Il est ressuscité !

N° 222 – Juin 2021

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Saint Joseph, gouverneur
au Saint Royaume de France

QUAND l’Église et la Patrie souffrent pitié, il n’y  a qu’une chose à faire : recourir à saint Joseph. « Ite ad Joseph... allez à Joseph et faites tout ce qu’il vous dira », comme on le lit au livre de la Genèse (41, 55) au sujet du patriarche Joseph, fils de Jacob, devenu grand vizir du pharaon d’Égypte, figure de saint Joseph, « Époux de Marie » (Mt 1, 16) et Chef de la Sainte Famille. Notre histoire de douce et sainte France en donne maints exemples.

« UN NOUVEAU BETHLÉEM »

Il faut remonter assez loin dans le temps, fin du troisième, début du quatrième siècle, pour voir saint Joseph s’intéresser à notre terre de France.

Deux apôtres du Senonais, Savinien et Potentien, étaient venus évangéliser la région située à l’est d’Orléans, qu’on appelle aujourd’hui le Gâtinais. Désirant consacrer un oratoire en l’honneur de la Mère de Dieu, Savinien avait convoqué les fidèles pour la nuit de Noël et, à cette occasion, un prodige insigne vint confirmer dans la foi ses nouveaux chrétiens. À l’instant où le Saint-Sacrifice allait commencer, une vive lumière dissipa les ténèbres aux alentours et, derrière l’autel, apparurent la grotte de Bethléem, la Sainte Vierge, l’Enfant nouveau-né dans les bras, avec à ses côtés saint Joseph. Les anges, s’associant à cette apparition, entonnèrent comme autrefois le Gloria in excelsis Deo. Saisi d’un saint enthousiasme, Savinien s’écria : « Ah, mes frères, c’est vraiment ici un nouveau Bethléem ! »

Le nom resta au sanctuaire et au lieu-dit de l’apparition. Ce n’est que plus tard qu’il prit le nom de Ferrières. Détruit par les Huns, il fut relevé par Clovis, comme il est mentionné dans une de ses chartes, et l’on dit que sainte Clotilde vint y prier, ainsi que beaucoup de rois et reines de France à sa suite, pour placer leur personne et leur royaume sous la protection de Notre-Dame de Bethléem. Dagobert y fonda une messe à perpétuité, dite “ messe royale ”, et Anne d’Autriche restaura l’antique sanctuaire, dont la fête patronale se célébrait le 1er mai.

Aux origines de notre pays de France, saint Joseph est bien présent, conduisant les âmes à Jésus et Marie. Comme le disait déjà Origène au troisième siècle : « Si vous cherchez Joseph, vous le trouverez avec Jésus et Marie. »

Passons les siècles, où son culte se transmit d’âge en âge, mais d’une manière comme enfouie, à l’ombre des monastères, d’abord en Orient puis en Occident.

Les Pères en ont parlé, chacun à sa manière. Saint Éphrem au quatrième siècle, inspirera notre Bernard de Clairvaux : « Bienheureux es-tu, toi le juste Joseph, parce qu’à tes côtés grandit celui qui s’est fait petit enfant en se faisant à ta mesure. Le Verbe habita sous ton toit sans quitter, pour autant, le sein du Père... Celui qui était Fils du Père est appelé fils de David et fils de Joseph. »

Dans un sermon sur l’Annonciation, le saint abbé de Clairvaux met en parallèle le Joseph de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. « Au premier, il fut donné d’interpréter les songes, au second d’être le confident et le coopérateur des desseins du Ciel. Le premier fit des provisions de blé pour lui et pour tout le peuple, le second reçut la garde, pour lui et le monde entier, du Pain vivant venu du Ciel... En lui, comme en un autre David, le Seigneur a trouvé un homme selon son Cœur, à qui il pût en toute sûreté confier ses secrets les plus intimes et les plus saints. »

Il faudrait parler aussi de la dévotion très cordiale des franciscains pour saint Joseph ; ainsi saint Bonaventure, prêchant à Lyon en 1270 sur le verset de saint Matthieu : « Joseph, se levant, prit avec lui l’Enfant et sa Mère et revint au pays d’Israël » (2, 21), fait ce commentaire savoureux : « Dans ces mots de l’Évangile nous est donnée une courte et utile méthode de salut : que celui qui veut se sauver assume en soi, avec dévotion, et reçoive, à l’exemple de Joseph, le Christ nouveau-né et sa Mère, pour les imiter et les vénérer ; ainsi parviendra-t-il à la terre d’Israël, à savoir la vision éclatante et éternelle de Dieu. »

Avec les Croisades rapportant des reliques de Terre sainte, le culte de saint Joseph en France prit son essor. La Champagne s’honore de posséder la Ceinture de saint Joseph, que saint Louis offrit en 1248 à Joinville, son fidèle sénéchal et futur historien, et que celui-ci plaça en grand honneur dans la chapelle Saint-Joseph de son château. De même, le trésor de Notre-Dame de Paris conservait, au milieu d’autres vénérables et saintes reliques, les anneaux de fiançailles de Joseph et Marie ! C’est là précisément, sur le parvis de Notre-Dame, qu’au quinzième siècle, la dévotion à saint Joseph pour ainsi dire sortit sur la place publique, devint “ politique ”, c’est-à-dire intéressant le bien de la Cité tout entière.

JEAN GERSON : « ALLEZ À JOSEPH ! »

Juillet 1413. Paris est à feu et à sang. La capitale connaît les jours les plus tourmentés de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Le roi Charles VI est isolé dans sa folie, et c’est Jean sans Peur, duc de Bourgogne, qui contrôle la réalité du pouvoir. Il a fait assassiner son rival, le duc d’Orléans, en 1407, et commandé à Jean Petit, théologien à sa solde, de justifier son crime. En février 1413, il convoque les États généraux, espérant détourner le pouvoir royal à son profit, sous l’œil de l’Anglais.

La révolution dans la rue suivit de peu. La corporation des bouchers, dirigée par Simon Caboche, tenait le pavé de Paris. L’émeute éclata le 27 avril. La Bastille fut prise d’assaut ; dans les prisons, le sang coula à flots. Le Chancelier de l’université Jean Gerson vit sa maison pillée et, pour échapper à la mort, fut contraint de se réfugier dans les tours de Notre-Dame ! Le 26 mai, une Ordonnance de “ réforme du royaume ” était acceptée par le Roi, instituant un régime parlementaire. Le parti bourguignon de l’Université avait travaillé pour préparer cette révolution, sous la direction d’un certain maître Pierre Cauchon, de sinistre mémoire. Toute l’œuvre de Gerson au service de la Monarchie très chrétienne paraissait ruinée (cf. CRC no 292, mai 1993, Le précurseur de Jeanne la Pucelle : Jean Gerson, 1363-1429).

Mais les cabochiens étaient allés trop loin, et les modérés reprirent le dessus. Le 28 juillet, une trêve fut conclue entre les princes, fragile cependant... Comment ramener la paix dans les cœurs, et surtout l’affermir sur des bases solides ? C’est le moment que choisit Gerson pour écrire une lettre circulaire « à toutes les églises du Royaume, spécialement celles dédiées à la mémoire de la très bienheureuse et glorieuse Marie toujours vierge », pour leur proposer d’instaurer une fête en l’honneur du saint mariage de Joseph et de Marie.

Gerson en effet, qui aime à méditer sur ce mystère de la “ Des­ponsation Nostre Dame ”, y voit un modèle de l’union non seulement du Christ et de l’Église, mais du Christ avec le Royaume des lys. L’union des cœurs et des esprits à Nazareth, et la paix qui y régnait, sont pour lui l’idéal vers lequel tous doivent tendre. Honorer ce mariage, c’est glorifier Jésus-Christ qui, en retour, refera l’unité. Voilà le remède que Gerson proposait à la crise si grave que traversait le Royaume.

La pensée du chancelier se précisa lorsque, le 4 sep­tembre suivant, il prononça dans le palais de la Cité, en présence du Roi et des princes, un mémorable discours : “ Rex in sempiternum ”. Il entendait obtenir la condamnation de la frauduleuse “ Justification ” du duc de Bourgogne par maître Petit : c’est à ce prix seul que la paix pouvait être restaurée, dans l’ordre et la justice. « Un roy se perd qui se partit », c’est-à-dire qui épouse les intérêts d’un parti. « L’autorité royale, ajoutait-il, ne doit point soutenir ou favoriser partialités en son royaulme. »

En particulier les partialités nées de fausses doctrines : « Sire, vostre authorité royalle doit très diligemment entendre que toute mauvaise doctrine et hérésie soit chassée hors de vostre royaulme, car il n’est pire poison. Votre principal serment (du sacre) touchait à ceste chose : les lois et les décrets en trop de liens vous obligent. » Le clergé était pris lui aussi à partie : « Si le clergé fait défaut à dire la vérité de bonnes mœurs et de nostre foy, il est à reprendre comme cause des erreurs et des maux qui s’en suivent. » Conclusion : il faut que le Roi règne, « sinon l’ordre du corps mystique de la chose publique sera tout entier subverti ».

Et quelle est la référence évangélique, la garantie sacrée de cette justice politique fondée sur « vérité de foi » ? C’est là que Gerson paraît inspiré : le garant de cet ordre légitime restauré sera saint Joseph en personne, image du Père céleste, « de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom » (Eph 3, 14). Trois semaines après, le 26 septembre, Gerson réitère sa requête du mois d’août, dans une magnifique lettre en français adressée « à sainte Église », dans laquelle il expose en douze points les motifs de célébrer publiquement et avec honneur le mariage de saint Joseph avec la Vierge, par un acte de foi et de dévotion qui ne laissera pas d’attirer leur « assistance et bons offices ».

« À honorer et célébrer la desponsation sainte et sacrée de Nostre Dame la Vierge Marie avec son virginal et très loyal espoux saint Joseph juste, doit être ému tout cœur dévot et religieux pour les considérations suivantes... » Il en donne douze raisons, montrant que ce saint mariage est à lui seul la norme et le modèle de toute union sur la terre, qu’elle soit matrimoniale, de l’épouse pour son époux et réciproquement ; des enfants pour leurs parents et réciproquement, mais aussi des autorités politiques et ecclésiastiques pour ceux qui leur sont sujets ; des gens de métier regroupés en corporation ; et enfin de toute âme mystique qui, saisie par l’amour de Dieu, ne peut trouver « plus haute et digne dévotion ou contemplation, plus ravissant l’âme à Dieu et élevant à son amour, et à porter continuellement nouveau fruit de vertus et de vérités, que de considérer chastement ce virginal mariage de Nostre Dame et saint Joseph et avec eux le benoît fruit de vie, le tout désirable Époux des vierges, l’enfant Jhesus ».

Un “ Concile de la foi ” se déroula à Paris, qui condamna Jean Petit et prescrivit l’autodafé de sa prétendue “ Justification ” sur le parvis de Notre-Dame. C’était déjà quelque chose, mais notre champion de la foi et de la dévotion à saint Joseph, n’ayant pu obtenir la fête tant désirée, résolut de se rendre au concile général de Constance pour y plaider sa cause.

POUR L’UNITÉ DE SAINTE ÉGLISE

Ce Concile devait mettre fin à l’épouvantable schisme qui déchirait la Chrétienté d’Occident depuis plus d’un demi-siècle. Il y avait eu deux Papes, puis trois. Jamais l’Église n’avait ressenti aussi douloureusement la nécessité de son unité, jamais non plus elle ne s’était sentie à ce point impuissante à réaliser cette unité par des moyens humains. Quel devait être le remède à la crise ? « Le recours à saint Joseph », prêcha Gerson avec flamme devant l’assemblée des Pères. Le 8 septembre 1416, il prononça à Constance un sermon à l’occasion de la fête de la Nativité de la Vierge Marie. Après avoir demandé avec instance que l’Église se prononçât en faveur de l’Immaculée Conception, il se tournait vers saint Joseph :

« Qu’elle est étonnante ton élévation et incompréhensible ta dignité, ô Joseph ! La Mère de Dieu, Reine du Ciel, Souveraine du monde, n’a pas dédaigné de t’appeler son seigneur ! » Et ceci encore : « Mon grand désir est de voir célébrer dans l’Église une solennité nouvelle, soit en l’honneur du mariage de saint Joseph, soit en mémoire de sa bienheureuse mort, afin que, par les mérites de Marie et par l’intercession d’un Patron si puissant, lequel exerce une sorte d’empire sur le cœur de son Épouse, l’Église soit rendue à son unique époux, le Pape légitime, qui tient auprès d’elle la place du Christ. »

Le Pape, qui détient l’autorité dans l’Église, est la figure de saint Joseph : par conséquent, qu’il soit en mesure d’exercer sa fonction, et surtout qu’il le veuille ! et « tout ira bien ». Dans l’Église comme dans le royaume, saint Joseph ramènera la paix, en restaurant l’ordre et l’unité dans la foi : « Ainsi, en vertu des mérites et de l’intercession de celui qui est comme le maître et en quelque sorte le commandant, le protecteur de son épouse, de laquelle est né Jésus qui est appelé Christ, un mari unique et légitime sera rendu à l’Église : le Souverain Pontife. »

Il lui sera rendu quelque temps après en la personne de Martin V. Mais il faudra attendre Sixte IV pour faire entrer en 1476 la fête de saint Joseph au Bréviaire romain, à la date du 19 mars. Gerson, appelé le “ Docteur très chrétien ” à cause de son grand amour de l’Église et de la Monarchie très chrétienne, avait trouvé la solution pour la crise de son temps – et pour tous les temps –, d’une simplicité déconcertante : laisser gouverner saint Joseph. Même si certains points de la doctrine de Gerson sont discutables, son immense poème “ Josephina ” deviendra la référence obligée pour tous ceux qui scruteront le mystère et la mission de saint Joseph.

GARDIEN DE LA RELIGION ROYALE

Pour l’heure, le remède de Gerson rejoignait la conception d’un juriste de l’époque, Jean de Terrevermeille, qui enthousiasma tant notre Père quand il la découvrit, parce qu’il disait que le royaume est un “ Corps mystique et politique ”, qui a besoin pour vivre et prospérer d’une tête, d’un chef, tenant sa légitimité de son sacre qui le fait “ l’oint du Seigneur ”. « Le Roi est conçu comme le Pasteur de son peuple, dans le souvenir de David, le berger de Bethléem, et dans le rayonnement divin de Jésus, le bon Pasteur ! La succession royale se fait par ordre de primogéniture, évidemment comme ce fut la règle dans la dynastie davidique, mais encore sur le modèle du Christ, Fils unique. » (CRC no 197, 12)

Ce n’est pas saint Joseph qui intervint pour sauver la France ; ce fut l’archange saint Michel qui en confia la mission à Jeanne la Pucelle, bergère des Marches de Lorraine, qui avait un an quand Gerson plaidait sa cause, sept quand Terrevermeille composait son traité ; à dix-sept ans, suivant le conseil de ses Voix, « elle désignait “ en nom Dieu ” le “ gentil Dauphin ” comme légitime successeur du roi Charles son père et l’appelait à se rendre au plus tôt à Reims pour y recevoir l’Onction sainte du sacre qui le ferait roi de France, roi par la grâce de Dieu et lieutenant du “ Christ qui est vrai Roi de France ” ». Comment ne pas penser que Joseph, “ fils de David ”, se retrouvait parfaitement dans cette sainte religion royale ?

UNE DÉVOTION DE CONTRE-RÉFORME

Au siècle suivant, le zèle pour le culte dû à saint Joseph semble émigrer outre-monts. En Italie, avec le dominicain Isidore de Isolanis, un des premiers théologiens à s’être élevé contre Luther, et qui écrivit dans le même temps une “ Somme des dons de saint Joseph ” (1522), en reprenant les grandes intuitions de Gerson et en insistant d’une manière prophétique sur l’importance du culte à saint Joseph pour la conservation de la foi, la paix dans le monde et l’extension missionnaire de l’Église, surtout dans les derniers temps :

« Par les honneurs rendus à ce saint, l’Église militante recevra une grande puissance d’En-Haut. Quand l’Église aura recouvré la paix, elle pourra répandre l’eau du baptême sur les nations barbares et prêcher à tous les peuples le nom du Christ. Grâce aux prières de l’Époux de la Reine des Cieux, la belle Asie abandonnera Mahomet pour l’Église, et pareillement Jérusalem qui a crucifié Jésus aura de la vénération pour le Pape. »

Mais c’est dans la catholique Espagne que sainte Thérèse d’Avila donna à la dévotion à saint Joseph une ardeur inusitée. C’était un héritage de famille, puisque la dévotion du Carmel envers saint Joseph remonte à sa fondation, au treizième siècle en Palestine, durant les Croisades. Mais la Madre fundatoria lui donna la première place dans son œuvre de réforme du Carmel, qui n’était pas sans rapport avec les affaires de France :

« En ce temps-là, j’eus connaissance des malheurs de la France et du mal qu’y avaient fait ces luthériens. Cela me poignait, et tout comme si j’y pouvais quelque chose, je pleurais devant le Seigneur, je le suppliais d’y porter remède. J’eusse donné mille fois ma vie pour sauver une seule des âmes qui s’y perdaient... »

Elle ne se contenta pas de pleurer : « mains à l’ouvrage », elle agit sous l’impulsion de saint Joseph qui l’avait guérie d’une manière miraculeuse. « Je pris le glorieux saint Joseph pour avocat et pour patron, écrit-elle, et me recommandai instamment à lui... C’est une chose merveilleuse que les grâces insignes dont Dieu m’a favorisée, et les dangers tant du corps que de l’âme dont il m’a délivrée par la médiation de ce bienheureux saint. Les autres semblent avoir reçu de Dieu le pouvoir de nous assister dans une nécessité spéciale. Mais ce glorieux saint, je le sais par expérience, nous assiste dans tous nos besoins. »

En 1562, elle plaça son premier couvent réformé sous le patronage de “ Monseigneur saint Joseph ”, sa statue surmontait le portail d’entrée ; onze autres le furent pareillement, et la “ Dame errante de Dieu ” répandit partout le culte pour celui qu’elle appelait son « vrai Père et Seigneur ». La Sainte Vierge lui était apparue, le jour de l’Assomption 1561, lui disant qu’elle lui causait « une grande joie en servant le glorieux saint Joseph ».

D’Espagne, le Carmel passa en France, et le premier monastère, fondé à Pontoise en 1605 par madame Acarie, la bienheureuse Marie de l’Incarnation, fut dédié au Cœur de saint Joseph, tandis qu’au centre de Paris, la chapelle des Carmes était placée sous le vocable du chef de la Sainte Famille.

LE GRAND SIÈCLE DE SAINT JOSEPH

Nous en arrivons au dix-septième siècle, qu’on appelle le “ Grand siècle de saint Joseph en France ”. De fait, la Contre-Réforme triomphante en fit son saint de prédilection. L’élan fut initié par saint François de Sales, qui avait pour lui une merveilleuse dévotion. Il lui dédia en même temps qu’à la Très Sainte Vierge son Traité de l’Amour de Dieu : « Ô Jésus mon Sauveur ! à qui puis-je mieux dédier les paroles de votre amour, qu’au Cœur très aimable de la bien-aimée de votre âme ? Mais, ô Mère toute triomphante, qui peut jeter ses yeux sur votre Majesté, sans voir à votre dextre celui que votre Fils voulut si souvent, pour l’amour de vous, honorer du titre de père, le vous ayant uni par le lien céleste d’un mariage tout virginal, à ce qu’il fût votre secours et coadjuteur en la charge de la conduite et éducation de sa divine enfance ? Ô grand saint Joseph, époux très aimé de la Mère du Bien-aimé ! Hé ! combien de fois avez-vous porté l’amour du ciel et de la terre entre vos bras, tandis qu’embrasé des doux embrassements et baisers de ce divin Enfant, votre âme fondait d’aise lorsqu’il prononçait tendrement à vos oreilles que vous étiez son grand ami et son cher père bien-aimé. »

Dans le sillage du saint évêque, sainte Jeanne-­Françoise de Chantal se dévouait toute en pratiques et vertus propres à plaire à saint Joseph : « Lorsqu’elle en parlait à notre bienheureux Père, raconte une de ses filles, elle disait : “ Ce cher saint que notre cœur aime. ” Cette bienheureuse Mère entra et nous fit entrer dans l’association de saint Joseph, et avait grand soin que les seconds dimanches du mois, l’on fit la sainte communion et la procession en l’honneur de saint Joseph ; elle avait une image de Jésus, Marie, Joseph, qu’elle portait dans le livre de ses Règles ; nous la montrant une fois, elle dit : “ Tous les jours, lorsque je commence notre lecture, je baise les pieds à Jésus, Marie, Joseph. ” »

Au dix-septième siècle en France, pas un institut religieux qui ne soit fondé sans le patronage de saint Joseph : les Filles de la Charité de saint Vincent de Paul et de sainte Louise de Marillac, les Frères des Écoles chrétiennes de saint Jean-Baptiste de La Salle, le séminaire Saint-Sulpice de monsieur Olier, celui des Missions étrangères, les Eudistes, etc. Pour saint Jean Eudes, c’était, vous le devinez, une question de cœur :

« Il est constant que Joseph n’a qu’un cœur avec Marie, en suite de quoi nous pouvons dire que Marie n’ayant qu’un cœur avec Jésus, Joseph, par conséquent, n’a qu’un cœur avec Jésus et Marie. De sorte que, comme dans la Trinité adorable du Père, du Fils et du Saint-Esprit, il y a trois Personnes qui n’ont qu’un cœur, aussi dans la trinité de Jésus, Marie, Joseph, il y a trois cœurs qui ne sont qu’un cœur. » Et l’habitude fut prise dans la Congrégation d’ajouter aux salutations quotidiennes : « Venez, adorons Jésus régnant dans le cœur de Joseph ! »

Sans oublier la Nouvelle-France, dont saint Joseph semblait vouloir faire sa terre d’élection. En 1635, monsieur Jérôme Le Royer de La Dauversière, qui joua un rôle si important dans la fondation de Ville-Marie, jouit à Notre-Dame de Paris d’une apparition de la Sainte Famille. « Étant arrivé à Paris, il se crut obligé, avant de traiter aucune affaire, de commencer par ses dévotions ordinaires ; il alla donc à Notre-Dame pour rendre ses devoirs à cette Mère de bonté et se mettre sous sa protection, la priant de bénir toutes ses entreprises...

« Étant demeuré seul au pied de la Sainte Vierge, comme hors de lui-même, il vit distinctement Jésus, Marie, Joseph, et entendit Notre-Seigneur qui, s’adressant à sa Mère, lui dit : “ Où pourrai-je trouver un serviteur fidèle ? ” Il répéta trois fois “ serviteur fidèle ”. La Sainte Vierge lui répondit : “ Voici, Seigneur, ce serviteur fidèle ”, en prenant Monsieur Le Royer par la main et le présentant à son très cher Fils. Notre-Seigneur le reçut alors avec bonté et lui dit : “ Vous serez donc désormais mon serviteur fidèle, je vous revêtirai de force et de sagesse, vous aurez pour guide votre ange gardien, travaillez fortement à mon œuvre, ma grâce vous suffit et ne vous manquera point. Recevez cet anneau et en donnez un semblable à toutes celles qui se consacreront dans la Congrégation que vous allez établir. ” »

Serait-ce l’anneau des fiançailles de saint Joseph et de la Sainte Vierge, conservé au trésor de Notre-Dame ? En tout cas, cette Congrégation fondée par monsieur de La Dauversière à La Flèche porta le nom d’Hospitalières de Saint-Joseph.

« ENLÈVE-LE ET TU BOIRAS. »

Venons-en à l’apparition de Cotignac, qui va inciter le roi de France Louis XIV à faire davantage pour saint Joseph, mais accomplit-il tout ce qu’il devait ? Dans ce petit village de Provence, Notre-Dame est apparue la première, c’était le 10 août 1519, demandant qu’on élève une chapelle en l’honneur de Notre-Dame de Grâces et qu’on y vienne en procession. Elle répandit ses bienfaits sur toute la région, et le moindre ne fut pas de l’avoir préservée de l’invasion des lansquenets puis des rebelles huguenots, avec le concours armé de Jean de Pontevès, le vaillant seigneur de Cotignac.

La Sainte Vierge semble s’être attachée à ce sanctuaire provençal puisque, un siècle plus tard, elle demanda à l’humble frère Fiacre, du couvent des Augustins déchaussés de Paris, de faire une neuvaine en son honneur, ainsi que deux autres à Notre-Dame des Victoires et à Notre-Dame de Paris, pour obtenir la naissance d’un dauphin. Cette histoire nous est bien connue, à laquelle sont intimement liées et la consécration de la France à la Sainte Vierge et la naissance de Louis Dieudonné, le 5 septembre 1638. En ex-voto, sa mère Anne d’Autriche fit construire le splendide Val-de-Grâce, dont la première pierre fut posée par l’enfant du miracle, le 1er avril 1645 ; et bientôt s’élevait en son centre, cette crèche « magnifiée par le marbre et l’or », voulue par la reine de France.

Louis Dieudonné fut sacré à Reims, le 7 juin 1654. Au cours de la cérémonie qu’il prit très au sérieux, Louis XIV reçut de l’évêque consécrateur l’anneau qui le liait pour toujours au « corps mystique et politique » de son royaume, et se considéra dès lors comme « l’époux de la France ». La même année, il était admis dans la confrérie vouée à saint Joseph au couvent des Feuillants, avec cet engagement : « Je... [Louis] prends et choisis le glorieux saint Joseph pour mon Patron et Avocat, et je prie Dieu de me faire la grâce de ne l’abandonner jamais. »

Quelques années plus tard, se rendant dans les Pyrénées pour y accueillir l’infante Marie-Thérèse, fille de Philippe IV, en vertu du traité qui établissait enfin la paix entre la France et l’Espagne, le jeune Roi voulut passer par Cotignac, en compagnie de sa mère, afin d’y rendre grâces pour les événements miraculeux qui avaient entouré sa naissance. C’était le 21 février 1660. Le 7 juin suivant, il accueillait sur la frontière espagnole sa jeune épouse, et le mariage était célébré le 9 juin à Saint-Jean-de-Luz.

Ce même 7 juin, la coïncidence est remarquable, saint Joseph apparaissait à Cotignac, d’une manière toute simple, tout évangélique. Un jeune berger du nom de Gaspard Ricard faisait paître son troupeau sur les hauteurs arides du Bessillon, à quelque distance du sanctuaire. C’était au milieu de la journée, la chaleur était torride. Gaspard était altéré de soif. Tout à coup, il voit surgir à ses côtés un homme d’imposante stature qui, d’un geste bienveillant, lui indique un rocher en lui disant : « Iéu siéu Joùsè ; enlevo-lou e béuras. Je suis Joseph ; enlève-le et tu boiras. » Gaspard hésite car le rocher est énorme, mais saint Joseph réitère son ordre. Le berger obéit, déplace le rocher le plus facilement du monde, et découvre une eau fraîche qui commence à ruisseler. Il boit avec avidité et veut remercier son bienfaiteur mais, lorsqu’il se relève, celui-ci a disparu. Laissant là son troupeau, Gaspard court au village porter la nouvelle. On vient en hâte, pour constater le prodige. Dans ce lieu connu pour son aridité, coule maintenant une eau abondante.

Les consuls de Cotignac décidèrent sans tarder de construire une chapelle, dont l’évêque de Fréjus, Joseph Ondedei, député par la Provence à l’Assemblée du clergé, confia la garde aux oratoriens, déjà chapelains de Notre-Dame-de-Grâces, « pour ne séparer point dans la dévotion des fidèles les deux saintes personnes qu’il avait jointes sur la terre pour le mystère de notre salut ».

Dans la chapelle construite en un temps record, une poutre de gloire portait le verset d’Isaïe : « Haurietis aquas in gaudio... Dans l’allégresse vous puiserez de l’eau aux sources du salut. » (12, 3) Prophétie que Notre-Seigneur avait accomplie à la lettre : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi », puisque c’est au jour où son Cœur fut transpercé que commencèrent à couler « des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 37).

Les faits de Cotignac, attestés devant l’Assemblée du clergé de France, parvinrent aux oreilles du Roi, qui se rappela ce qu’il devait à Notre-Dame-de-Grâces, comme aussi son propre engagement vis-à-vis de saint Joseph. Or, il existait une demande, adressée en 1621 par le pape Grégoire XV aux princes chrétiens, de faire du 19 mars une fête de précepte, afin qu’elle soit célébrée et chômée dans leurs États. Urbain VIII l’avait renouvelée en 1642, mais la demande n’était toujours pas appliquée au saint Royaume de France.

Frappé par la coïncidence des événements, sollicité par sa mère et sa jeune épouse qui s’était inscrite à son tour à la confrérie de saint Joseph, Louis XIV attendit l’occasion propice. Les esprits y étaient préparés : le magnifique panégyrique “ Depositum custodi ”, prononcé par Bossuet deux ans auparavant, le 19 mars 1659, était encore dans toutes les mémoires. Le 8 mars 1661 mourait Mazarin et le 10 mars, le jeune Roi, devant son conseil, déclara que si, jusqu’à présent, il avait bien voulu laisser gouverner ses affaires par feu Monsieur le cardinal, « il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m’aiderez, messieurs, de vos conseils quand je le demanderai. » Le 12 mars, il établissait qu’on célébrerait et chômerait la fête de saint Joseph sur toute l’étendue du royaume.

Huit jours après, le 19 mars, le Roi donnait l’exemple et assistait à la messe célébrée au Louvre par Bossuet, qui prononça pour l’occasion un nouveau panégyrique, choisissant cette fois la parole du prophète Samuel : « Quæsivit sibi Deus. Le Seigneur s’est cherché un homme selon son Cœur. » (1 S 13, 14) Le message au jeune Roi était clair : comme David, et plus encore comme Joseph son illustre descendant, qu’il soit ce Roi selon le Cœur de Dieu, accomplissant parfaitement ses volontés. Et Bossuet insistait d’une manière fort opportune, dans l’éclat du règne brillant qui s’annonçait, sur le “ culte intérieur ”, les dispositions intimes qu’à l’image du juste Joseph, on devait s’appliquer à cultiver.

Dans ces événements successifs, on voit se des­siner le dessein du Sacré-Cœur de Jésus, voulant faire de son “ fils aîné ”, le roi de France, l’instrument de son règne. Ce qui apparaît ici, c’est le rôle de saint Joseph, grand intendant en France de la religion royale. Avec cet avertissement voilé, mais puissamment figuratif, comme un message adressé par le “ fils de David ” au fils de Saint Louis par l’intermédiaire d’un berger ignorant : « Enlève-le et tu boiras. » Il y a donc un obstacle à l’accomplissement du dessein divin ? Oui, hélas ! et la suite de l’histoire l’a montré : par amour de sa gloire personnelle, Louis XIV a refusé de répondre à l’appel du Sacré-Cœur. On ne pourra avoir accès à la Source des eaux vives tant que l’obstacle ne sera pas levé, et il ne sera levé qu’avec l’aide de saint Joseph.

UNE PROTECTION UNIVERSELLE

Nous en arrivons au dix-neuvième siècle, qui fut pour l’Église entière le “ Siècle de saint Joseph ”, en même temps que le “ Siècle de l’Immaculée ”, car les deux vont ensemble, comme le disait saint Léonard de Port-Maurice, ce grand apôtre de l’Immaculée Conception et de saint Joseph en Italie au dix-huitième siècle : « Celui qui épouse la reine, par le fait même devient roi ; celui qui donne sa main à une reine en reçoit le sceptre royal, au moment où il lui met l’anneau au doigt, elle dépose la couronne sur sa tête. »

Le nombre de communautés religieuses, de confréries, de paroisses, de diocèses, d’universités et même de nations se plaçant sous le patronage de saint Joseph n’a cessé d’augmenter tout au long du siècle. Citons quelques exemples pour la France.

Les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny furent fondées en 1806 dans le diocèse d’Autun par Anne-Marie Javouhey pour le soin des malades, l’instruction des enfants et les missions. Leur oratoire étant dédié à saint Joseph, en l’honneur de sainte Thérèse qui avait donné sa vocation à la fondatrice, le bon peuple les appela spontanément “ les filles de saint Joseph ”. Et comme la maison mère se transporta à Cluny, ce fut Saint-Joseph de Cluny.

L’Institut de Saint-Joseph de l’Apparition, fondé en 1832 à Gaillac près d’Albi par sainte Émilie de Vialar et consacré lui aussi à toutes sortes d’œuvres de charité, honorait spécialement « la Révélation officielle du mystère de l’Incarnation faite aux hommes en la personne de saint Joseph ». C’est lui qui leur donna un élan missionnaire extraordinaire. On raconte à leur sujet un épisode étonnant : des sœurs devaient se rendre jusqu’en Birmanie et, comme il n’y avait pas à l’époque de canal de Suez, il leur fallut marcher de longs jours en plein désert, à dos de chameau. « Chaque fois que nous nous arrêtions, raconte sœur Cyprienne, un vieillard était là qui nous disait : “ C’est moi, mes enfants, ne craignez rien, je suis là. ” Il nous aidait à descendre, se chargeait de nos paquets. » D’étape en étape, il les accompagna ainsi jusqu’à l’embarquement à Suez, où il leur dit : « Adieu, mes enfants, bon voyage ; ne craignez rien, je suis là. » Quand il disparut, les yeux des sœurs s’ouvrirent : c’était saint Joseph ! N’avait-il pas été missionnaire en terre d’Égypte ?

Et les Petites Sœurs des pauvres, qu’on appelait aussi “ Sœurs cherche-pain ”, fondées en 1839 : « En contemplant saint Joseph, sœur Marie de la Croix [sainte Jeanne Jugan] se tourna vers lui avec une confiance inébranlable pour obtenir le pain pour ses pauvres et le choisit comme Protecteur de la Congrégation. »

SAINT JOSEPH COURONNE

À Kermaria, en Bretagne, la bonté et la puissance de saint Joseph se firent plus manifestes encore. La Congrégation très humble des Filles de Jésus était née en 1834 au pays de Bignan, diocèse de Vannes. Vingt ans après, elles acquirent une grande lande sur laquelle saint Joseph avait jeté son dévolu. Il était apparu sous la forme d’un pauvre ouvrier à une paysanne des environs et lui avait dit : « Il se fera ici de grandes choses ; beaucoup y viendront, et de loin, pour y vivre ensemble, et saint Joseph sera honoré. » La prophétie s’accomplit à la lettre contre toute attente et la “ Maison de Marie ” – en breton Kermaria – des Filles de Jésus devint à partir des années 1860 un foyer d’ardente dévotion à saint Joseph non seulement en Bretagne, mais jusqu’au Canada. Chaque sœur, en quittant le noviciat de Kermaria, promettait de se faire « missionnaire de saint Joseph » ; leur belle prière, récitée chaque jour, demandait que ses grandeurs soient de plus en plus manifestées. La statue des origines fut couronnée après la Grande Guerre, et d’une double couronne : une couronne royale pour saint Joseph et une couronne impériale pour l’Enfant-Jésus. En couronnant saint Joseph, l’évêque de Beauvais rappelait que le privilège réservé jadis aux évêques de Beauvais était d’aller prévenir les rois de France, à Reims, que l’heure de leur sacre était venue : « Sire, disaient-ils, il est temps de descendre pour que vous soyez sacré et couronné ! » Et l’évêque ajoutait : « Saint Joseph, le jour est arrivé où vous devez recevoir, à Kermaria, les honneurs du couronnement. »

Il en fut de même pour Saint-Joseph de Bon Espoir, à Espaly près du Puy. À l’origine de ce pèlerinage, on trouve une “ béate ”, comme disaient les gens du Velay pour désigner ces femmes dévotes à Dieu et secourables au prochain : Anne-Marie Buffet. Un jour de 1855 qu’elle revenait avec sa compagne de la cathédrale où elles avaient fait leurs dévotions, la voici qui ramassa par terre une image de saint Joseph. Revenue chez elle – elle habitait une grotte naturelle au pied du rocher volcanique d’Espaly –, elle déposa l’image dans une anfractuosité et commença à lui rendre un culte qui se répandit comme une traînée de poudre. Avec l’aide des jésuites de Vals, des évêques du Puy et bientôt du pape Pie X lui-même, l’abbé Charles-Hector Fontanille transforma cet oratoire rustique en construisant au flanc du rocher une véritable basilique, érigeant au sommet une gigantesque statue de saint Joseph à l’Enfant-Jésus, qui fait pendant à Notre-Dame de France sur son rocher Corneille. Saint Joseph de Bon Espoir y dispense, sans compter, ses grâces spirituelles et temporelles. Traditionnellement les pèlerins déposent leurs intentions de prière dans la grotte-chapelle, sous la nappe de l’autel dédié à saint Joseph, au pied de sa statue couronnée.

UN PATRONAGE DE COMBAT

Mais revenons un peu en arrière. Le bienheureux Pie IX est connu pour être le Pape de l’Immaculée Conception, mais il le fut tout autant de saint Joseph. Il était, disait notre Père, « une âme de feu, un esprit illuminé de la Sagesse divine, de ces êtres excep­tionnels appelés à “ porter beaucoup de fruit ” sans que rien les signale à l’attention des mondains ». (CRC no 321, p. 4) Tout comme saint Joseph ! Dès son accession au trône de saint Pierre, il institua la fête du patronage de saint Joseph, choisissant pour cela le dimanche Jubilate Deo, troisième après Pâques ; c’était bien trouvé, pour un retour en Galilée, ou en Chrétienté... On raconte qu’un jour, on lui montrait un tableau symbolique de la définition de l’Immaculée Conception. « Où est saint Joseph ? demanda-t-il. – Ici, dans la foule, Très Saint-Père.

Placez-le là, reprit Pie IX, tout près de Jésus et de Marie. Au Ciel, il n’est pas ailleurs. »

Et on peut dire que saint Joseph l’a assisté dans tous ses besoins et ses combats. Quand il fut chassé de Rome en 1848, pour avoir placé une trop grande « confiance sur l’empire de la bonté pour rapprocher les hommes », dans les affres de son exil à Gaète, il comprit, écrit notre Père, que « la Révolution est un tout, la Politique le lieu de son Règne et l’État populaire l’instrument de sa puissance absolue. Pie IX revint dans les larmes de son “ libéralisme politique ”, et le Syllabus est le témoin de sa rétractation. » (Lettre à mes amis no 190, 8 décembre 1964, pour le centenaire du Syllabus)

La proclamation du dogme de l’Immaculée Con­ception qui va de pair avec cette condamnation de l’esprit moderne d’impiété et de libéralisme, le Pape les accomplit sous la garde de saint Joseph, dont il disait que la dévotion est « le salut de la société contemporaine ». Alors que les forces de l’enfer se déchaînaient contre la Papauté, de nombreuses suppliques lui parvenaient, particulièrement de la France, demandant que saint Joseph soit proclamé solennellement « Patron de l’Église universelle ».

L’une d’elles le toucha particulièrement : celle du Père Lataste, fondateur des Dominicaines de Béthanie pour les femmes repenties voulant suivre l’exemple de sainte Marie-Madeleine. Ce jeune dominicain offrait sa vie pour que saint Joseph soit proclamé Patron de l’Église et que son nom soit inscrit au Canon de la messe. « Ah ! le bon saint religieux, s’exclama le Pape, il sera bientôt exaucé. Nous avons reçu plus de cinq cents lettres en ce sens, mais lui seul a offert sa vie. » Le Père Lataste mourut en effet le 10 mars 1869, à l’âge de trente-sept ans.

Le 8 décembre suivant, s’ouvrait le premier concile du Vatican. La question de l’infaillibilité pontificale était au centre des débats, ainsi que celle de l’Église, Corps mystique du Christ et gardienne de la Vérité. Aussi, une pétition circula parmi les évêques et se couvrit de signatures, demandant que soit reconnu et proclamé le rôle décisif de saint Joseph dans ces questions cruciales. Le Concile dut interrompre ses sessions, en juillet 1870, avant que cette requête soit exaucée. Mais le 8 décembre suivant, en la fête de l’Immaculée Conception, par le décret ­Quemadmodum Deus, Pie IX proclamait saint Joseph patron de l’Église universelle.

« Toujours, dans les heures critiques, l’Église a imploré son assistance. Or, dans les temps si tristes que nous traversons, quand l’Église elle-même, poursuivie de tous côtés par ses ennemis, est accablée de si grandes calamités, que les impies se persuadent déjà qu’il est enfin venu le temps où les portes de l’enfer prévaudront contre elle (...). Profondément ému par l’état si lamentable des choses présentes et voulant se mettre, lui et tous les fidèles, sous le très puissant patronage du saint patriarche Joseph, le Pape a daigné se rendre aux vœux de tant de vénérables pontifes. C’est pourquoi il déclare solennellement saint Joseph patron de l’Église ­catholique. »

C’était une manière, nous a dit frère Bruno dans son sermon du 2 janvier dernier, de « passer la main » à saint Joseph. Et celui-ci allait montrer sa puissance au Canada, par les mains et le cœur du saint frère André, entré en religion en novembre 1870, quelques jours avant le décret de Pie IX.

SAINT JOSEPH OU LA REVOLUTION

Mais avec son successeur Léon XIII, un mal mystérieux s’est comme insinué dans la Sainte Église, empêchant ce béni patronage de saint Joseph de produire tous ses fruits, ce que notre Père a appelé la “ léontreizine ”, en rendant compte de la résistance opiniâtre du Pape aux volontés du Sacré-Cœur, à lui transmises par la supérieure du Bon Pasteur de Porto, mère Marie du Divin Cœur. On peut en dire de même pour l’encyclique qu’il publia, le 15 août 1889 sur le Patronage de saint Joseph. C’est du piétisme moralisant, qui refuse de prendre parti. Le Pape reprenait l’enseignement de ses prédécesseurs et ajoutait : « La Sainte Famille que saint Joseph gouverna, comme investi de l’autorité paternelle, contenait en germe l’Église.... Voilà les raisons pour lesquelles saint Joseph sent que la foule des chrétiens lui a été confiée tout particulièrement. Cette foule, c’est l’Église, immense famille répandue sur toute la terre. Il a sur elle l’autorité paternelle puisqu’il est l’époux de Marie et le père de Jésus. Il est donc naturel que Joseph couvre maintenant l’Église de son céleste patronage, comme il subvenait autrefois aux besoins de la Sainte Famille. »

En l’année du centenaire de la Révolution française, qui mettait en ébullition tous les esprits en France, où Mgr Freppel luttait seul sur la brèche, le Pape, lui, prétendait rester au-dessus de la mêlée, demandant à saint Joseph d’exercer son patronage sur l’Église, devenue une « foule de chrétiens », une « immense famille », sans institutions, médiations, autorités légitimes, législations réglant la vie des cités, et contre lesquelles la Révolution satanique s’acharne. Notre Père disait : « S’il n’y a pas la force politique pour aider à nos institutions sacrées, nos familles, nos écoles, tout partira dans le chaos ». Et encore : « Quand je vois que ce Pape qui s’extasie sur la vie de famille est le même qui a laissé passer la loi Naquet sur le divorce sans protester et qui nous a forcés à devenir républicains, donc à nous mettre à genoux devant un pouvoir maçonnique absolument ennemi de toutes nos institutions, je dis : Non, très Saint-Père, pas ça ! Si vous voulez nous demander d’imiter les vertus de la Sainte Famille, condamnez la démocratie... ” » (sermon du 8 janvier 1994)

Ne pas prendre parti contre la Révolution, sous prétexte de ne pas faire de politique, c’est trahir le patronage de saint Joseph, qui implique au contraire une forte politique et une profonde mystique.

Heureusement qu’il y eut saint Pie X pour redresser la barre et restaurer la vraie dévotion à saint Joseph. Il s’appelait Joseph, Giuseppe Sarto, et notre Père aimait à dire : « Plus j’y réfléchis, plus je pense que nul homme au monde n’a tant ressemblé à saint Joseph. » Il était vraiment, à l’image de son saint patron, “ l’homme selon le Cœur de Dieu ”, autant par ses vertus que par la rectitude de sa pensée : « On ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l’a bâtie ; on n’édifiera pas la société, si l’Église n’en jette les bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n’est plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété : Omnia instaurare in Christo. » (Lettre sur le sillon, 25 août 1910, no 11)

RETOUR EN CHRETIENTE

En vrai disciple du bienheureux Pie IX et de saint Pie X, notre Père a ressaisi les fils de cette dévotion à saint Joseph, mystiques autant que politiques. D’abord, par sa merveilleuse théologie et contemplation du Verbe incarné, notre Père nous fait entrer dans le Cœur de saint Joseph et connaître « ses secrets jalousement gardés », à Bethléem et à Nazareth, nous communiquant son humilité et sa pureté, dans un amour total de la Sainte Vierge, afin de répandre ces trésors, comme saint Savinien et tous nos missionnaires au cœur de flamme :

« Voici 1’Agneau de Dieu, l’Emmanuel, le désiré des collines éternelles, et Marie et Joseph sont auprès de Lui. Voilà en ces trois êtres la totalité de la perfection, la surabondance de toutes les beautés, les raisons, les vertus que puisse jamais imaginer, désirer la terre. C’est la Sainte Famille, le vrai, l’unique trésor du monde. Et, puisque nous en sommes avides, puisque les siècles l’ont si douloureusement attendu, puisque les hommes de notre temps meurent de l’avoir perdu, ne faisons rien d’autre cette Nuit que de les contempler tous les trois, nous réjouir de les posséder vraiment, si près de nous, et, comme les bergers de Bethléem, allons faire part de la nouvelle à tous les habitants de la planète. C’est là tout notre bonheur et le leur... » (Lettre à mes amis no 192, Noël 1964)

Ensuite, en montrant dans la Religion royale un véritable “ mystère d’alliance ”, notre Père renoue avec Gerson et tous nos saints de Contre-Réforme. Fort de cette doctrine, un jour de fête de saint Joseph artisan, il nous prédit que saint Joseph serait « l’artisan de notre redressement français, lui qui est le vice-roi de la Sainte Église et du monde ». À partir de quels principes, par quels moyens ?

« Pour l’ouverture du mois de Marie, nous avons fêté son royal Époux et chef de famille, saint Joseph, prince de Juda, de la lignée de David, établi Patron universel de l’Église. Lui, le plus petit des trois glorieux membres de la Sainte Famille, il commande, il est le Père et Protecteur de Jésus et de Marie, et son règne dure éternellement dans le Ciel. Méditation qui a tourné en religion royale. Il est un peu le Roi au paradis.

« Et il donne en ce beau mai le goût de la royauté retrouvée, restaurée, dans le dégoût de l’idolâtrie du moi, de la démocratie ­capitalo-socialiste, de l’anarchie [voilà l’obstacle qui se dresse sur notre chemin, et d’autant plus formidable qu’il est cimenté de religion conciliaire]. Et voilà que nous réapprenons à aimer nos pères, nos patrons, nos princes, nos pontifes, nos papes, nos chefs de familles, de professions, de nations, d’églises. Nous admirons qu’au Canada, saint Joseph soit très honoré au mont Royal. Douce et humble anticipation des Souverains Pontifes et des Rois Très Chrétiens... » (sermon du 1er mai 1987)

Il y a simplement un obstacle à écarter, un énorme rocher à enlever, qui nous empêche d’aller boire aux sources vives de la dévotion au Cœur Immaculé de Marie qui ne fait qu’un avec le divin Cœur de Jésus. Recourons à saint Joseph, c’est lui qui le fera, ou plutôt qui nous donnera la grâce et le courage de le faire : « Je suis Joseph, enlève-le et tu boiras. »

frère Thomas de Notre-Dame du perpétuel secours.