III. Le martyre de sainte Catherine Labouré
Dès le mois de février 1831, sœur Catherine était affectée à la maison de Reuilly, dont dépendait un hospice dans la banlieue-est de Paris. Elle y restera jusqu'à sa mort en 1876, reléguée vraiment à la dernière place, mais la chérissant parce qu'elle la maintenait loin du monde, comme cachée sous le voile de la Sainte Vierge.
« Sœur Catherine ? disait-on, mais c'est la sœur du poulailler de Reuilly ! » (…) Son humilité confondante la mettait à l'abri de toute indiscrétion ; elle garda fidèlement le Secret de la Reine, se contentant d'en rappeler les exigences à ses ministres quand ceux-ci tardaient trop à les accomplir.
Et d'abord, la frappe des médailles. Par deux fois, en 1831, elle tenta de se faire entendre de son confesseur. En vain.
Sœur Catherine s'en plaignit dans son oraison :
« Ma bonne Mère, vous voyez bien qu'il ne me croit pas.
– Sois tranquille, lui fut-il répondu, un jour viendra où il fera ce que je désire : il est mon serviteur, il craindrait de me déplaire. »
Réconfortée par ces paroles, sœur Catherine, qui avait un respect sacré pour ses supérieurs, osa quand même déclarer à son confesseur, lors d'une troisième entrevue :
« Mon Père, la Sainte Vierge est fâchée. »
Monsieur Aladel, faisant alors retour sur lui-même, comprit qu'Elle ne pouvait être fâchée que contre lui ! Il entreprit les démarches nécessaires auprès de l'archevêque de Paris, Mgr de Quelen, qui accorda derechef l'autorisation. Les “ médailles de l'Immaculée Conception ”, distribuées lors de l'épidémie de choléra qui ravageait la France en cet été 1832, opérèrent tout de suite de tels prodiges qu'elles méritèrent bientôt le nom populaire de “ Médailles miraculeuses ”.
L'Association des Enfants de Marie, dont la Sainte Vierge avait annoncé la création et dont Elle avait voulu que Monsieur Aladel soit le premier directeur, fut acceptée par les autorités ecclésiastiques.
Quant à la chapelle des apparitions, il fallait que la sœur fît connaître ce que Notre-Dame avait dit : « Venez au pied de cet autel, là, les grâces seront répandues... » Malheureusement, ses supérieurs n'y étaient guère disposés, dans la crainte de perturber le noviciat, et ils persisteront dans leur refus... pendant cinquante ans ! (...)
NOTRE-DAME DES VICTOIRES
Un jour de 1834, un vénérable prêtre de Paris, qui venait de lire la notice de la Médaille composée par son ami, Monsieur Aladel, lui donna ce conseil : « Vous devriez instituer un pèlerinage dans la chapelle des sœurs en mémoire de la glorieuse manifestation. » Ce prêtre était... l'abbé des Genettes, curé de Notre-Dame des Victoires ! Et c'est lui qui, deux ans plus tard, recevra l'inspiration céleste de consacrer « sa paroisse au Très Saint et Immaculé Cœur de Marie », d'y fonder une Archiconfrérie, à laquelle il s'empressera de donner comme signe distinctif l'humble Médaille de la rue du Bac. (…)
Sœur Catherine confiait à ses compagnes, avec un ton de regret qui les impressionnait : « Savez-vous que Notre-Dame des Victoires a été privilégiée de toutes les grâces promises par la Sainte Vierge à notre chapelle ? » (…)
LA SALETTE
1846 : Notre-Dame décida de revenir et de reprendre les choses « par le commencement », comme notre Père l'a expliqué dans son étude sur La Salette. Aux deux petits bergers de la Montagne, choisis pour être ses messagers auprès de “ son peuple ”, la Vierge Marie montra un visage empreint d'une immense tristesse. (…)
UNE CROIX MYSTÉRIEUSE
1848 : la Révolution gronde de nouveau dans Paris. Au mois de juillet, sœur Catherine adresse à Monsieur Aladel un billet, mais dont personne, à notre connaissance, n'a encore su élucider la teneur. (…)
Retranscrite dans sa forme brute, en un style prophétique, presque apocalyptique, cette vision ne semble pas s'appliquer uniquement aux événements de 1848. Il est question en effet d'une « Croix recouverte d'un crêpe noir, portée par des hommes à la figure courroucée et répandant la terreur dans les cœurs, puis tombant à terre » ; alors « un bras paraît, une voix se fait entendre : “ Le sang coule ! l'innocent meurt, le pasteur donne sa vie pour ses brebis. ” » (…) À la fin éclate le triomphe de la Croix, érigée sur le parvis de Notre-Dame, au pied de laquelle reposent « une partie des morts et des blessés pendant ces événements si pénibles ». Quels sont ces événements ? L'interrogation reste sans réponse ; mais les contacts avec le troisième Secret de Fatima sont remarquables....
« Cette Croix, dite “ de la Victoire ”, m'apparut, ajoute la sœur, de toute beauté, Notre-Seigneur était comme s'il venait de mourir, la couronne d'épines sur la tête, les cheveux épars dans la couronne par-derrière, la tête penchée du côté du cœur, la plaie du côté droit me paraissait avoir trois travers de doigt de longueur, et tombent des gouttes de sang. Cette Croix m'a paru d'un bois précieux, étranger, et garnie en or ou dorée. »
LOURDES
1854 : Le pape Pie IX proclame solennellement le dogme de l'Immaculée Conception. La diffusion prodigieuse de la Médaille miraculeuse à travers le monde entier y a préparé providentiellement les esprits et les cœurs. (…)
Mais la chapelle des apparitions n'était toujours pas ouverte, et le message de la “ Vierge au globe ” restait en partie occulté. La pauvre sœur Catherine s'en désolait : on a retrouvé dans ses papiers, après sa mort, ce petit mot qui en dit long sur sa détresse intime : « Ma bonne Mère, jusqu'ici on ne veut pas faire ce que vous voulez, manifestez-vous ailleurs. » C'était en janvier 1858... Le mois suivant, l'Immaculée apparaissait à Lourdes. (...)
Le 25 mars, quand Bernadette demanda son nom à la belle Dame, celle-ci étendit les bras comme à la rue du Bac, puis, joignant les mains à hauteur de sa poitrine et levant les yeux au Ciel, elle prononça ces mots ineffables : « Que soy era Immaculada Conceptiou. » « Vous voyez, c'est bien la nôtre ! » dira sœur Catherine, quand elle en aura connaissance, et elle laissera échapper cette plainte : « Dire que ces miracles [qui se multipliaient aussitôt à Lourdes]devraient avoir lieu dans notre chapelle ! » (...)
LE CIEL DE PONTMAIN
1870. (…) En juillet la guerre est déclarée entre la France et la Prusse. Sainte Catherine sait que nos armées capituleront. Elle le dit aux sœurs mais les assure aussi que la Sainte Vierge protègera la communauté. À l'Ouest les armées prussiennes avançaient toujours, semant partout ruines et désolation, jusqu'au jour du 17 janvier 1871... Ce soir-là, « ma sœur Catherine, placée sur la porte du jardin, fixait en silence le ciel du côté de l'ouest. Elle ne disait rien, souriant à demi et paraissait très sérieuse et recueillie, ses yeux brillaient d'un vif éclat. Une autre sœur regardait aussi : “ Le ciel est bien extraordinaire ce soir, dit-elle ,et il est plein de mystère, comme enveloppé d'un voile de crêpe léger. ” (...)
– Le Ciel porte le deuil de tous nos deuils. Qu'en dites-vous, ma sœur Catherine ? Il se passe quelque chose d'extraordinaire que nous ne voyons pas. Le ciel solennel est triste en même temps. Peut-être que la Sainte Vierge apparaît quelque part pour nous consoler.
–Peut-être, dit sœur Catherine en souriant légèrement d'un air grave. Elle est si bonne ! Je crois qu'elle apparaît quelque part, c'est la première fois que je vois le ciel comme cela. (...)
Quelques jours après, on apprenait à Reuilly que la Sainte Vierge était apparue à Pontmain. (...) Son attitude était celle de la Médaille, alors que s'inscrivait en lettres d'or dans le ciel :
« Mais priez mes enfants, Dieu vous exaucera en peu de temps. Mon fils se laisse toucher. »
Quant à la tristesse indicible qui s'empara de la Sainte Vierge lorsqu'elle tenait le crucifix sanglant, une religieuse la lut à son tour sur le visage de sœur Catherine, quelques semaines plus tard, juste avant le début de la guerre civile.
Alors qu'elles se rendaient toutes deux à l'hospice, la voyante s'arrêta soudain, saisie d'effroi :
«Ô mon Dieu, mon Dieu, que de morts, que de blessés, que de sang !... Pauvres mères, que vous allez pleurer ! Des enfants vont se battre contre leur père, des pères contre leurs enfants. Mon Dieu, que de larmes... que de sang, tous ces cadavres dans les rues, mais c'est horrible ! »
Comme l'autre religieuse lui demandait comment elle savait tout cela, elle répondit :
« –N'importe, je vous dis que je le sais. »
Durant tout le temps de la Commune de Paris, la sainte fit preuve d'un courage et d'un sang-froid extraordinaires. Prise à partie plusieurs fois par les révolutionnaires, elle réussit à les amadouer en leur distribuant des médailles ! Elle ne cessait de répéter à l'adresse de ses sœurs que la Sainte Vierge était là, qu'Elle les protégerait, qu'il suffisait d'avoir confiance...
LA PRIÈRE POUR LE RETOUR DU ROI TRÈS CHRÉTIEN
1873 : On parlait beaucoup en France de restauration monarchique. (...) Sœur Catherine était, elle aussi, légitimiste, comme en témoigne une prière recopiée de sa main, que l'on retrouvera dans ses papiers, après sa mort : « Rendez et consolidez le trône que vous avez rendu tant de fois au fils de Saint Louis ; éclairez son esprit, remplissez son cœur ; soyez son conseil et son appui ; qu'il marche constamment dans les voies de la justice et soit enfin un jour Roi selon votre Cœur, qui captive celui de tous ses sujets. »
Mais pour sainte Catherine, comme pour tous les autres saints du XIXe siècle, la restauration monarchique était une grâce, qu'il fallait demander à l'Immaculée, seule capable d'opérer ce miracle.
LE SECRET ENFIN DÉVOILÉ
1876 : Sœur Catherine pressent que sa fin est proche. Elle accepte par obéissance d'être photographiée, mais elle se dit avec angoisse qu'elle va revoir la Sainte Vierge alors que sa mission n'est pas entièrement accomplie : la chapelle de la rue du Bac n'est toujours pas ouverte au culte public (elle ne le sera qu'en 1880), et aucune statue ne représente encore la Reine de l'univers avec le globe dans les mains. (...)
Les larmes aux yeux, elle déclara à sa supérieure :
« Désormais, je ne vivrai plus longtemps. Je crois que le moment est venu de parler... Vous savez de quoi ?
–Ma bonne sœur Catherine, répondit la supérieure, je me doute bien, il est vrai, que vous avez reçu la Médaille miraculeuse, mais, par discrétion, je ne vous en ai jamais parlé.
–Eh bien ! ma sœur, demain, je consulterai la Sainte Vierge dans mon oraison. Si Elle me dit de tout raconter, je le ferai. Sinon, je garderai le silence. »
La “ sainte du silence ” allait-elle enfin confier son secret ? Le lendemain, à 10 heures, elle fit savoir à sa supérieure qu'elle avait à lui parler, et c'est là, dans le pauvre bureau de l'hospice, les deux religieuses restant debout l'une en face de l'autre, que la vieille sœur raconta tout, avec une précision et une facilité d'élocution qui stupéfièrent sa supérieure. (...) Celle-ci fit sculpter une statue à Paris, dernière consolation de la sainte. Elle reçut cette modeste représentation à Reuilly, où l'on peut toujours la vénérer. (...)
PELLEVOISIN
Cette même année 1876, dans un petit village du Berry, à Pellevoisin, l'Immaculée apparaissait à une humble jeune fille, Estelle Faguette, lui disant au sujet de la France :
« La France, que n'ai-je pas fait pour elle, et pourtant elle refuse d'entendre. Je ne peux plus retenir le bras de mon Fils. » (…)
Pourtant Notre-Dame sera toujours là. Elle a promis que jamais elle n'abandonnerait son peuple, même infidèle. À Pellevoisin, Elle rappela que son Cœur n'était que miséricorde :
« Je suis venue particulièrement pour la conversion des pécheurs. Les trésors de mon Fils sont ouverts, qu'ils prient... »
C'est bien ce que sœur Catherine disait à Reuilly, en ce mois de décembre 1876 : « Tout dépendra de la prière, mais la prière bien faite ; elle arrêtera bien des malheurs, ils ne pourront pas faire tout le mal qu'ils voudraient... (…) Pour elle, son invocation préférée à l'Immaculée Conception était :“ Terreur des démons, priez pour nous ! ”
TESTAMENT SPIRITUEL DE SAINTE CATHERINE
Quelques heures avant sa mort, sainte Catherine fit encore à sa supérieure cette confidence, qui ressemble à un testament spirituel (...) :
« La Sainte Vierge est peinée, parce qu'on ne fait pas assez de cas du trésor qu'Elle a donné à la communauté dans la dévotion à l'Immaculée Conception ; on ne sait pas en profiter ; mais surtout parce qu'on ne dit pas bien le chapelet. La Sainte Vierge a promis d'accorder des grâces particulières chaque fois que l'on priera dans la chapelle : mais surtout une augmentation de pureté, cette pureté d'esprit, de cœur, de volonté qui est le pur amour. » (…)
Au soir du 31 décembre 1876, sœur Catherine Labouré s'éteignait paisiblement au milieu de ses sœurs, heureuse « d'aller retrouver Notre-Seigneur, la Sainte Vierge et saint Vincent », disait-elle. Elle leur laissait un double héritage : le trésor de ses vertus cachées, et la fermeté de son beau témoignage, soutenu durant près de cinquante ans, silencieusement, en faveur des volontés de l'Immaculée. (...)
Extraits de la CRC n° 370, sept. 2000, p. 25-34