Point 110. L’universel marché
Comme une loupe fixée sur une lettre d’un mot la grossit démesurément et ne fait plus rien voir de ce qui précède et de ce qui suit, lui ôtant toute signification, le libéral fixe son attention sur les accords de gré à gré, interprétés comme la rencontre de pures et simples forces économiques, sans frein, sans sujétion, sans réserve morale, sans visage humain. Sans famille, sans nation, sans religion.
1. Tel est « le marché », aux yeux d’un libéral, mais aussi de tous les systèmes politico-économiques actuels qui perçoivent ainsi les relations économiques avec le même effet déformant. La première conséquence est que tout y prend figure de marchandise, tout peut être vendu et acheté. L’intérêt de la vie humaine est de vendre et d’acheter, le progrès est de produire davantage pour vendre et gagner plus, et d’acheter pour consommer. Il en est résulté une prodigieuse accélération et croissance des échanges, donc de la production des biens, même culturels et religieux, de la mobilisation de l’épargne, de la commercialisation de toutes choses, une augmentation fantastique de la consommation et du gaspillage, en fin de compte, une combustion et un anéantissement des richesses naturelles mondiales.
Par la magie de « l’économie de marché », tout l’homme, ou tout homme, va enfin connaître la satisfaction de ses besoins et de tous ses désirs dans une abondance universelle. Le Progrès libéral est foncièrement philanthropique.
2. C’est pour atteindre cet idéal qui flatte exclusivement l’intérêt et les passions de l’individu humain, sa cupidité, son envie, son orgueil, que le capitalisme libéral a détruit toutes les barrières qui freinaient son expansion, liquidé tous les obstacles et brisé toutes les tentatives réactionnaires.
La vie rurale, communale, a été la première sacrifiée aux exigences du progrès industriel : par la suppression violente de l’exploitation familiale rurale avec le système des enclosures en Angleterre, en France par la liquidation révolutionnaire des biens communaux, partout dans le monde par l’exode rural et la concentration urbaine amplifiant immensément le marché du travail au détriment de l’écologie familiale et de sa prudence domestique. L’homme aussi devient marchandise.
Dans un second temps, le capitalisme libéral a empêché la formation de nouveaux cadres sociaux, tels que les syndicats ouvriers et mutuelles populaires, mais plus encore les réveils nationaux ou religieux, dans la mesure où ils entraveraient la pleine liberté du marché, condition absolue du progrès général.
3. La rançon de l’abondance des biens industriels et de l’accroissement illimité de la consommation commence seulement à être aperçue du grand nombre. C’est la perte de toute liberté, la mutilation de toute autre vie que celle du marché, l’impossibilité de sortir de cette passion de l’avoir qui, plus que tout, dépouille et avilit l’être : aliénation du sujet aux objets, dont on découvre enfin qu’elle n’est pas une théorie innocente, mais un système de domination ploutocratique.