L'ÉVANGILE DE PAUL
VII. La vie sacramentelle
« Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour »
ÉTUDIONS maintenant le mystère liturgique, selon l’Évangile de Paul. Le mémorial est l’essentiel de la vie liturgique, avant, pendant et après le Christ, de toute éternité.
Nous avons vu comment, dansles psaumes, le peuple d’Israël se souvenait des hauts faits de Yahweh. Le souvenir des événements fondateurs de l’histoire d’Israël est absolument essentiel à la vie du peuple d’Israël. Ce peuple attend de ce souvenir l’obtention des bénédictions divines, son pain quotidien pour ainsi dire. (...) Son espérance pour le moment présent dépend du souvenir des bienfaits de Dieu : puisqu’Il a fait tout cela pour nous autrefois, Il ne nous abandonnera pas aujourd’hui. L’attente messianique se nourrit de cette évocation du passé, et fait espérer un grand avenir. (...) C’est vraiment le propre de l’Évangile de David que d’être animé par cette espérance inconfusible en la venue du Messie (psaume 88e, par exemple).
Dans l’Évangile, c’est Jésus qui est le nouveau Moïse et qui intéresse ses disciples à son histoire à Lui et non pas à celle du passé. Rupture ! (...) Après Lui, il faudra faire mémoire des événements de sa vie, et principalement, son Sacrifice et le repas eucharistique du Jeudi Saint. Tout est centré sur le Christ et ses propres mystères.
Les mystères d’Israël sont abolis. Le peuple juif, lui, se souviendra d’une chose : c’est qu’il est un peuple à la nuque raide et au cœur de pierre, il crucifiera son Sauveur, et ne fera en cela que renouveler sa révolte contre Dieu. Il attirera sur lui le malheur final du châtiment, la nouvelle captivité de Babylone, dispersion du peuple élu, destruction de Jérusalem et du temple. (...)
Et Paul ? Là aussi, au lieu d’opposer l’ancien au nouveau testament, il va superposer, intégrer l’une à l’autre histoire, jusqu’à en montrer l’interpénétration dans le mystère liturgique. (...) Il va nous démontrer qu’avant le Christ, déjà, on se sauvait, liturgiquement, et que finalement l’histoire de l’Ancien Testament et celle de Jésus culminent dans l’histoire actuelle de l’Église, dans l’aujourd’hui liturgique. (...)
MYSTÈRE LITURGIQUE ET SACREMENTS
C’est par le texte de 1 Co 10, 1-13, exemple parfait de la typologie ou de l’allégorie dans laquelle saint Paul est passé maître, que nous allons atteindre à la définition même, l’exposition de ce qu’est la vie liturgique actuelle, dans le Christ.
Saint Paul explique aux Corinthiens que la vie dans le monde est dure, « c’est une traversée du désert », comment doivent-ils se comporter ?
Évoquant la traversée du désert du peuple hébreu, saint Paul Va nous surprendre en faisant une agada, c’est-à-dire un commentaire de l’Écriture pour la réactualiser. Pourquoi, durant l’Exode, certains ont-ils péri dans le désert, tandis que d’autres ont plu à Dieu ? À cause des aides providentielles qui leur ont été données, ces miracles hautement figuratifs de l’Exode.
« Car je ne veux pas que vous l’ignoriez, frères : nos pères ont tous été sous la nuée, tous ont passé à travers la mer, tous ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer... »
Saint Paul Voit là dans ce peuple qui passe à travers la mer et qui est protégé par la nuée, c’est-à-dire par Dieu, les symboles du Baptême. Et donc, entre ce peuple libéré d’Égypte par le miracle du passage à travers la mer Rouge, de la protection de la nuée céleste, et le peuple chrétien qui se fait baptiser, il y a une parenté.
Feuillet fait appel au Livre de la Sagesse (10, 15-18) pour nous aider à suivre le raisonnement de saint Paul : (...)
« C’est elle qui délivra un peuple saint et une race irréprochable d’une nation d’oppresseurs.
« Elle entra dans l’âme d’un serviteur du Seigneur [Moïse] et tint tête à des rois redoutables... [les pharaons]
« C’est elle qui tint lieu d’abri pendant le jour et de lumière des étoiles pendant la nuit [la nuée].
« Elle leur fit traverser la mer Rouge et les conduisit à travers l’onde immense... »
Puisque c’est la Sagesse qui a produit le miracle de la traversée de la mer Rouge et la protection de la nuée lumineuse, et que cette Sagesse de Dieu est le Fils de Dieu, l’Image de Dieu invisible, saint Paul en conclut que c’était donc déjà le Christ qui était là présent dans cette traversée de la mer Rouge, cette protection de la nuée lumineuse, et que déjà, pour ainsi dire, Il justifiait les Hébreux par un pré-baptême, par une figure du Baptême. S’ils avaient la Foi à ce moment-là, cette Foi les justifiait et les sauvait.
Saint Paul fait ainsi d’une pierre deux coups. Il montre que le Christ était à l’œuvre dans ce peuple passant le mer Rouge, tout en révélant la nature du Baptême, véritable salut pour le peuple nouveau, chrétien, comme l’a été le passage de la mer Rouge pour les Hébreux.
Le Baptême ! Premier acte liturgique, premier mystère.
Saint Paul Va suivre la même démarche pour le sacrement de l’Eucharistie.
« ... tous ont mangé le même aliment spirituel et tous ont bu le même breuvage spirituel – ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait, et ce rocher, c’était le Christ. » (1 Co 10, 3-4)
Donc, saint Paul Va nous persuader que ce peuple était nourri d’un pain matériel, la manne, mais qui leur donnait accès au pain spirituel. Quand ils buvaient de cette eau qui sortait du rocher, en fait, ils buvaient en même temps une eau spirituelle, la grâce de Dieu leur était donnée par l’Esprit du Christ.
C’est le LivredelaSagesse (16, 26) ou bien celui des Proverbes (9, 1-6) qui lui permet cette audace et justifie son interprétation allégorique.
La Sagesse est nourricière, c’est elle qui nourrit le cœur de l’homme, beaucoup plus que le pain. (...) Lorsqu’il lit que Moïse a frappé le rocher et qu’il en est sortie l’eau, Paul sait bien que ce rocher était matériel, mais il y voit une figure du rocher spirituel. Dans l’Ancien Testament, c’est Dieu qui est appelé le rocher, le roc, or Jésus-Christ est Dieu ; et puisque dans le LivredelaSagesse, c’est la Sagesse qui est une source d’eau vive, saint Paul Va unifier toutes ces données et prendre ce raccourci fantastique : « Ce rocher les suivait, c’était le Christ. »
Pourquoi leur dit-il cela ? Pourquoi leur construit-il ce midrash absolument échevelé ?
Parce qu’il pense à l’Église actuelle, qui est comme le peuple au désert. Elle a passé à travers la mer Rouge par le Baptême. Chaque jour de sa vie, elle n’a qu’à frapper au rocher pour en recevoir l’eau vive et le rocher, c’est le Christ. Et l’eau vive ou le vin, c’est la même chose, c’est ce que la Sagesse donne à ceux qu’elle aime. Le pain et le vin, c’est l’Eucharistie.
Nous avons donc dissimulé, dans ce très court texte, une immense doctrine, à savoir que la liturgie, c’est le Baptême et l’Eucharistie,et que, mystérieusement, les événements de l’Exode étaient déjà, pour les juifs, le don par le Christ lui-même de son Corps et de son Sang. Ils entraient ainsi dans la vie surnaturelle, à condition toutefois d’avoir la Foi. C’est pourquoi il ajoute :
« Cependant, ce n’est pas le plus grand nombre d’entre eux qui plut à Dieu, puisque leurs corps jonchèrent le désert. » (1 Co 10, 5)
Il s’étend sur cette infidélité des juifs pour aboutir à dire aux chrétiens : vous avez tout pour être sauvés, la Sagesse de Dieu qu’est le Christ vous a baptisés dans l’eau et l’Esprit, vous donne son Corps et son Sang ; si vous recevez ces sacrements dans la foi, si vous êtes fidèles au Christ, vous irez à la vie éternelle comme ce peuple a traversé le désert. Mais si vous ne discernez pas le Corps et le Sang du Christ, c’est-à-dire que si vous méprisez ces sacrements, si vous recevez ce Baptême, mais sans la foi, sans la pure doctrine, tout cela ne vous servira de rien et vous aussi, vos corps joncheront le désert. (...)
La vision du chemin de Damas lui a donné une idée du Christ tellement détaché de son existence terrestre, il a tellement vu le Christ comme Seigneur, qu’il lui a été très facile de comprendre et de réaliser ce que disait le LivredelaSagesse, à savoir que le Christ n’était pas enfermé dans le temps. (...) Il était déjà avec les juifs qui traversaient le désert. Il leur donnait déjà quelque chose qui préfigurait et ressemblait au Baptême et à l’Eucharistie. Dans la mesure où ils avaient foi au Christ, en recevant cette eau du rocher, en passant cette mer Rouge et en étant sous cette nuée, ils étaient baptisés et ils étaient nourris de l’Eucharistie ou des bienfaits spirituels correspondants. C’est tout à fait considérable ! (...)
La vie du peuple d’Israël au désert préfigure donc la vie de la communauté nouvelle,et elle est essentiellement constituée par le Baptême et par l’Eucharistie. En revanche et réciproquement, le Baptême et l’Eucharistie sont aussi de très grands miracles : lorsque je suis baptisé, je m’estime avec raison miraculé autant et plus que les Hébreux traversant la mer Rouge à pied sec. Lorsque je bois et mange le Corps et le Sang du Christ, je suis bénéficiaire d’un miracle beaucoup plus que les Hébreux mangeant une manne qui tombe du ciel ou buvant une eau qui vient de surgir miraculeusement du rocher. (...)
Première conclusion :
- Le Christ préexistant agissait réellement dans l’Ancien Testament, les Hébreux ont vécu par avance les sacrements de l’Église.
- L’Église, en vivant les sacrements, vit en perfection de ce que les Hébreux, déjà, avaient connu.
- C’est toujours le Christ, le Seigneur, qui accomplit sa liturgie. Et cette liturgie consiste, aussi bien dans l’Exode que dans l’Évangile, dans le mémorial annonciateur ou récapitulatif, d’action de grâces, du Baptême et de l’Eucharistie. (...)
Vous voyez donc à quelle hauteur mystique, à quelle hauteur sacrée saint Paul a élevé le Baptême et l’Eucharistie !
VIE LITURGIQUE ET SACRAMENTELLE
– La première des activités liturgiques, c’est l’annonce de l’Évangile, la prédication du mystère. C’est le sacrement essentiel, celui par lequel les autres vont venir. Il s’agit de trouver la Foi et la Foi se trouve par la prédication, nous enseigne saint Paul.
Cette prédication est double :
C’est l’écoute de la Loi et des prophètes, car les Écritures sont inspirées. C’est déjà, pour saint Paul, la révélation du mystère. C’est la révélation de la Sagesse. Il le dit très bien, dans des textes très forts : Rm 15, 4 ; 2 Tm 3, 15-16. (...) La prédication du mystère est absolument essentielle. C’est l’annonce de l’Évangile, d’abord par la Loi et les Prophètes, et ensuite, par la prédication apostolique, par la révélation même qu’opèrent les Apôtres (Rm 10, 14-21) : Fides ex auditu, c’est par l’oreille que la Foi entre dans l’homme, c’est par la Parole. Si l’Évangile ne leur est pas prêché, comment croiront-ils ? (...)
Aussi est-ce pour saint Paul un impérieux devoir :
« Oui, malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16)
La Sagesse de Dieu doit l’emporter, conquérir l’âme. C’est une œuvre sacrée, cela s’appelle la prédication ; cela s’appelle aussi la controverse. C’est un service sacré parce que cela donne aux âmes le Christ, qui est Sagesse de Dieu.
– Quand l’âme est ébranlée, changée par cette annonce de la Sagesse de Dieu, elle demande le Baptême, c’est-à-dire la mort au monde, la mort à soi-même, la mort au péché, la mort à toutes les traditions antérieures, à toutes ses erreurs antérieures pour renaître un être nouveau, un être spirituel, c’est-à-dire un être où l’Esprit-Saint parle le plus fort contre ses idées fausses, contre ses instincts mauvais, et fait triompher le Christ.
Alors, cet être devient membre du Christ, membre du corps de l’Église qui est le Christ, ou du corps du Christ qu’est l’Église. (...)
Par le Baptême, nous sommes entrés dans cette corporation qui s’appelle l’Église. Cette Église ne vit que de son Époux, elle ne peut pas vivre sans puiser dans son Époux sa Chair et son Sang, toute sa vie. C’est l’œuvre cultuelle de l’Église, c’est l’unique œuvre cultuelle. La Messe, rompre le Pain, l’Eucharistie, c’est se nourrir du Corps physique du Christ au bénéfice de son Corps spirituel qu’est l’Église. C’est une œuvre sacrée et c’est un mystère parce qu’on se nourrit au Corps du Christ immolé sur la Croix. (...)
La vie des chrétiens, c’est donc l’Eucharistie que l’on reçoit lors de la liturgie du dimanche, le premier jour de la semaine où on commémore le Christ en formant la réunion liturgique : l’Ecclesia. Voilà pourquoi la Messe du dimanche, c’est absolument nécessaire, indispensable, sous peine de péché mortel, dira le concile de Trente. On doit venir à la Messe le dimanche. C’est la réunion liturgique de la communauté fraternelle, où chacun va se revitaliser. (...)
– Ensuite, on rentrait chez soi, mais on restait chrétien. Chrétien, absolument différent des païens, des juifs, en opposition avec eux, en butte à leurs tracasseries et c’est ce que saint Paul appelle le culte spirituel. C’était donc une autre face du culte sacramentel, du culte liturgique. C’était la liturgie de la vie commune, familiale, professionnelle, elle consistait en une oblation sainte, le chrétien se faisant, à son tour, victime, uni au Christ victime.
Cf. Rm 12, 1 : c’est le commencement de ce qu’on appelle la Parénèse, c’est-à-dire la deuxième partie de l’épître, qui vise à la morale :
« Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. » (...)
À travers les siècles, les chrétiens ayant assisté à la Messe, ayant communié, sont pour huit jours, transformés par l’Esprit-Saint et capables d’être une offrande agréable, une offrande sainte aux yeux de Dieu. La vie chrétienne est une nouveauté considérable. Nous ne nous rendons plus compte à quel point cette vie-là est différente de la vie des juifs du temps, avec leur Temple de Jérusalem, toutes leurs pratiques, leurs prescriptions tatillonnes, les traditions des pharisiens. C’est une vie absolument différente de la vie des païens avec leurs cultes aux dieux horribles, sexuels, luxurieux, leurs vices dégradants. C’est aussi une vie très différente des gnoses qui commencent à sévir partout, séduisant d’autant plus les foules qu’elles sont plus étranges.
Abbé Georges de Nantes
Extraits de S 63 :L'Évangile de Paul
Conférence du jeudi matin, 15 septembre 1983