NOTRE-DAME DE LA SALETTE
Catholique en son peuple, ses saints, sa hiérarchie
ON ne peut guère imaginer plus simple mystère que celui de La Salette. Une seule apparition, le 19 septembre 1846, à deux bergers, un bref message qu'ils gardent en mémoire sans aucune défaillance, mi-parti en langue française qu'ils écoutent et retiennent sans en rien comprendre et mi-parti en patois. Le message est pour tout le monde : « Vous le ferez passer à tout mon peuple. » Cependant, la « belle Dame » interrompra ce discours, pour dire à l'un puis à l'autre un secret, chacun le sien que l'autre ne saura pas, secrets qu'ils ne voudront jamais dire durant cinq ans malgré les tentatives multiples, insinuantes ou brutales pour les y amener. Et puis, la Sainte Vierge, car c'est Elle, puisqu'elle parle de Jésus comme de son Fils, s'enlèvera au Ciel, tournant les yeux vers Rome selon ce que verra et comprendra Mélanie. Ensuite, le fait ne se reproduira pas et rien de céleste ne donnera d'éclaircissement sur cet événement qui, donc, se suffit à lui-même. (...)
LA DIVINE ORTHODROMIE
Pour retrouver l'effet que cette apparition eut immédiatement dans le bon peuple catholique de France, j'aime à citer le témoignage du grand cardinal de Cabrières, archevêque de Montpellier. Voici ce qu'il écrira en 1915 :
« C'est à ce moment – septembre 1846 – que parvint, au milieu du cercle de famille, le bruit des événements mystérieux de La Salette. Ai-je besoin de dire avec quel pieux empressement ma mère, ma sœur et ses deux nièces accueillirent une semblable nouvelle ?... Elles se souvinrent de l'Apparition de la Très Sainte Vierge dans la chapelle des Filles de la Charité à Paris, en 1830 ; et s'il leur fut doux d'apprendre que seize ans après, la Mère de Dieu voulait encore apporter elle-même à son peuple privilégié les preuves de sa sollicitude, elles se demandaient pourtant si cette manifestation, toute récente, n'annonçait pas aussi quelque crise menaçante pour la tranquillité du pays, et à laquelle, par avance, la Vierge Marie promettait d'apporter le remède de sa puissante intercession.Comment n'aurais-je pas tressailli à la pensée que, non loin du pays où j'habitais, la Vierge s'était montrée, qu'elle avait parlé et pleuré ! Rien ne manquait d'ailleurs à l'austère poésie de cette apparition... »
Et de fait, la famille de Cabrières allait à l'essentiel quand elle reliait cet événement de 1846 aux apparitions de la Très Sainte Vierge, rue du Bac, en 1830, et interprétait ce nouvel avertissement comme l'annonce d'un autre châtiment – 1848 ramènera les mêmes tristes agitations populaires des “ trois glorieuses ” de 1830 – mais aussi, d'une autre miséricorde. La suite “ orthodromique ” des grandes apparitions de la Vierge Marie au dix-neuvième siècle confirmera cette forte leçon, toujours en deux parties : la première, admonestation et menaces de châtiments pour la France, fille aînée de l'Église, la seconde, promesse de pardon et de renaissance…
UN MESSAGE CONVERTISSANT
Rien de plus simple, de plus accessible que le message adressé par la Sainte Vierge au peuple et au clergé de cette époque et de ces régions pauvres et retirées. Cette “ pastorale ” parfaitement “ adaptée ” fut immédiatement comprise et porta des fruits étonnants de conversion.
Pour n'en citer que ces premiers exemples : le curé de La Salette lui-même qui s'exclamait dans sa foi naïve (sic), dès le 20 septembre : « Ah, mes enfants, que vous êtes heureux ! Vous avez vu la Sainte Vierge ! Ah, je leur disais bien, à mes paroissiens qu'il ne fallait pas travailler le dimanche ! Qu'allons-nous devenir ? » Et il en parlera le jour même dans son sermon, si ému que personne n'y comprendra rien sur le moment, mais son troupeau, éclairé bientôt sur les châtiments annoncés et la miséricorde de Dieu à obtenir, sera le premier à obéir à Notre-Dame.
Et encore celui-ci, qui convainc plus que cent discours, de la vérité du fait singulier et de son application immédiate... « Le charron Giraud, père de Maximin, était indifférent, mais point impie... Un jour, c'était le vendredi suivant l'Apparition, 25 septembre, excédé de tout ce qu'on disait de son fils, il voulut empêcher Maximin de faire publiquement son récit, le battit même, mais l'enfant en larmes lui dit : “ Mais, mon père, la Dame m'a aussi parlé de vous. – De moi, répond le père Giraud ; et qu'a-t-elle dit de moi ? ” Maximin, alors, raconte l'épisode de la terre du Coin. Stupéfaction du père Giraud de s'entendre rappeler un fait qu'il est bien sûr de n'avoir raconté à personne, et qui s'est passé sans témoins. “ Ah ! elle t'a dit cela ! C'est bien quelque chose d'extraordinaire... Eh bien ! je monterai aussi et j'examinerai. Puis, j'ai un asthme ; si c'est la Sainte Vierge qui t'a apparu et qu'elle veuille me guérir, je croirai à son Apparition, et je promets de me convertir ” »... Et tout alla ainsi. Ayant bu à la source miraculeuse, il s'en trouva subitement guéri, puis se rendit à l'église. Il y avait vingt ans qu'il ne s'était pas confessé ! Il fut un bon chrétien jusqu'à la fin de ses jours et fit une mort édifiante. Merveilleuse simplicité des choses célestes !
Le gros bourg proche de Corps en Matheysine, se convertit lui aussi, comme d'un seul bloc, renonçant à toute indifférence religieuse, retrouvant le chemin de l'Église et la pratique des sacrements, suscitant l'émerveillement du clergé de Grenoble. Et, peu de temps après, son curé, frappé d'interdit pour sa conduite scandaleuse, se repentit et se réconcilia avec l'Église d'une manière très édifiante par la grâce de Notre-Dame de La Salette. (...)
Si les larmes de la Reine des cieux et les objurgations de son Cœur maternel eurent le don de toucher les cœurs, ses paroles graves saisirent d'autant plus les esprits qu'elles connurent un début de réalisation dans les mois qui suivirent l'Apparition, figeant le rire sur les lèvres de ceux qui se moquaient de la “ Vierge paysanne ”. L'année 1847 fut une année de famine, faisant plus de cent mille victimes en France et un million en Europe. À Noël, il n'y avait plus de pommes de terre comme la Vierge l'avait annoncé. Exactement à cette époque, apparaît le phylloxéra qui ravage les vignes. Les noix – et on sait leur importance en Dauphiné – s'achètent à un prix d'or, car il n'y en a plus. Comme si cela ne suffisait pas, une épidémie décime les petits enfants, pris de tremblements, et le choléra va dévaster la France à deux reprises : au dire des témoins, sur cinq personnes qui montaient à La Salette en 1856, trois étaient en deuil.
L'ENTHOUSIASME DES SAINTS
Il importe de souligner le fait : toute la région se met en marche, non seulement physiquement par le pèlerinage à La Salette sur le lieu même de l'Apparition, mais moralement par une conversion des mœurs, calquée sur les remontrances de la “ belle Dame ”. C'est aussi en France, depuis la Révolution, la première fois que d'innombrables pèlerins accourent sans que le clergé se soit encore déclaré et mobilisé. Le pèlerinage du premier anniversaire est impressionnant : cent mille pèlerins sous une pluie torrentielle. Les récits qui en sont publiés stupéfient la France entière. Le “ Saint homme de Tours ”, le vénéré monsieur Dupont y est venu à pied et en rapporte l'heureuse nouvelle aux carmélites de Tours, parmi lesquelles la confidente de la Sainte Face, sœur Marie de Saint-Pierre, mystérieusement avertie de la céleste apparition qu'elle avait tant désirée dans ses prières.
Quelques jours après ce mémorable premier anniversaire de l'Apparition, M. Gérin, curé de la cathédrale de Grenoble, en écrit le récit à son ami, l'abbé des Genettes, curé de Notre-Dame des Victoires à Paris : « Je suis allé, le 19 septembre, sur la montagne de La Salette, ç'a été un des plus beaux jours de ma vie. Le chemin était horrible par la pluie de la veille, sans parler de sa rudesse naturelle. Arrivés enfin sur la Montagne sainte, nous avons vu avec ravissement un vrai campement d'Israël, des groupes de toutes parts à côté de leurs montures. Jamais je n'ai vu pareil spectacle... » Les dévotions de l'Église, divinement inspirées, s'appellent, se soutiennent l'une l'autre : à Notre-Dame des Victoires, la très Sainte Vierge avait offert son Cœur très Saint et Immaculé pour que les pécheurs s'y réfugient ; ici, sur la montagne de La Salette, elle se faisait leur “ Réconciliatrice ”, selon le vocable jailli spontanément de la dévotion populaire.
Des miracles se produisent, en grand nombre, et de toutes sortes. L'un d'eux, la guérison de Marguerite Guillot se produira sous les yeux du futur saint Pierre-Julien Eymard, l'apôtre de l'Eucharistie, le 8 septembre 1848. La miraculée deviendra la cofondatrice des Servantes du Saint-Sacrement. Le Père Eymard, quant à lui, avait adhéré de toute sa foi et pour toujours à La Salette. Un autre saint y viendra à son tour quelques années plus tard : don Bosco. (...)
Le saint Curé d'Ars tout d'abord fervent apôtre de La Salette, se mit à douter à de l'apparition à la suite d'une entrevue déconcertante avec Maximin. Mais il reviendra sur cette fâcheuse impression et voudra dissiper toute équivoque : « Maintenant, il ne me serait pas possible de ne pas croire à La Salette. J'ai demandé des signes pour croire à La Salette, et je les ai obtenus o n peut et on doit croire à La Salette ! »
L'ENQUÊTE DE L'ÉGLISE
Devant un tel afflux de pèlerins et une telle abondance de grâces, il appartenait à la sainte Église de se prononcer sur la vérité du Fait de La Salette en ses trois composantes : L'apparition en elle-même, le message public et les secrets donnés à chacun des deux enfants. (...)
Les premières informations datent du mois d'octobre 1846. Différents ecclésiastiques interrogent les voyants, puis adressent des rapports à l'évêque de Grenoble, Mgr de Bruillard, qui nomme bientôt un enquêteur officiel, le Père Rousselot, son vicaire général, l'un des meilleurs théologiens du diocèse. Celui-ci passe, au cours de son enquête, de l'incertitude à la foi : il deviendra l'un des plus zélés et des plus perspicaces défenseurs de La Salette. Pour le moment, il se borne à constater que l'ensemble des interrogatoires est concordant, que les récits sont véridiques, les enfants paraissant incapables de tromper ou d'être trompés, que les faits d'autre part demeurent irréductibles aux seules forces naturelles.
Le déchaînement de la presse anticléricale n'empêche pas l'évêque de réunir en novembre 1847 une commission d'enquête dans laquelle il a pris soin d'inclure quelques opposants parmi le clergé de son diocèse. Le Père Rousselot en est le rapporteur désigné, ses réponses aux douze objections contre la réalité de l'Apparition emportent l'adhésion quasi générale de ses confrères, et son rapport intitulé “ La Vérité sur l'événement de La Salette ” est adressé au pape Pie IX au mois d'août 1848. Celui-ci trouve le temps d'y répondre, le 20 septembre, en accordant sa bénédiction apostolique aux pélerins. (...)
LA TRANSMISSION DES SECRETS
La curiosité du public et l'intérêt du clergé se focalisèrent rapidement sur les fameux secrets. Par tous les moyens, on tenta de les extorquer aux voyants, qui firent preuve d'une constance invincible et ne consentirent jamais à les livrer à quiconque. Maximin, à qui l'on posait la question : « S'il fallait dire ton secret ou mourir ? » de répondre avec fermeté : « Je mourirais... je ne le dirais pas. » (...)
En 1851, ils finirent cependant par se décider à faire connaître leurs Secrets au Pape, et à lui seul. Ils les rédigent donc par écrit ; et les lettres documentaires sont transmises au Saint-Père par deux porteurs accrédités, qui étaient reçus en audience privée, le 18 juillet 1851. À la lecture de ces missives, Pie IX laissera paraître une vive émotion... Le lendemain, le cardinal Lambruschini, secrétaire d'État, déclara que le Saint-Père lui avait donné communication des Secrets de La Salette, qui sont restés, depuis lors, dans les archives pontificales. (...)
L'APPROBATION OFFICIELLE DE 1851
Le 19 septembre 1851, Mgr de Bruillard publiait un mandement pour le 5e anniversaire de l'Apparition, dans lequel il affirmait que celle-ci « porte en elle-même tous les caractères de la vérité, et que les fidèles sont fondés à la croire indubitable et certaine » (art. 1). « C'est pourquoi, pour témoigner à Dieu et à la glorieuse Vierge Marie notre vive reconnaissance ,nous autorisons le culte de Notre-Dame de La Salette. Nous permettons de la prêcher et de tirer les conséquences pratiques et morales qui ressortent de ce grand Événement. » (art. 3) « Nous défendons expressément aux fidèles et aux prêtres de notre diocèse de jamais s'élever publiquement, de vive voix ou par écrit, contre le Fait que nous proclamons aujourd'hui, et qui, dès lors, exige le respect de tous. » (art. 5)
Enfin il concluait : « Nous vous en conjurons, nos Frères bien-aimés r endez-vous dociles à la voix de Marie qui vous appelle à la pénitence, et qui, de la part de son Fils, vous menace de maux spirituels et temporels, si, restant insensibles à ses avertissements maternels, vous endurcissez vos cœurs. »
Ce n'était pas un hasard si la Sainte Vierge avait choisi de se manifester dans le diocèse d'un évêque aussi pieux et aussi méritant.Mgr Philibert de Bruillard avait été l'un des sept “ aumôniers de la guillotine ” sous la Terreur, et, sous la Restauration, « le modèle des curés de Paris » ; nommé en 1826 au siège de Grenoble, il y fit un bien considérable, en dépit des persécutions que lui valurent sous le gouvernement de Louis-Philippe ses convictions légitimistes : trois cents églises construites ou agrandies, cent paroisses érigées, un grand nombre de communautés religieuses établies, des œuvres de charité innombrables...
Un an ne s'était pas écoulé depuis son jugement doctrinal, qu'il annonçait, dans un nouveau mandement, le 1er mai 1852, l'érection d'un sanctuaire sur la montagne de l'Apparition et l'institution des Missionnaires de Notre-Dame de La Salette chargés de le desservir.
NOTRE-DAME DE LA SALETTE RÈGNE MALGRÉ SES ENNEMIS
Il revenait à Mgr Ginoulhiac, nommé évêque de Grenoble en mai 1853, de consolider l'œuvre de son prédécesseur. Cela ne se fit pas sans peine, car l'opposition avait relevé la tête et profitant des dispositions libérales du nouvel évêque, multipliait articles et pamphlets infâmes contre La Salette. Pie IX pressa alors Mgr Ginoulhiac d'intervenir. Celui-ci reprit donc le dossier, l'étudia très scrupuleusement et par un mandement en date du 4 novembre 1854, non seulement condamna le Mémoire en question mais renouvela de la manière la plus explicite et cette fois définitive, le jugement doctrinal de son prédécesseur. Le 8 décembre suivant, l'évêque de Grenoble se rendait à Rome pour y entendre la proclamation par Pie IX du dogme de l'Immaculée Conception, que, quatre ans plus tard, l'Immaculée elle-même confirmera merveilleusement à Lourdes. Ainsi, d'une montagne à l'autre, le fil de l'orthodromie mariale se déroulait, infrangible.
À La Salette, l'Église poursuivra désormais son œuvre d'une manière impeccable : celle des pèlerinages ne s'arrêtera plus, soutenue par tous les évêques de Grenoble sans exception, ni celle de ses Missionnaires qui auront à cœur de répandre la dévotion à “ Marie Médiatrice seconde de l'humanité ” (Mgr Ginoulhiac), toute-puissante et suppliante, détournant de l'humanité pécheresse les fléaux de la colère de Dieu, à condition de répondre à son appel et de lui obéir... Quant aux voyants, Mgr Ginoulhiac déclarait le 19 septembre 1855 : « La mission des bergers est finie, celle de l'Église commence.Ils peuvent s'éloigner, se disperser dans le monde, devenir infidèles à une grande grâce reçue,l'apparition de Marie n'en sera pas ébranlée ; car elle est certaine, et rien de postérieur ne peut rétroagir sur elle. »
LE PREMIER PÈLERINAGE NATIONAL
Relatons pour finir un épisode peu connu de l'histoire de La Salette. (...)
« Le Père d'Alzon, fondateur des Assomptionnistes, dès le concile Vatican I, avait eu l'idée d'une Ligue catholique pour la défense de l'Église. Ce projet se concrétisa en 1872 sous la forme d'une croisade de pèlerinages nationaux. Le premier d'entre eux avait pour but La Salette. Un à un, les obstacles furent vaincus et les pèlerins étaient... sept cents à partir de Paris, le 18 août 1872, bientôt rejoints par d'autres groupes à Dijon, Ars et Lyon. « Pèlerins !… ils l'étaient et jusqu'au fond de l'âme. Ni le respect humain, ni la crainte des fatigues ne modéraient leur ardeur… Sottes plaisanteries, injures, ne pouvaient entamer le zèle des pèlerins que venait réconforter, ici ou là, la sympathie d'autres compatriotes. À Grenoble, pourtant, l'affaire devint plus grave et peu d'avanies furent épargnées au pieux cortège : railleries, crachats, boue et pierres pleuvaient comme grêle. C'était, comme l'écrit magnifiquement le biographe du Père Picard, “ Le sacre de cette nouvelle croisade ”. Les pèlerins n'éprouvaient ni peur, ni amertume, ni haine, ni regrets : ils se contentaient de répondre aux insulteurs : “ Nous prierons bien pour vous à La Salette. ” » (...)
Le 22 août, fut fondé un Conseil général des pèlerinages qui allait donner un élan extraordinaire à cette renaissance de la foi et de la piété, que le saint pape Pie IX salua comme l'aurore d'une “ ère nouvelle ”. Toute la France catholique était ébranlée, et il s'en fallut de peu l'année suivante, que la “ restauration ” tant attendue “ de toutes choses ” ne se fasse…