et parcourt du regard. C’est une lettre de sœur Thérèse ! qu’il semble leur lire. Au troisième couplet elle décrit leurs vocations propres à chacun. Les violons ont fait leur entrée, doux et graves :

« À lui de traverser la terre,
De prêcher le nom de Jésus ;
À moi, dans l’ombre et le mystère,
De pratiquer d’humbles vertus. »

Le chœur, bouches fermées, remplace les violons pour le couplet suivant où elle chante son bonheur d’être par lui, associée à la mission :

« Par lui, quel ravissant mystère !
Jusqu’au Su-Tchuen oriental,
Je pourrai de ma tendre Mère
Faire aimer le nom virginal !... »
De même pour la strophe suivante avec tout le chœur :
« Dans ma solitude profonde,
Marie, je veux gagner des cœurs ;
Par votre Apôtre, au bout du monde,
Je convertirai les pécheurs... »

Enfin sœur Thérèse et le Père Roulland chantent ensemble en duo, puisqu’ils travaillent ensemble ! Et pour le dernier couplet, l’orchestre vient se joindre à eux dans une grande plénitude :

« Après l’exil de cette vie,
Au soir du glorieux combat,
Nous jouirons dans la Patrie
Des fruits de notre apostolat.
« À lui l’honneur et la Victoire
Devant l’armée des Bienheureux ;
À moi... le reflet de sa gloire
Éternellement dans les Cieux... »

Le cantique terminé, sœur Thérèse reste sur scène, assise « dans l’ombre et le mystère ». Le Père Roulland lit la signature :

« La petite sœur d’un missionnaire... »

Commence ici quelque chose de tout à fait nouveau. Les catéchumènes et le Père dialoguent familièrement sur un mode musical chinois dit “ pentatonique ” parce qu’il est fait d’une gamme de cinq notes. Les instruments aussi se prêtent à ce petit jeu, avec de nombreuses percussions et la répétition du motif que nous appellerons « chinois ».

« Tu as une petite sœur, Père ? »

Père Roulland :

« Oui, une petite sœur carmélite. »

Les catéchumènes :

« Carmé... quoi ? »

Père Roulland :

« Carmélite. C’est une religieuse, en France, qui s’est toute donnée au Bon Dieu et là-bas, elle prie pour nous. »

Les catéchumènes : « Pour nous ? »

Père Roulland : « Bien sûr ! Elle reste en prière et offre ses sacrifices au Bon Dieu pour nous et ce Dieu très bon, touché par un si grand amour, fait pleuvoir sur nous ses grâces.

« Vous souvenez-vous de l’histoire de Moïse et de Josué ? »

Les catéchumènes sont ravis de montrer qu’ils ont bien retenu la leçon de catéchisme :

« Oui ! Oui !

 Josué se battait dans la plaine...

– ... et il gagnait tant que Moïse levait ses bras vers le Ciel. »

Le Père Roulland quitte le mode chinois et, soutenu par l’orgue, va reprendre son rôle d’en­seignant, en mode “ européen ” !

« Bien... écoutez maintenant ce que ma petite sœur écrit. »

Le chœur chante, à quatre voix, bien classique avec un tambour militaire, le passage d’une lettre de sœur Thérèse que nous avons lue :

« Comme Josué, vous combattez dans la plaine, moi je suis votre petit Moïse, et sans cesse mon cœur est élevé vers le Ciel pour obtenir la victoire. »

Puis, le Père invite ses catéchumènes à prier pour sa petite sœur, comme il en avait pris la résolution, tous les jours :

« Venez, faisons une petite prière pour la re­mercier. »

Les catéchumènes :

« Mais ta petite sœur ne nous entendra pas... »

Père Roulland :

« Le Bon Dieu et la Sainte Vierge se chargeront de la lui transmettre. »

Le Père Roulland se met à genoux au milieu de ses catéchumènes qui l’imitent. Il chante, d’abord seul, puis de nouveau avec les catéchumènes :

« Mon Dieu, embrasez ma sœur de votre amour. »

La musique reprend ses intonations “ à la chi­noise ” tandis qu’ils sortent et que sœur Thérèse reste seule sur scène.

SCÈNE X 
« MA VOCATION ! » 
8 SEPTEMBRE 1896

Notre bienheureux Père a gardé pour la conclusion de notre retraite cette longue lettre de sainte Thérèse à sa chère sœur Marie du Sacré-Cœur, datée du 8 septembre 1896, à un an et trois semaines de sa mort. « Elle est dans la nuit de la foi la plus épaisse, tentée de désespoir, tentée de perdre la foi et, en même temps, elle est dans une suite d’hémoptysies et d’étouffements qui font de son corps une chose bien misérable. Elle est bien pitoyable. »

Ô Jésus, mon Bien-Aimé ! qui pourra dire avec quelle tendresse, quelle douceur vous conduisez ma petite âme ?

Pourtant elle écrit ceci, chanté par le chœur sur une longue mélodie qui descend par paliers, avant de remonter sur « conduisez », dans le ton doux et heureux de si bémol majeur. Chant extatique :

« Ô Jésus, mon Bien-Aimé ! qui pourra dire avec quelle tendresse, quelle douceur vous conduisez ma petite âme ? »

Imaginez ! Dans ses tourments de la chair, ses angoisses du cœur, ses ténèbres de l’esprit ! Eh bien ! tout cela n’empêche pas la douceur et la tendresse du Bien-Aimé d’atteindre la fine pointe de son âme.

« Jésus, l’orage grondait bien fort dans mon âme depuis la belle fête de votre triomphe, la radieuse fête de Pâques, lorsqu’un samedi du mois de mai, pensant aux songes mystérieux qui sont parfois accordés à certaines âmes, je me disais que ce devait être une bien douce consolation et cependant, je ne la demandais pas. »

Elle est dans les affres de l’épreuve de la foi et elle désire, d’un saint désir, quelque lumière qui lui vienne du Ciel. Elle va être exaucée par l’apparition en songe d’Anne de Jésus, mère du Carmel, disciple et fille très aimée de sainte Thérèse d’Avila... venue du Ciel pour lui déclarer que le Bon Dieu est très content d’elle. Cela va beaucoup l’encourager à poursuivre sa lutte au milieu de la maladie et du désespoir, jusqu’au dernier jour de sa vie.

Là-dessus, elle révèle le fond de son âme :

« Ô mon Bien-Aimé ! cette grâce n’était que le prélude de grâces plus grandes dont tu voulais me combler, laisse-moi, mon unique Amour, te les rappeler aujourd’hui... aujourd’hui, le sixième anniversaire de notre union... »

Seule sur la scène, elle prend la parole pour chanter ce texte délirant, elle est folle d’amour ! Mais son chant est très retenu au début, presque recto tono un peu brodé, avec des harmonies indécises, et une petite échappée sur « touchent », pour continuer avec une audace incroyable en demandant simplement tout :

« Ah ! pardonne-moi, Jésus, si je déraisonne en voulant redire mes désirs, mes espérances qui touchent à l’infini, pardonne-moi et guéris mon âme en lui donnant ce qu’elle espère !!!... »

Cette enfant de vingt-trois ans a des désirs immenses tout en sachant qu’elle est dans les derniers moments de sa vie. Quels désirs ? C’est fou, mais c’est la folie de la Croix.

« Être ton épouse, ô Jésus, être carmélite, être par mon union avec toi, la mère des âmes, devrait me suffire... »

Maintenant va commencer le « délire », tout doucement avec une suite d’accords de septième très douces aux violons, exprimant plutôt la paix et la béatitude, avec quelque chose d’infini... Puis le chant s’anime par une suite de triolets et une première montée qui aboutit sur « la mère » marqué par un renfort des cuivres, et redescente sur « devrait me suffire » où l’on sent que ce n’est pas encore le cas...

« ... cependant, je sens en moi d’autres vocations... je sens le besoin, le désir d’accomplir pour toi Jésus, toutes les œuvres les plus héroïques... »

Le rythme, en s’accélérant, montre son ardeur de plus en plus pressante, et elle atteint un second sommet sur « héroïques ».

Dès l’âge de deux ans, sa mère notait en elle un besoin constant de manifester son affection et de plaire : à papa, à maman, à ses sœurs, de plaire même à la cuisinière, de plaire à tous. Il y avait en elle une sorte de débordement continuel d’énergie, toujours afin que l’amour qui embrasait son cœur s’épanche en manifestations quelquefois un peu saugrenues. Par exemple, la fameuse parole à sa mère : « Oh ! Ma petite Maman ! Je voudrais que tu mourus ! » On lui demande pourquoi ; elle répond : « Puisqu’il faut mourir pour aller au Ciel ! »

À l’âge de vingt-trois ans, elle demeure toujours aussi désireuse de « faire plaisir », c’est-à-dire de sauver les âmes en leur faisant gagner le Ciel, à force de manifester à Jésus plus d’amour.

Accompagné par les cuivres, le chœur des hommes chante la phrase suivante qui se termine par un rythme martial :

« Je sens en mon âme le courage d’un Croisé, d’un Zouave Pontifical. »

Et Thérèse continue avec autant sinon plus de bravoure :

« Je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l’Église... »

Les zouaves pontificaux se sont illustrés dans la défense du Saint-Père contre les armées de Garibaldi qui voulaient dépouiller le Pape de son pouvoir temporel. Mais aussi, plus proches d’Alençon et de Lisieux, les zouaves pontificaux se sont signalés en 1870 dans la bataille de Loigny, seule victoire de cette désastreuse guerre de 1870. Elle avait entendu parler du général de Sonis. Elle brûle d’enthousiasme pour tout ce qui est lutte pour le Christ et pour l’Église.

Cependant, d’autres enthousiasmes la traversent, et le chœur des hommes prête à nouveau ses voix pour chanter :

« Je sens en moi la vocation de prêtre... Avec quel amour, ô Jésus, je te porterais dans mes mains lorsque, à ma voix, tu descendrais du Ciel... Avec quel amour je te donnerais aux âmes !...

« Mais je me sens la vocation d’imiter saint François d’Assise en refusant la sublime dignité du Sacerdoce.

« Ô Jésus ! mon amour, ma vie... Comment allier ces contrastes ? Comment réaliser les désirs de ma pauvre petite âme ?... »

Ici le chœur l’accompagne “ bouches fermées ” dans sa complainte aux harmonies tourmentées.

« Pauvre petite âme » traversée de tant de désirs contradictoires ou au moins incompatibles ! Les violons vont remplacer le chœur pour donner plus d’ampleur à ses demandes :

« Ah ! malgré ma petitesse, je voudrais éclairer les âmes comme les Prophètes, les Docteurs, j’ai la vocation d’être Apôtre... »

La suite du texte, au plus fort de son délire, est déclamée sur fond musical, ce qui accentue la force dramatique :

« ... mais une seule mission ne me suffirait pas, je voudrais en même temps annoncer l’Évangile dans les cinq parties du monde. Je voudrais avoir été missionnaire depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles... »

C’est dire qu’elle ne se reposera pas quand elle sera au Ciel...

« ... Mais je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé Sauveur, je voudrais verser mon sang pour toi jusqu’à la dernière goutte... »

Le chœur s’exclame à son tour :

« Le martyre ! »

« ... voilà le rêve de ma jeunesse... », enchaîne Thérèse, toujours sur fond musical, le piano ayant laissé la place à l’orgue et aux cuivres bientôt remplacés par les cordes.

Dans ce paragraphe, j’ai compté sept fois le mot « je voudrais ». Dans le paragraphe suivant, je le compte huit fois !

Ce ne sont pas des rêves de jeune fille. C’est vrai qu’elle est jeune, mais elle a déjà montré son ardeur incroyable au service de ses sœurs, au service des pécheurs, une vertu héroïque en toutes circonstances, traversant les plus grandes épreuves. Quand elle parle des désirs de son cœur, ce ne sont pas des imaginations, des velléités, c’est un testament spirituel, écrit dans les affres de la mort.

« ... Mais là encore je sens que mon rêve est une folie, car je voudrais subir tous les supplices infligés aux martyrs... Avec sainte Agnès et sainte Cécile, je voudrais présenter mon cou au glaive, et comme Jeanne d’Arc, ma sœur chérie, je voudrais sur le bûcher murmurer ton nom, ô Jésus... »

Voilà pour le passé, et voici l’avenir... proche :

« ... En songeant aux tourments qui seront le partage des chrétiens au temps de l’Antéchrist, je sens mon cœur tressaillir et je voudrais que ces tourments me soient réservés... »

Le chant reprend dans la suite de la déclamation. Parvenu au comble de l’exaltation, il reste simple :

« Ô mon Jésus ! à toutes mes folies que vas-tu répondre ?... Y a-t-il une âme plus petite, plus impuissante que la mienne !... »

Avec un passage où la musique manifeste la confiance :

« Cependant à cause même de ma faiblesse, tu t’es plu, Seigneur, à combler mes petits désirs enfantins. »

C’est bien toute sa doctrine de la petitesse, de l’enfance spirituelle. Celui qui redevient un enfant accomplira de grandes choses pour le Christ.

« Mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre, c’est dans les épîtres de saint Paul que je trouvai la réponse », chantée par le chœur : « Les dons les plus parfaits ne sont rien sans l’Amour. »

Sœur Thérèse exulte :

« Enfin ! J’ai trouvé le repos, la Charité m’a donné la clef de ma vocation... »

Le chœur enchaîne simplement, avec autorité :

« Je compris que l’Église avait un Cœur, et que ce Cœur était brûlant d’Amour. Je compris que l’Amour renfermait toutes les vocations, que l’Amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux... en un mot, qu’il est éternel !... »

Au comble du bonheur, sœur Thérèse reprend la parole soutenue, à la fin, par le chœur bouches fermées :

« Ô Jésus, mon Amour... ma vocation, enfin, je l’ai trouvée, ma vocation, c’est l’Amour ! Dans le Cœur de l’Église ma Mère, je serai l’Amour... ainsi je serai tout... ainsi, mon rêve sera réalisé !!!... »

Elle sort.

Tout enflammée d’amour, elle désire être sainte, mais elle se voit dans l’impuissance de faire les œuvres héroïques des saints qu’elle vient pourtant de décrire avec une sainte ambition de les imiter. Que faire alors ? Elle écrit plus loin :

« Ce ne sont pas les richesses et la Gloire, (même la Gloire du Ciel) que réclame le cœur du petit enfant... La gloire, il comprend qu’elle appartient de droit à ses Frères, les Anges et les Saints... Sa gloire à lui sera le reflet de celle qui jaillira du front de sa Mère. Ce qu’il demande, c’est l’Amour... Il ne sait plus qu’une chose, t’aimer, ô Jésus... Les œuvres éclatantes lui sont interdites, il ne peut prêcher l’Évangile, verser son sang... mais qu’importe, ses frères travaillent à sa place, et lui, le petit enfant, il se tient tout près du trône du Roi et de la Reine, il aime pour ses frères qui combattent... Mais comment témoignera-t-il son Amour, puisque l’Amour se prouve par les œuvres ? »

SCÈNE XI 
« MES ŒUVRES » 
NOVEMBRE 1896

Sœur Thérèse effeuille une rose sur son crucifix pendant que les novices lancent leurs pétales au crucifix du préau.

Chaque soir à partir de juin 1896, Thérèse et les cinq jeunes sœurs du noviciat se retrouvent après complies, autour de la croix de granit du préau. Elles recueillent les pétales au pied d’une vingtaine de rosiers et les lancent vers le Crucifix.

Céline raconte que sœur Thérèse avait beaucoup de dévotion à jeter des fleurs au grand Christ du préau et plus tard, pendant sa maladie, elle couvrait son Crucifix de roses, écartant avec soin les pétales fanés. « Un jour que je la voyais toucher doucement la couronne d’épines et les clous de son Jésus du bout des doigts, je lui dis : Que faites-vous là ? Alors, avec un petit air étonné d’être ainsi surprise, elle m’avoua : Je le décloue et je lui enlève sa couronne d’épines. »

Une autre fois on lui apporta une rose ; elle l’effeuilla sur son crucifix avec beaucoup de piété et d’amour, prenant chaque pétale et en caressant les plaies de Notre-Seigneur.

Le thème de cette scène est emprunté à la poésie “ Jeter des fleurs ”, du 28 juin 1896.

Sœur Thérèse et ses novices entrent. Pendant la première partie du premier couplet, chanté par le chœur, elles ramassent des pétales de fleurs. La mélodie coule facilement en tierces, amoureuse, l’harmonie réduite au plus simple :

« Jésus, mon seul Amour, au pied de ton Calvaire
Que j’aime chaque soir à te jeter des Fleurs !...
En effeuillant pour toi la rose printanière
Je voudrais essuyer tes pleurs... »

Fleurs, pleurs. La rime exprime l’intention manifeste : la Croix, la souffrance, la compassion de celle dont Jésus est le seul Amour. Le geste est charmant, de dévotion pleine d’amour, mais c’est un amour d’adulte, un amour qui sait compatir aux douleurs de Celui qu’elle aime.

Les sœurs lancent alors leurs pétales au crucifix du préau et chantent en duo la deuxième partie dont l’harmonie passe à la dominante la majeur et devient rapidement plus dramatique, plus intense et fervente :

« Jeter des Fleurs, c’est t’offrir en prémices
Les plus légers soupirs, les plus grandes douleurs.
Mes peines et mes joies, mes petits sacrifices
Voilà mes fleurs !... »

Lui « jeter des fleurs », c’est le symbole de toute une vie de sacrifices consentis pour l’amour de Jésus Crucifié. Dans laquelle viennent d’entrer les jeunes novices fraîches émoulues de leur postulat, très ferventes et qui n’ont guère de peine à montrer à Jésus combien elles l’aiment par de petits sacrifices. Tandis que les plus grandes douleurs, c’est elle, Thérèse, c’est la nuit... et la tuberculose qui se déclare au même moment.

Pendant le deuxième couplet, chanté par le chœur et accompagné par les cordes et les bois, sœur Thérèse est prise d’une crise de toux ; sœur ­Geneviève s’empresse pour lui porter secours et l’asseoir sur un banc. Les sœurs Marie de la Trinité et Marie de l’Eucharistie la rejoignent, et les sœurs Marie-Madeleine et Marthe restent en retrait :

« Seigneur, de ta beauté mon âme s’est éprise,
Je veux te prodiguer mes parfums et mes fleurs
En les jetant pour toi sur l’aile de la brise
Je voudrais enflammer les cœurs !... »

Nous savons qu’à ce moment-là, elle brûle d’un feu nouveau de charité fraternelle et missionnaire. Nouvelle intention dans ce geste charmant ; non seulement compatir aux souffrances de Jésus en offrant les siennes propres, mais désirer que ces pétales se répandent sur le monde pour enflammer les cœurs. La pensée qu’après la mort elle jettera une pluie de roses est déjà présente. Les sœurs chantent à nouveau la deuxième partie en duo, mais accom­pagnées par les bois et par les cuivres :

« Jeter des Fleurs, Jésus, voilà mon arme
Lorsque je veux lutter pour sauver les pécheurs
La victoire est à moi.... toujours je te désarme
Avec mes fleurs !... »

Elle lutte contre les démons qui l’assaillent, mais dans la pensée de leur arracher les pécheurs qui méritent l’enfer. Elle accepte les ténèbres qui l’assaillent pour manger à la table de ces pécheurs et les sauver. Son arme, c’est jeter des fleurs, les fleurs dont elle vient de parler, c’est-à-dire ses grands sacrifices. Mais comment cette arme va-t-elle vaincre les démons ? En fait, c’est par une victoire sur le Cœur de Jésus en l’incitant à exercer sa miséricorde, en laissant les démons rugir de leur défaite. Moi, je touche ton Cœur pour que ta miséricorde s’exerce envers les pécheurs. Lutter pour sauver les pécheurs contre les démons qui l’assaillent au même moment, c’est être assurée de la victoire, parce que dans son cœur en lutte, il y a cet amour de Jésus qui s’offre à tout souffrir par amour, pour obtenir miséricorde. Jésus, désarmé par les « fleurs » des actes de foi sans cesse répétés de cette enfant s’offrant à Lui dans l’Amour et pour l’Amour, répand son Amour sur les pécheurs.

Sœur Geneviève reste auprès de sœur Thérèse tandis que les autres novices retournent à leur petite liturgie. Sœur Marie de la Trinité, avant de partir, donne une rose à sœur Thérèse.

Sœur Thérèse, voyant ses novices qui lancent des fleurs jusque sur le visage de Jésus, chante seule le couplet suivant en effeuillant sa rose sur son crucifix :

« Les pétales des fleurs, caressant ton Visage
Te disent que mon cœur est à toi sans retour,
De ma rose effeuillée tu comprends le langage
Et tu souris à mon amour. »

Elle sait et les autres ne s’en doutent guère, qu’elle est mortellement atteinte. Il y a encore quelques pétales qui vont tomber, puis ce sera la disparition de la fleur.

Le chœur chante la dernière partie en redoublant de ferveur avec l’entrée des timbales. Cette ferveur est dramatique, tendue, car sur les lèvres de Thérèse plongée dans sa nuit de la foi, ce dernier refrain est un acte de foi pure :

« Jeter des Fleurs, redire tes louanges
Voilà mon seul plaisir en la vallée des pleurs....
Au Ciel j’irai bientôt avec les petits anges
Jeter des Fleurs !... »

Dans sa lettre à sœur Marie du Sacré-Cœur Thérèse donne l’explication de ce mystère :

« Mais comment témoignera-t-il son Amour (le petit enfant), puisque l’Amour se prouve par les œuvres ? Eh bien, le petit enfant jettera des fleurs, il embaumera de ses parfums le trône royal, il chantera de sa voix argentine le cantique de l’Amour... Oui mon Bien-Aimé, voilà comment se consumera ma vie... Je n’ai d’autre moyen de te prouver mon amour, que de jeter des fleurs, c’est-à-dire de ne laisser échapper aucun petit sacrifice, aucun regard, aucune parole, de profiter de toutes les plus petites choses et de les faire par amour...

« Je veux souffrir par amour et même jouir par amour, ainsi je jetterai des fleurs devant ton trône ; je n’en rencontrerai pas une sans l’effeuiller pour toi... puis en jetant mes fleurs, je chanterai [...], je chanterai, même lorsqu’il me faudra cueillir mes fleurs au milieu des épines et mon chant sera d’autant plus mélodieux que les épines seront longues et piquantes. »

SCÈNE XII 
L’ÉPREUVE DE LA FOI 
1896-1897

Une table avec des pinceaux. Sœur Thérèse s’affaire à un petit emploi, l’air grave.

L’épreuve de la foi qu’elle soutient manifeste l’héroïsme de ses vertus. Jamais elle ne s’en est plainte ouvertement, mais quelques fois, un mot échappé, une réflexion, une exclamation douloureuse ont trahi cette épreuve crucifiante.

Le chœur chante un couplet de “ Ma joie ”, où elle évoque à demi-mot cette épreuve. La première partie est plutôt sombre et tourmentée, aux sopranos, tandis que la seconde, à quatre voix, est plus héroïque, volontaire, pour affirmer son amour de Jésus :

« Lorsque le Ciel bleu devient sombre
Et qu’il semble me délaisser,
Ma joie, c’est de rester dans l’ombre,
De me cacher, de m’abaisser.
Ma joie, c’est la Volonté Sainte
De Jésus mon unique amour.
Ainsi je vis sans nulle crainte,
J’aime autant la nuit que le jour. »

L’épreuve de la foi. Sœur Thérèse demande à sœur Geneviève : Est-ce qu’il y a un Ciel ?

« La nuit » signifie la tentation contre la foi qui plonge son âme dans les ténèbres.

« Le jour » signifie les « lumières » que notre Père, plongé, pour sa part, dans la même épreuve, a vues s’éteindre peu à peu : « Je perds mes lumières... »

Sœur Geneviève de Sainte-Thérèse entre et demande candidement : « Ma sœur, s’il vous plaît, puis-je vous emprunter un pinceau ? »

Sœur Thérèse : « Bien sûr, ma sœur. »

En lui présentant la boîte à peinture, elle demande d’un ton angoissé : « Est-ce qu’il y a un Ciel ? »

Sœur Geneviève, qui ne se doute de rien, répond ingénument :

« Oh ! ma sœur Thérèse, toutes les plus belles choses que je puisse vous dire sur le Ciel et le Bon Dieu, c’est vous qui me les avez apprises... »

Sœur Thérèse répond :

« Ah ? Vous y croyez ?... Dites-m’en quelque chose... », supplie-t-elle.

Sœur Geneviève entonne un cantique écrit par sœur Thérèse en date du 15 août 1895 pour Marie Guérin, à son entrée au Carmel, “ Cantique d’une âme ayant trouvé le lieu de son repos ”, où elle affirme avec force sa foi en la vie éternelle :

« Jésus, bientôt je dois te suivre
Au rivage éternel, quand finiront mes jours.
Toujours au Ciel je dois vivre,
T’aimer et ne plus mourir.
Toujours au Ciel je dois vivre
Toujours, oui toujours !... »

Pendant le chant, sœur Thérèse est de plus en plus mal à l’aise jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, elle interrompe sœur Geneviève :

« Ah ! assez ! »

Sœur Geneviève, surprise :

« Qu’y a-t-il, ma sœur ? »

Sœur Thérèse angoissée, donne quelques bribes d’explications coupées de silences :

« Si vous saviez... si vous passiez seulement cinq minutes par les tentations que je subis !... »

Puis se reprenant après un lourd silence, elle dit calmement et avec autorité :

« Allez ma sœur, retournez à votre emploi. »

Sœur Geneviève s’éloigne, observant sœur Thérèse avec inquiétude et sort, tandis que sœur Thérèse avance seule et qu’une musique inquiétante introduit le chœur des ténèbres, menaçant, chanté par les hommes en un long crescendo par ajout d’instruments sur des accords tenus, dissonants. Ils sont tour à tour violents, sarcastiques et diaboliques... :

« Tu rêves la lumière ! Une patrie embaumée des plus suaves parfums ! »
« Tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles ! »
« Tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent ! »
« Avance ! Avance ! »

Jusqu’à ce que le chœur tout entier avec l’orchestre déchaîné martèle :

« Réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. »

Les derniers mots dans les graves et sans orchestre font sentir le « néant ».

Mais sœur Thérèse réagit vivement par un acte de foi déclamé à haute voix sur fond musical :

« Jésus ! Je suis prête à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il y a un Ciel !

« Ô Jésus, s’il faut que la table souillée par les pécheurs soit purifiée par une âme qui vous aime,... »

Elle reprend son chant accompagné des violons :

« ... je veux bien y manger seule le pain de l’épreuve jusqu’à ce qu’il vous plaise de m’introduire dans votre lumineux royaume », pour terminer seule avec l’orgue :

« La seule grâce que je vous demande, c’est de ne jamais vous offenser ! »

Elle sort.

Le chœur chante un court extrait de Mon ciel à moi :

« Mon Ciel est de sourire à ce Dieu que j’adore
Lorsqu’Il veut se cacher pour éprouver ma foi.
Souffrir en attendant qu’Il me regarde encore,
Voilà mon Ciel à moi !... »

À mère Agnès elle confiera en août 1897 :

« Si vous saviez quelles affreuses pensées m’obsèdent ! Priez bien pour moi afin que je n’écoute pas le démon qui veut me persuader de tant de mensonges. C’est le raisonnement des pires matérialistes qui s’impose à mon esprit : Plus tard, en faisant sans cesse des progrès nouveaux, la science expliquera tout naturellement, on aura la raison absolue de tout ce qui existe et qui reste encore un problème, parce qu’il reste beaucoup de choses à découvrir, etc. »

« Autre suggestion du démon : je veux faire du bien après ma mort, mais je ne pourrai pas ! Ce sera comme pour mère Geneviève : on s’attendait à la voir faire des miracles et le silence complet s’est fait sur son tombeau...

« Ô ma petite Mère, faut-il avoir des pensées comme cela quand on aime tant le Bon Dieu ! Enfin, j’offre ces peines bien grandes pour obtenir la lumière de la foi aux pauvres incrédules, pour tous ceux qui s’éloignent des croyances de l’Église. » (Novissima Verba)

SCÈNE XIII 
RÉCRÉATION AU CARMEL 
MARS – MAI 1897

La récréation au carmel.
Sœur Geneviève, enthousiaste : Mourir... Les Armes à la main !

Au soir de la profession de Marie Guérin, en religion sœur Marie de l’Eucharistie, le 25 mars 1897, toute la communauté est réunie pour la récréation ; chaque sœur est à son ouvrage.

Le piano donne un petit air de fête et d’effervescence. C’est mère Marie de Gonzague, alors supérieure, qui introduit la nouvelle professe :

« Mes sœurs, comme il est d’usage, notre nouvelle professe, sœur Marie de l’Eucharistie va nous chanter un cantique, écrit par notre sœur Thérèse de ­l’Enfant-Jésus pour la circonstance :  Mes Armes ! 

Marie Guérin, à la fois « petit ange » et « femme forte », « petit enfant » et « guerrier vaillant », n’est pas la seule destinataire. En transparence, sœur ­Geneviève, frustrée l’année précédente, et toujours enflammée par « les idées de chevalerie », est visée.

Mais pour Thérèse, il s’agit de bien autre chose que d’un roman de chevalerie, même si le langage allégorique risque de donner le change ; c’est dans « le vrai de la vie », et bientôt de la mort, qu’elle livre bataille. « En souriant », comme son ami le martyr saint Théophane, « en chantant », comme une épouse aimante, elle lutte jusqu’à la limite de ses forces, avant de tomber « les armes à la main ». On notera la puissance de cette finale.

Le piano donne le ton, martial et emphatique à souhait, et sœur Marie de l’Eucharistie entonne de sa belle voix le premier couplet, avec bravoure :

« Du Tout-Puissant j’ai revêtu les armes,
Sa main divine a daigné me parer.
Rien désormais ne me cause d’alarmes.
De son amour qui peut me séparer ?
À ses côtés, m’élançant dans l’arène, »

Les instruments se sont ajoutés au piano pour donner plus de grandeur à la suite :

« Je ne craindrai ni le fer ni le feu.
Mes ennemis sauront que je suis reine,
Que je suis l’épouse d’un Dieu ! »

Toutes les sœurs chantent à leur tour à deux voix avec l’orgue la deuxième partie du couplet :

« Ô mon Jésus, je garderai l’armure
Que je revêts sous tes yeux adorés.
Jusqu’au soir de la vie, ma plus belle parure
Seront mes Vœux sacrés ! »

Sœur Marie de l’Eucharistie chante le dernier couplet de la même manière que le premier avec le piano puis les cordes :

« Si du Guerrier j’ai les armes puissantes,
Si je l’imite et lutte vaillamment ;
Comme la Vierge aux grâces ravissantes
Je veux aussi chanter en combattant.
Tu fais vibrer de ta lyre les cordes
Et cette lyre, ô Jésus, c’est mon cœur !
Alors je puis de tes Miséricordes
Chanter la force et la douceur. »

Enfin les sœurs, toujours en duo avec l’orgue mais aussi avec l’orchestre, de plus en plus ­enthousiastes :

« En souriant, je brave la mitraille
Et dans tes bras, ô mon Époux Divin,
En chantant, je mourrai sur le champ de bataille
Les Armes à la main !... »

Le cantique terminé, les sœurs s’exclament, en battant des mains : « Bravo ! »

Et chacune y va de son compliment bien senti, surtout les novices. Sœur Geneviève :

« C’est tout simplement magnifique ! L’arène, le fer, le feu... »

Les novices énumèrent les thèmes des autres couplets qui n’ont pas été chantés :

La lance et le casque de la pauvreté !

Le glaive de la chasteté !

La cuirasse de l’obéissance !

Sœur Geneviève est au comble de l’exultation ; soutenue par les cuivres, elle s’exclame :

« Mourir... “ les armes à la main ! ” »

Pendant que les sœurs se congratulent et que le piano continue en fond les rythmes militaires, sœur Thérèse dit en aparté à Céline :

« C’est en pensant à vous, ma sœur Geneviève, que j’ai écrit cette poésie... »

Sœur Marie de la Trinité, une disciple enthousiaste de sa maîtresse des novices, chante joyeusement :

« Quelle chance nous avons de compter parmi nous des poètes, des peintres... »

Sœur Aimée de Jésus, bourrue, la coupe dans ses transports :

« Le carmel n’a pas besoin d’artistes, mais de bonnes infirmières et de bonnes lingères ! »

Sœur Thérèse répond avec douceur :

« C’est bien vrai, ma sœur Aimée, tous nos travaux n’ont d’importance que par l’esprit d’humilité et par l’amour que nous y mettons. »

Sœur Marie-Philomène s’amuse de la sœur Aimée de Jésus :

« Ah ! notre sœur Aimée de Jésus, en bonne fille de la campagne, vise toujours au pratique ! »

Une autre sœur en rajoute :

« Si on l’écoutait, on planterait des pommes de terre autour du calvaire du cloître. »

Notre sœur Aimée de Jésus, renfrognée :

« À quoi bon des rosiers ? »

Rires affectueux des sœurs, figurés par quelques mesures de piano.

Après un instant, mère Agnès de Jésus, qui n’est plus prieure, rehausse la conversation en interrogeant mère Marie de Gonzague sur des questions brûlantes, les persécutions contre les communautés religieuses qui font rage à ce moment-là :

« Ma Mère, les tracasseries administratives contre les communautés religieuses se poursuivent-elles ? »

Mère Marie de Gonzague répond avec gravité :

« Oui, mère Agnès. Plusieurs congrégations sont déjà touchées par des décrets anticléricaux. »

Une sœur angoissée, sur fond de batteries au piano :

« L’étau se resserre. Peut-être serons-nous du nombre ? »

Une autre, sans doute de Lisieux :

« Impossible ! Monsieur Chéron use de son influence pour empêcher les expulsions. »

Chacune y va de son intervention, selon son caractère :

« Je préfère mettre ma confiance en Dieu plutôt qu’en un politicien !

 Oh ! Ce serait effrayant s’il fallait quitter notre béni carmel...

 Et pour aller où ? »

Sœur Marie de l’Eucharistie qui vient de faire profession :

« Pourrons-nous garder notre saint habit ? »

Sœur Thérèse reste silencieuse. Sœur Marie de la Trinité l’a bien remarqué et l’interroge :

« Et vous, sœur Thérèse, vous ne dites rien ? »

La musique monte et les violons entrent pour introduire une hymne au martyre sur un air que nous avons déjà entendu chanter chez les Sœurs Blanches avec le Père de Foucauld.

Sœur Thérèse chante :

« Quelle joie, mes sœurs, si le Bon Dieu nous faisait la grâce du martyre ! Quand je pense que nous vivons dans l’ère des martyrs ! »

Elle conclut plus simplement :

« Ah ! ne nous faisons pas de peine des petites misères de la vie. Appliquons-nous à les porter généreusement. »

C’est alors que sœur Saint-Jean-Baptiste lui lance méchamment :

« Vous auriez plus besoin de vous diriger vous-même que de diriger les autres ! »

Cette scène pénible a réellement eu lieu lors d’une récréation, avec la réponse tout humble de Thérèse :

« Vous avez bien raison, ma sœur, je suis encore plus imparfaite que vous ne le croyez. »

Après un instant de malaise, marqué par un silence lourd, mère Marie de Gonzague se lève :

« Mes sœurs, voici la fin de la récréation. »

Toutes les sœurs rangent leurs affaires et partent en désordre, excepté trois sœurs : sœur Aimée de Jésus, sœur Marie de Saint-Joseph, et sœur Saint- Jean-Baptiste qui les retient pour faire du mauvais esprit :

« Nous avons bien vu l’imprudence de notre sœur de l’Enfant-Jésus dans cette affaire de Diana Vaughan. »

Sœur Marie de Saint-Joseph :

« Nous avons été la risée du monde ! »

Sœur Aimée de Jésus rappelle la photo de Thérèse en Jeanne d’Arc donnée en pâture au public par Léo Taxil :

« Cette photographie... quelle idée ! Quelle folie ! »

Mais mère Marie de Gonzague revient sur ses pas pour interrompre cette scène sur un ton qui n’admet pas de réplique :

« Mes sœurs, ce n’est plus l’heure de parler. »

Les sœurs sortent en silence, sans musique.

« Les dernières années que la Servante de Dieu passa sur la terre furent l’écho de sa vie, a témoigné sœur Geneviève, elle ne se démentit pas un seul instant de son tendre abandon à Dieu, de sa patience, de son humilité. Son visage avait une expression de paix indéfinissable. On sentait que son âme était arrivée là où l’avaient conduite les désirs de toute une vie, dirigée vers un but unique, maintenant atteint. Comme Notre-Seigneur, avant d’expirer, elle me dit la veille de sa mort d’un ton grave : “ Tout est bien, tout est accompli, c’est l’amour seul qui compte. ” »

XIV 
LA DERNIÈRE MALADIE 
JUILLET 1897

« Les souffrances physiques qu’elle endura dans les derniers mois étaient atroces, car, à la maladie de poitrine se joignit la tuberculose dans les intestins, qui amena la gangrène, tandis que des plaies se formaient causées par son extrême maigreur, maux que nous étions impuissantes à soulager.

« J’approchai de très près ma chère petite sœur pendant sa maladie, continue sœur Geneviève, parce que étant deuxième infirmière, on m’en confia la garde. Je couchais dans une cellule attenante et ne la quittais que pour les heures d’Office et quelques soins à donner à d’autres malades. Pendant ce temps, mère Agnès de Jésus me remplaçait et relevait sur des feuilles volantes toutes les paroles de notre petite sœur à mesure qu’elle les prononçait. C’est grâce à ces documents certains que nous avons conservé la mémoire de faits qui sont aussi vivants qu’au premier jour.

« Après sa première hémoptysie du Vendredi saint 1896, sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus fut saintement joyeuse d’avoir la permission d’achever le Carême dans toute sa rigueur, ce jour-là, et le lendemain. La voyant suivre ainsi tous les exercices, je ne me doutais pas de l’accident qui lui était arrivé. J’ai su, depuis, qu’elle avait beaucoup souffert du jeûne cette année-là, mais, selon son habitude, elle ne s’en était pas plainte.

« De même, elle ne réclama aucun soulagement dans la fatigue extrême qu’elle éprouvait chaque jour à réciter l’Office, à l’heure même où la fièvre était la plus ardente. Elle se gardait bien de nous dire, en temps opportun, qu’elle souffrait davantage en faisant certains travaux, par exemple laver et étendre le linge.

« Et quel courage pour supporter des soins douloureux ! Je la vois encore subissant plus de cinq cents pointes de feu sur le dos (je les ai moi-même comptées). Tandis que le médecin agissait, tout en parlant à notre Mère de choses banales, l’angélique patiente était debout, appuyée contre une table. Elle offrait – m’a-t-elle dit après – ses ­souffrances pour les âmes et pensait aux martyrs. Après la séance, elle montait dans sa cellule, sans attendre qu’on lui adressât un mot de compassion, s’asseyait toute tremblante sur le bord de sa pauvre paillasse, et là, endurait seule l’effet de ce pénible traitement.

« Le soir venu, comme elle n’était pas encore reconnue grande malade, il ne pouvait être question de matelas, aussi je n’avais que la ressource de plier en quatre notre couverture et de la glisser sur sa paillasse, ce que ma pauvre petite sœur acceptait avec reconnaissance, sans qu’il s’échappât, de ses lèvres, un seul mot de critique sur la façon primitive dont les malades étaient alors soignées. » (Conseils et Souvenirs)

Un violon solo introduit la scène par une mélodie mélancolique, qui sera reprise plus loin par le docteur.

Sœur Thérèse est sur son lit de malade, soignée par sœur Geneviève et mère Agnès. Un peu plus loin, mère Marie de Gonzague, alors supérieure, et sœur Saint-Stanislas, l’infirmière, parlent avec le docteur de Cornière. Mère Marie de Gonzague demande :

« Docteur, qu’en est-il de notre pauvre sœur ? »

Docteur de Cornière : « Ne désirez pas la con­server en cet état, c’est affreux ce qu’elle endure ! Son organisme est à bout. »

Sœur Saint-Stanislas : « Des sueurs froides l’exténuent, les quintes de toux se prolongent. »

Docteur de Cornière : « La gangrène ronge ses intestins. Je suis effrayé de la désagrégation qui atteint son pauvre corps. La décomposition des poumons est entière... »

Mère Marie de Gonzague : « Pauvre enfant ! Il n’y a donc aucun espoir de guérison ? »

Docteur de Cornière : « Je ne vous la guérirai jamais, c’est une âme qui n’est pas faite pour la terre. Quel ange ! Et quel sourire je lui vois toujours ! »

Mère Marie de Gonzague : « Merci, docteur. Nous savons à quoi nous en tenir. »

Mère Marie de Gonzague reconduit le docteur ; sœur Saint-Stanislas sort de son côté, tandis que sœur Geneviève et mère Agnès restent au chevet de sœur Thérèse :

« Vous allez donc me quitter ! » se lamente sœur Geneviève, et sœur Thérèse lui répond, malicieuse : « Oh ! pas d’une semelle ! »

Mais soudain la malade souffre atrocement. Sœur Geneviève tente de l’apaiser tandis que mère Agnès lui dit avec une tendre compassion :

« C’est bien dur de tant souffrir... cela doit vous empêcher toute pensée. »

 Non, cela me laisse encore dire au Bon Dieu que je l’aime, je trouve que c’est suffisant, répond sœur Thérèse en regardant mère Agnès, qui approuve. Je sens que je vais entrer dans le repos... mais je sens surtout que ma mission va commencer, ma mission de faire aimer le Bon Dieu comme je l’aime, de donner ma petite voie aux âmes.

Tout cela chanté doucement mais avec conviction, sur fond doux d’orgue et mouvement balancé du piano dans les graves. Le chœur enchaîne sur une parole capitale, qui traduit la grande pensée de toute sa vie :

« Si le Bon Dieu exauce mes désirs, mon Ciel se passera sur la terre jusqu’à la fin du monde. » Les cordes se joignent au chœur pour souligner davantage la dernière phrase : « Oui, je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre. »

Sainte Thérèse, par ses efforts pour ne pas attrister son entourage, ne présente guère l’image qu’on se fait d’une mourante. Elle n’est pas prise au sérieux par certaines sœurs. Le chanoine Maupas lui refuse l’extrême-onction. Thérèse en vient elle-même à douter : peut-être se trompe-t-elle et trompe-t-elle son entourage ? Incertitude qui l’accompagnera jusqu’à sa mort. D’autant plus qu’on lui dit, dès qu’il y a une période de rémission, qu’elle en a peut-être pour des mois et des années. Jusqu’au dernier jour, on lui dira ça ! L’acceptation de cette perspective sera son ultime abandon à la volonté divine.

Son visage n’a pas subi d’altération, ce qui expliquerait en partie l’erreur des sœurs qui ne “ la croient pas si malade ”.

Mais le regard, sur les photos, manifeste un grand état de faiblesse.

Elle a peur d’être à charge, de fatiguer ses infirmières. Cette peine atteint Thérèse dans sa charité fraternelle.

« Certaines sœurs ne sont pas des mêmes sentiments que le “ clan Martin ”. Et elles osent infliger à la sainte des humiliations bien pénibles. On la trouve “ imparfaite ”. Elle confie à ses sœurs [ses sœurs à elle, ses intimes] que ces petites peines lui sont “ bien sensibles ”.

« Une sœur malédifiée de son refus de boire un jus de viande avait dit à une autre qui le rapporta à sainte Thérèse [Que d’égards ! Que de discrétion !] : “ Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, non seulement n’est pas une sainte, mais elle n’est même pas une bonne ­religieuse ! 

« Une autre vient lui dire naïvement [heureusement qu’on ne nous dit pas son nom !] : “ Si vous saviez combien vous êtes peu aimée et peu appréciée ici ! ” » (Gaucher, p. 105)

Mais ne nous étonnons pas et n’ayons rien contre cette sœur, recommande notre Père. Elle est l’instrument de la douce miséricorde de Dieu puisque Thérèse a demandé dans ses transports d’amour du belvédère d’être méprisée et comptée pour rien, comme saint Jean de la Croix, et persécutée. Eh bien, Notre-­Seigneur qui souffre avec elle, se réjouit d’exaucer ces volontés-là qu’elle a eues à cause de tout ce qu’il tirera de gloire et de bonheur dans son amour, son désir d’être aimé jusqu’à l’héroïsme, et le salut des âmes qui se fait là, moisson nombreuse, et puissance d’intercession de Thérèse pour les temps futurs qui sont les nôtres.

XV 
LA MORT D’AMOUR 
30 SEPTEMBRE 1897

La dernière maladie.

Sœur Thérèse sourit à mère Agnès, qui écrit toutes les paroles de sa sainte petite sœur.

Dans l’infirmerie, sœur Thérèse est alitée. Autour d’elle, sœur Saint-Stanislas et sœur Geneviève, les infirmières ; mère Marie de Gonzague et mère Agnès ; sœur Marie du Sacré-Cœur et les novices ; le reste de la communauté, un peu distant, assiste aux derniers moments d’une sainte.

Les sœurs chantent avec le chœur un couplet du cantique Pourquoi je t’aime ô Marie :

« Puisque le Roi des Cieux a voulu que sa Mère
Soit plongée dans la nuit, dans l’angoisse du cœur ;
Marie, c’est donc un bien de souffrir sur la terre ?
Oui, souffrir en aimant, c’est le plus pur bonheur ! »

Les cordes entrent pour insister sur la totalité de son sacrifice :

« Tout ce qu’il m’a donné, Jésus peut le reprendre.
Dis-lui de ne jamais se gêner avec moi...
Il peut bien se cacher, je consens à l’attendre
Jusqu’au jour sans couchant où s’éteindra ma foi... »

Sur fond de musique très douce, mère Agnès de Jésus chante avec compassion :

« Ma petite sœur, vous avez demandé à la Sainte Vierge de dire à Jésus de ne pas se gêner avec vous. Il vous prend au mot. »

Sœur Thérèse chante avec abandon et sur un ton beaucoup plus clair :

« J’en suis contente et je ne me repens pas. »

Ce petit dialogue eut lieu le 23 août 1897.

Le 5 juin, elle avait dit :

« Sans doute, c’est une grande grâce de recevoir les sacrements ; mais quand le Bon Dieu ne le permet pas, c’est bien quand même, tout est grâce. »

Six semaines après, cette conviction ne l’empêche pas de souffrir en pleurant de son dénuement total : doutant de l’existence future, abandonnée de Dieu qu’elle ne peut recevoir, alors qu’on hoche la tête autour d’elle. « Ce 20 août fut une journée d’angoisses et de tentations que je devinais terribles. » (mère Agnès)

Les violons entrent en un long crescendo : « Ô mon Dieu !... Je l’aime le Bon Dieu ! » et s’apaisent aussitôt, la laissant seule. « Ô ma bonne Sainte Vierge, venez à mon secours ! »

Après une pause, elle s’adresse à mère Marie de Gonzague, la musique prend un caractère lourd et angoissé :

« Ô ma Mère, je vous assure que le calice est plein jusqu’au bord ! Mais le Bon Dieu ne va pas m’abandonner, bien sûr... » Avec confiance : « Il ne m’a jamais abandonnée. » Soumise : « Oui, mon Dieu, tout ce que vous voudrez. » Enfin, suppliante : « Mais ayez pitié de moi ! »

Thérèse est aux prises avec des tentations de toutes sortes. De découragement : « Comme c’est facile de se décourager quand on est bien malade. ” » Tentations du désespoir qui rôda autour d’elle en ces moments de grandes crises et surtout dans l’ultime agonie : « Le démon est autour de moi, je ne le vois pas, mais je le sens... il me tourmente, il me tient comme avec une main de fer pour m’empêcher de prendre le plus petit soulagement, il augmente mes maux afin que je me désespère... Et je ne puis pas prier ! » Confidences d’autant plus précieuses et éclairantes qu’elles sont rares.

Le 30 septembre, à travers les paroles entrecoupées de Thérèse, très agitée sur son lit, les témoins ont perçu la tentation du désespoir. Leurs attitudes ce jour-là et leurs témoignages convergent :

Dans l’après-midi, sœur Marie du Sacré-Cœur, bouleversée, sortit de l’infirmerie, incapable d’en supporter davantage. Elle hésitait à retourner à l’infirmerie, se demandant si elle aurait la force de revoir sa sœur en proie à de telles souffrances, et elle priait de toute son âme pour lui obtenir la grâce de ne pas désespérer.

La vaillante mère Agnès elle-même, rivée au chevet de sa petite sœur, quitta un instant l’infirmerie pour se jeter au pied de la statue du Sacré-Cœur afin qu’elle ne désespère pas.

Quant à sœur Geneviève, elle éprouva la même impression : « Je pensais avec angoisse :  Que c’est affreux de mourir !... ” Je sortis sous le cloître en sanglotant et, cherchant un signe sensible de son bonheur je disais en regardant le ciel pluvieux : “ Si seulement il y avait des étoiles ! ” et je me remis à pleurer. »

Même attitude de sœur Marie de la Trinité : « Je quittai l’infirmerie n’ayant pas le courage de supporter plus longtemps un spectacle si dou­loureux. »

La musique devient plus intime alors que sœur Thérèse s’adresse aux sœurs sur un ton “ enfantin ”, d’abord pressante : « Mes petites sœurs ! puis douce et tendre : mes petites sœurs, pour terminer avec humilité : priez pour moi !

Enfin en s’animant, avec le renfort des cordes crescendo :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! Vous qui êtes si bon ! et s’apaisant doucement : Oh ! oui, vous êtes bon, je le sais... »

On sent que l’insistance de l’agonisante sur la bonté de Dieu répond à des tentations intérieures.

Mère Marie de Gonzague, avec simplicité, tente de l’encourager :

« Tenez, ma chère fille, voici une image de Notre-Dame du Mont-Carmel. Bientôt, vous caresserez la Sainte Vierge comme l’Enfant-Jésus sur cette image. »

Sœur Thérèse, qui reste petite jusqu’à la fin et dans les moindres détails, demande l’aide de sa supérieure en ces derniers moments :

« Ô ma Mère, présentez-moi bien vite à la Sainte Vierge, je suis un bébé qui n’en peut plus !... Préparez-moi à bien mourir. »

Mère Marie de Gonzague se fait rassurante :

« Puisque vous avez toujours compris et pratiqué l’humilité, votre préparation est faite. »

Sœur Thérèse peut répondre en toute vérité et humilité :

« Oui, il me semble que je n’ai jamais cherché que la vérité. Oui, j’ai compris l’humilité du cœur... il me semble que je suis humble. » Il faut l’être vraiment pour parler ainsi.

« Tout ce que j’ai écrit sur mes désirs de la souffrance... Oh ! c’est quand même bien vrai ! Et je ne me repens pas de m’être livrée à l’Amour. Oh ! non, je ne m’en repens pas, au contraire ! »

À l’amour qui fait souffrir une telle agonie, comme Jésus, sur la Croix, mourant d’amour de son Père, et de nous autres, pécheurs.

« Jamais je n’aurais cru qu’il était possible de tant souffrir, jamais ! Jamais ! Je ne puis m’expliquer cela que par les désirs ardents que j’ai eus de sauver les âmes. »

Comme Jésus sur la Croix.

Notre Père fait remarquer avec quel à-propos elle avait dit : « Heureusement que je n’ai pas demandé la souffrance, car si je l’avais demandée, ce serait ma souffrance à moi, et je craindrais de ne pas avoir la force de la supporter. »

Sœur Geneviève est allée chercher un glaçon qu’elle pose sur les lèvres desséchées de sœur Thérèse. Celle-ci l’accepte en lui faisant un sourire, comme un suprême adieu. Tout est dans un grand calme.

Mère Marie de Gonzague peut donc congédier les sœurs, très doucement, mais en leur signifiant que c’est bientôt la fin, tandis que la timbale résonne, lointaine :

« Mes sœurs, retournez à vos emplois. Soyez prêtes... »

Les sœurs sortent ; ne restent que les mères Marie de Gonzague et Agnès, et les sœurs Saint-Stanislas, Marie du Sacré-Cœur et Geneviève.

Sœur Thérèse, se rendant compte qu’on la quitte, interroge, anxieuse :

« Ma Mère ! N’est-ce pas encore l’agonie ?... Ne vais-je pas mourir ?... »

Mère Marie de Gonzague :

« Oui, ma pauvre petite, c’est l’agonie, mais le Bon Dieu veut peut-être la prolonger de quelques heures. »

La musique est de plus en plus discrète, comme pour respecter la malade qui chante d’une voix entrecoupée, cherchant sa respiration :

« Eh bien !... allons ! Allons !... Oh ! Je ne voudrais pas moins longtemps souffrir... »

Commence un chœur, bouches fermées, sur l’air de “ La rose effeuillée ” bien à sa place ici, au moment où les derniers pétales vont tomber, et sur cet air très doux elle regarde son crucifix et dit pour une dernière fois en respirant entre chaque mot :

« Oh ! Je l’aime ! Mon Dieu... je... vous... aime ! »

Puis elle s’affaisse doucement tandis que le chœur achève son chant.

Scène 15 : La mort d’amour, le jeudi 30 septembre 1897, entre 7 heures et 8 heures du soir.

Dans l’infirmerie, sainte Thérèse est entourée de toutes les sœurs de la communauté.

« Ô mon Dieu !... Je l’aime, le Bon Dieu ! Ô ma bonne Sainte Vierge, venez à mon secours ! »

Mère Marie de Gonzague se lève subitement, en même temps qu’un mouvement rapide des violons se termine par un trémolo général, et elle s’écrie :

« Faites sonner la cloche. Ouvrez toutes les portes ! »

« Cette parole avait quelque chose de solennel, et me fit penser qu’au Ciel le Bon Dieu la disait aussi à ses anges », dira mère Agnès.

Le chœur reprend alors avec solennité l’ordre de mère Marie de Gonzague, tandis que les violons exécutent des mouvements répétés qui peuvent figurer les cloches célestes. Cela dure le temps que les sœurs reviennent, et s’estompe peu à peu dans un grand calme pour laisser la place à une musique très douce et immatérielle pendant laquelle sainte Thérèse se redresse, en extase...

« Les sœurs eurent le temps de s’agenouiller autour du lit et furent témoins de l’extase de la sainte petite mourante. Son visage avait repris le teint de lys qu’il avait en pleine santé, ses yeux étaient fixés en haut brillants de paix et de joie. Elle faisait certains beaux mouvements de tête, comme si quelqu’un l’eût divinement blessée d’une flèche d’amour, puis avait retiré la flèche pour la blesser encore... »

Sœur Marie de l’Eucharistie s’approcha avec un flambeau pour voir de plus près son sublime regard. À la lumière de ce flambeau, il ne parut aucun mouvement de ses paupières, restées ouvertes. Cette extase dura à peu près l’espace d’un Credo et elle rendit le dernier soupir.

Pendant l’extase le chœur chante, sans violons, le dernier couplet de Pourquoi je t’aime ô Marie :

« Bientôt, je l’entendrai cette douce harmonie,
Bientôt dans le beau Ciel, je vais aller te voir.
Toi qui vins me sourire au matin de ma vie,
Viens me sourire encor... Mère !... voici le soir !... »

... s’achevant par une longue cadence modale sur « Ah ! » comme un dernier soupir.

La mort d’amour : Les sœurs furent témoins de l’extase de la mourante.

LE CHŒUR FINAL

Une prière au Cœur Immaculé de Marie fait inclusion avec le Prologue où il était demandé à la Sainte Vierge la grâce d’entrer dans la petite voie d’enfance de sainte Thérèse. Maintenant que son sacrifice est consommé, nous demandons, toujours au Cœur Immaculé de Marie, par Thérèse et sa mort d’amour, qu’elle convertisse la France et l’Église par son doux sourire.

« Cœur de Marie, notre espérance,
Par Thérèse et sa mort d’amour,
Donnez à l’Église, à la France
La grâce d’un bien prompt retour.
Seul votre doux sourire
Ravissant
Écrasera l’empire
De Satan. »

Le deuxième couplet commence par un chœur large et majestueux, en grands accords doublés par les cordes et les cuivres :

« Envoyez-nous notre sœur Thérèse !
Elle soutiendra nos combats.
Nous traverserons la fournaise,
Grâce à elle, en vaillants soldats.

... pour en arriver enfin à la dernière partie où éclate un “ fugato ” avec les parties qui se répondent dans une mesure enlevée, à trois temps, répétant sans fin et sur tous les tons :

« À vous, Marie, la gloire,
La splendeur.
Hâtez votre victoire,
Ô doux Cœur »

... enchaînant sur un « Amen » dans le même élan mais plus calme, legato, bien tonal avec une pédale de dominante et une dernière cadence plagale.

Notre Père concluait notre retraite avec audace : « Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus de la Sainte-Face m’apparaît à la fin de cette retraite avec une dimension nouvelle, comme on dit, avec une grandeur nouvelle. Elle me paraît la préfiguration de l’Église dans ces temps d’Apocalypse et la coopératrice du salut de l’Église et du monde...

« Cette petite miniature de la Vierge Marie n’a pas été conçue uniquement pour le temps de sa vie mortelle, si bref, ni même pour les cinquante ou soixante ans d’ “ ouragan de gloire  qui ont suivi. Il me paraît même que c’est dérisoire, ce si grand triomphe de notre sainte qui, tout d’un coup, va subir une éclipse en 1950. Non, ce n’est pas suffisant ! C’est trop de perfection, trop de doctrine forte, c’est trop d’amour et de grâce pour ne pas être prometteur encore de bienfaits nombreux. La pluie de roses, nous ne l’avons pas vue, nous n’en avons que quelques pétales. »

Frère Bruno de Jésus-Marie