Il est ressuscité !

N° 258 – Septembre 2024

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Camp Notre-Dame de la Phalange 2024

Oratorio de frère Henry de la Croix. 
Saint Louis 
roi et croisé

Commentaire de frère Bruno de Jésus-Marie

PROLOGUE

TANDIS que la Grande Guerre embrasait la France et toute l’Europe, saint Charles de Jésus, au fond du Sahara, écrivait aux religieuses clarisses de Nazareth réfugiées alors dans l’île de Malte ces lignes pleines d’espérance :

« La France, malgré les apparences d’un gouvernement qui renie la religion tout en salissant son influence en bien des choses, reste la France de Charlemagne, de Saint Louis et de sainte Jeanne d’Arc. La vieille âme de la nation reste vivante dans notre génération : les saints de France prient toujours pour elle. Les dons de Dieu sont sans repentance et le peuple de saint Remi et de Clovis reste le peuple du Christ... En choisissant la France pour le berceau de la dévotion au Sacré-Cœur et les apparitions de Lourdes, Notre-Seigneur a bien montré qu’Il garde à la France son rang de premier-né... »

Cette pensée le jetait dans l’exultation : « Que nous sommes heureux d’être nés Français ! »

L’ardent officier français qu’est demeuré l’ermite du Sahara joignait à son courrier une prière qu’il appréciait tout particulièrement. Découverte par dom Pitra dans un missel du neuvième siècle, cette prière serait même du septième siècle : c’est notre Prière pour la France, que nous trouvons dans notre carnet de prières et de chants à la suite de la prière du matin. Puisqu’elle est parfois dite “ de Saint Louis ”, il était inévitable de la retrouver dans un oratorio tout consacré à lui ! Tout le programme qu’ébauche cette oraison, toute cette mission providentielle, cette vocation particulière de la France si bien développée dans cette prière s’est accomplie avec une rare perfection en la personne et sous le règne du saint Roi capétien.

Mise en vers et divisée en quatre strophes sous forme d’hymne, la Prière pour la France est chantée par le chœur, tantôt à l’unisson, tantôt à plusieurs voix avec ardeur, sur le même air que l’entrée.

En effet, en ouverture, les cuivres font entendre la mélodie grégorienne de l’introït du Ier dimanche de l’Avent qui fut chanté pour le sacre du petit Louis de Poissy, âgé de douze ans, le 29 novembre 1226. Ce thème reviendra tout au long de l’oratorio. Le jeune enfant suivit la liturgie avec une ferveur peu commune. L’introït l’avait marqué : « Ad te levavi animam meam, Deus meus, in te confido non erubescam », qu’il aimait traduire ainsi : « Beau Sire Dieu, je lèverai mon âme à Toi, je me fie en Toi ! » L’énoncé du thème aux cuivres est suivi d’un développement de caractère épique, ou héroïque, avec le rythme martial de l’accompagnement qui passe des violoncelles aux cuivres.

Cette royauté française fut souvent distinguée par les Souverains Pontifes. L’année du sacre de Louis IX, Grégoire IX montait sur le trône de saint Pierre. Treize années plus tard, le 21 octobre 1239, le Pape écrivait une admirable lettre au Roi de France. Il n’y a pas meilleur commentaire de la Prière pour la France que ce texte émané du Saint-Siège.

« Grégoire Évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,

« Salut et bénédiction apostolique.

« Dieu, auquel obéissent les légions célestes, ayant établi ici-bas les royaumes différents, suivant la diversité des langues et des climats, a conféré à un grand nombre de gouvernements des missions spéciales pour l’accomplissement de Ses desseins.

« Et comme autrefois il préféra la tribu de Juda à celles des autres fils de Jacob, et comme il la gratifia de bénédictions spéciales, ainsi Il choisit la France, de préférence à toutes les autres nations de la terre, pour la protection de la foi catholique et pour la défense de la liberté religieuse [entendez : la liberté de la seule religion qui tienne : la religion catholique]. Pour ce motif, la France est le Royaume de Dieu même, les ennemis de la France sont les ennemis du Christ. »

Le Pape insiste sur cette vérité : « De même qu’autrefois la tribu de Juda reçut d’en-haut une bénédiction toute spéciale parmi les autres fils du patriarche Jacob ; de même le Royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par Dieu lui-même de prérogatives extraordinaires. La tribu de Juda était la figure anticipée du Royaume de France. »

Quatre siècles plus tard, le Sacré-Cœur de Jésus Lui-même ne parlera pas autrement de Louis XIV, fils de Saint Louis : « Fais savoir au fils aîné de mon sacré Cœur que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma sainte Enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle par la consécration qu’il fera de lui-même à mon Cœur adorable qui veut triompher du sien, et par son entremise de celui des grands de la terre. Il veut régner dans son palais, être peint dans ses étendards et gravé dans ses armes pour les rendre victorieuses de tous ses ennemis, en abattant à ses pieds ces têtes orgueilleuses et superbes, pour le rendre triomphant de tous les ennemis de la Sainte Église. »

C’est donc avec un enthousiasme sacré et national – c’est tout un ! – que le chœur peut chanter sa Prière pour la France :

« Votre adorable Providence,
Dieu tout-puissant et éternel,
A fait du Royaume de France
Le plus beau qui soit sous le Ciel,
Puisque son Roi est Jésus-Christ
Et que Marie y règne aussi.

« Vous avez – ô grâce profonde ! –
Établi le Royaume franc
Pour être, Seigneur, dans le monde
De vos désirs l’humble instrument,
De votre Église un bras armé
Du saint glaive et du bouclier. »

Grégoire IX poursuit sa lettre en rappelant les manifestations historiques d’une telle prédilection :

« La France, pour l’exaltation de la foi catholique affronte les combats du Seigneur en Orient et en Occident. Sous la conduite de ses illustres Monarques, elle abat les ennemis de la liberté de l’Église. Un jour, par une disposition divine, elle arrache la Terre sainte aux Infidèles ; un autre, elle ramène l’Empire de Constantinople à l’obéissance du Siège romain. De combien de périls le zèle de ses Monarques a délivré l’Église ! »

Les monarques de France furent de si fidèles enfants de l’Église, parce qu’ils se savaient avant tout les lieutenants du Christ qui est vrai Roi de France. Ils se savaient mus par une grâce spéciale, la grâce de leur sacre, de l’onction céleste qu’ils avaient reçue. Ils savaient qu’ils devaient la mériter, humblement la demander, et c’est pour cette raison que la prière continue :

« De votre céleste lumière
Éclairez vos fils suppliants,
Afin qu’ils voient ce qu’il faut faire
Pour que, partout aux quatre vents,
Le monde entier puisse chanter
Du Rédempteur la royauté. »

En effet, au treizième siècle, le Royaume des Lys fut le modèle des royaumes chrétiens, rayonnant sa civilisation sur tous les peuples qui l’entouraient jusqu’en Orient. Et dans ses frontières, le Roi défend la vérité, Grégoire IX le sait bien :

« La perversité hérétique a-t-elle presque détruit la foi dans l’Albigeois, la France ne cessera de la combattre, jusqu’à ce qu’elle ait presque entièrement extirpé le mal et rendu à la foi son ancien empire. »

C’est Saint Louis qui ajouta aux serments prononcés lors du sacre celui de « l’extermination des hérésies ». Le Pape poursuit :

« Rien n’a pu lui faire perdre le dévouement à Dieu et à l’Église ; là [en France], l’Église a toujours conservé sa vigueur ; bien plus, pour les défendre, Rois et Peuples de France n’ont pas hésité à répandre leur sang et à se jeter dans de nombreux périls. »

« Nos prédécesseurs, les Pontifes Romains, considérant la suite ininterrompue de louables services, ont dans leurs besoins pressants, recouru continuellement à la France ; la France, persuadée qu’il s’agissait non de la cause d’un homme, mais de Dieu, n’a jamais refusé le secours demandé ; bien plus, prévenant la demande, on l’a vue venir d’elle-même prêter le secours de sa puissance à l’Église en détresse. »

Notre Père disait que lorsqu’on nous fait des compliments, il faut tâcher de les mériter. Or, Saint Louis, dans la réponse même qu’il fit à cette louangeuse missive, montra qu’il était bien digne du compliment. En effet, la querelle de l’Empire et de la Papauté à cette époque battait son plein. En 1239, Grégoire IX excédé excommunia l’empereur Frédéric II, une mesure que Saint Louis n’approuva jamais, jugeant que le Pape outrepassait son droit en jetant l’Empire germanique dans le désordre par la levée de tous les hommages qu’entraînait pareille excommunication. On sent dans cette lettre un peu flatteuse le désir du Souverain Pontife de faire basculer le Royaume de France dans son camp contre l’Empereur. Le Roi de France refusa toujours de prendre parti dans cette querelle, entrevoyant trop bien les conséquences désastreuses pour la Chrétienté.

Pourquoi donc une telle vocation française ? Parce que, nous le constaterons au cours des conférences de ce camp consacré à la France de Marie, les heureux habitants de ce Royaume sont les « fils aimants » de Notre-Dame. C’est ce que le chœur rappelle dans le dernier couplet du prologue, adressant sa dernière supplique non plus au Dieu tout-puissant et éternel, mais à Notre-Dame :

« Pour accomplir, ô Notre-Dame,
Ce qu’auront vu vos fils aimants,
Accordez-leur ce qu’ils réclament :
Rendez leurs cœurs persévérants,
Attachés à la vérité,
Forts et brûlants de charité. »

« Aussi, conclut Grégoire IX, nous est-il manifeste que le Rédempteur [et sa Mère !] a choisi le béni Royaume de France comme l’exécuteur spécial de Ses divines volontés ; Il le porte suspendu autour de Ses reins, en guise de carquois ; Il en tire ordinairement Ses flèches d’élection quand, avec l’arc, Il veut défendre la liberté de l’Église et de la Foi, broyer l’impiété et protéger la justice. »

Après avoir ainsi chanté la mission providentielle de la France et avant de découvrir la vocation particulière du plus saint de nos rois, nous pouvons relire et faire nôtre le Manifeste de la Communion phalangiste, afin d’exécuter cet oratorio en vrais disciples de notre bienheureux Père :

« Catholique et Français de naissance ou d’adoption, ou ayant au cœur la France pour seconde Patrie et brûlant de voir mon pays s’inspirer de son incomparable tradition, je tiens pour certain que la “ doulce France ”, la “ sainte France ” a reçu de vous, ô mon Dieu, notre Père céleste, une grâce et une vocation de Nation sainte, de Peuple choisi, de Monarchie sacrée, “ fille aînée de l’Église ” gouvernée au nom du Christ votre Fils, “ qui est vrai Roi de France ”, par un “ Roi très chrétien ”, son Lieutenant en ce Royaume.

« Je vous rends grâces, ô mon Dieu, des témoignages éclatants qu’il vous a plu de donner à la France par des messagers célestes tout autant que par les saints Pontifes romains, de vos prédilections, bontés et bénédictions sans nombre. Et je veux être, dans mon service de la France, fidèle aux devoirs d’une telle vocation, d’une telle mission, d’un tel patrimoine [...].

« Je professe une sincère et ardente dévotion au Sacré-Cœur de Jésus dans ses apparitions, ses révélations et ses demandes de Paray-le-Monial. Je veux m’instruire et m’imprégner de ses desseins, de ses amours et de ses volontés sur la France et sur ses Monarques, afin de m’y attacher et dévouer entièrement.

« Je veux en pratiquer le culte et en accomplir les devoirs pour moi-même et pour tous ceux qui dépendent de moi, afin de hâter, en suite du triomphe du Cœur Immaculé de Marie dans l’Église, le retour glorieux du Roi de France et la consécration de ce Royaume sans pareil au Sacré-Cœur de Jésus, Roi des rois et Seigneur de tous les princes et seigneurs de la terre. »

SCÈNE I – LA GUÉRISON DU ROI

Alors que la famille royale se trouvait à Pontoise, en décembre 1244, le roi Louis IX eut un nouvel accès de typhus. Depuis son retour de la campagne de Saintonge, deux ans plus tôt, où Saint Louis avait été gravement malade, sa santé restait fragile. Cette fois-ci, le mal devenait alarmant. Le 14 décembre, Saint Louis se préoccupa de régler ses affaires, sentant sa fin approcher. Il reçut l’extrême-onction et, peu après, entra dans un état d’inconscience qui fit craindre pour ses jours.

Une note pédale au violoncelle, discrètement tragique, tandis que la clarinette fait entendre l’intonation de l’introït Ad te levavi, nous introduit dans la chambre royale où sont réunis la famille royale et sa mesnie, autour du Roi agonisant. Tous prient. Le médecin tâte le pouls du malade, mais son air désolé ne laisse guère d’espoir. Prenant le médecin à part, la reine Blanche lui demande :

« Comment se porte le Roi, maître ? Dites-le-moi sans fard.

– Madame Blanche, je ne peux plus rien pour lui... »

La terrible nouvelle que tous attendaient dans l’angoisse frappe la reine mère en plein cœur. Les secours de la terre s’avérant impuissants, elle se tourne de toute sa foi vers le Ciel et crie : « Dieu !... Dieu, sauvez notre Roi qui se meurt ! »

Son cri alarme le Royaume entier. Tandis qu’elle quitte la chambre, aux confins du désespoir, le chœur entonne sa puissante supplication, tirée du psaume 19, qui répond à l’exclamation de la reine : « Salvum fac regem, Domine ! », qui reviendra comme un refrain, avec sa généreuse orchestration renforcée par les cuivres et les cloches.

Le désespoir de Blanche de Castille n’était que trop justifié... si le Roi mourait, il laissait un fils, Louis, héritier du trône, âgé d’à peine dix mois. Une seconde régence, plus longue que celle de la minorité de Louis IX, pourrait être fatale à la dynastie capétienne.

Des prières publiques furent ordonnées dans tout le Royaume, des processions eurent lieu à Paris. Tous les sujets du Roi élevèrent leurs supplications vers le Ciel pour sa guérison. C’est ce que suggèrent les trois groupes – figurant allégoriquement l’ensemble du Royaume : l’Église, la Chevalerie et le Populaire – qui chantent, chacun à son tour, un couplet tiré du Mystère de monseigneur Saint Louis, écrit vers 1507 par Pierre Gringore, à la demande de la confrérie des maçons et charpentiers de Paris.

C’est d’abord la Chevalerie qui s’incline devant celui qu’elle a reconnu pour son chef :

« Ô grand Roi qui sus dominer
Ta fougueuse Chevalerie,
Ton excellente seigneurie
Nous est encore bon besoin. »

L’Église, en la personne de deux frères des ordres mendiants, prêcheur et mineur, et d’un prêtre séculier, poursuit :

« Ô Louis, qui prends cure et soin
De l’Église et de ses prélats,
Te verrons-nous entre les bras
De la Mort, âpre et furibonde ? »

Et le Populaire reprend la complainte :

« Ô le plus doux de tout le monde
Qui m’entretient en paix toujours,
Faut-il que finissent tes jours
En ta tendre fleur de jeunesse ? »

Un clerc s’écrie : « Ô bon Roi ! ô noble noblesse ! » Puis, rassemblant leurs voix, toute la mesnie du Roi se tourne vers Notre-Dame, dans un triple « Oyez » insistant :

« Souveraine trésorière
De grâce et vraie aumônière,
Oyez notre humble prière. »

Alors, tout se tait, attendant la réponse du Ciel. On retrouve la pesante atmosphère de la chambre du Roi qui se tient entre la vie et la mort. Jean de Joinville, le célèbre mémorialiste de Saint Louis, a rapporté ce qu’on lui a raconté : « Dieu voulut qu’une grande maladie prit le Roi, dont il fut à telle extrémité que l’une des deux dames qui le gardaient voulait lui tirer le drap sur le visage et disait qu’il était mort. L’autre qui était de l’autre côté du lit s’y opposa. » On assiste à ce petit dialogue qui montre bien que la vie du Roi ne tenait qu’à un fil...

« Que faites-vous là, ma sœur ?

Ne voyez-vous pas que notre Roi est trépassé ?

Nenni ! Il a encore l’âme au corps... »

N’ayant plus d’espoir humain, Blanche de Castille fit venir de Paris les très précieuses reliques de la Passion. La musique revêt alors un caractère sacré. Tous se mettent à genoux pour l’entrée de la Sainte Couronne d’épines. Le chœur des hommes, sous forme d’organum médiéval à trois voix, entonne l’invitatoire de la fête de cette insigne relique que tout le chœur continue :

« Christum Regem spinis coronatum, venite, adoremus. Le Christ-Roi couronné d’épines, venez, adorons-le ! »

Par sa Couronne, c’est le Christ lui-même, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, qui vient au-devant de son lieutenant. La reine Blanche saisit le labarum du Royaume et le dépose sur la poitrine de son fils.

Le lourd silence laisse place à un trio grave aux violoncelles. Le bénédictin anglais Matthieu Paris, qui collectait dans sa Chronique toutes les rumeurs qui circulaient jusqu’en Angleterre, rapporte qu’à cet instant, le Roi « ramena à soi ses bras et ses jambes et ensuite les étendit et, d’une voix qui venait du fond de sa poitrine » dit, toujours accompagné du trio : « L’Orient m’a visité d’en haut et m’a rappelé d’entre les morts. »

Surprise ! Stupéfaction ! Le Roi est guéri, le Roi est ressuscité ! Un seul mot convient à ce miracle et c’est un clerc qui le lance : « Alléluia ! » Tous reprennent cet alléluia vraiment pascal dans une exubérance toute médiévale, en quartes et quintes aux couleurs rugueuses, traduisant l’enthousiasme des assistants et du Royaume entier. Les acteurs et le grand chœur, soutenus par les bois et par les cuivres se répondent alors en chantant l’acclamation liturgique du sacre des rois de France : « Vivat Rex in æternum ! – Vive le Roi éternellement ! »

Saint Louis ( Louis  IX ) est guéri miraculeusement par la Sainte Couronne d’Épines.
Tous chantent : « Alleluia ! Vivat rex in æternum ! »

PREMIÈRE CHANSON : 
LE ROI DE FRANCE EST CROISÉ

L’heureuse nouvelle de la guérison de Saint Louis se répandit dans tout le Royaume comme une traînée de poudre. Une chanson de cette époque, dont le texte fut découvert en 1907, nous en livre un précieux témoignage.

Un trouvère de la région de l’Oise bordant la Picardie se fit l’heureux propagandiste du miracle, vers le début de l’année 1245. Sa chanson s’apparente à une relation que donnerait aujourd’hui un journaliste. Nous ne chanterons dans l’oratorio que quatre des sept strophes qui la composent.

Tout au long de notre oratorio, les scènes théâtrales alternent avec des chansons, l’œuvre littéraire par excellence du Moyen-Âge. Ces chansons relient, sous un mode plaisant, les scènes entre elles, permettant ainsi la progression de l’histoire du saint Roi. C’est principalement au cours de ces petits intermèdes que la musique prend une couleur médiévale.

Six ménestrels reviennent sur scène pour chaque chanson. Les ménestrels, chanteurs et musiciens de l’époque, interprétaient les compositions des troubadours au Sud de la France, et des trouvères au Nord. Ceux-ci étaient souvent de fins lettrés, écrivant chansons courtoises et chevaleresques. Certains étaient d’illustres personnages : Richard Cœur-de-Lion, Thibaud IV de Champagne, Alphonse X de Castille et même la reine Blanche, comme nous le verrons plus tard. L’auteur de notre première chanson est resté anonyme, et sa musique perdue.

Les ménestrels racontent la guérison du Roi Louis et sa décision de se croiser.

Pour en marquer le caractère authentique, frère Henry a conservé son texte original, en ancien français quelque peu déroutant. En voici une traduction en français moderne qui tâche d’en garder le style archaïque. Elle est chantée sur un rythme à trois temps, rapide, soutenu par plusieurs instruments de percussion, très appréciés à cette époque, et quelques instruments de musique qui doublent le chant ou le suivent à la quarte ou à la quinte. Souvent, les chansons ne sont accompagnées que par une note tenue, ou deux notes à la quinte.

Le trouvère a ici un objectif très précis. Il relate le miracle, mais pour en faire un appel à la Croisade. En effet, Saint Louis à peine guéri réclama la « croix d’outre-mer ». Le Roi était conscient d’avoir été rendu à la vie pour cette œuvre. Quel argument de poids pour s’engager avec lui ! Écoutons notre trouvère :

« Tout le monde doit mener joie
Et être bien réjoui :
Le Roi de France est croisé
Pour aller en cette voie
Où celui-là ne s’emploie pas
Que son péché retient par-derrière.
Celui qui se noie en mer est sauvé.
Trop m’est tard que je n’y sois.
Là, Dieu fut crucifié.
Nul à n’y aller ne doit. »

On trouve dans cette première strophe tout l’esprit de la Croisade, cette « sainte épopée de ceux qui se sont croisés pour nulle autre raison que délivrer le tombeau du Christ et par là, sauver leur âme ; et qui, par surcroît, pour conserver chrétienne la Terre sainte, ont créé le Royaume de Jérusalem, la plus belle réussite du douzième siècle, le Paradis chrétien retrouvé » (Frère Bruno de Jésus-Marie, Les Croisades, expansion missionnaire et colonisatrice, PC 52. 6, 1994).

Cependant, le trouvère s’attache à démontrer, car c’est la réalité, que ce n’est ni l’état précaire de la Terre sainte, ni le désir d’expier un crime quelconque – raisons habituelles d’un tel engagement – qui a poussé Saint Louis à se croiser. Quoi donc ? Continuons la chanson qui relate maintenant le miracle.

« Tous crurent vraiment
Que le Roi fut trépassé.
Un drap fut sur lui jeté
Et tous pleuraient tristement.
Entra toute sa gent :
Jamais un tel deuil ne fut mené.
Le comte d’Artois... »

Son frère Robert d’Artois, de deux ans son cadet.

« Le comte d’Artois vraiment
Dit au Roi moult doucement :
 Beau doux frère, parlez-moi,
 Si Jésus vous le permet ! 
Alors le Roi soupira :
 Hé ! Beau frère ! doux ami,
 Où est l’évêque de Paris ?
 Or tôt ! Il me croisera
 Car mon esprit a été
 Longtemps outre-mer,
 Et mon corps y ira,
 S’il plaît à Dieu, et conquerra
 La Terre sur les Sarrasins :
 Bienheureux qui m’y aidera ! ” »

Que s’est-il passé pendant cette étrange maladie ? Nul ne sait, Saint Louis n’ayant jamais été prolixe de confidences intimes. Cependant, tous les témoignages convergent : le Roi mourant a été favorisé d’une grâce extraordinaire. Il a clairement vu qu’il devait secourir le Royaume de Jérusalem en grand péril.

L’historien Jacques Le Goff explique : « Si Louis IX était sans doute au courant des menaces que faisaient peser sur les lieux saints les Turcs Kharezmiens chassés de Mésopotamie par les Mongols et appelés contre les chrétiens par le sultan d’Égypte Ayyub, il n’apprit que tardivement le pillage par les Turcs de Jérusalem le 23 août 1244 et la défaite catastrophique infligée le 17 octobre à La Forbie, près de Gaza, aux Francs et à leurs alliés musulmans de Syrie par une armée égyptienne renforcée par les Kharezmiens. La décision de Saint Louis de se croiser fut prise avant l’annonce de ces drames. Le choix du Roi ne fut pas dicté par ces événements. Il le prit de sa seule volonté. » (Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1996) À moins qu’il en eût révélation !

Notre trouvère témoigne du délire d’enthousiasme qui s’empara du peuple de France pour la guérison de son Roi croisé :

« Chacun à cette nouvelle
Doit être bien ébaudi,
Car, c’est mon avis,
Elle est avenante et belle.
Il sera mis en haute selle
Devant Dieu en paradis
Celui qui répandra sa cervelle,
Son sang ou ses entrailles
En la terre ou au pays
Où Dieu naquit de son ancelle. »

En revanche, faire de cet enthousiasme une généralité serait faux. Presque tous les esprits politiques de son entourage voulurent l’en dissuader, à commencer par Blanche de Castille elle-même. Joinville raconte : « Lorsque la reine mère sut que la parole était revenue au Roi, elle ne s’en tint pas de joie ; mais quand elle eut appris de lui-même qu’il était croisé, elle mena aussi grand deuil que si elle l’avait vu mort. »

Les conseillers du Roi et l’archevêque de Paris se joignirent à l’opposition de la reine. « Le Roi était fort malade quand il prit sa décision, disaient-ils, et il n’avait pas tous ses esprits ! Donc, il n’est pas obligé par un vœu qu’il a fait dans l’inconscience. » Saint Louis remit donc sa croix à l’archevêque de Paris, mais pour la lui redemander aussitôt en faisant remarquer que cette fois, il la reprenait en pleine conscience.

SCÈNE II : L’INTÉRÊT DE LA CHRÉTIENTE

Le chœur chante une sentence que Saint Louis adressait à sa fille Isabelle, devenue reine de Navarre, dans ses Enseignements de 1270 : « Aimez Dieu de tout votre cœur et de tout votre pouvoir, car la mesure dont nous le devons aimer, c’est de l’aimer sans mesure. »

La célèbre maxime, souvent attribuée à saint Augustin, est tirée du De diligendo Deo de saint Bernard de Clairvaux, le merveilleux chantre de Notre-Dame. Saint Louis n’a pas trouvé mieux que de citer celui qui a allumé dans le cœur des chrétiens du Moyen-Âge l’ardente flamme de la dévotion. C’était ce feu qui brûlait au cœur du saint Roi et cet amour l’a poussé à imiter le Christ en prenant lui-même la Croix. L’auteur Jean Larcena écrit dans son excellent Saint Louis de France (Paris, Apostolat des Éditions, 1964) : « C’était dans toute l’intégrité du sens évangélique que Saint Louis entendait “ porter la croix ”. Humainement ressuscité, il ne vivait plus désormais que pour mourir avec le Christ. C’est de la maladie de 1244 et de sa miraculeuse guérison que l’on peut dater son ascension dans la sainteté, tout au moins dans ce qu’elle requiert d’héroïsme. »

Tous cependant ne le suivaient pas avec autant d’ardeur.

La deuxième scène est tirée en grande partie du Mystère du roi Saint Louis d’Henri Ghéon (Paris, André Blott, coll. « Les cahiers du théâtre chrétien », 1931), écrit pour être joué dans la Sainte-Chapelle les 8 et 9 juin 1931. On y voit Saint Louis en butte à l’opposition des siens, et particulièrement de sa mère. Ce fut là la première et la seule opposition entre cette mère et son fils.

Le Roi croisé est entré sur scène, la « croix d’outre-mer » fixée sur sa cotte fleurdelisée. Bientôt, un motif mélodique animé et répété aux instruments, contrastant avec la sérénité du Roi, annonce l’arrivée des deux reines, la mère et l’épouse. Tour à tour ou toutes deux ensembles, Blanche et Marguerite pressent le Roi de questions.

Les reines Marguerite et Blanche tentent de dissuader le Roi de partir en croisade, mais Louis reste inébranlable : « Dieu le veut ! L’intérêt de la Chrétienté ne fait qu’un avec celui de la France. » « Ma place est là où Dieu n’est pas servi. »

« Est-ce vrai, mon fils ? Voulez-vous quitter votre beau Royaume ? À peine sauvé, le voulez-vous perdre ? »

L’excellente politique qu’était Blanche de Castille ne songe qu’au Royaume de France sortant à peine d’une révolte féodale qui avait menacé la couronne capétienne. Qui sait si les rebelles ne reprendraient pas du poil de la bête ?

Laissant la raison à sa belle-mère, Marguerite de Provence ouvre son cœur aimant : « M’y laisserez-vous seule, mon ami ? »

Blanche, reine « au courage d’homme en cœur de femme » comme la définit si bien le confesseur de la reine Marguerite, Guillaume de Saint-Pathus, revient à la raison d’État : « Réduirez-vous à néant l’œuvre de votre mère, en courant en cette Terre sainte que vos aïeux ont vainement tenté de délivrer ?

Vous n’y changerez rien », ajoute Marguerite.

La reine mère ne put jamais entrer dans les vues héroïques de son fils. Comprenons-la ! À la mort prématurée de Louis VIII, Blanche n’avait qu’une idée : faire sacrer l’héritier au plus vite. En dix-huit jours, avec une extraordinaire force d’âme, cette femme enceinte conduisit le deuil du défunt Roi, convoqua les pairs de France pour le sacre, fit armer chevalier son fils Louis âgé de douze ans et le mena à Reims recevoir les saintes onctions. C’est alors que la révolte se fit jour : les rebelles ne se déplacèrent pas pour la cérémonie. De 1226 à 1242, la reine Blanche et Louis IX matèrent cette rébellion de main de maître.

Au moment où Saint Louis prononçait son vœu, c’était à peine deux ans après les victoires de Taillebourg et de Saintes, qui avaient soumis Hugues de Lusignan et éloigné, le temps d’une trêve de cinq ans, Henri III d’Angleterre. Le danger était encore aux portes du Royaume...

La réponse du Roi, formulée par Ghéon, mais reflétant admirablement son esprit, l’élève au-dessus de la mêlée, tandis que la musique change de caractère, plus majestueuse, sereine et solennelle, soulignant les oppositions par les changements de tons et de tempo : « Or maintenant, je vois la France en paix... et Jérusalem en sang. Les Reliques de la Passion sont honorées sur ma terre... et la terre de la Passion est dévastée. On élève ici une Sainte-Chapelle pour elles... là-bas, on les détruit. »

En 1244, le splendide écrin de pierre et de verre des Reliques de la Passion qu’est la Sainte-Chapelle était en cours de construction. Saint Louis assista à la dédicace deux mois avant son départ pour la Croisade, le 26 avril 1248.

Dépositaire de ces Reliques insignes, dont la Couronne d’épines acquise à grands frais en 1239, Saint Louis ne peut supporter de voir la Terre sainte aux mains des infidèles. Il conclut : « Ma place est là où Dieu n’est pas servi. »

Les deux reines, se joignant à lui dans un trio, ont beau le supplier d’avoir pitié, sa décision est inébranlable. Accompagné par une seule note tenue qui marque le caractère solennel et dramatique, il ponctue : « Dieu le veut ! L’intérêt de la Chrétienté ne fait qu’un avec celui de la France. »

Le Roi du Ciel et de la terre a manifesté sa volonté en guérissant miraculeusement le Roi de France, et Louis était persuadé qu’il avait été ramené à la vie pour accomplir cette œuvre. À la manière du devoir du vassal envers son suzerain, cette vocation devenait un devoir impératif à remplir envers Dieu.

Et la France ? Blanche le lui rappelle, suppliante : « Que deviendra-t-elle sans vous, mon fils ? »

Si Dieu l’appelle aux intérêts de la Chrétienté, Saint Louis sait, dans sa foi pure, que l’adorable Providence divine n’abandonnera pas son Royaume de prédilection... précisément, le saint Roi n’a qu’à ouvrir les yeux pour constater que Dieu a tout bien disposé : « Vous prendrez le gouvernement, dit-il à sa mère. Je laisse le Royaume en bonnes mains. » La reine Blanche se tait, résignée.

« Et moi, seigneur ? » demande Marguerite d’une voix plaintive. « J’ai pitié de vos larmes. Vous m’accompagnerez. Allons ! »

Est-ce faiblesse ? La raison qu’avance notre sœur Camille de l’Enfant-Jésus dans sa conférence sur Marguerite de Provence semble avoir été un argument de poids pour s’encombrer d’une femme (et de sa cour) dans une expédition militaire périlleuse : c’était « prudence domestique ». Personne n’ignore qu’il y ait eu conflit entre les deux reines, la belle-mère et sa bru – qui s’en étonnerait ? – on conçoit aisément que Saint Louis ait voulu laisser toute la place à sa mère qui avait toute sa confiance. Blanche était politique, Marguerite ne l’était pas. Il ne faut cependant pas exacerber ce conflit en donnant trop de crédit aux ragots rapportés par des témoins partiaux, Joinville en particulier. Il est de notoriété publique que le sénéchal de Champagne n’aimait pas Blanche et il se plaît à noircir son portrait... (sœur Camille de l’Enfant-Jésus, Fleurs de sainteté : Isabelle de France et Marguerite de Provence, PC 54. 12, 1995.)

À voir l’enthousiasme de son fils, la reine Blanche ne peut s’empêcher de s’étonner : « Vous êtes bien joyeux. Vous partez comme pour une fête. » Alors qu’elle a le cœur si triste !

Louis répond sur un ton enjoué dans un rythme enlevé à trois temps : « Eh ! sans doute, ma mère. Je vais au lieu où l’homme fut racheté. »

Il est dans la joie d’accomplir la volonté de Dieu sur lui. Quel contraste avec la peine du cœur de Blanche. « Pour elle aussi, écrit Larcena, c’est une couronne d’épines que ce fils trop chéri lui impose en la quittant pour jamais. » La douleur était réciproque, en la quittant, Saint Louis sacrifiait sa mère. Comment ne pas penser aux adieux de Notre-Seigneur à sa Mère au moment de quitter Nazareth pour sa vie publique ?

C’est avec une poignante tristesse qu’elle regarde Louis et Marguerite se retirer. Elle chante un air pathétique sur fond doux aux cordes et arpèges au piano imitant la harpe : « Adieu, Louis, mon cher enfant, adieu, ma fille. Je ne sais quand je vous reverrai... Adieu. »

Quand ? Pas en ce monde... Blanche en avait le pressentiment. La pieuse reine se réfugie dans la prière.

Fine lettrée, Blanche versifiait. Une seule poésie composée de sa main est parvenue jusqu’à nous et cette chanson à refrain, notée, s’adresse à la « Douce Dame de Paradis ». Frère Henry en a repris la mélodie mélancolique, dont le ton correspond si bien à cet instant douloureux. L’accompagnement est au plus sobre avec la guitare et quelques instruments discrets. Les paroles ne sont pas celles de la reine... mais que pouvait être la prière à la Vierge-Mère d’une régente éplorée ?

« Vous qui n’abandonnez jamais
Les pieux enfants de ce pays,
Ne tarissez pas vos bienfaits,
Douce Dame de Paradis. »

Suit un refrain qui reviendra à la fin de chaque couplet :

« Gardez le Royaume des Lys
Et protégez mon très doux fils. »

Il est remarquable de voir cette femme, qui savait ce qu’elle voulait, s’incliner devant la volonté royale de son fils, abandonner son opposition et, malgré sa réticence, soutenir la Croisade de tout son pouvoir. Quelle femme forte !

Elle rappelle à Notre-Dame ses dernières victoires :

« À Las Navas de Tolosa
Et à Bouvines, notre armée,
Rappelez-vous, ne triompha
Que grâce à vous, ô Vierge aimée ! »

À Las Navas de Tolosa, le déploiement de la bannière de Notre-Dame de Rocamadour changea le sort de la bataille où s’était engagé Alphonse VIII de Castille, le père de Blanche, contre les Maures. C’était en 1212. Quel glorieux souvenir pour sa famille ! En action de grâces, elle se rendit au sanctuaire du Quercy avec Saint Louis et ses trois autres fils, le 2 mai 1244.

Et Bouvines, autre éclatante victoire ! Ce fut une grande bataille, où l’union des combattants français de toutes conditions remporta une victoire vraiment nationale contre la coalition de l’Empire, de l’Angleterre, de la Flandre et des barons révoltés. Philippe-Auguste y donna de toute sa bravoure ce dimanche 27 juillet 1214. En action de grâces, il fit élever à Bouvines une église en l’honneur de Notre-Dame de la Victoire. C’était l’année même de la naissance du petit “ Louis de Poissy ”... que de lauriers ornaient ce berceau !

Mais l’inquiétude reprend le dessus et Blanche continue :

« Voyez une Reine éplorée
Qui, pour son fils, craint le malheur...
Le seul refuge à sa portée,
Douce Dame, c’est votre Cœur ! »

Et le chœur se joint à elle pour chanter une dernière fois le refrain, cette fois-ci à quatre voix :

« Gardez le Royaume des Lys
Et protégez mon très doux fils. »

DEUXIÈME CHANSON : LE DÉPART POUR LA CROISADE

Jean Larcena écrit : « Toute sa politique est désormais centrée sur la préparation de la Croisade. Préparation longue et difficile qui requiert autant de persévérance que d’habileté. Saint Louis avait l’âme trop catholique pour réserver à la France seule les bienfaits de la Croisade. Il rêvait d’y associer la Chrétienté tout entière, à tout le moins, réaliste comme il le fut toujours, de ne pas laisser derrière lui une Europe en proie aux divisions stériles. »

Le Roi écrivit à tous les souverains de la Chrétienté pour les inviter à se joindre à lui... malheureusement, aucun ne répondit favorablement, alléguant des prétextes plus ou moins légitimes. Y compris le Souverain Pontife, engoncé dans sa querelle avec Frédéric II Hohenstaufen. Louis IX fut profondément déçu de l’attitude d’Innocent IV, trop occupé de ses affaires personnelles.

Il fut donc le seul souverain à supporter l’expédition. Pour la première fois, la Croisade prenait un caractère national.

Organisateur dans l’âme, Saint Louis ne laissa rien au hasard. C’est ce que chantent les ménestrels dans cette deuxième chanson de quatre couplets, enjouée et entraînante, à trois temps avec guitare, quelques percussions et instruments mélodiques. Le Roi décida de se rendre en Terre sainte par voie de mer. Comme son Royaume ne possédait aucun port sur la Méditerranée, il en construisit un de toutes pièces : Aigues-Mortes.

« Du marais nommé Aigues-Mortes
         Sortent
Les murs d’un bourg naval,
Fruit de l’effort royal ;
Il ouvrira grandes les portes
Du monde oriental. »

Saint Louis savait aussi le coût d’une armée en campagne, les besoins des hommes et des chevaux. Le Roi choisit l’île de Chypre comme point de ralliement ; elle formait un État latin élevé au statut de royaume, ce qui la rendait plus autonome face à l’empereur Frédéric II. Ses rois étaient de lignée française. « Au point de vue stratégique, explique Jean Richard, l’île offrait de gros avantages. Elle fournissait une base d’opérations commode, à proximité des côtes de Turquie, de Syrie-Palestine et d’Égypte ; on y était à l’abri des incursions musulmanes, les Latins étant maîtres de la mer. L’île ne manquait pas de ressources, sans compter les facilités qu’elle avait offertes pour y entreposer le ravitaillement envoyé par le Roi. » (J. Richard, Saint Louis, roi d’une France féodale, soutien de la Terre sainte, Paris, Fayard, 1983)

Car Saint Louis ne négligea pas l’acheminement de nourriture, les ménestrels nous le rapportent :

« Pour que toute l’armée chrétienne
         Prenne
À Chypre ses quartiers,
Le Roi fait entasser
Tonneaux de vin, monceaux de graines,
De quoi se sustenter. »

Jean de Joinville a gardé une vision émerveillée des tas de tonneaux empilés qui, vus de la mer, paraissaient être des granges, et des monceaux de froment et d’orge qui, quant à eux, ressemblaient à des montagnes. Les chantiers navals de Pise et de Gênes fournirent les navires. Enfin, le 25 août 1248, Saint Louis embarqua sur le Montjoie avec la reine Marguerite et les trois frères du Roi et leurs épouses. Les prêtres entonnaient le Veni Creator tandis que les nautoniers hissaient les voiles, cap sud-est. Ils arrivèrent à Chypre le 18 septembre, vingt-cinq jours plus tard.

« Voici l’heure qu’attend le monde :
         L’onde
Se couvre alors de blanc ;
Voiles qu’enfle le vent
De vaisseaux sur la mer profonde
Voguant vers l’Orient. »

Arrivé en septembre, Saint Louis se trouvait devant deux solutions : repartir immédiatement et engager le combat avant octobre, ou attendre après l’hiver. En effet, les tempêtes hivernales en Méditerranée étant aussi violentes qu’imprévisibles, il était impossible de naviguer d’octobre à février. Puisque l’armée n’était pas assez nombreuse, on attendit de longs mois le renfort des barons qui s’étaient croisés avec le Roi.

Louis IX avait prévu de quitter la base chypriote en février, mais de regrettables contre-temps l’en empêchèrent. Une véritable guerre d’intérêt entre les Pisans et les Génois embrasa tout l’Orient latin... la paix ne fut signée qu’à la mi-mars 1249, repoussant d’autant le départ.

Enfin, au temps de la Pentecôte 1249, c’est-à-dire en juin, les troupes croisées reprirent la mer. 1 500 à 1 800 vaisseaux portaient dans leur flanc entre trente-cinq et cinquante mille hommes. Du jamais vu en Orient ! Malgré un fort vent d’est, la flotte arriva tant bien que mal devant Damiette.

« Enfin, l’armée étant complète
         Jette
Ses chevaliers chrétiens
Contre les Sarrasins
Nombreux, sous les murs de Damiette,
Tels du sable les grains. »

Les Sarrasins étaient nombreux, car l’empereur Frédéric II, qui entretenait d’amicales relations avec le sultan d’Égypte, l’avait prévenu de l’entreprise du Roi de France...

Mais pourquoi l’Égypte et non pas la Terre sainte ? Frère Louis-Joseph répond à la question : « Le royaume franc est menacé par les troupes d’Al-Sâlih Aiyûb qui règne depuis Le Caire sur Damas, Tibériade, Jérusalem. Il ne reste aux Francs qu’une bande de terre sur la côte. Le Roi veut entreprendre une expédition définitive contre le sultan du Caire. Que sert de reconquérir Jérusalem en laissant intactes les forces musulmanes ? Le califat de Bagdad étant pour l’heure uni et soumis à celui du Caire, c’est contre Le Caire que le Roi se dirige. Louis IX envisage la conquête de l’Égypte, avant tout pour convertir les Égyptiens à la foi chrétienne [c’est là la marque de ses expéditions], prescrivant à ses hommes de veiller à éviter tout massacre et d’épargner les femmes et les enfants, dans la perspective de les baptiser. Le Roi veut fonder un Royaume franc d’Égypte. Cette idée est confortée par la présence d’instruments aratoires dans les bagages du Roi. » (Frère Louis-Joseph de la Merci, Saint Louis, Roi très chrétien, Il est ressuscité ! no 179, septembre 2017)

Pour Saint Louis, il n’existe pas la moindre distinction entre Croisade, Mission et colonisation.

SCÈNE III : DEVANT DAMIETTE

Les Croisés devant Damiette après l’exhortation du Roi, crient avec enthousiasme : “ Montjoie, Saint Denis ! ”.

Pour cette troisième scène, nous sommes sur le Montjoie, vaisseau du Roi, le 5 juin, où Saint Louis a fait rassembler tous ses barons pour les derniers préparatifs avant le débarquement.

Les Croisés puis le chœur entonnent alors, sur sa mélodie grégorienne, le Vexilla Regis prodeunt composé par saint Venance Fortunat, évêque de Poitiers. Cette hymne liturgique fut chantée pour la première fois le 19 novembre 569 pour la translation de la relique de la Vraie Croix de Tours à Poitiers. Elle avait été envoyée par l’empereur d’Orient Justin II à la demande de la reine de France sainte Radegonde, fondatrice et abbesse du monastère Sainte-Marie de Poitiers qui prit le nom de Sainte-Croix.

Comme l’expliquait notre Père, cette hymne, à la puissante poésie et au rythme martial, est le cantique des soldats du Christ, un cri de guerre, un chant de victoire. Plutôt que de pleurer sur les souffrances de son Chef, le disciple préfère admirer en silence avec l’ardent désir de porter lui-même sa propre croix pour imiter son Maître, son Modèle unique. Nul doute que les Croisés avaient ce sentiment au cœur, eux qui, comme leur nom l’indique, avaient « pris la Croix ».

Puisque le Christ a délivré les hommes du joug de Satan en le terrassant glorieusement sur la Croix, les Croisés ont fait la guerre aux mahométans au nom de cette même Croix. La Croisade, c’est la guerre au démon pour lui arracher et convertir les peuples qu’il assujettit. Soldat, moine, missionnaire, c’est tout un : même dévouement pour le salut des âmes.

Saint Louis, en tenue de combat, traverse l’assemblée, suivi du légat pontifical, qui tient en mains une relique de la Vraie Croix. Pendant que le chœur poursuit le chant de l’hymne en fond, chaque strophe ayant son harmonie et orchestration propre, le Roi adresse une harangue à ses hommes : « Mes fidèles amis, nous serons invincibles si nous sommes inséparables dans notre charité. Je ne suis pas le roi de France, je ne suis pas la sainte Église. C’est vous, en tant que vous êtes tous le Roi, qui êtes la sainte Église. »

Propos plutôt déconcertants au premier abord, mais qui expriment une vision mystique de la monarchie sacrale ; non pas nouvelle, car elle animait la royauté française depuis sa fondation, mais qui commença à devenir une doctrine à partir du règne de Saint Louis, notamment sous la plume de Jean de Salisbury, un temps évêque de Chartres, et de son disciple Vincent de Beauvais, dominicain appelé à la cour pour remplir l’office de bibliothécaire, qui fut l’esprit le plus universel du siècle.

Saint Louis est conscient d’être, par son sacre, la tête du royaume et ses sujets sont les membres de ce corps. Toutefois, face au combat, le Roi de France, bien qu’il soit le plus puissant souverain de la Chrétienté, sait sa vulnérabilité. Qu’il porte couronne et qu’il ait reçu l’onction ne le rendent pas plus fort qu’un autre devant la mort, il l’affirmera plus loin. Par humilité, dans une vision réelle de sa propre personne, il se dépouille de ses ornements royaux pour n’être plus parmi ses sujets et devant Dieu qu’un compagnon d’armes. Parce qu’ils combattront tous ensemble, « inséparables dans leur charité », ils seront invincibles. De même que Dieu regarde le Corps du Christ, l’Église en son entier, de même Dieu ne fera plus seulement attention aux individus dans cette bataille menée pour sa gloire, mais il regardera l’armée chrétienne et française comme un seul corps. C’est dans cette perspective que Saint Louis dit à ses Croisés qu’en tant « que vous êtes tous le Roi » par leur union intime de charité avec lui-même, lieutenant du Christ qui est Tête de l’Église, « c’est vous qui êtes la sainte Église ». Il n’abdique cependant rien de son autorité, car il commandera en chef tout au long de la bataille.

Il poursuit, enflammant les cœurs au feu qui brûle le sien : « Ce n’est pas sans la divine permission que nous avons été amenés pour débarquer dans un pays puissamment protégé. Je ne suis qu’un homme dont la vie finira comme celle des autres hommes, quand il plaira à Dieu. Tout va dans notre bien, quoi qu’il puisse nous advenir. »

Selon la parole de saint Paul : « Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8, 28).

« Si nous sommes vaincus, nous sommes martyrs. Si nous triomphons, la gloire de Dieu en sera exaltée, aussi celle de la France, aussi celle de la Chrétienté même ! » Dans l’esprit du Roi Très-Chrétien, la France et la Chrétienté partagent la même gloire que celle de Dieu.

Le chœur chante alors avec force et puissance, en polyphonie et avec le concours de l’orchestre, les deux derniers couplets de l’hymne, « O crux, ave, spes unica » et « Te, fons salutis, Trinitas », tandis que le légat bénit l’armée croisée avec la relique.

L’hymne achevée, Saint Louis lance à ses troupes : « Sus, chevaliers ! Tout le monde à terre ! Par saint Denis et la Vierge Mère ! » Et tous de répondre avec enthousiasme le cri de guerre des armées françaises : « Montjoie ! Saint-Denis ! »

Le chœur, accompagné par le pupitre des cuivres, proclame une autre parole de Saint Louis dite à cette occasion : « Ceci est la cause de Dieu ! Nous vaincrons par le Christ ! Il triomphera en nous, il donnera la gloire, l’honneur, la bénédiction, non à nous, mais à son Nom ! »

Par cette déclaration qui, aux yeux des modernes, paraît d’un fanatisme monstrueux, le saint roi ne fait que se montrer... franciscain. Eh oui ! Sur la terre même où le doux Poverello d’Assise avait rencontré le sultan Al-Kâmil, trente ans plus tôt, en 1219, Saint Louis ne fait que mettre en œuvre l’enseignement de saint François. Ce dernier répondait au sultan d’Égypte sur la légitimité de la Croisade : « Voici ce qu’on lit dans l’Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ : “ Si ton œil te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi ” (Mt 5, 29). Il a voulu nous enseigner par-là que tout homme, si cher, si proche soit-il, et même aussi précieux pour nous que la prunelle de nos yeux, doit être repoussé, arraché, expulsé, s’il cherche à nous détourner de la foi et de l’amour de notre Dieu. Voilà pourquoi il est juste que les chrétiens envahissent la terre que vous habitez, car vous blasphémez le nom du Christ et vous détournez de son culte tous ceux que vous pouvez. Mais si vous vouliez reconnaître, confesser et adorer le Créateur et Rédempteur, les ­chrétiens vous aimeraient comme eux-mêmes. »

TROISIÈME CHANSON : 
LA CROISADE D’ÉGYPTE

Les ménestrels racontent brièvement la septième Croisade avec entrain. Mais leur élan est brisé par la défaite de l’armée et la prise du Roi.

La septième Croisade est brièvement racontée par nos ménestrels. Rien de plus naturel, car les Croisades étaient l’un des sujets favoris des trouvères.

« Quand notre armée à Damiette aborda,
Les Sarrasins, qui étaient si nombreux,
Eurent grand-peur en voyant nos soldats
Écus fichés, lances pointées vers eux. »

Le sire de Joinville a brossé de saisissants tableaux de ce débarquement à Damiette : « Le Roi arriva devant Damiette et nous trouvâmes là, sur le rivage, toute la maison du soudan ; assemblée vraiment belle à regarder, car le soudan portait une armure d’or qui resplendissait, frappée par le soleil. Le tapage que menaient nacaires et cors sarrasinois était épouvantable. »

« Sitôt qu’ils nous virent à terre, raconte-t-il toujours, ils vinrent vers nous, piquant des éperons. Nous fichâmes alors nos écus dans le sable ainsi que le fût de nos lances, les pointes tournées vers eux. Quand ils les virent prêtes à leur percer le ventre, ils firent demi-tour et s’enfuirent en désordre. »

L’affrontement fut rude et dura toute la matinée, mais les soldats combattirent si vigoureusement que Jean Sarrasin, l’exact chambellan du Roi, y voit un miracle opéré « par la vertu de Jésus-Christ et de la sainte vraie Croix que le légat tenait au-dessus de sa tête contre les mécréants ».

L’enthousiasme et la force de l’armée chrétienne, puis la rumeur de la mort du sultan d’Égypte eurent raison du moral des Sarrasins. Bientôt, ils abandonnèrent la ville et le lendemain, ne restaient dans la cité que les quelques chrétiens coptes ou monophysites favorables aux Croisés.

« L’ennemi nous abandonna la ville
Et nous chantions tous d’une voix virile
Le  Te Deum  quand le Roi y entra. »

C’est ainsi que pénétrèrent dans Damiette le Roi, les prélats et toute l’armée chrétienne, et, rapporte Jean Sarrasin : « le Roi fit vider la grande mosquée de la ville et toutes les autres. Il en fit faire des églises consacrées à Jésus-Christ ». La plus grande devint cathédrale avec évêque et chapitre, sous le vocable de Notre-Dame. Le premier souci de Saint Louis fut de s’établir solidement dans la ville conquise.

C’était le 6 juin 1249. Une victoire aussi inespérée aurait pu pousser Saint Louis à continuer sur sa lancée. Cependant, il voulut assurer ses arrières et attendre les renforts d’importants contingents croisés. Et, pour ne pas répéter la désastreuse expérience de la Croisade de Jean de Brienne, où l’armée fut cernée par les crues du Nil qui débutaient à la fin de juillet, Saint Louis décida que l’armée camperait à Damiette. Elle n’entreprit sa marche qu’à la mi-novembre. Cette attente obligée pesa lourdement sur les hommes, l’indiscipline et le relâchement les guettaient, comme l’écrit frère Louis-Joseph : « Les Sarrasins, comme tous les barbares, sont imbattables dans les razzias, les coups de main de traîtres, les poursuites désordonnées. Ainsi, ils viennent tout près du camp des chrétiens, les provoquant afin que quelques preux Croisés quittent le camp partant dans une folle poursuite. Alors, les Sarrasins en nombre exterminent ces pauvres malheureux isolés. Saint Louis le comprit parfaitement. »

Les ménestrels rapportent ses ordres formels :

« Notre bel ordre est un atout puissant
Et notre Roi publia cet avis :
Que tout soldat se maintienne à son rang
Et nous vaincrons en demeurant unis. »

Pour la suite des opérations, Saint Louis décida, après consultation de son conseil, « d’écraser la tête du serpent » en attaquant directement Le Caire, appelé “ Babylone ” par les Croisés.

« Nous laissâmes derrière nous Damiette
Pour Babylone et frapper à la tête
L’imposant empire mahométan. »

À l’arrivée des renforts, l’armée s’ébranla ; c’était le 22 novembre, le Nil étant en pleine décrue. Les troupes longèrent le fleuve vers le sud, de concert avec la flotte, en direction du Caire, en ordre de bataille et groupées. Vingt et un jours plus tard, après quelques escarmouches ennemies qui ne firent pas grand dommage, la marche des Croisés fut entravée au bout de cinquante kilomètres par le Thanis, un important bras du Nil. Sur l’autre rive était sise la forteresse de Mansourah ; là, l’armée égyptienne grossie d’une puissante garnison turque, attendait l’armée chrétienne. « Pendant plus d’un mois, explique Jean Richard, les deux armées se livrèrent une véritable guerre de position. Les chrétiens entendaient construire une chaussée et un pont ; les Égyptiens les accablaient de projectiles incendiaires en vue de détruire les machines construites par les ingénieurs de Saint Louis pour mettre les travailleurs à couvert [...]. D’autre part, les musulmans creusaient de leur côté, au fur et à mesure que la chaussée avançait, pour rendre ce travail inutile. Le tir de batterie et de contrebatterie était incessant, et Saint Louis, quand il entendait exploser les projectiles chargés de “ feu grégeois ”, s’exclamait chaque fois : “ Beau sire Dieu, gardez-moi ma gent ! ” Les pertes étaient sensibles et le travail paraissait vain. »

« Le feu grégeois, les dards qu’à Mansourah
Les Sarrasins lançaient sur les Croisés,
Nous contraignirent à demeurer là
Près du Thanis, sans pouvoir le passer.
Mais bientôt un Bédouin nous fit entendre
Qu’un gué plus loin permettrait de reprendre
– Il était temps ! – le chemin du combat. »

En effet, selon le rapport du chambellan du Roi, un Bédouin « dit au Roi qu’il y avait bien en descendant le fleuve un gué, mais qu’il était bien profond. Le Roi et les barons qui étaient là virent qu’ils ne pouvaient passer en nulle manière par autre endroit qu’ils sussent, et dirent qu’ils essaieraient de passer le gué que le sarrasin leur disait. »

Avant de partir, Saint Louis donna ses ordres : « Le Roi commanda à tous, tant hauts que moindres personnages, que nul ne fût si hardi que de s’écarter, et au contraire que chacun se tint en sa bataille [corps d’armée], et que les batailles se tinssent près les unes des autres et allassent au pas et tout en ordre, et quand les premiers auraient franchi le fleuve, qu’ils attendissent le passage du Roi et des autres. »

Cependant, dès que l’avant-garde fut passée, elle se jeta sur l’ennemi surpris au sortir du lit, car il était tôt matin. Il y eut grand massacre dans le camp avancé des Sarrasins, l’émir lui-même resta sur le terrain. Des envoyés du Roi vinrent dire d’arrêter là, mais ils n’en tinrent aucun compte. Ils poursuivirent tant et si bien l’ennemi qu’ils s’engouffrèrent tous dans la forteresse de Mansourah où ils furent pris comme dans une souricière. Les Sarrasins massacrèrent les trop hardis Croisés. Ainsi furent anéanties les meilleures troupes de l’armée chrétienne.

Pendant ce temps, toute l’armée avait pu traverser le Thanis. Saint Louis ordonna la formation des batailles pour recevoir la contre-attaque des Sarrasins. Ragaillardis par la perte des meilleurs chevaliers chrétiens, les Sarrasins se ruèrent sur l’armée croisée très durement. Ce n’est que grâce au courage de Saint Louis que l’armée tint bon.

Les piétons que commandait le duc de Bourgogne, restés de l’autre côté du fleuve, profitèrent de l’inattention de l’ennemi pour jeter sur le Thanis un pont de fortune. Ils passèrent le plus vite qu’ils purent pour aider le Roi, renversant ainsi la situation. Il était environ 15 heures ; l’armée se battait depuis le matin. Les Sarrasins se voyant attaqués sur deux fronts se retirèrent en toute hâte dans les murs de Mansourah. Ce soir-là, l’armée franque s’installa dans le camp des Sarrasins, réduite, mais victorieuse...

« Hélas ! alors que nous étions vainqueurs,
La volonté de Dieu, soudainement,
Nous infligea de terribles malheurs :
Famine, peste et renfort du sultan.
Dans notre retraite dure et cruelle,
Le Turc saisit, de sa main infidèle,
Le Roi, ses gens... quel spectacle d’horreur ! »

Le couplet est chanté sur le même air que les précédents, mais plus lent et empreint d’une immense tristesse, jusqu’au dernier vers qui rapporte l’inconcevable : le Très-Chrétien Roi de France aux mains des Turcs !

L’épidémie qui s’abattit sur le camp touchant le Roi lui-même, la grande disette de subsistance, l’arrivée du fils du sultan venu d’Orient avec son armée imposèrent d’abandonner la position et de battre en retraite. Les Francs montrèrent encore leur indiscipline : contre les ordres du Roi, on ne détruisit pas le pont qui passait le Thanis, ce qui permit aux Sarrasins de poursuivre les Croisés, et à seulement cinq lieues de Damiette, un chevalier félon proclama mensongèrement dans l’armée que le Roi s’était rendu... « Par la permission de Dieu qui voulait ainsi nous faire porter la peine de nos iniquités, écrit Saint Louis à ses sujets en 1250, nous tombâmes entre leurs mains, nous, nos frères bien-aimés, Alphonse, comte de Poitiers, et Charles, comte d’Anjou, et tous ceux qui revenaient par terre furent pris sans que personne pût les sauver, et envoyés dans les prisons. Ce malheur n’arriva pas sans un grand carnage des nôtres, et sans une effusion considérable du sang chrétien. Quant à ceux qui revenaient par le fleuve, la plus grande partie d’entre eux fut ou prise ou massacrée ; et les navires qui portaient les malades furent brûlés avec tous ces malheureux. »

Joinville évaluait à 1 200 le nombre de prisonniers. 3 500 hommes avaient suivi Saint Louis ; il y eut donc 2 300 tués, dont beaucoup de martyrs, tués en haine de la foi qu’ils refusèrent de renier.

SCÈNE IV : CAPTIFS DES SARRASINS

Le Roi prisonnier, malade de surcroît, témoigne Guillaume de Saint-Pathus, « souffrit avec bonne volonté âpretés et griefs dans l’intention d’avoir l’amour de Notre-Seigneur et dans l’espérance d’avoir le salut éternel ». Non seulement de son âme, mais de celles de tous ses sujets jusqu’à celles de ses ennemis. C’est véritablement dans cet esprit que Saint Louis supporta avec patience sa captivité, jusqu’à la mort si Dieu l’avait voulu.

Cette quatrième scène, qui présente la captivité du Roi, commence par une parole de Notre-Seigneur à ses disciples concluant l’annonce des persécutions qu’ils auront à subir. Le chœur chante, doublé par les cuivres : « In patientia vestra possidebitis animas vestras. – Par votre patience, vous posséderez vos âmes. » (Lc 21, 19)

Les Croisés blessés et captifs, soutenus par un quatuor de violoncelles, unissent leurs voix dans un quatrain plaintif, rapportant brièvement les mauvais traitements des Sarrasins :

« Nous subissons les coups,
L’insulte et la torture.
Dans leur haine, ils font tout
Pour nous rendre parjures. »

Joinville, qui est du nombre des prisonniers, rapporte ceci : « Les Sarrasins avaient enfermé un grand nombre de chevaliers et d’autres gens dans une cour close de murs de terre. Ils les en tiraient l’un après l’autre, leur demandant : “ Veux-tu renier ? ” Ceux qui refusaient étaient mis d’un côté et on leur coupait la tête ; ceux qui reniaient étaient mis d’un autre côté. »

Le Roi captif des sarrasins, prie pour que ses braves soldats ne succombent pas à l’apostasie.

Saint Louis souffrait tout sans se plaindre. Il ne craignait rien pour lui-même, pas même les tortures dont les Sarrasins le menacèrent, mais en songeant à sa fidèle armée, au sort des captifs, son âme était saisie d’une profonde douleur.

Absorbé dans sa prière, le saint Roi se tient au milieu des Croisés. Il entonne une complainte de trois grands couplets qui nous font entrer dans le cœur douloureux de Saint Louis. La musique y est lente, à trois temps, marquée par les coups graves et sourds de la timbale et de la grosse caisse. La guitare fait entendre de doux arpèges tandis que le violoncelle puis le violon répètent de lancinants mouvements d’octaves.

« Beau Sire Dieu, gardez-moi tous mes gens !
Bien peu me chaut de subir ces tourments,
Quand j’aperçois que ma Chevalerie
Est durement tentée d’apostasie. »

Saint Louis raconte lui-même « que plusieurs d’entre les chrétiens, plus faibles et plus fragiles que les autres, avaient apostasié et fait profession de la loi impie du scélérat Mahomet ; mais que le plus grand nombre, comme de courageux athlètes, inébranlables dans leur résolution, n’ayant pu être vaincus ni par les menaces ni par les flagellations des ennemis, et après avoir combattu comme ils le devaient jusqu’à la fin, avaient reçu la couronne du martyre teinte de leur sang ».

C’est pour que ses braves soldats ne succombent pas que Saint Louis prie, tandis que la musique s’intensifie :

« Rendez-les forts, dans l’humiliation,
Seigneur Jésus et vous, Vierge Marie,
Qu’ils ne renient jamais vos très doux Noms. »

Il songe alors à son frère bien-aimé :

« Hélas ! Robert, ta douloureuse mort
A transpercé mon cœur d’un coup si fort ! »
Ah ! que je hais la félonne hardiesse
Qui perd celui qui goûte à son ivresse. »

Robert d’Artois était à la tête, avec les Templiers, de cette avant-garde qui s’était jetée dans les rues de Mansourah pour y être finalement horriblement massacrée. La désobéissance du frère chéri coûta cher à l’armée chrétienne et au cœur affectueux de Saint Louis... Joinville rapporte qu’à l’annonce de la mort du comte d’Artois, « le roi répondit que Dieu fût adoré de tout ce qu’il lui donnait ; et alors les larmes lui tombaient des yeux bien grosses ». L’indépendance de tous ces chevaliers féodaux n’obéissant qu’à leur honneur et prouesse était commune, engendrant de bien grands maux. Cependant, Robert était mort la croix sur l’épaule et muni d’indulgences qui lui assuraient le salut éternel. Saint Louis le considéra comme un martyr.

Le Roi poursuit sa prière :

« Reine des Cieux, oyez mes pauvres cris :
Ce si cher frère, objet de ma tendresse,
Conduisez-le dans votre Paradis. »

On ne peut douter que le Roi prisonnier reçut une grâce particulière dans les geôles sarrasines, lui faisant comprendre sa vocation dans toute son épaisseur. La suite de sa vie le manifeste. Rendu si intimement conforme à son Maître et Seigneur dans son labeur de prison, Saint Louis pénétra les pensées les plus profondes du Cœur divin du Christ, vrai Roi de France.

Persuadés d’une telle faveur accordée au plus saint de nos rois, nous mettons sur ses lèvres cette prière adressée à la Reine des Cieux, que l’orchestre amplifie pour en marquer la grandeur :

« Je vous remets la couronne des Lys
Et donnez-moi celle de votre Fils :
Le front d’épines ceint comme mon Maître,
J’imiterai mon Christ et pourrai être
Le rédempteur du peuple à moi confié,
Le beau pasteur du troupeau qu’il faut paître,
Pour le mener dans la félicité. »

Le chœur entonne pour conclure cette scène poignante, une antienne de l’office de la Couronne d’épines au propre de Sens :

« Regis patientiam miles imitetur et per penitentiam spinis coronetur. – Que le soldat imite la Passion de son Roi, et que la pénitence soit sa couronne d’épines. »

QUATRIÈME CHANSON : 
LE SÉJOUR EN TERRE SAINTE

Les ménestrels se plaignent du long séjour du Roi en Terre Sainte.

Nos ménestrels rappellent la suite des événements, dans une chanson à refrain un peu plaintive. L’un d’eux commence seul :

« Ah ! méchants bourreaux !
Relâchez le roi Louis
Et nos preux héros,
Vous voulez de l’or ? Voici.
Mais Damiette est le seul prix
Du saint Roi des Francs. »

Le refrain insiste sur la tristesse du royaume :

« Ô France orpheline, attends :
Bientôt viendra le beau temps. »

À toute extrémité, le Roi aurait dû trépasser dans les prisons d’Égypte, mais, comme le remarque finement Jean Larcena, « seule l’habileté des médecins du sultan qui connaissaient aussi bien la thérapeutique du scorbut que la valeur quasi monnayable de leur client l’arracha cette fois encore à la mort ».

Malgré les menaces et les révolutions de palais, seule la fermeté du Roi contraignit les émirs égyptiens à négocier un traité et à le maintenir.

« Le Roi, raconte Joinville, dit et promit aux émirs qu’il paierait volontiers les cinq cent mille livres pour la délivrance de ses gens et rendrait Damiette pour sa propre délivrance, car il ne lui appartenait pas de se racheter avec de l’argent. »

Le courage de la reine Marguerite fut digne de son époux : angoissée pour le sort de l’armée, enceinte puis à peine relevée de la naissance de Jean-Tristan, elle sut maintenir la ville de Damiette en empêchant les marchands italiens de la déserter.

On commença à mettre en application le traité signé en bonne et due forme : le Roi et un certain nombre de Croisés partirent pour Acre, après avoir rendu les clefs de Damiette et une partie de la rançon, que Joinville dut prendre de force dans les coffres des Templiers ! Toutefois, dès que Saint Louis fut parti, les Sarrasins massacrèrent les blessés et les malades chrétiens restés à Damiette pour attendre le retour des navires et pillèrent tout ce que les Croisés y avaient laissé, en violation totale du traité.

Sur le bateau qui l’emmenait vers Acre, Saint Louis demeurait très soucieux, allant jusqu’à s’emporter avec indignation contre Charles d’Anjou qui osait jouer aux dés en une heure si tragique.

Le parjure des Sarrasins l’écrasa, tout le poids de cette détestable déloyauté pesa sur ses épaules, lui qui, bien que délivré, restait toujours le Roi des Croisés encore captifs. Accueilli à Acre dans une liesse populaire qui contrastait fort avec la douleur qui étreignait son cœur, Saint Louis songea à la suite. Deux solutions s’offraient à lui, divisant son conseil : retourner en France ou demeurer en Terre sainte. « Après avoir pesé attentivement toutes les raisons, écrivit-il à ses sujets, pénétré de compassion pour les misères et les besoins de cette Terre sainte [...], nous aimâmes mieux différer notre retour et passer encore quelque temps dans le royaume de Syrie, que d’abandonner comme désespérée la cause de Jésus-Christ, et nos prisonniers exposés à tant de dangers. »

Les ménestrels, personnifiant les gens de France, s’en désolent :

« Gémissons, pleurons,
Le Roi ne revient pas
Malgré ses barons.
On requiert encor là-bas
Sa sagesse et ses mandats
Pour leur sauvement. »

Ils s’en désolent, mais ils savent le bien que leur Roi y fera :

« Louis rend la paix
Au royaume divisé,
Et de ses bienfaits,
Les Poulains sont rassurés,
Les remparts consolidés.
Salut du Levant ! »

Dès que Louis IX mit le pied en Terre sainte, tous lui reconnurent une autorité incontestable. Cela n’allait pourtant pas de soi, comme l’explique Jean Richard, spécialiste de l’Orient latin et de la féodalité française : « Sa situation personnelle était assez particulière. Croisé, il n’avait autorité sur aucun des États latins d’Orient, et il ne tenait pas à intervenir à un titre quelconque dans les affaires de ceux-ci [...]. Mais en même temps, le Roi de France était à la tête d’une force militaire importante, les ressources financières dont il disposait étaient également considérables. Son prestige était d’autant plus grand que la plupart des familles seigneuriales étaient de sang français [...]. Roi couronné du plus puissant des royaumes d’Occident, ne recherchant aucun profit personnel de son séjour en Orient, se plaçant en dehors des querelles qui déchiraient le petit monde franc, il s’imposa comme le véritable chef tant des Francs d’Orient que des gens de son propre royaume. »

Que fit Saint Louis en Terre sainte ? Larcena l’exprime admirablement : « Il s’emploie sans relâche à fortifier matériellement et moralement cette étroite bande de terre qui aurait pu être le départ d’une reconquête chrétienne. Acre, Jaffa, Césarée, Sidon voient par ses soins leurs murailles se relever et s’agrandir.

« Plus que du mortier et des deniers, Saint Louis dépensait sans compter cet esprit de conciliation si nécessaire pour réparer les brèches que faisaient continuellement dans cette Chrétienté en perpétuel état de siège les discordes, voire les luttes fratricides. Avec son exacte et rigoureuse justice, inflexible dans sa douceur, Saint Louis travaille à élever au-dessus d’eux-mêmes ces hommes de chair qui n’avaient guère plus du Croisé que le nom. Réaliste, il ne laissait pas non plus chômer sa diplomatie. »

Depuis les voisins musulmans jusqu’aux lointains Mongols, la clairvoyance politique du Roi de France était universelle, et toujours dans le dessein d’étendre jusqu’aux extrémités du monde le Royaume du Christ et d’assurer au petit royaume franc une certaine sécurité.

Comme pour rappeler le Royaume franc à sa première vocation, Saint Louis avait rendu à la Syrie franque sa cohésion, son unité, sa diplomatie et son réseau de fortifications, opérant un redressement qui est une de ses plus belles gloires.

À la fin du printemps 1253, Saint Louis apprenait la mort de sa vénérée mère Blanche de Castille, survenue quelque six mois plus tôt. La régente eut beaucoup à souffrir, assurant malgré tout le soutien et le ravitaillement de la Croisade. Elle dut faire face à une recrudescence des guerres féodales en Gascogne et en Flandre ainsi qu’à l’étrange et désastreuse croisade pseudo-mystique “ des Pastoureaux ” qui tourna à la révolte. Lorsqu’elle sentit sa fin approcher, elle se retira en sa chère abbaye cistercienne de Maubuisson qu’elle avait fondée, revêtit la bure bénédictine et mourut saintement sous l’obédience de l’abbesse.

Cette mort décida du retour du Roi en son royaume.

« Il fallut la mort
De la Reine à Maubuisson
Pour qu’il rentre au port,
Au Royaume... à la maison.
Offrons-lui cette chanson
Et nos cœurs aimants ! »

Les gens de France reprennent alors le refrain, mais le cœur en fête et tout à la joie de ce retour :

« Ô France orpheline, entends :
Le voici, il était temps. »

Saint Louis ne reprit la mer qu’un peu plus d’un an plus tard, le 24 avril 1254, le temps de laisser la Syrie franque en bon état, et le 7 septembre suivant, après plusieurs pèlerinages le long du chemin du retour, il faisait son entrée dans sa bonne ville de Paris.

SCÈNE V : UN AUTRE CHRIST

À l’ouverture de la cinquième scène, le chœur affirme en une phrase la démonstration de notre camp consacré à la France de Marie, en reprenant l’exclamation qu’une tradition met dans la bouche du bienheureux Urbain II, alors qu’il traversait le Royaume de France pour prêcher la première Croisade à Clermont : « Regnum Galliæ, Regnum Mariæ, numquam peribit. – Le Royaume de France est le Royaume de Marie, il ne périra jamais ! »

Dans cette scène, nous entrerons dans l’intime du cœur du Roi, par l’intermédiaire de deux femmes d’exception qui l’ont très bien connu. Évidemment, l’une d’elles est la reine Marguerite de Provence ; l’autre est la bienheureuse princesse Isabelle, petite sœur de Saint Louis.

Quelle admirable figure que cette digne Capétienne ! De dix ans plus jeune que Louis, Isabelle est la seule fille de la famille royale. Une mutuelle prédilection liait Louis à sa petite sœur. Tous deux partageaient la même piété, la même délicatesse, la même intelligence.

La même ferme volonté aussi. La princesse pleine de charmes était un excellent parti : Blanche de Castille et Louis IX comptaient bien en user pour le bien de la paix. À dix ans, Isabelle fut fiancée au fils du comte de la Marche et d’Angoulême, mais le projet n’eut pas de suite. Plus tard, Frédéric II Hohenstaufen jeta les yeux sur elle : il demanda sa main pour son fils et successeur Conrad. Ce mariage aurait pu aider à pacifier la Chrétienté horriblement déchirée. Isabelle refusa. Le pape Innocent IV lui écrivit pour vaincre sa résistance, mais elle répondit que « c’était chose plus grande d’occuper la dernière place parmi les vierges du Seigneur que de tenir comme impératrice le premier rang dans le monde ». Tous durent s’incliner.

Lorsque Louis et Marguerite partirent pour la Croisade en Égypte, ils confièrent leurs trois enfants à la reine Blanche, mais surtout à Isabelle qui se dévoua à leur éducation pendant les six ans que dura l’absence du couple royal. Au retour du Roi, déchargée de son rôle d’éducatrice, Isabelle s’ouvrit à son frère de sa résolution : s’étant mise à genoux devant lui, comme à son habitude, « ce qui lui déplaisait fort, mais il ne l’en pouvait empêcher », elle lui fit part de son désir de fonder un monastère de pauvres dames clarisses, où elle se retirerait.

Saint Louis le lui accorda. Ainsi fut fondé le monastère de Longchamp dont il ne reste que des ruines, qui accueillit le 23 juin 1260, une soixantaine de “ sœurs mineures ”, comme on appelait alors les clarisses. Cependant, Isabelle n’y fit pas profession, à cause de la faiblesse de sa santé et aussi afin d’échapper aux dignités que sa naissance et la gratitude des sœurs lui auraient imposées. Ce fut sa demoiselle servante et amie Agnès d’Harcourt qu’elle désigna comme première supérieure du monastère. Quant à elle, elle demeura dans un petit logis attenant au monastère qu’on appela l’ « hôtel royal de Longchamp », et c’est là qu’elle recevait sa famille.

C’est à l’une de ces visites que nous invite la cinquième scène, dans le but de pénétrer plus avant dans le cœur de Saint Louis.

La famille royale a assisté aux solennités de l’Assomption à la cathédrale Notre-Dame de Paris et la reine Marguerite en est encore tout émerveillée.

La visite de la reine Marguerite à la bienheureuse princesse Isabelle, petite sœur de Saint Louis, au monastère de Longchamp, occasion de pénétrer plus avant dans le cœur du Roi.

« Oh ! Isabelle, la fête de l’Assomption à la cathédrale est une splendeur. Et la  Schola  de Notre-Dame en rehausse l’éclat... »

« Le treizième siècle, écrit Le Goff, a été un grand siècle musical. À Paris, en particulier, se poursuit la grande école de polyphonie de Notre-Dame qui est née avec la construction de la cathédrale gothique à partir de 1165 et qu’a illustrée le grand nom de Léonin. Son disciple le plus réputé, Pérotin, vit probablement encore sous Saint Louis. Il est significatif que l’Île-de-France soit devenue un grand foyer musical au tournant du douzième au treizième siècle, en même temps qu’y naissait l’art gothique [qu’on devrait appeler “ art français ” !] et que Paris devenait la capitale des rois capétiens. » C’est dans cette École de Notre-Dame que fut inventée la notation musicale.

Ce simple fait, entre mille, montre à quel degré de prééminence, le Royaume de France était parvenu parmi toutes les nations chrétiennes. Mais ce progrès dans les arts fut avant tout un fruit savoureux de la foi catholique et de la dévotion, Isabelle le chante : « Rien n’est trop beau pour la Vierge notre Reine. »

Marguerite renchérit : « Louis aime ces majestueuses liturgies qui parlent tant du Ciel... Il y a communié avec larmes et grand respect. » C’est là le cœur de la piété de Saint Louis, et plus généralement du chrétien de Moyen-Âge. La foi imprégnait toute la vie en cette époque bénie de la Chrétienté, et la vie liturgique était la respiration de l’âme. L’essentiel de la dévotion du Roi se trouve dans la prière de l’Église dont le Saint-Sacrifice de la Messe est la perle précieuse. Le Roi assistait tous les jours à la messe fort dévotement et, s’il en avait le loisir, plusieurs fois.

Sa dévotion au Saint-Sacrement était sans borne. À cette époque où la communion fréquente était exceptionnelle, Saint Louis réclama un usage qui fut adopté par l’Église, que le prêtre élevât l’Hostie et le calice à la fin du canon, lors de la “ petite élévation ”, pour voir encore une fois, le Corps de son Sauveur.

« Le benoît Saint Louis, précise Guillaume de Saint-Pathus, était de fervente dévotion qu’il avait au sacrement du Vrai Corps de Notre-Seigneur, car tous les ans il restait à communier à tout le moins six fois. C’est à savoir à Pâques, à la Pentecôte, à l’Assomption de la benoîte Vierge Marie, à la Toussaint, à Noël et à la Purification Notre-Dame. »

Si Saint Louis aime Dieu de tout son cœur, cette dévotion est aussi un devoir de sa charge : « Pour lui, chante Isabelle, la prière est un des devoirs les plus exigeants de sa fonction : un bon roi chrétien est un roi qui prie pour son peuple. »

« Le roi, en priant, obéit à la mission que lui ont explicitement confiée les clercs le jour de son sacre et couronnement : être l’intermédiaire entre Dieu et ses sujets. » (Le Goff)

Saint Louis s’adresse au Christ, au Saint-Esprit et à la Vierge Marie, « devenue au treizième siècle comme la quatrième personne de la Trinité », écrit Le Goff ! Il n’y a qu’à contempler les cathédrales de Chartres, de Reims ou de Paris pour prendre conscience de l’immense dévotion mariale du Moyen-Âge ! La reine Marguerite dévoile la tendre piété de son époux : « Tous les soirs, il récite cinquante  Ave Maria  en faisant chaque fois une génuflexion. » Cette pratique annonce notre chapelet moderne, qui commençait à s’implanter dans la Chrétienté par la prédication des dominicains. Isabelle ajoute : « Notre-Dame est la grande médiatrice des rois et des peuples. » Elle est tout spécialement vénérée et priée par Saint Louis, pèlerin aux sanctuaires marials, où il fait dire tous les jours l’office de la Vierge.

Soudain, la reine prend le ton de la confidence : « Savez-vous, belle-sœur, que depuis son retour de Terre sainte, Louis a bien changé ? Il est accablé de tristesse et s’efforce de pratiquer toutes les vertus. »

Les contemporains l’ont tous remarqué. Guillaume de Nangis, pour ne citer que lui, rapporte ceci : « Après que le roi Louis fut retourné d’outre-mer en France, il se conduisit si dévotement envers Notre-Seigneur, si droiturièrement, humblement envers ses sujets, si doucement et piteusement envers ceux qui étaient en tribulation et profita en toutes manières de vertus ainsi que le disaient ceux qui le connaissaient, lui et sa conscience, que tout ainsi comme l’or est plus précieuse chose que l’argent, tout aussi la conversation du bon roi Louis fut plus sainte et plus pure depuis qu’il revint d’outre-mer qu’elle n’avait été auparavant. »

La princesse Isabelle en donne la raison profonde : « Quoi d’étonnant, Marguerite ? Il voit la Chrétienté souffrir à cause de la défaite de son armée et il en porte tout le poids. »

À cause de lui, pense-t-il, l’armée du Christ a été vaincue par l’armée de Satan. Quel tourment pour un cœur passionnément épris de son divin Sauveur !

Isabelle continue : « Il y voit un châtiment de Dieu pour les péchés de son peuple... et les siens. Il ne suffit pas d’être soldat pour être Croisé, il faut être saint. »

Matthieu Paris rapporte la réponse que fit Saint Louis à un évêque qui lui reprochait cet accablement : « Si je souffrais seul l’opprobre et l’adversité, et si mes propres péchés ne retombaient pas sur l’Église universelle, je supporterais ma douleur avec fermeté. Mais par malheur pour moi, toute la Chrétienté a été couverte de confusion par ma faute. »

Profondément bouleversé par cette défaite de la Chrétienté, Saint Louis ne sut l’interpréter que comme un châtiment de Dieu. Il en conçut une telle horreur du péché que toute sa vie fut désormais réparatrice : en souffrant ses labeurs de prison en esprit d’expiation, en mettant tout en œuvre pour contrer le vice.

Saint Louis, devenu par son sacre l’époux de son royaume comme l’évêque l’est de son diocèse, « est le trait d’union entre Dieu et son peuple et, jusqu’à sa mort, garantit à son royaume et à son peuple les secours divins, non seulement pour sa sauvegarde ici-bas, mais surtout pour son salut dans l’au-delà » (Le Goff). Il travailla donc à la sanctification de lui-même d’abord, et de son Royaume. Au cours de cette Croisade, Saint Louis a compris dans toute sa profondeur la sublime vocation que Dieu lui a donnée. Isabelle la chante :

« Le sacre a fait de notre Roi
Un autre Christ, un médiateur.
Là-bas, en acceptant la Croix,
Il en a compris la valeur.
L’apportant ici, il veut que le Sauveur
Y règne par lui et d’abord en son cœur. »

Les deux belles-sœurs répètent en duo le quatrain sur le sacre, car ce sacrement de la religion royale est la source des grâces dont fut favorisé Saint Louis. Notre Père admirait un tel miracle : « La merveille incomparable de la monarchie française fut cette rencontre en un homme, le roi, de la piété du moine, de la sagesse et de la justice du prud’homme, de la bravoure du chevalier et de la majesté. D’où vient au monde un tel bienfait ? à la France de tels rois ? et à ces rois pareille élévation ? D’où, oui vraiment, sinon de la grâce du sacre de Reims ! » (abbé Georges de Nantes, Histoire volontaire de sainte et doulce France, éditions CRC, 2019) Et Saint Louis est véritablement la fine fleur de cette branche capétienne.

« La piété du moine »... la reine Marguerite ne le contredit pas : « Sous son manteau royal et sa couronne, Louis cache un cœur de moine. » Saint Louis aimait se rendre à l’abbaye cistercienne de Royaumont, chez les “ moines blancs ”, où on lui faisait l’immense grâce de participer à la vie monastique comme le dernier des frères.

Marguerite continue : « Oh ! qu’il aimerait se retirer comme vous à l’ombre d’un monastère ! » Guillaume de Saint-Pathus rapporte même que Saint Louis demanda à son épouse la permission de se retirer dans un monastère... ce que Marguerite refusa catégoriquement !

« Le désir d’imiter plus parfaitement l’humilité de Notre-Dame m’a séparée de vous, répond Isabelle, mais Dieu ne veut pas pour mon cher frère cet acte de renoncement. » La princesse voulut que le monastère de Longchamp prît le nom d’Humilité Notre-Dame. À son amie Agnès qui lui en demandait la raison, elle répondit : « C’est qu’il faut s’étonner que l’on ne l’ait pas encore adopté pour honorer ce que Dieu a voulu le plus honorer dans la Vierge Marie. »

Et à ceux qui la plaignaient d’avoir quitté, en même temps que la cour, une famille tendrement chérie, elle disait : « Le désir d’imiter plus parfaitement le Souverain Maître m’a séparée d’eux, mais ils ne sont jamais sortis de mon cœur. »

« Il se console, ajoute Marguerite, en fondant partout des couvents comme le vôtre, où l’on priera pour lui et pour le royaume. » Joinville consacre deux chapitres qui ne sont pas exhaustifs aux fondations royales : « Le roi aimait toutes gens qui se mettaient à servir Dieu et qui portaient l’habit religieux ; et nul ne venait à lui qui ne fût assuré d’avoir de quoi vivre. »

Toutefois, la vie religieuse aurait été une échappatoire pour Louis IX, car telle n’était pas sa vocation particulière.

« Louis doit poursuivre sa montée du Calvaire...

Mais comment peut-on l’aider à porter sa lourde croix ? demande Marguerite.

Tâchons d’imiter, non le Cyrénéen, mais la Vierge des Douleurs. »

Ce n’est pas leur rôle à elles, pauvres femmes, de porter la charge royale, même si Marguerite voulut le faire quelques fois à sa manière, qui n’était pas celle de son époux...

L’évocation de « la Vierge des Douleurs » permet au chœur d’entonner, en conclusion de cette scène, une phrase du traité d’Arnauld de Bonneval sur la corédemption de Notre-Dame. Ce traité fut donné à notre Père, alors séminariste, comme sujet de concours de théologie en 1946. Le jeune Georges de Nantes reçut le troisième prix.

« Arnauld fut l’abbé bénédictin de ce vieux monastère de Bonneval dont la magnifique église romane subsiste encore à quelques kilomètres de Chartres. Chose intéressante, il fut l’ami intime de Bernard de Clairvaux [...]. Élevé dès son jeune âge dans la retraite studieuse ordinaire aux monastères bénédictins, Arnauld a même une maîtrise de la langue théologique, une puissance de synthèse que n’eut peut-être pas le merveilleux et brûlant prédicateur des Croisades... » C’est une des formules d’Arnauld de Bonneval que le chœur chante sur un ton contemplatif aux harmonies modulantes et chaleureuses :

« Omnino tunc est una Christi et Mariæ voluntas, unumque holocaustum ambo pariter offerunt Deo, hæc in sanguine cordis, hic in sanguine carnis. – La volonté du Christ et de Marie est absolument une, l’un et l’autre offrent à Dieu un seul holocauste, elle dans le sang de son cœur, lui dans le sang de sa chair. »

« Il n’y a qu’un sacrifice, commente le séminariste de vingt-deux ans, qui réside en la volonté de Jésus, mais cette volonté se répand en Marie et l’âme de la Vierge est si intensément portée vers celle de son Fils, la relation est si profonde que des deux volontés, une seule demeure. »

« La Rédemption est le fait de Jésus, elle aurait pu être le fait de Jésus seul. Mais le “ ad melius esse ” des théologiens [ce que Dieu a voulu faire pour le mieux] que la piété populaire traduit “ la miséricorde de Dieu ”, était que Marie soit intimement associée à Jésus. Marie qui avait livré sa chair et son esprit à Dieu doit consommer cette donation au calvaire en offrant à la mort son Fils unique, en épousant la volonté du Père. Ainsi associée à l’holocauste, elle reçoit de Dieu le pouvoir d’en répandre les bienfaits et de demeurer Mère de tous les hommes comme son Fils en a voulu être à jamais le frère. »

CINQUIÈME CHANSON : LES BIENFAITS ROYAUX

Les trois ménestrelles chantent les bienfaits de Saint Louis dans tous les domaines :
« Notre Roi est vraiment... Dieu en France ! »

L’œuvre de Saint Louis dans son royaume au retour de la Croisade est immense. Trois ménestrelles vont énumérer plusieurs des titres de gloire de Louis IX, en se répondant et s’accompagnant mutuellement en bouche fermée, chacune étant soutenue par un instrument.

« Oh ! le bon Roi !

– Par son sacre, il est chargé de mener son peuple en Paradis.

– Apprend-il l’existence de quelque mal, aussitôt il y remédie. »

De quelle façon ? En créant des institutions. Par exemple, l’hôpital des Quinze-Vingts fut fondé pour accueillir dans chacune de ses quinze salles vingt aveugles rendus tels par les mauvais traitements des Sarrasins lors de la Croisade.

« Dans chaque pauvre, le Roi voit Jésus souffrant. »

En vertu de la parole de Jésus Lui-même :

« En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 40)

« Et en échange de ses aumônes, il ne veut que des prières. »

À quelqu’un qui reprochait au Roi ses prodigalités envers les pauvres, il répondit : « Ces gens-là sont mes soudoyés : ils combattent pour moi [par leurs prières] contre mes adversaires et maintiennent le royaume en paix. Je ne leur ai pas encore payé toute la solde qui leur est due. »

« Le Roi soutient les deux ordres mendiants », prêcheur et mineur, c’est-à-dire les fils des saints Dominique et François. Il les nourrit, les loge, leur donne des fonds pour qu’ils fassent l’aumône à leur tour. Saint Louis favorise leur expansion dans le royaume, afin que leur exemple et leur prédication aident à l’élévation spirituelle et morale de ses sujets.

« Louis IX se fait justicier, à l’image du Dieu de justice et de miséricorde. »

L’image de Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes illustre parfaitement l’action remarquable d’un Roi qui affermit son autorité souveraine par les bienfaits de la justice et de l’équité dont bénéficient ses sujets. Le Roi n’est plus seulement le suzerain de leur seigneur, mais il est une instance suprême à laquelle tous peuvent avoir recours. Les enquêteurs et officiers avaient pour devoir de s’assurer du bon ordre et de la justice au nom du Roi. Ils veillaient avant tout au respect des coutumes locales, à l’obéissance à chaque autorité féodale si elle était légitime, et intervenaient lorsqu’elle outrepassait son droit. Lorsque l’autorité locale faisait défaut, les enquêteurs proposaient les acquis de la justice royale, dont certaines notions tirées des droits ecclésiastique et romain étaient novatrices.

« Par le passé, écrit frère Louis-Joseph, à l’accusateur incombait la preuve du bien-fondé de son accusation. Le juge était l’arbitre : si l’accusation était fondée, l’accusé était condamné. Si l’accusateur n’avait pas fourni une preuve suffisante, il était débouté. Mais l’on pouvait en appeler à Dieu dans un “ duel judiciaire ” : l’accusateur et l’accusé se battent en duel et le vainqueur est considéré comme celui à qui Dieu donne raison. Justice hasardeuse, pour le moins !

« Avec Saint Louis, l’accusé est revêtu de la présomption d’innocence, le magistrat est saisi de l’affaire, il cherche des témoins à charge crédibles. L’accusé a la possibilité d’être défendu. S’il est condamné, il peut faire appel à l’autorité suprême. Le Roi demande à ses magistrats de trancher l’affaire. »

Ces « enquêtes de réformation » reçurent parmi la population un accueil très favorable, par leur respect des institutions féodales d’une part, et par l’équité de la justice royale d’autre part. L’autorité des officiers royaux augmenta et mit en place une administration moderne. Dans l’évolution de la suzeraineté féodale à la souveraineté royale, cette réforme de la justice marquait un pas important.

« Il fait protéger l’innocent et punir le vice dans le coupable. Les mauvaises mœurs sont combattues et le blasphème puni. » Saint Louis construisit des “ Filles-Dieu ” pour recueillir les prostituées qui traînaient dans les rues de Paris. Il ne pouvait supporter jusqu’à l’apparence même du blasphème qu’il réprimait sévèrement. Il faudrait parler aussi des arrêts édictés contre les usuriers juifs...

Sa renommée dépassa les frontières. Jean Richard rapporte : « C’est à propos d’une observation de ses conseillers, qui le mettaient en garde contre la médiation qu’il avait proposée à des princes étrangers en guerre les uns contre les autres, que Saint Louis fut amené à citer, en se l’appliquant à lui-même, la béatitude Beati pacifici de l’Évangile (cf. Mt 5, 9), qu’il traduisait “ Bénis soient tous les apaiseurs ” [...]. Il a fait figure d’arbitre-né dans les dissensions entre princes, églises et barons qui s’élevaient à proximité des frontières de la France. »

Un exemple ? Celui du “ dit de Péronne ”, pour ainsi dire obtenu d’un appel à la Vierge Marie en personne. En effet, en l’octave de la Fête-Dieu de l’année 1254, à Lille, Notre-Dame de la Treille montra sa puissance en guérissant de façon spectaculaire de nombreux infirmes de toute sorte. Lille était du comté de Flandre, fief tenu de la couronne française ; or, ce comté et le comté du Hainaut, sur l’autre rive de l’Escaut, étaient en pleine querelle de succession. En apprenant ces miracles, Saint Louis voulut se rendre à Lille en pèlerinage... et offrir du même mouvement, pour le bien de la paix, sa médiation dans la délicate affaire de la Flandre et du Hainaut. Il s’y rendit en 1255 et l’arbitrage se termina heureusement par le “ dit de Péronne ”, l’année suivante. Notre-Dame avait donc appelé sur sa ville la paix française.

Et d’où venait au roi Louis un tel privilège ? De Dieu lui-même, répondent nos ménestrelles : « Sa soumission à la Loi de Dieu relève sa puissance. »

Le peuple français, si bien gouverné, était dans l’admiration de son Roi et Père qui incarnait si parfaitement cette religion royale. Le rite du sacre agit comme un sacrement qui confère la grâce divine, et pour le peuple, son Roi lui est un sacramental. Il donne unanimement son cœur à son souverain, les ménestrelles s’en font l’écho :

« Notre Roi est... » L’une d’elles coupe et demande, avec une pointe de scrupule : « Oh ! peut-on le dire ? » Mais aussitôt, toutes enchaînent joyeusement : « ... vraiment  Dieu en France  ! »

Le roi n’est pas seulement l’élu ou l’oint de Dieu, il en est l’image : Rex imago Dei. Pour fonder cette pensée, les contemporains de Saint Louis et les “ théoriciens ” de la religion royale se sont appuyés sur la figure si complète du roi David, modèle par excellence du bon roi dans sa pénitence et son amour de Dieu. De même que David fut une figure antérieure du Christ, de même a-t-on vu en Saint Louis une image postérieure.

« On peut dire du roi Saint Louis ce qu’on dit de David, expliquait notre Père dans un sermon prononcé au Canada le 25 août 1994. David aimait Dieu et Dieu aimait David. Ce roi qui aimait Dieu était aimé de son peuple. La Bible le dit. » C’est précisément ce verset qu’entonne le chœur sur un air simple et une harmonie très tonale d’un caractère plein et admiratif : « Omnisque populus placuit eis, sicut cuncta, quæ fecit rex, bona erant in conspectu totius populi. – Tout le peuple l’approuva, comme il trouvait bon ce que faisait le roi. » (2 S 3, 36)

« Les contemporains de Saint Louis connaissaient bien la Bible, continue notre Père. Ils connaissaient David et savaient que c’était un roi de la terre qui avait été tellement prédestiné à pratiquer toutes les vertus d’un roi se confiant en Dieu et se dévouant pour son peuple, qu’il était la figure de Jésus, l’image même de ce que serait plus tard le Messie, son lointain descendant. Il était le miroir du Fils de Dieu. Quand au Moyen-Âge la paix a commencé à s’instituer, que les monastères ont multiplié les écoles, christianisant le peuple profondément, celui-ci a aspiré à vivre sous un roi tel que David, et les rois des onzième, douzième et treizième siècles ont marqué ce perpétuel progrès vers l’idéal évangélique que l’on trouve en perfection dans le roi Saint Louis. Il aimait Dieu et toutes ses vertus lui venaient de son amour de Jésus et de Marie. »

SCÈNE VI : UNE NOUVELLE CROISADE

Saint Louis convoque ses barons pour annoncer sa décision de se croiser. « Qui veut prendre la Croix ? » demande le Roi en présence des Saintes reliques. Les barons, genou en terre, se croisent en chantant : « Dieu le veut ! » Derrière eux, deux récalcitrants.

Encore lié par son vœu du « pèlerinage à Jérusalem », Saint Louis était sans cesse tourné vers l’Orient, d’autant plus que les mauvaises nouvelles s’accumulèrent.

À peine trois ans après le départ du Roi de France, les États francs sombrèrent dans l’anarchie. L’intérêt de la Chrétienté cédait le pas aux intérêts particuliers.

La crise interne ne s’apaisait temporairement qu’en face des périls extérieurs qui redoublèrent. Après la crainte des Mongols, ce furent les armées du terrible Baybars qui déferlèrent en Terre sainte. Deux objectifs poussaient le chef mamelouk : refouler les Tartares et jeter les Francs à la mer. Usant de tous les moyens à sa disposition et jouant de l’anarchie franque, son avancée fut irrésistible. En 1267, Baybars avait réduit les Francs à ne plus tenir qu’un chapelet de villes côtières. « Baybars avait systématiquement fait raser toutes les places côtières dont il s’était emparé, pour empêcher une Croisade qui aurait débarqué dans ces ports de trouver des points d’appui pour pénétrer dans l’intérieur. Il avait fait renforcer la chaîne de châteaux qui contrôlaient les passes de la montagne et qui dominaient la plaine littorale. » (Richard)

Tous ces revers alarmèrent l’Occident. Les Papes réclamèrent des secours – humains et financiers – pour la Terre sainte et Saint Louis assumait pratiquement la gestion des secours. À partir de 1263, nombreux furent les petits contingents à partir pour l’Orient, sans organisation générale, pour assurer un secours permanent.

L’aventure sicilienne advint sur les entrefaites.

Un fils naturel de Frédéric II, Manfred, en possession du royaume de Sicile, menaça le Patrimoine de Saint-Pierre. Les Papes eurent alors grand-peur et cherchèrent à abattre leur dangereux voisin en tâchant de trouver un nouveau candidat au trône de Sicile. Après plusieurs tentatives infructueuses, un nom sortit : Charles d’Anjou, le plus jeune frère de Saint Louis.

« Charles n’hésite pas longtemps, écrit Xavier Hélary, professeur d’histoire médiévale (La dernière croisade, Paris, Perrin, 2016). Saint Louis est plus difficile à convaincre, mais la perspective de disposer d’une base en Méditerranée pour une future Croisade finit par emporter l’accord du Roi. Encore faut-il venir à bout de Manfred. La Papauté n’hésite pas, pour cela, à proclamer une croisade contre le fils de Frédéric II [...]. Ceux qui ont déjà pris la croix dans l’intention de se rendre en Terre sainte sont même autorisés à commuer leur vœu, de telle sorte que, s’ils rejoignent l’armée de Charles d’Anjou, ils jouiront des mêmes bénéfices que s’ils avaient passé la mer pour aller combattre en Terre sainte. En février 1266, le Pape fait savoir à Geoffroy de Sergines [l’homme du Roi de France en Terre sainte] que le Saint-Siège ne lui viendra en aide que lorsque Manfred aura été abattu. Couronné le 6 janvier 1266 à Rome, Charles d’Anjou et ses Croisés triomphent à la bataille de Bénévent, le 26 février suivant. Manfred est tué dans la mêlée. “ L’enfant terrible de la famille ” pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff, est désormais pleinement roi de Sicile. »

La Croisade était dans tous les cœurs, sur toutes les lèvres. Lorsque Saint Louis convoqua ses barons à la Sainte-Chapelle pour la fête de l’Annonciation de 1267, l’issue de cette journée n’était une surprise pour personne.

Ce 25 mars 1267, les barons sont convoqués à la Sainte-Chapelle. En attendant le Roi, l’orgue, par une musique douce et attendrissante, introduit la conversation de deux d’entre eux :

« Comment un homme si humble, si doux, sans force dans le corps, sans dureté dans l’approche, peut-il gouverner dans la paix un tel royaume ? »

Tirée du témoignage de Guillaume de Chartres, l’exclamation exprime bien l’état du Roi et l’aura de sainteté qui émanait de sa personne avant cette deuxième Croisade. L’autre baron poursuit, plus tendu, inquiet : « Vous ne laisserez pas d’être étonné... Vous allez voir, le Roi se croisera ici. »

Tandis que Louis IX, soutenu par son fils Pierre d’Alençon, entre avec la Sainte Couronne dans les mains, le chœur entonne l’hymne grégorienne, sobrement accompagnée à l’orgue, de l’Ave maris stella, l’hymne des vêpres de cette fête de l’Annonciation :

« Ave, maris stella,
Dei Mater alma,
Atque semper Virgo
Felix Cæli porta.

« Sumens illud Ave
Gabrielis ore,
Funda nos in pace
Mutans Hevæ nomen. »

« Nous vous saluons, Étoile de la mer, douce Mère de Dieu et toujours Vierge, heureuse Porte du Ciel.

« Recevant cet Ave de la bouche de Gabriel, établissez-nous dans la paix, changeant ainsi le nom d’Ève ! »

Saint Louis aimait cette hymne liturgique, qui paraît pour la première fois dans un manuscrit du neuvième siècle, et il la faisait chanter à sa mesnie de préférence aux chansons du monde.

Mais en quel état physique se trouve le Roi ! À cinquante-trois ans, c’était un homme vieilli avant l’âge, souffrant de la jambe droite, atteint de surdité, aux dents branlantes, parfois si faible qu’il fallait le soutenir pour marcher, comme le fait ici son fils Pierre. Après avoir déposé la Sainte Relique sur une crédence, tandis que l’orgue continue l’Ave maris stella, Saint Louis chante, soutenu par l’orchestre qui amplifie sa voix : « En ce très saint jour de l’Annonciation, nous, Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France, vous annonçons notre décision de répondre à l’appel de notre Père commun en prenant de nouveau la Croix. »

Depuis 1260, les Papes ne cessaient de supplier les souverains chrétiens de secourir la Terre sainte en danger. En septembre 1266, Saint Louis avertit secrètement Clément IV de son projet. D’abord hésitant, ce dernier s’abandonna bientôt à l’enthousiasme.

Saint Louis poursuit, simplement, sobrement : « Plus que des terres qui se gagnent et se perdent, nous voulons des âmes dans lesquelles règne notre Sauveur Jésus-Christ. Avant d’aller en Terre sainte, nous irons à Tunis. » Et tous les barons interloqués posent la question qui a fait couler des flots d’encre : « Tunis ? Et pourquoi donc ? »

« Des différentes explications présentées au fil du temps, écrit Hélary, il ne reste que celle qui nous paraît pourtant, aujourd’hui, la plus invraisemblable. Encore faut-il tenter de se replacer dans la perspective qui est celle de Saint Louis. Pour cet homme à la foi ardente, Al-Mostancir, le “ roi de Tunis ”, est un souverain temporel qui peut se rallier au christianisme. Tout porte à croire que Saint Louis est sincèrement convaincu de la possibilité de convertir à sa propre foi les tenants d’une autre religion. »

Selon l’auteur, l’idée de Saint Louis est « invraisemblable », mais certains contemporains pensaient déjà de même. Au moment de rédiger la vie de son royal pénitent à la demande du Pape, le frère Geoffroy de Beaulieu, dominicain, a cru bon de mettre par écrit ce qu’il savait des intentions du Roi. Le discours que chante Saint Louis est tiré en grande partie de ce témoignage qu’il est difficile de remettre en question : « Les raisons qui avaient fortement poussé le roi à cette décision, nous pensons maintenant à propos de les exposer, à cause de l’étonnement et de la réprobation que beaucoup manifestèrent ensuite en pensant que l’on aurait dû prendre la voile directement pour secourir la Terre sainte. »

Saint Louis chante : « Nous désirons ardemment que la foi chrétienne qui a fleuri dans l’antiquité en Afrique, refleurisse et s’étende à l’honneur et à la gloire de Jésus-Christ. Notre unique conseiller est l’illustre saint Augustin. »

« Le véritable conseiller politique de Saint Louis, écrit Larcena, fut saint Augustin avec lequel il avait depuis longtemps commerce intime. C’est une pensée missionnaire qui en fin de compte détermina l’orientation de la Croisade. » Il lisait avec délectation depuis 1243 La cité de Dieu de saint Augustin dans son latin original.

Manifestant bien l’étonnement qui agita les barons, mais aussi l’interrogation que soulèvent les historiens modernes, les seigneurs présents demandent : « Mais ces peuples peuvent-ils se convertir ? » Était-il illusoire de le croire ? D’autant que finalement, rien de ce qu’espérait Saint Louis n’est arrivé... s’était-il trompé ?

Geoffroy de Beaulieu poursuit : « Assurément monseigneur le roi, avant d’avoir pris la croix pour la dernière fois, avait reçu de nombreux ambassadeurs du roi de Tunis et réciproquement lui en avait envoyé plusieurs. »

Dans un duo avec le violoncelle à l’aigu, Saint Louis proclame avec ferveur son espérance de voir un jour la conversion du roi de Tunis. « Le roi de Tunis montre de la bonne volonté pour notre foi et pourrait facilement devenir chrétien, s’il en trouvait une occasion honorable, et il le ferait sans la crainte des sarrasins d’Égypte. » Des personnes dignes de confiance le lui avaient assuré.

Saint Louis se disait que si l’armée assiégeait Tunis, Al-Mostancir trouverait dans la conversion non seulement un moyen d’échapper, lui et les siens, au massacre, mais surtout de répondre à son désir profond, l’honneur étant sauf vis-à-vis de ses coreligionnaires.

À la question des barons : « Comment trouverait-il honorable une défaite ? », Saint Louis répond avec son cœur embrasé du zèle du salut des âmes et de l’extension du règne du Christ. C’est toujours le frère Geoffroy qui rapporte le fait : « Le Roi catholique avait exprimé plusieurs fois son grand désir : “ Oh ! Dieu, si je pouvais devenir le compère et le parrain d’un si haut filleul ! ” » À des ambassadeurs du roi de Tunis, le Roi dit encore, avec grande affection : « Dites de ma part à monseigneur votre roi que je désire si ardemment le salut de son âme que je voudrais être dans les geôles des Sarrasins tous les jours de ma vie et ne plus jamais voir la lumière du soleil, pourvu que votre roi et son peuple deviennent chrétiens d’un cœur sincère. » C’est là tout l’esprit des deux Ordres consacrés à la rédemption des captifs que Saint Louis a fait sien. Un prince maure d’Andalousie, Moulay Abdallah, s’était converti à la parole de saint Pierre Nolasque. Al-Mostancir ne pourrait-il pas en faire autant ?

Qui était ce “ roi de Tunis ” ? Abû Abdallah Muhammad, surnommé Al-Mostancir billah, était le deuxième successeur du fondateur de la dynastie des Hafsides, le Berbère Abdalwâhid ben Abî Hafs. À la faveur des revers qu’essuyait l’Empire almohade dans la péninsule ibérique, Hafs, le gouverneur de l’Ifriqiyâ, antique province romaine d’Africa (correspondant à l’actuelle Tunisie), prit davantage d’indépendance. Son fils Abu Zakariya en profita pour prendre le titre d’émir et son petit-fils Al-Mostancir ne s’en contenta pas longtemps, puisqu’en 1253, il se faisait reconnaître comme “ commandeur des croyants ” ou calife. Cela le mit, malgré une apparente solidarité musulmane, en opposition directe avec Baybars qui donnait ce titre à l’émir abbasside tout à sa dévotion...

Al-Mostancir était soucieux d’entretenir de bonnes relations, surtout commerciales, avec les puissances méditerranéennes, particulièrement la république de Gênes et les royaumes d’Aragon et de Sicile. Chacune de ces nations disposait d’un fondouk, d’un quartier réservé à leur usage, doté d’une chapelle et d’un cimetière, dans les grandes villes hafsides. « Tunis n’était pas pour les missionnaires latins une terre inconnue, écrit frère Louis-Joseph. En 1250, les dominicains y avaient fondé un couvent que l’émir, fin lettré, semble avoir bien accueilli. Dans cette école, les religieux apprenaient la langue et la méthode à employer pour convertir les infidèles. Nombreux étaient les chrétiens résidant à Tunis, marchands, mercenaires, captifs rachetés par les Ordres de la Rédemption et même esclaves chrétiens. Saint Raymond de Pennafort, un des fondateurs de l’Ordre de la Merci, avait visité le “ commandeur des croyants ” et espéré sa conversion. Le dominicain André de Longjumeau, conseiller du Roi, avait précédemment séjourné au couvent de Tunis et conversé familièrement avec l’émir. »

« Vers 1270, écrit Xavier Hélary, le califat de Tunis est donc une puissance réelle en Méditerranée occidentale, mais plutôt pacifique, résolument tournée vers le commerce et raisonnablement tolérante. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Al-Mostancir est tout sauf une menace pour l’Europe chrétienne. Que va donc faire Saint Louis à Tunis ? » La réponse se trouve dans la dernière phrase du discours que nous faisons chanter à Saint Louis : « Je désire lui donner l’occasion de secouer le joug du tyran d’Égypte pour passer sous l’autorité d’un père, du Roi de France. »

C’est là le point de vue de la politique, mais en filigrane, c’est lui permettre de se libérer de la loi de Mahomet pour porter le joug doux et léger du Christ. Cette phrase, pastiche d’une admirable formule de saint Pie X, exprime parfaitement l’esprit dans lequel Saint Louis s’engage dans cette Croisade.

« Qui veut prendre la Croix ? » demande Saint Louis. S’avançant d’un pas résolu et laissant les récalcitrants, les barons lui répondent ce petit quatrain plein d’un allant martial, avec le renfort des cuivres et de l’orgue en plein-jeu :

« Dieu le veut ! Rendons-Lui sa gloire
Et marchons pour le Roi des rois !
La Croix conduit à la victoire,
Suivons l’étendard de la Croix ! »

Geoffroy de Beaulieu rapporte que les barons et chevaliers furent « une multitude » à se croiser avec le Roi. Joinville affirme le contraire ; cependant, le sénéchal de Champagne était un des récalcitrants, et il profite de ses mémoires pour se justifier... ayant connu les geôles de la première Croisade, il n’était pas très enclin à partir une seconde fois.

Saint Louis lance une dernière exhortation avant de se retirer : « Courage, soldats du Christ ! Que la Vierge, notre estelle de mer, nous conduise ! »

Tunis n’était qu’une première étape vers Jérusalem, sans cesse présente à sa pensée. Il est aisé de reconstituer, d’après les indications de Geoffroy de Beaulieu, le plan génial de Saint Louis, Jean Richard l’a fait : « Prélude à une offensive dirigée contre le sultan d’Égypte, la descente en Tunisie, si elle réussissait, vaudrait à la Croisade d’être renforcée, ravitaillée, mieux fournie d’argent, avant d’aborder son adversaire principal. »

« La Tunisie, d’autre part, fournissait des secours et des vivres au sultan d’Égypte dans sa lutte contre les Latins ; l’occuper, ce serait priver les Égyptiens de ces secours. » Établir un royaume chrétien en Afrique du Nord, c’était aussi amorcer la reconquête de ces terres d’islam.

Pour conclure cette scène, le chœur entonne le Salve Regina, en polyphonie avec des imitations, tout en gardant la mélodie grégorienne si belle et aérienne. Celle-ci passe d’une voix à l’autre en commençant par les basses. Les instruments aussi dialoguent entre familles d’instruments, pour souligner les différentes phrases musicales, le tout donnant un caractère à la fois monumental et recueilli.

Le moine cistercien Albéric de Trois-Fontaines, chroniqueur du treizième siècle, affirme que cette antienne fut composée par l’évêque du Puy, Adhémar de Monteil, nommé légat de la première Croisade par le pape Urbain II, et qui mourut des suites d’une épidémie en 1098 pendant le siège d’Antioche.

En 1146, saint Bernard prêchait la deuxième Croisade. En l’église Notre-Dame de Spire, alors qu’il s’exclamait, à la fin du Salve chanté par les chanoines : “ O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria ! ”, la Vierge elle-même lui répondit : “ Salve Bernarde ”. La tradition précise que depuis lors, l’exclamation de saint Bernard fut ajoutée au Salve Regina.

Bien que cette tradition soit remise en cause par le fait que l’exclamation se trouve dans des manuscrits antérieurs, elle manifeste le rôle éminent de saint Bernard dans la diffusion de cette prière au douzième siècle qui, grâce à lui, fut la plus connue et la plus priée après l’Ave Maria.

« Ô Reine, ô Mère de miséricorde et de pitié, je vous salue, paraphrase notre Père. Mon jour est achevé. La tâche est terminée. Ô Vous, notre vie, notre douceur, notre espérance, salut ! Notre faiblesse et nos peurs vous sont connues. Vers vous nous clamons, enfants d’Ève exilés, vers Vous nous soupirons, tendre et chaste Confidente, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes.

« Ô notre Avocate, vos yeux, vos yeux si beaux, inondés de lumière, eux qui contemplent les indescriptibles merveilles du Ciel et parlent de leur regard éloquent à Dieu comme à un époux plein d’amour, tournez-les, abaissez-les vers nous ! Ce soir, avant que je ne me couche, donnez-moi le baiser maternel afin que je m’endorme en paix et que je refasse mes forces pour demain. Et puis, au dernier soir, vos yeux, ces yeux incomparables qui sont la source jaillissante de toute pureté, de toute piété, de toute joie, abaissez-les sur mon âme pour qu’elle s’en aille, filiale, douce et confiante, à la rencontre de son Dieu. Et Jésus, le fruit béni de vos entrailles, nous sera favorable après cet exil. Tous, serrés fraternellement les uns contre les autres, cette grande communauté qu’est l’Église, tous se sentent vos enfants et s’en remettent à Vous, ô Reine de tous les saints, pour ce long chemin sans retour... et ces autres, les violents, les impies, les pervers, les corrompus, eux aussi sont vos enfants. Sauvez-les tous à l’heure de notre mort et conduisez-nous tous à votre Fils, ô clémente, ô tendre, ô douce Vierge Marie. » (Page mystique no 75, mars 1975)

SIXIÈME CHANSON : LE GERME TOMBE

Un personnage allégorique, une dame en deuil, annonce aux ménestrels interdits : « Le Roi va mourir. »
Elle leur en explique le mystère rédempteur.

Fort de son expérience, Saint Louis prépara sa nouvelle expédition avec précision et minutie. Son frère Alphonse de Poitiers et son neveu Robert II d’Artois, fils du premier, participèrent avec enthousiasme au financement de l’expédition, et ses fils Philippe, Jean-Tristan et Pierre s’étaient croisés à la suite de leur père.

En 1249, le Roi avait été trahi par l’empereur Frédéric II qui avait dévoilé son plan au sultan d’Égypte. Pour éviter toute éventuelle divulgation des opérations, Saint Louis n’en souffla mot, contrairement à ce que laisse penser la scène précédente. Au moment d’embarquer à Aigues-Mortes, le 1er juillet 1270, personne, mis à part le Roi et peut-être le légat, ne connaissait la direction que prendrait la flotte. Ce secret gardé, à lui seul, est une prouesse de discrétion, et cette prouesse était nécessaire, car Saint Louis savait qu’il rencontrerait de l’opposition.

D’abord vis-à-vis des Génois. Saint Louis avait fait construire sa propre flotte (la première flotte royale de l’histoire de France), mais pour la conduire, il engagea de nombreux marins génois. Le Roi redoutait fort que Gênes, puissance marchande très liée commercialement avec Tunis, ne vendît la mèche pour sauvegarder ses intérêts mercantiles.

C’était aussi vis-à-vis de Charles d’Anjou que la discrétion était de mise. Bien qu’il offrit son tout nouveau royaume, et principalement l’île sicilienne, pour base logistique de la Croisade, Charles d’Anjou, ou Charles Ier de Sicile, « médite d’autres projets, écrit Hélary, et la Croisade outre-mer est passée au second plan de ses vastes ambitions. Depuis qu’il est roi de Sicile, Charles a pris sous sa protection le prince d’Achaïe Guillaume de Villehardouin, qu’il faut soutenir en Grèce face aux attaques des Byzantins. Au-delà, c’est probablement Constantinople qui est l’objectif principal. Une fois que les Byzantins auront été mis en déroute, Charles reprendra la ville et remettra sur son trône son autre protégé, l’empereur Baudoin de Courtenay. Ensuite, on verra à reconquérir Jérusalem. »

Au moment où Saint Louis partait pour sa Croisade, « Charles est donc bien loin de vouloir rejoindre son frère, continue Hélary. Il ne se trouve d’ailleurs pas en Sicile, mais dans les Pouilles, prêt à traverser l’Adriatique et à passer en Grèce pour réunir son armée à celle du prince d’Achaïe. »

Or, Saint Louis agit en chef absolu. Les ménestrels expliquent ce coup de maître dans la chanson qu’ils entonnent maintenant, toujours dans le genre médiéval, enjoué, à trois temps rythmé par les percussions :

« Très minutieuse et discrète
Dans sa préparation,
Cette autre expédition
Demeura longtemps muette
Sur sa destination.
On l’apprit à Cagliari :
Tunis est le lieu choisi.
Chez le marin, le baron,
C’est la consternation ! »

Au moment du départ, Saint Louis indiquait ­Cagliari comme point de ralliement. Première surprise ! Pourquoi choisir cette ville portuaire de Sardaigne, dépendante de Pise et, qui plus est, ignorante de l’arrivée de la flotte ?

En choisissant une ville étrangère à son expédition, Saint Louis mettait ses partenaires au pied du mur. « Le choix de Cagliari, un port tenu par les Pisans [rivaux des Génois], comme première étape, est peut-être un signe de la volonté de Saint Louis d’empêcher les Génois de communiquer facilement avec leur métropole [...]. S’arrêter à Cagliari plutôt qu’à Syracuse, Palerme ou Trapani, et, de là, faire savoir à Charles le choix de Tunis, c’est mettre le roi de Sicile devant le fait accompli. »

Saint Louis voulait aller à Tunis et il fit en sorte que personne ne puisse l’en empêcher. Il y eut grand froid à Gênes et en Sicile ; mais qui aurait osé s’opposer au Roi de France ?

Le 13 juillet 1270, alors que l’essentiel de la flotte mouillait près de Cagliari, Saint Louis réunit les barons pour leur dévoiler sa décision de se rendre à Tunis. Contrairement à sa première Croisade, ici, il n’y a nulle consultation de son conseil, le Roi sait ce qu’il veut, et il veut qu’on le suive.

Le mardi 15 juillet, au soulagement des habitants de Cagliari qui avaient fait preuve d’une hospitalité toute glaciale, la flotte cingla vers l’Afrique. Bientôt, elle aperçut le cordon de terre fermant la lagune, sur laquelle donne la ville de Tunis. Un étroit passage permet l’entrée du “ lac de Tunis ”.

Pour éviter toute initiative inconsidérée, Saint Louis se montra impitoyable à l’encontre du moindre écart à ses ordres. L’amiral de Courferrand en fut pour ses frais : il avait pénétré dans le lac pour observer l’état des lieux, mais il débarqua sans en avoir reçu le commandement ; il se fit vite remettre en place. Ce ne fut qu’après avoir bien tout examiné qu’on procéda avec succès au débarquement de tous les hommes d’armes, du 17 au 19 juillet. Le cordon de terre étant impropre à accueillir le camp des Croisés à cause du manque d’eau potable, l’armée se dirigea vers l’antique cité de Carthage, sise sur une pointe de terre s’enfonçant dans la mer et dominant, du haut de ses cent trente mètres, les flots et la plaine qui la sépare de Tunis. L’ancienne métropole punique puis romaine n’était plus qu’un amas de ruines vénérables habitées par une tribu berbère, élevant des troupeaux ou cultivant les champs qui entouraient les remparts.

Le 24 juillet, Carthage fut prise d’assaut par les marins génois et quatre batailles de chevaliers qui s’en emparèrent. La victoire était importante et prometteuse.

« Bientôt, l’antique Carthage
Est prise par les Croisés
Et, sur les hauteurs juchés,
Les chrétiens ont l’avantage
Sur les païens étonnés. »

Comme à son habitude, Saint Louis fit aussitôt renforcer les défenses de la ville. Toutefois, comme à Damiette, l’armée ne s’installa pas dans la ville conquise, mais en contre-bas, dans la plaine. À ce moment, le templier Amaury de La Roche revenait d’auprès du roi de Sicile, à qui il avait fait connaître les desseins de Saint Louis. Il était porteur d’un double message : Charles d’Anjou était sur le point d’arriver, il ne fallait rien tenter en son absence. Le Roi de France, désirant mettre toutes les chances de son côté, décida d’attendre l’arrivée de son frère...

« Quand viendra le roi sicilien,
Tunis ne pourra plus rien,
Car occis ou baptisés,
Seront tous les assiégés ! »

Coupant brutalement l’élan de ferveur des ménestrels, le chœur change de répertoire : il chante un verset de l’Évangile selon saint Matthieu, choisi pour l’office des martyrs : « Qui vult venire post me, abneget semetipsum, et tollat crucem suam, et sequatur me. – Celui qui veut venir après moi, qu’il se renonce soi-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. » (Mt 16, 24)

L’enthousiasme laisse place à la tristesse. Un personnage allégorique pénètre alors sur la scène, c’est une dame en deuil, grave et sombre, vêtue de vermeil et de noir. Elle chante sur fond d’accord dissonant, percussion et trémolos aux cordes :

« Le Roi va mourir. »

Stupeur ! Les ménestrels en demeurent interdits.

Dans l’attente du roi de Sicile, l’épidémie s’est abattue sur le camp croisé au début du mois d’août, probablement à cause d’une contamination de l’eau. Dysenterie, scorbut, typhus ? On ne sait. Dès le 3 août, Jean-Tristan succombait, le Roi et le prince Philippe éprouvaient les premiers symptômes. L’armée fut durement frappée : la maladie fit plus de victimes que les combats.

La sombre messagère poursuit : « Sa maladie l’exténue. Il n’a pas dépassé Tunis. Il n’a pas converti le sultan. Le Roi va mourir.

– Alors, demandent les ménestrels anéantis, il est parti pour rien ? »

La réponse de la messagère est tirée de la pièce de théâtre de Ghéon. Celui-ci explique avec perspicacité le sens caché de cette mort qui pourrait sembler absurde, mais qui tient une place essentielle dans le dessein orthodromique de Dieu sur la France : « Pour rien de visible. Pour rien de palpable. Pour le contentement secret et la secrète gloire de Dieu. Peut-être aussi pour que ce fût un Roi de France qui vînt réveiller le premier dans la terre d’Afrique le germe tombé des moissons romaines de Cyprien et d’Augustin, de Perpétue et Félicité.

– Mais quand lèvera la plante ? interrogent les ménestrels.

– Dans des siècles. On ne sait, Dieu le sait. Mais elle lèvera. »

Henri Ghéon écrivait ces mots en 1931. Cela faisait cent ans que la France, six siècles après Saint Louis, relevait les ruines de la civilisation chrétienne en Afrique. Ghéon songeait évidemment à l’Empire colonial français, à l’Algérie française dont la conquête par le général de Bourmont sous Charles X en 1830 fut entreprise dans le même esprit que celui du saint Roi Louis.

« L’Afrique ancienne fut profondément chrétienne, peut-être le pays le plus chrétien de tout l’Empire romain. Les persécutions y avaient été si violentes que saint Augustin pouvait dire : “ La terre d’Afrique est toute pleine des corps des saints martyrs. ” Tels ceux des saintes Félicité et Perpétue, martyrisées en 203 à Carthage, sous l’empereur Septime Sévère, déchiquetées dans l’arène par une vache furieuse, et achevées par le glaive. “ Sanguis martyrum semen christianorum ”, disait Tertullien, leur contemporain. Formule que saint Cyprien, évêque de Carthage et docteur de l’Église, signa de son sang, en présence de son peuple, en 258.

« L’Église d’Afrique, fille de Rome, est notre sœur dans la foi, et nous sommes venus en 1830 recueillir son héritage tombé en déshérence pendant douze siècles : l’héritage des martyrs et des docteurs de l’Église que furent Tertullien, les saints Cyprien et Augustin, ce dernier considéré comme le Père de l’Église d’Occident. » (Frère Bruno de Jésus, La guerre d’Algérie. I. Terre romaine, terre chrétienne, Il est ressuscité ! no 51, 2006) Lui qui, dans Hippone assiégée par les Vandales, sut tracer dans l’espérance les plans de la future Cité de Dieu.

La Chrétienté d’Afrique résista à toutes les invasions et aux troubles politiques, jusqu’à ce que l’islam vienne l’anéantir entre 647 et 709. À partir du huitième siècle, le silence tombe sur cette Chrétienté en souffrance. La domination musulmane va transformer cette région civilisée en terre sinistrée.

En prenant pied au Maghreb, après les deux Ordres voués à la rédemption des captifs, Saint Louis révélait comme prophétiquement la mission évangélisatrice et colonisatrice de la France, léguant à ses fils et à ses sujets un droit, un privilège et des devoirs sur cette terre et sur ses populations pour leur salut éternel et temporel. L’Afrique est le prolongement naturel de la France, et Saint Louis, s’il ne l’avait déjà compris, en manifestait la réalité, par une grâce spéciale... L’heure d’accomplir ce dessein divin n’était pas venue. Cependant, Saint Louis allait lui aussi jeter sa semence en cette terre d’Afrique, en s’offrant comme victime.

La messagère continue l’admirable texte de Ghéon : « Celui qui a touché le néant de l’effort humain, sans jamais ménager sa peine, laisse la place à Dieu pour achever son œuvre mieux que lui. »

Les ménestrels répètent les derniers mots, car c’est bien là tout l’esprit du psaume 137 que Saint Louis entonna sur son lit de cendres, peu avant de rendre son âme à Dieu.

« Sur la colline aride de Carthage où l’infidèle harcèle son camp chaque nuit, continue la messagère devenue grave, le Roi va mourir, le Roi doit mourir, le Roi veut mourir. »

En trois mots, Ghéon exprime l’holocauste du saint Roi :

« Le Roi va mourir », c’est le fait dans sa tragique réalité.

« Le Roi doit mourir », c’est la volonté souveraine de Dieu.

« Le Roi veut mourir », c’est l’adhésion de Saint Louis à cette divine volonté.

« Faites silence », réclame la messagère, avant de pénétrer dans la tente royale où Louis IX se meurt. Un accord très doux à l’orgue, quelques coups de timbale et la cloche annoncent la fin prochaine.

SCÈNE VII : 
« NOUS IRONS À JERUSALEM ! »

Depuis le début d’août 1270, l’état de Saint Louis ne fit qu’empirer. Il exerça le commandement jusqu’à la veille de sa mort, tâchant de remplacer les nombreux chefs de l’armée qui avaient succombé, pour quitter ce monde en laissant ses affaires en ordre. Pas un instant, le Roi ne regretta cette Croisade. Il fit mettre la Croix devant lui et reçut plusieurs fois la sainte communion, se jetant à terre pour aller au-devant de son Dieu qui venait à lui.

C’est le violoncelle qui fait encore une fois entendre la mélodie de l’introït Ad te levavi pour ouvrir la scène.

Louis IX, à bout de force, est couché sur un pauvre grabat évoquant le lit de cendres sur lequel il s’était fait étendre, entouré de sa proche parenté dont nous avons le témoignage.

L’héritier, Philippe de France, lui-même malade, pleure. Pierre d’Alençon, le dixième fils du Roi, et Thibaud V de Champagne, roi de Navarre et gendre de Saint Louis, sont là, le neveu Robert II d’Artois aussi, quelques clercs... Alphonse de Poitiers, frère et disciple fidèle de Saint Louis, semble plutôt agité et inquiet, tandis que le frère Geoffroy de Beaulieu, dominicain et confesseur du Roi, tente de le calmer.

« Mais que fait Charles, frère Geoffroy ? Voilà un mois que nous l’attendons.

– Le Roi de Sicile a peut-être quelque empêchement... » répond évasivement frère Geoffroy, car pour tous, ce retard est incompréhensible. Depuis le retour d’Amaury de La Roche le 24 juillet, on annonçait son arrivée imminente...

« Le 27 juillet, écrit Hélary, Pierre de Condé écrit à son correspondant :

 Les nôtres attendent, pour poursuivre les Sarrasins, le roi de Sicile qui doit arriver d’un jour à l’autre. ” On espère alors que Charles débarquera sous une semaine. Le 29 juillet, Olivier de Termes arrive de Sicile. Le roi Charles, dit-il, “ est au port, prêt à monter dans sa nef pour venir ” ; il sera là sous trois jours. Trois semaines plus tard, le 21 août, dans la lettre qu’il écrit à l’abbé de Saint-­Denis, Pierre de Condé fait part à ce dernier de son espoir que le roi de Sicile ne tarde plus. » Ce faux espoir entretenu par ces échanges, était relayé sur place par le templier Amaury de La Roche qui, chaque fois que Saint Louis voulait lancer son armée contre les Sarrasins, s’interposait en disant qu’il fallait attendre le roi de Sicile. L’humble Saint Louis se rangeait au conseil, la mort dans l’âme de voir tant d’occasions manquées.

Aucun document ne permet de connaître les sentiments du comte de Poitiers, mais nous lui attribuons l’impatience qui régnait parmi les barons : « Notre armée victorieuse est accablée par la famine et l’épidémie, par manque des vivres qu’il devrait nous apporter. » La tension monte avec les trémolos aux violoncelles. En effet, les vivres qu’avaient apportés les Français ne se conservèrent pas dans le climat tunisien et le ravitaillement sicilien était à Syracuse, sans qu’on prît souci de l’acheminer à Tunis.

« Et Louis... chante Alphonse, qui, prenant un ton accusateur, poursuit sa phrase, j’espère pour Charles que ce retard n’est pas délibéré, car il aurait la mort de notre frère sur la conscience ! » Toutes les cordes en trémolo et crescendo, avec le renfort des cuivres, accentuent encore la tension, mais frère Geoffroy l’arrête. Il est, cependant, difficile de ne pas suspecter Charles ; il y a tant de charges contre lui et ce n’est pas terminé...

« Allons, comte, calmez-vous, déclare le dominicain avec autorité. Dieu le veut ainsi... rejoignons plutôt le Roi qui se meurt. »

Car Dieu a voulu que Louis IX meure sur les côtes tunisiennes, et c’est ce qu’il nous faut considérer en tout premier lieu.

Le 25 août 1270, à trois heures de l’après-midi, Saint Louis, le Roi croisé, a conquis la Jérusalem céleste.

Les deux hommes s’approchent du touchant groupe de Saint Louis mourant, entouré de ses enfants. Le pauvre Philippe, qui ne s’attendait pas à monter si vite sur le trône, est effondré. Saint Louis, calme et paisible, le console, en duo avec le violoncelle à l’aigu : « Beau fils, ne pleure pas. Tu vas régner sur la France à ma place, le plus beau royaume qui soit sous le Ciel. » Cette phrase est mise dans la bouche du saint Roi par Ghéon, mais toutes les suivantes sont tirées des Enseignements que Saint Louis avait rédigés pour son fils et héritier. Bien qu’écrits avant la Croisade, ils forment un véritable « Miroir des Rois de France » et apparaissent comme le testament spirituel de Saint Louis. Ce discours, dont on ne chantera qu’un très court extrait accompagné par un trio de cordes en imitations, trouve donc tout naturellement sa place ici : « Applique tout ton cœur à aimer Dieu, sans cela nul ne peut être sauvé. Aime tout ce qui est bien, déteste le mal quel qu’il soit. Rends souvent grâces à Dieu de tous ses bienfaits, de sorte que tu sois digne d’en avoir encore davantage. »

Puis, Saint Louis, élevant sa main droite au-dessus de la tête de son héritier, chante la conclusion de ses Enseignements qui se présente comme une bénédiction du saint Roi à sa postérité. L’instant est solennel et la musique y contribue :

« Mon cher fils, je te donne toutes les bénédictions qu’un bon père peut donner à son fils. Que la benoîte Trinité et tous les saints te gardent et défendent de tous maux. Que Dieu te donne la grâce de faire toujours sa volonté, de telle sorte qu’il soit honoré par toi, et que, toi et moi, nous puissions, après cette vie mortelle, être ensemble avec Lui et chanter sans fin ses louanges. »

Soudain, coup de théâtre, un Croisé entre et s’écrie, accompagné de la caisse claire : « Sire, la flotte de votre frère Charles d’Anjou est signalée. » Le comte de Poitiers ne peut s’empêcher de lancer sur un ton excédé : « C’est maintenant qu’il arrive ! »

Le roi de Sicile débarqua en effet le jour même de la mort de Saint Louis... À toute extrémité, le malade ne put formuler qu’un ordre à l’adresse de son frère : « Il ne me verra plus. Qu’il ne se soucie pas de moi. Qu’il attaque aussitôt. » Comme lui-même aurait fait.

Cependant, pour ses bien-aimés sujets, il est plus disert : « Beau Sire Dieu, aie merci de ces pauvres gens que j’ai conduits ici et reconduis-les dans leur pays. Surtout, qu’ils ne tombent pas entre les mains des infidèles et ne soient obligés de renier ton Saint Nom. » C’est toujours cette crainte de l’infidélité et de l’apostasie qui hante Saint Louis. Tous ces Croisés sont venus au Nom du Christ et il se glace en songeant que cette expédition pourrait devenir l’occasion d’un tel reniement...

Après avoir reçu l’extrême-onction, le Roi entra en agonie. Joinville, qui tient ses informations de Pierre d’Alençon, raconte « qu’à l’approche de la mort, il appela les saints à son aide et secours, et particulièrement Monseigneur saint Jacques. Il invoqua ensuite Monseigneur saint Denis de France. J’ai entendu dire encore à Monseigneur d’Alençon que son père réclamait Madame sainte Geneviève. » Nous ajoutons « Madame Marie », selon le titre qu’il affectionnait : « Douce Dame de mon cœur... »

« Peu de temps après, écrit Guillaume de Saint-­Pathus, le benoît Roi dit ces paroles en latin : “ Père, je remets mon esprit en ta garde. ” » Ce que chante le chœur, sur un ton paisible, mais bientôt la flûte et la clarinette font entendre la mélodie grégorienne du psaume 121, « Lætatus sum. – J’étais dans la joie quand on m’a dit :  Allons à la Maison du Seigneur ! ” » Le Roi s’écrie, tendu vers le Ciel : « Oh ! Jérusalem, Jérusalem ! Nous irons à Jérusalem ! »

Puis, celui qui avait fait de la prière de l’Église l’expression même de son amour de Dieu, à l’instant suprême, récite un verset de psaume : « Introibo in domum tuam. Adorabo ad templum sanctum tuum, et confitebor Nomini tuo.J’entrerai dans ta Maison, prosterné vers ton Temple saint, je rends grâce à ton Nom. »

« Après, raconte le comte d’Alençon, le saint roi mit ses mains sur sa poitrine et en regardant vers le Ciel rendit à notre Créateur son esprit en cette heure même que le Fils de Dieu mourut pour le salut du monde sur la Croix. »

C’était le lundi 25 août 1270, à trois heures de l’après-midi. Saint Louis, le roi-croisé, avait conquis la Jérusalem céleste.

Le verset qu’il entonna est en réalité le mélange de deux versets de psaumes différents, le cinquième et le cent trente-septième, dont quelques mots sont les mêmes. Comme Notre-Seigneur, entonnant le psaume 21 sur la Croix, exprimait par là en quelles dispositions il rendait l’esprit, de même Saint Louis, sa très fidèle image, dévoile ce qui occupe son cœur royal. C’est pourquoi le chœur final est composé du psaume 137 en entier ; il convient si bien au saint Roi ! Les religieux l’entonnent, à la manière de la psalmodie, alternant avec les autres assistants. Ce psaume messianique est le chant d’action de grâces pour une délivrance royale, le chant de confiance d’un roi humilié. Saint Louis l’a fait sien et, soit dit en passant, notre Père aussi !

« Je te rends grâces, Seigneur, de tout mon cœur.
Car tu as écouté les appels de ma bouche. »

Dès les premiers mots, c’est tout l’amour sans mesure de Saint Louis pour Dieu, le Christ, sa Mère que ce psaume exprime. Il veut chanter sa reconnaissance devant toute la cour céleste :

« En présence des anges, je chante pour Toi. »

Le verset suivant étant la dernière parole de Saint Louis au soir de sa vie, tout se tait pour l’écouter chanter seul, discrètement soutenu par l’orgue, lentement, de sa voix mourante :

« Prosterné vers ton Temple saint,
Je rends grâces à ton Nom. »

« Introibo in domum tuam »... Il est sur le point de pénétrer dans le Saint des Saints de la Jérusalem céleste, là où nul ne peut entrer sans une grâce de Dieu. Cette grâce, ne l’a-t-il pas reçue par le Nom même du Christ pour qui il a combattu ? Action de grâces pour l’infinie bonté de Dieu !

« Je te rends grâces pour ta miséricorde et ta fidélité, car tu as magnifié ton saint Nom au-dessus de tout. »

Le chant s’arrête un instant et la musique devient douce et triste, mais paisible... Saint Louis rend sa si belle âme à son Créateur et Maître. Le chœur prend alors le relais, d’abord hommes et femmes alternés, puis réunis :

« Le jour où je t’ai invoqué, tu m’as exaucé,
Tu as accru le courage en mon âme. »

Comme Jésus suppliant sur la Croix a été exaucé, Saint Louis sait qu’il est exaucé puisqu’il rend grâces, non pas parce que Dieu a fait un miracle pour son élu, le voilà à la mort, mais parce que Dieu lui a donné le courage d’accomplir sa mission jusqu’au bout, la même que le Christ : donner sa vie pour ceux qu’il aime, en parfaite obéissance à son très chéri Père céleste. C’est admirable ! Tous doivent en convenir :

« Tous les rois de la terre, Seigneur, te célébreront,
Quand ils apprendront les arrêts de ta bouche.
Ils chanteront les voies du Seigneur »

Par sa fidélité, Saint Louis est devenu l’exemple de tous les rois de la terre. Quel exploit digne des plus grands martyrs a-t-il accompli pour être ainsi reconnu... mais Saint Louis sait bien qu’il n’y est pour rien et rapporte toute la gloire à son Dieu.

« Qu’elle est grande la gloire du Seigneur !
Oui, le Seigneur est élevé,
Il voit l’humble, mais de loin maudit le superbe. »

Qu’y a-t-il de plus humble que ce puissant Roi de France réduit à cet état misérable, étendu sur un lit de cendres, mourant de la maladie la plus humiliante ? Il est comme Jésus en Croix : « Yahweh a voulu l’écraser par la souffrance ; s’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours » (Is 53, 10). C’est le mystère du Cœur de Dieu, qui aime l’humilité et réprouve l’orgueil.

« Je marchais au sein de la détresse,
Tu me rends la vie.
Devant la fureur de mes ennemis
Tu étends ta main et ta droite me sauve. »

Saint Louis fut réellement rendu à la vie, par deux fois, lors de sa guérison miraculeuse de 1244 et de sa captivité de 1250, mais aujourd’hui, la droite du Seigneur le sauvera définitivement à la face de ses ennemis. Saint Louis peut dire avec confiance : mission accomplie, tout est consommé.

Du haut du Ciel, il ne fait pas de doute que Saint Louis continue ce psaume au pied de ses célestes Suzerains, Jésus et Marie, vrais Roi et Reine de France :

« Le Seigneur achèvera ce qu’il a fait pour moi.
Seigneur, ta miséricorde est éternelle :
Ne cesse pas l’œuvre de tes mains ! »

Saint Louis sait que le Seigneur ne laissera pas pourrir le grain sans qu’il porte beaucoup de fruits. Dieu est fidèle et sa miséricorde est éternelle. S’il a soutenu son serviteur jusqu’à cette dernière heure du sacrifice, Dieu ne peut pas abandonner l’œuvre qu’il a entreprise avec un si pur instrument. Par de tels saints, Dieu manifeste qu’il n’abandonnera jamais la France.

Le chœur final se termine par le Gloria Patri qui conclut tous les psaumes de l’office divin. Éclatante, brillante, avec un thème enlevé en rythmes pointés repris à toutes les parties et aux instruments, cette louange éternelle à la Trinité nous mène à une sorte de petite fugue sur le premier thème de l’oratorio, Ad te levavi, à « et in sæcula sæculorum ». Un court développement au début de l’Amen fait passer les premières notes du thème d’une voix et d’un instrument à l’autre jusqu’à ce qu’on entende le retour de la mélodie du Gloria Patri aux rythmes pointés, qui se mêle à l’autre thème. Cette rencontre des deux airs aboutit à une longue pédale de dominante où la musique devient de plus en plus exubérante et enfin, l’accord final est posé, se prolongeant en une majestueuse pédale de tonique.

Que le Christ-Roi et Marie-Reine, par l’intercession de Saint Louis, ne cessent pas leur œuvre avant que tout soit achevé ; qu’ils sauvent enfin la fille aînée de l’Église pour qu’elle redevienne l’instrument des divines volontés, le glaive et le bouclier de la Sainte Église, pour l’extension de leur Règne dans le monde et le salut des âmes.

ÉPILOGUE : 
LE SAINT DE VITRAIL 
DE LA CATHÉDRALE DE FRANCE

La mort de Saint Louis devait-elle fatalement marquer la fin de la huitième Croisade ? Cet épilogue, qui dépasse les limites de notre oratorio, répondra à la question.

Charles d’Anjou, apprenant la mort de son frère, voulut entrer avec éclat dans le camp pour relever le moral en berne de l’armée croisée. Elle en avait besoin, car elle se trouvait à cette heure sans chef pour la conduire, le nouveau roi Philippe étant malade, gardait le lit. Avec tout le prestige de chef de guerre qu’il s’était acquis lors de sa campagne sicilienne, Charles fut tout naturellement reconnu par tous comme étant l’autorité qu’il leur fallait. Il installa son camp au-devant de celui du Roi de France, plus près de Tunis, pour prendre le contrôle des opérations et, secrètement, entrer en contact avec le calife.

Charles d’Anjou montrait des qualités semblables à celles de Saint Louis, à la seule différence – essentielle – que Louis IX était saint, et Charles, dévoré d’ambition. S’il y a un coupable à l’échec de la huitième Croisade, c’est lui.

C’est l’Orient qui le fascinait... et il ne manifesta qu’un complet désintérêt pour la Croisade de Tunis. Lorsqu’il débarqua sur les côtes africaines, il n’avait qu’un but : faire cesser cette Croisade qu’il jugeait inutile.

Après deux éclatantes victoires de Charles d’Anjou, le 4 septembre et le 2 octobre, le calife entreprit des pourparlers de paix, à n’importe quel prix. C’était d’autant plus facile que les relations entre Charles et Al-Mostancir étaient bien engagées. Le 30 octobre, on vint à un accord, il tenait en un mot : rétablir l’état antérieur à la Croisade.

Ce rétablissement arrangeait bien Charles d’Anjou qui ne voyait pas l’intérêt de la conquête de Tunis. En revanche, pour marquer qu’il était vainqueur, il se montra impitoyable. Le calife s’engagea à verser une fortune aux vainqueurs. Le tribut que versait le calife à l’empereur Frédéric II et qu’il avait cessé de payer au moment de la conquête sicilienne, était rétabli en faveur de Charles et le montant en fut même doublé par rapport à ce que touchait l’empereur. Le traité signé, Charles imposa à tous de reprendre la mer pour la Sicile, la Croisade étant ainsi achevée. Pour sauver l’honneur et faire taire les consciences, on promit de repartir en Terre sainte à la première occasion.

Si la popularité du roi de Sicile était immense à son arrivée, elle connut une chute après la conclusion du traité. Tous les contemporains, mis à part les farouches partisans de l’Angevin, furent scandalisés de la trahison et de la cupidité de Charles. Il repartait plus riche qu’il n’était venu, et plus que les autres, à croire qu’il n’avait débarqué que pour cela... Et qu’y gagnait la Chrétienté ? Et que devenait le plan de Saint Louis ?

Le Roi défunt aurait agi bien autrement, en vue du salut des âmes. Après avoir demandé avec bienveillance une rançon décente, il aurait surtout exigé la liberté de prêcher et d’exercer la religion catholique publiquement, en laissant un représentant avec une troupe armée pour assurer l’ordre, la liberté des chrétiens et la sécurité des nouveaux convertis. Avec la grâce de Dieu, le calife aurait été touché par tant d’aménité...

Le 10 novembre 1270, alors que les Croisés se préparaient à passer la mer, Édouard, fils d’Henri III d’Angleterre et neveu de Saint Louis, arrivait avec ses troupes. Il fut outré de voir son nom figurer dans la liste des signataires du traité et voulut qu’on le rayât. De tous les barons, il fut le seul, avec son contingent anglais, à se rendre en Terre sainte, au printemps 1271.

Le jeudi 20 novembre, Charles prit la mer le premier pour organiser l’arrivée de la flotte, tandis que Philippe III, la famille royale et les grands barons ne partirent que le samedi vers midi. Le dimanche 23 novembre, à peine les vaisseaux portant les Croisés étaient-ils en mer qu’une effrayante tempête se déchaîna. Elle dura deux jours et une nuit. Dix-huit navires coulèrent « comme des pierres », dit un témoin, et quatre mille personnes périrent noyées dans la catastrophe. Les rescapés du désastre n’avaient qu’un mot à la bouche : châtiment de Dieu ! Ce retour ne plaisait pas à Dieu... on trahissait Saint Louis. Il se trouva que seule la flotte d’Édouard n’eut aucun dommage à déplorer...

Le retour en France de la pauvre armée croisée fut parsemé de malheurs semblables. La huitième et dernière Croisade s’avérait un échec complet. Toutefois, lumière dans les ténèbres, Saint Louis n’abandonnait pas ses troupes et rentrait avec elles, frère Geoffroy de Beaulieu étant chargé de rapporter en France les ossements et le cœur du saint Roi. Pour consoler son peuple, Saint Louis opéra d’innombrables miracles.

Charles d’Anjou éprouva-t-il quelque regret ? Il n’en eut pas le temps, car il fut repris par sa chimère d’un empire méditerranéen. En 1282, Charles Ier de Sicile cumulait les titres : roi de Sicile, de Jérusalem et d’Albanie, comte de Provence et de Forcalquier, d’Anjou et du Maine, régent d’Achaïe, sénateur de Rome, par sa victoire il se disait seigneur de Tunis, et son influence s’immisçait dans plusieurs provinces du nord de l’Italie, il ne lui manquait que d’être empereur de Constantinople. Cependant, à l’heure des vêpres de Pâques, le 29 mars 1282, une émeute éclata à Palerme, conduisant au massacre des Français ; la Sicile rejetait son roi. Les “ Vêpres siciliennes ” furent un coup de semonce et d’arrêt à son ambition effrénée. Le grandiose rêve angevin s’évanouissait...

Alors que Charles d’Anjou était obligé de descendre de son piédestal, Saint Louis montait irrésistiblement sur les autels. L’auréole des saints allait illuminer d’un glorieux éclat la couronne des Lys qui lui ceignait le front. Saint Louis brilla par ses vertus personnelles qui ont porté à sa perfection la fonction royale. Avec sa foi ardente, sa charité rayonnante, son sentiment aigu de la justice et son profond sens de l’État, Louis IX fut le plus beau rejeton de cette admirable race des Capétiens que notre Père aimait tant. Pur et généreux, il appelait toujours à l’héroïsme.

Il mérite bien d’être figuré dans les plus hautes verrières de la cathédrale de France, son vitrail illuminant l’édifice de sa clarté.

Dieu l’a voulu pour que ses rayons indiquent une voie à suivre, un idéal à poursuivre. Tous les rois ses successeurs, qu’ils fussent excellents ou moins bons, ont marché à sa lumière.

Si Philippe IV le Bel, mieux nommé “ le Catholique ”, put accomplir sa mission difficile de « saint de marbre pour époque tragique », c’est parce que l’exemple de son grand-père, dont il fit aboutir le procès de canonisation, l’éclairait. Comment aurait-il pu se dresser contre Boniface VIII si, avant lui, Saint Louis n’avait pas critiqué sévèrement la politique des Papes ? Quelle fermeté de cœur l’a poussé à sévir contre ses brus scandaleuses si ce n’est celle même de Saint Louis, si pur et si chaste ? Jamais Philippe le Bel n’aurait tenu s’il n’avait eu devant lui ce saint monarque qui mettait en lumière son devoir.

Et parmi les Valois frivoles, lorsque Charles V le Sage voulut prendre à cœur sa vocation royale, il n’eut qu’à lever les yeux vers cette figure de vitrail, « la fleur, disait-il, l’honneur, la lumière et le miroir non seulement de la lignée royale mais de tous les Français, lui qui n’a jamais commis de péché mortel, qui gouverna si bien le royaume et la chose publique, lui dont les faits émerveilleront le monde tant que le soleil luira, et doivent toujours inspirer les rois ses successeurs » (Charles V, Édit sur la majorité des rois de France, août 1374).

La grandeur de Louis XIV, le plus glorieux des Bourbons, lui venait d’une élection divine, mais aussi de la noble maison capétienne dont il était issu. Le Roi-Soleil au midi de sa gloire était revêtu de l’éclat du saint Roi dont les œuvres « le font briller comme un soleil » (Boniface VIII, Bulle Gloria, laus sur la canonisation de Louis IX, Orvieto, 11 août 1297). Hélas ! l’amour passionné de Saint Louis pour son Maître et Seigneur ne pénétra pas dans le cœur de Louis – pourtant Dieudonné. Alors que Louis IX s’empara de la Croix avec zèle, Louis XIV ne voulut pas prendre le Cœur que le Christ lui offrait...

Le résultat ? Ce pauvre petit roi Louis XVII, pure victime sacrée de l’ignominie révolutionnaire, immolée en expiation des rébellions de ses pères. Vulgairement appelé “ Capet ” par ses geôliers, abandonné des hommes, le fils de Saint Louis mourait de la scrofule. Tombant du vitrail capétien, les derniers feux du soir identifiaient le petit roi martyr au roi-croisé agonisant sur les côtes africaines. La déréliction était la même... le gage de renaissance aussi.

Au matin du triomphe du Cœur très unique et souverain de Jésus et Marie, la céleste lumière inondera la cathédrale de France qui tient encore tant bien que mal. Le vitrail de notre saint brillera à nouveau, il suffira de se remettre dans sa clarté et d’en vivre.

Une sainte Fille de la Charité de Troyes, sœur Apolline Andriveau, eut la révélation que Saint Louis ne cessait de prier pour la France. C’était le 15 août 1848, en l’église Saint-Jean-au-Marché de Troyes : « Le jour de son Assomption, notre glorieuse Mère a voulu me donner une idée de son triomphe. Elle était là sur son trône mitoyen entre Dieu et les anges, tous nos bons rois l’entouraient, et Saint Louis, comme il priait pour la France ! Il y a trois ans, j’ai éprouvé tout à fait la même chose, le même jour. Je pleurais réellement de bonheur et de peine ; mon bon Saint Louis que j’aime tant présentait à Marie sa couronne et son sceptre et lui donnait la France comme son domaine et sa propriété chérie. Louis XIII le regardait. Quand vint le moment de la procession à l’église, la Sainte Vierge souriait et regardait plus haut. Il me semble qu’elle me dit :  La France est à moi, elle ne périra pas, pourquoi avez-vous craint ?  Les franges d’or de son manteau se reposaient sur des habitations, sans doute des communautés, et je crus reconnaître la nôtre. »

Ainsi en soit-il aussi de notre petite Phalange de l’Immaculée Reine de France.

À la fin de l’oratorio, frère Bruno adresse un petit mot aux participants du camp : « ... Notre CRC sera invincible si nous sommes inséparables dans cette charité, c’est-à-dire dans notre amour mutuel, et le refus de la molle apostasie qui nous tente, et donc fidèles à notre amour de Jésus et Marie. »