Le thomisme de l’abbé de Nantes :
le génial approfondissement

UNE fois franchi le portail de la dévotion mariale de notre Père, une visite guidée de sa doctrine totale, « cathédrale de lumière » en vérité, selon la belle expression de frère Bruno, doit débuter par les fondations dont dépend la solidité, l’ampleur et la splendeur de l’ensemble.

« Au commencement est l’être. L’existence est première », nous a appris notre Père. Cette existence, objet d’une intuition riche et confuse, accessible à tous, s’offre à notre contemplation, à notre réflexion, afin de comprendre la signification dernière des choses. D’où vient que les êtres existent ? De quelles manières existent-ils ? Et pour quelle fin ? Cette science de l’être des êtres, c’est la métaphysique. Les réponses à ces questions primordiales conditionnent tous les domaines scientifiques, humains et religieux. Encore faut-il qu’elles soient vraies : l’enjeu est crucial !

De cette science métaphysique, saint Thomas d’Aquin est le maître dont l’Église a le plus universellement reçu et enseigné la doctrine : il est le “ Docteur commun ”. Les circonstances dans lesquelles notre Père l’a rencontré pour la première fois sont savoureuses. Il n’avait pas encore dix-huit ans :

« Georges, quand auras-tu tes premières notes ?

– Mais, maman, il n’y a pas de notes en faculté. Plus de devoirs, ni de leçons !

– Alors, comment peux-tu savoir si tu travailles comme il faut ?

– Ah ! ça, c’est au jugé... »

Les lecteurs des Mémoires et récits reconnaissent Mamine interrogeant son fils sur sa vie étudiante à Lyon, au cours d’un séjour à Chônas durant l’hiver 1941-1942 (cf. Mémoires et Récits, t. I, p. 260-261).

« “ Que fais-tu donc à longueur de journée ?

– Je lis. ”

« Notez qu’à cet instant, je me trouve au plus haut de mon avantage, et donc mon attention se relâche.

“ Et que lis-tu ?

– Les grands philosophes dont nous parlent nos professeurs.

– Mais en ce moment, par exemple, lesquels ?

– Vialatoux...

– Vialatoux, cet imbécile-là ! ”

« La réponse a fusé comme un éclair, et j’en demeure médusé. “ Mais tu perds ton temps ! ” Et elle, de m’en raconter sur Vialatoux, le démocrate-chrétien, le songe-creux, dont la philosophie personnaliste était une reprise sous des dehors religieux de la vieille erreur individualiste... Maman puisait sa science inattendue, à coup sûr, dans l’Action française qui, réfugiée à Lyon, avait dû avoir affaire à ses adversaires locaux, et entre autres ce pauvre Vialatoux, justement tombé dans l’oubli aujourd’hui. Alors vint le conseil :

“ Je ne connais rien à la philosophie, me dit-elle avec la plus naturelle modestie, mais il me semble que tu ferais bien de t’attacher à l’étude d’un très grand philosophe, au point que sur toute question tu puisses dire quelle était sa position. Par exemple, saint Thomas d’Aquin... ”

« Et voilà comment je fus mis par ma mère à l’école du plus grand et du plus saint métaphysicien de tous les temps, après trois mois d’errements. Je ris maintenant de Vialatoux et je confesse en revanche que je n’ai jamais omis de m’en rapporter à saint Thomas sans m’en être grandement repenti par la suite. »

Disciple de saint Thomas, l’abbé de Nantes a néanmoins fondé son école de pensée sur une nouvelle métaphysique inaugurant par conséquent une nouvelle esthétique, une nouvelle théologie, une nouvelle apologétique, une nouvelle morale, une nouvelle politique. C’est pourquoi, en janvier 1983, ayant achevé son cycle de cours de métaphysique à la Mutualité, notre Père n’hésitait pas à écrire à ses amis : « J’avais la certitude d’avoir achevé mon œuvre la plus solide, la plus neuve, la plus difficile et la plus importante, hum ! osé-je dire, pour l’avenir de la pensée humaine. »

Alors qu’un des pires griefs que lui font certains milieux traditionalistes et bien-pensants est précisément que « l’abbé de Nantes critique saint Thomas... », cet article s’efforcera de mettre en lumière la fidélité intime et jamais reniée de notre Père à son enseignement. Tout d’abord en évoquant la figure et la doctrine du Docteur angélique, puis en retraçant les étapes par lesquelles l’abbé de Nantes fut conduit à prolonger son œuvre et à l’élargir immensément, pour atteindre enfin la plénitude de sa “ métaphysique totale ” qui renouvelle toute notre vision du monde et de la vie humaine.

SAINT THOMAS (1224-1274) DOCTEUR DE VÉRITE

LA CRISE PHILOSOPHIQUE DU TREIZIÈME SIECLE.

Pour comprendre l’œuvre de saint Thomas, il faut se plonger dans le contexte du treizième siècle de la Chrétienté, et plus précisément de la jeune ­université de Paris. On y découvre le véritable champ de bataille philosophique qui suivit l’introduction de la philosophie d’Aristote dans l’Occident chrétien pétri de la pensée de saint Augustin.

Qu’est-ce que l’augustinisme ? C’est une vision religieuse du monde, vision mystique, dans laquelle la Révélation de Dieu est première et où les créatures nous parlent des réalités surnaturelles. C’est donc la foi qui nous donne la connaissance totale de l’univers. La raison n’intervient qu’après, en subsidiarité, selon la maxime « Crede ut intelligas. Crois pour comprendre. » Malheureusement, au treizième siècle, la théologie augustinienne tendait à devenir tellement désincarnée qu’on risquait de voir se creuser un abîme entre la mystique d’un côté et les sciences naturelles de l’autre.

ARISTOTE, LA SCIENCE DES NATURES.

Aristote est un philosophe grec du quatrième siècle avant Jésus-Christ. Son génie fut de discerner, au-delà des apparences sensibles des choses, par intuition, leur substance, c’est-à-dire une structure autonome, indépendante, capable d’organiser la matière dont est constitué cet être selon une forme déterminée : de lion, de gazelle, de violoncelle ou de parapluie. Ces formes qu’il découvrait dans les choses – qu’on appelle aussi manières d’être, ou essences, ou natures –, Aristote a observé leurs ressemblances, leurs différences, leurs lois, classant ainsi tous les êtres de l’univers en espèces et en genres hiérarchisés selon leurs perfections : les minéraux, puis les végétaux, les animaux de plus en plus parfaits, les hommes et finalement, au sommet, l’être parfait, le premier moteur de l’univers, appelé “ Dieu ”. C’est sur ce substantialisme d’Aristote que se sont élaborées toutes les sciences physiques et notre civilisation occidentale.

Néanmoins, préoccupé uniquement par les essences générales, Aristote néglige d’étudier les êtres dans leur singularité et dans leur destinée individuelle : il n’y a de science que du général, dit-il ! La connaissance aristotélicienne ne s’obtient donc qu’en mutilant la réalité. Mais il y a plus grave : Aristote est un païen et toute son explication du monde est étrangère à la Révélation biblique et chrétienne. Le Dieu qu’il reconnaît au sommet de la Nature comme sa cause première est pour lui mal défini. En tout cas, le Dieu d’Aristote n’est pas un Dieu personnel et créateur. Aussi, lorsque sa pensée fut introduite en Occident, elle séduisit toute une élite intellectuelle rationaliste, orgueilleuse, qui s’en servit contre la foi, contre l’augustinisme dominant. Le conflit était d’autant plus aigu que cette philosophie d’Aristote était découverte à travers ses commentateurs musulmans, Averroès et Avicenne, qui la déformaient et l’aggravaient dans un sens matérialiste et panthéiste, franchement antichrist !

Cette nouvelle philosophie qui s’imposait irrésistiblement par sa clarté, sa rationalité, il fallait certes l’admettre, et jusque dans l’enseignement de la théologie. Malgré les augustiniens traditionalistes. Mais il fallait au préalable la dégager de toute sa gangue de paganisme. L’aristotélisme pourrait alors servir à élaborer un savoir intégral, harmonisant la raison et la foi, la nature et la grâce. Cette œuvre gigantesque, le pape Grégoire IX la confia à saint Thomas d’Aquin.

LE “ RÉALISME MYSTIQUE ” DE SAINT THOMAS

Qui est saint Thomas d’Aquin ? Ce nom évoque souvent un philosophe ou un théologien, mais notre Père rappelait qu’il fut d’abord un saint : un religieux dominicain exemplaire, une âme contemplative éprise de Jésus, un mystique, à la piété enfantine, favorisé d’extases. Lui qui contemplait la vérité, il s’efforçait aussi de l’enseigner sous la forme la plus claire, la plus accessible, pour le salut des âmes et le service de l’Église, selon la maxime de l’ordre dominicain : « Contemplare et aliis tradere contemplata. Contempler, et transmettre aux autres l’objet de la contemplation. » Et conjointement, il combattait les erreurs : c’est ainsi que ce grand mystique se révéla un polémiste d’une redoutable sérénité et d’une force invincible.

Le Pape le chargeait de “ baptiser ” Aristote, selon l’expression qui est passée dans le langage. Comment s’y prit-il ?

Premièrement, saint Thomas accepte sans réserve toute la philosophie naturelle d’Aristote et l’impose dans son enseignement de la théologie. Il manifeste la merveilleuse fécondité du langage très technique d’Aristote, de ses distinctions et définitions éprouvées, pour une meilleure compréhension des mystères révélés et l’établissement de toute leur assise naturelle. Les augustiniens traditionalistes protestent : « Tout ce que vous accordez aux êtres par nature, vous l’ôtez à la gloire de Dieu ! » Au contraire : cette réhabilitation des créatures ajoute à la gloire de leur Créateur !

Puis saint Thomas se retourne vers le parti rationaliste. Il approfondit l’aristotélisme, il va plus loin dans la connaissance de l’être, jusqu’à faire jaillir une nouveauté métaphysique qui court à la rencontre de la théologie biblique. Il manifeste ainsi l’harmonie profonde de cette philosophie naturelle avec la religion révélée. C’est là son plus grand mérite, exposé dans son génial traité De Ente et Essentia, écrit d’un trait à l’âge de seulement trente-deux ans.

Voyons cela : Aristote, grâce à son intuition substantialiste, avait découvert un premier principe métaphysique des êtres : leur essence. Essence de chat, de table, de chaise ou d’eucalyptus. Mais d’où venaient ces êtres, quel était leur destin ? Il ne s’en souciait pas. Saint Thomas, quant à lui, éclairé par sa foi, en observant le réel, est frappé par une autre intuition : celle de l’existence des êtres, qui se constate, s’impose à nous comme un second principe métaphysique faute duquel les substances d’Aristote – cette chaise-ci sur laquelle je suis assis, cette fleur-là – ne sortent pas de l’ordre des “ possibles ”. Or cette existence des êtres leur vient nécessairement d’un autre, d’un créateur ! Et voilà comment notre Dieu, le Dieu vivant de la Révélation chrétienne est introduit par saint Thomas dans la philosophie naturelle d’Aristote. Tout l’ordre de la nature se retrouve baigné dans la lumière de Dieu, docile à sa volonté, prêt à sa grâce. Ce n’était pas dans Aristote ; c’était même nié par ses héritiers musulmans ; mais c’est dans la ligne d’Aristote.

Ce n’est pas tout. Aristote, en exposant toute la hiérarchie des êtres de la nature, enseignait que l’univers est ordonné à l’homme. Mais l’homme, à qui, à quoi est-il ordonné ? L’homme est fait pour contempler Dieu. Aristote l’avait dit, mais sans en faire la clef de voûte de sa philosophie. Saint Thomas remplace le Dieu-nature d’Aristote par notre Bon Dieu, concret, réel, vivant, et établit que ce monde qu’étudient les sciences physiques n’a de consistance, d’existence et de fin que par et pour Dieu.

Saint Thomas conserve donc la vision augustinienne d’un monde sortant des mains de Dieu – Exitus – pour y faire retour – Reditus. Mais, à toutes les étapes de cette histoire, les mécanismes des choses, leurs structures, les lois de leurs interactions sont élucidés par la science des natures héritée d’Aristote. C’est donc dans un ordre naturel consistant et accessible à la science que l’ordre de la grâce vient se réaliser, en continuité avec lui, selon la maxime : « Gratia non tollit naturam, sed perficit. La grâce ne supprime pas la nature, mais elle la parfait. » C’est le réalisme mystique de saint Thomas, synthèse d’Aristote et de saint Augustin, de la raison et de la foi, de la nature et de la grâce. C’est tellement fort que Siger de Brabant, qui était le chef de file des philosophes aristotéliciens au treizième siècle, finit par se convertir, convaincu par les démonstrations de saint Thomas !

« Toute la civilisation occidentale, écrit notre Père, sa science, son art classique, sa sagesse politique, et l’Église romaine, en ses conciles de Trente et du Vatican (I !), en ses Papes et ses Docteurs, lui doivent l’ordre de la pensée et de l’action, la sécurité de l’intelligence et de la foi. » (CRC n° 80, mai 1974, p. 14)

GEORGES DE NANTES, DISCIPLE ENTHOUSIASTE DE SAINT THOMAS.

C’est cette synthèse thomiste qui fut enseignée à notre Père durant ses deux années de philosophie au séminaire d’Issy-les-Moulineaux, en 1943-1945. Il l’a raconté dans l’introduction de son cours de métaphysique totale, en 1981 :

« Ce fut un continuel enchantement de l’intelligence. Nos maîtres sulpiciens nous enseignèrent tout l’essentiel d’une Physique générale, ou philosophie de la nature, et d’une Métaphysique ou ontologie qui assurent au philosophe scolastique une maîtrise enviable des connaissances humaines et la sereine domination des problèmes que les divers ordres de réalités posent aux scientifiques. Même lorsque le ­vocabulaire et les grandes distinctions scolastiques ne sont pas explicitement formulés, ils demeurent, pour celui qui les a longtemps pratiqués, toujours sous-jacents, irremplaçables et sûrs. Ce n’est pas en Sorbonne, plus tard, ni auprès des hommes de sciences eux-mêmes, et à mon grand étonnement ! que j’ai acquis ces principes et ces instruments intellectuels qui m’ont permis de comprendre, de classer et d’apprécier sans peine les grandes hypothèses des sciences modernes. C’est dans cet enseignement complet et approfondi de la philosophie thomiste, qui m’a été donné par mes maîtres d’Issy ; ce n’est pas pour eux un mince éloge. Dès lors la certitude sans cesse vérifiée qu’Aristote gouverne toujours la recherche, les sciences, l’action humaine, ne quittera plus jamais mon esprit. » (CRC n° 170, octobre 1981, p. 8)

Au fil des cours de ses professeurs sulpiciens, Monsieur Ruff, Monsieur Hamel, Monsieur Lesourd... qu’il a racontés dans le second tome de ses Mémoires et récits, les séminaristes étaient immunisés contre les fausses philosophies du moment : le rationalisme et l’idéalisme allemand d’une part et, d’autre part, l’existentialisme moderne qui prétendait réagir en prônant un retour au concret, une réhabilitation des individus... pour sombrer vainement dans le sensualisme et le sentimentalisme : « Point de sagesse forte, ordonnée, utilisable, constatait notre Père. Les choses s’y trouvaient aussi séparées des idées que, dans les systèmes antagonistes, les idées l’étaient des choses. En revanche, le thomisme, oui ! “ distinguait pour unir ” [selon la grande maxime scolastique], magnifiquement, l’essence et l’existence, le réel et l’idée, l’univers avec la raison ; et Dieu, la clef de voûte, de tout le système, en éclairait et assurait la vérité. Le thomisme disait tout, satisfaisait à toutes les exigences, répondait à toutes les questions de nos contemporains. Je baignais dans saint Thomas. » (ibid., p. 10)

Il est remarquable que notre Père se soit ainsi mis à l’école de saint Thomas au moment même où la plupart de ses condisciples s’en affranchissaient, le thomisme paraissant soudain perdre toute valeur... et cela du fait des événements politiques ! Nous sommes en effet en pleine révolution de 1944, dans l’universel et vulgaire chambardement déclenché par la “ Libération ” jusque dans les domaines élevés de la métaphysique, de la morale et de la religion.

Quand l’abbé de Nantes sera lui-même devenu professeur de philosophie au collège Saint-Martin de Pontoise, puis au Collège de Normandie, c’est cette synthèse thomiste qu’il enseignera à son tour à ses élèves, et en particulier à Bruno Bonnet-Eymard et à Gérard Cousin, leur apprenant à se dire “ aristotélico- thomistes ” et leur communicant pour la vie le goût de la vérité.

Toute sa vie, notre Père sera fidèle à son maître saint Thomas d’Aquin, y puisant des clartés philosophiques et théologiques bien précieuses pour réfuter les erreurs qu’il sera amené à combattre. Et cela commença dès le séminaire ! C’est l’épisode mémorable de sa lutte mortelle contre Monsieur Callon, tout au long de sa quatrième année à Issy-les-Moulineaux... Ce duel théologique sur le chapitre de la grâce permet d’apprécier la précision irremplaçable du langage thomiste (voir encart page suivante).

LE CADRE MEURTRISSANT DU THOMISME

MONSIEUR GUILBEAU : « C’EST SANS DOUTE LA CLEF. »

Revenons à l’année scolaire 1945-1946 : le jeune Georges de Nantes entre en théologie, c’est-à-dire en troisième année de séminaire. « J’étais thomiste, dit-il, dans le sentiment de la perfection insurpassable de la philosophie de saint Thomas. Et je m’apprêtais à embrasser du même cœur sa Somme théologique. C’est dans ces dispositions que j’allais connaître pourtant le remuement d’esprit le plus profond. » (CRC n° 170, octobre 1981, p. 10)

Il s’agit d’un moment crucial non seulement dans la vie de notre Père, mais dans toute l’histoire de la pensée.

L’événement eut lieu lors du cours de Monsieur Guilbeau sur la Sainte Trinité : une unique substance divine en trois Personnes. Le professeur rappela alors la définition philosophique de la personne. Notre Père était particulièrement attentif, car il avait été plusieurs fois contrarié, en philo, de la comprendre mal et d’en entendre très vite déduire des choses contraires à ses “ préjugés familiaux ”... et maurrassiens, telles que l’autonomie, l’indépendance, la dignité sublime, les droits inaliénables de la personne, de toute personne au service de laquelle le monde entier doit se ranger.

Monsieur Guilbeau « donnait pour parfaite la définition de la personne par Boèce : “ Naturæ rationalis individua substantia ”, une substance individuelle de nature raisonnable. Et il insistait, en citant Maritain, sur l’autonomie, la subsistence, l’incommunicabilité de la personne. Or il avait bien dit que la nature divine était une substance unique et parfaite, dont la pluralité des Personnes ne pouvait contredire ni altérer l’unité parce qu’elles étaient de pures “ relations ”. Il y avait une contradiction apparente, pensais-je, entre la définition de la personne comme autonomie et, aussitôt après cette définition absolue, dogmatique et donc indiscutable, des Personnes divines comme relatives, pures relations ! » (ibid.)

À la fin du cours, notre Père interrogea son professeur : « N’est-il pas fâcheux de désigner par le même mot [personne], dans la société humaine, l’être indépendant, jaloux de ses droits, se disant souverain, et dans la société divine, ces Personnes qui sont et se veulent toute relation, don sans réserve l’une à l’autre, pure paternité, filiation, amour ? Ne devrait-il pas y avoir cohérence, analogie, d’une sphère à l’autre ? Les personnes humaines ne devraient-elles pas se définir à l’image et ressemblance des personnes divines plutôt qu’à l’opposé de leur admirable perfection ? »

Monsieur Guilbeau ne sut pas répondre. Sur les entrefaites, il tomba malade et mourut. Lors d’une ultime visite de son élève à l’hôpital, il ne put que lui dire : « Je ne vous oublie pas, je réfléchis... C’est une question très intéressante, mais difficile. C’est sans doute la clef... »

Demeuré seul, notre Père résolut, sur ce problème métaphysique très général, de préférer à la définition stérile d’Aristote et de Boèce, les lumières de la théologie, et de définir la personne, toute personne humaine, angélique, aussi bien que divine, par la relation. C’était exaltant ! « De Dieu à l’ange, de l’ange à l’homme, la notion de personne ainsi définie se montrait partout révélatrice du fin fonds singulier, inépuisable et sacré de tout être spirituel, selon les dogmes et la morale de notre foi catholique, comme en regard de la raison philosophique la plus sourcilleuse et selon les vœux de l’existentialisme personnaliste le plus moderne (...).

« J’en vins rapidement à essayer en anthropologie cette nouvelle définition de la personne par sa relation constituante ou relation d’origine. Telle la personne du fils constituée dans sa singularité tout individuelle par sa relation à ses père et mère. Je retrouvais mon humanisme dévot et mon humanisme de droite, disons saint François de Sales et le cardinal Pie, saint Pie X et Maurras. Je criais de contentement. Mais à ce coup, les déductions embistrouillées de Maritain sur la personne humaine, sa subsistence et son autonomie, sa dignité et ses droits, les droits de l’homme, intangibles et sacrés, toute cette quincaillerie scolastico-kantienne, individualiste, nombriliste, démocratique et révolutionnaire, gaulliste et résistantialiste à l’époque, volait en éclats. C’était de la mauvaise morale et c’était la pire politique, qu’elles soient fondées ou non sur la définition de Boèce. Attaquons Boèce donc, et nous serons libres !

LA GRÂCE, SELON MONSIEUR CALLON
ET SELON SAINT THOMAS

DÈS le premier cours, Monsieur Callon dicta, en ponctuant tou-tes-les-syl-labes : « “ La grâce, c’est-quelque-chose-ou-c’est-quel-qu’un. Ce n’est pas quelque chose, comme un cou-teau qu’on au-rait dans la poche. C’est donc quel-qu’un (...). La grâce, c’est Dieu en nous. ”

« Puis il entra dans le débat théologique, nous entraînant toujours copiant ses dires comme paroles d’Évangile. Cette explication de la grâce était celle des Pères grecs, qu’il admirait avec une ferveur communicative, tandis que les Pères latins et, à leur école, saint Thomas d’Aquin, oh ! il le disait à regret, désolé de leur faire de la peine ! faisaient plutôt de la grâce un objet, oui, une chose, qu’ils appelaient d’un mot abstrait : le “ don créé ”. Pour eux, en effet, cette chose-là était nécessaire et préliminaire à l’accueil de Dieu en nous, qu’ils appelaient alors : le “ don incréé ”. Il fallait s’habituer à ces distinctions scolastiques, si l’on voulait comprendre toutes les disputes et finalement les divisions qui se feront en Occident sur ces questions. Dans cette perspective, latine, le tout sera de savoir si l’on est “ en état de grâce ” ou non, si l’on a “ le don créé ” ou si on l’a perdu. Car la vie divine en nous dépendrait de cela ! Les Grecs n’entrent pas dans ces arguties et ces controverses insolubles. Pour eux, la grâce, c’est Dieu tout-sim-ple-ment. C’est Dieu-en-nous, sans au-cu-ne con-di-tion ! C’est l’homme qui est fait Dieu. Peut-être la scolastique arrive-t-elle à une plus grande clarté et d’infinies précisions, “ mais je trouve, nous avouait-il sur un ton de confiant abandon, presque de connivence, pour moi, la vision des Grecs plus belle et plus consolante. ”

« Ainsi s’écoula tranquillement le premier cours, que d’autres suivirent pareillement. On copiait, puis on apprit ; on récita, on fut plus ou moins bien noté. Et pour la trente-quatrième ou trente-cinquième année, Monsieur Callon aurait conduit une nouvelle fois sa soixantaine d’élèves au sous- diaconat et à l’heureuse fin de leur séjour à Issy-les-Moulineaux... si, par malheur, je n’avais bronché sur ses premiers mots que j’aurais voulu bien comprendre : “ La grâce, c’est quel-que-chose-ou-c’est-quelqu’un. ” Quelle déesse Raison ou quel esprit frondeur m’avait susurré, à mesure, ce contrepoint railleur et dérailleur : Non, ce n’est pas quelque chose ! mais ce n’est pas quelqu’un non plus ! et surtout, ce n’est pas Dieu. Car si je suis en état de grâce, tout beau, mon ami ! je ne suis pas pour autant en “ état de Dieu ” ! Les Grecs ont sans doute raison, Dieu n’est pas loin de l’homme en état de grâce, mais on sait que Dieu est partout ! Alors s’il y a changement, de la condition de pécheur à la condition de “ gracié ”, ce ne peut être par un départ ou par un retour de Dieu même, parce qu’il n’y a pas de mouvement local ni de mutation en Dieu. Ce doit être plutôt que “ quelque chose ” change dans l’intérieur de l’homme.

« Quinze jours bien comptés, je ruminais cela. Enfin, j’eus l’idée d’aller contrôler l’enseignement de Monsieur Callon dans la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, et la lumière tomba sur moi en paroles si simples que, primo, je fus ramené au Docteur angélique à jamais, et secundo, je me trouvai rempli du plus total mépris, non point affectif, mais intellectuel, envers ce minable Callon qui abusait de notre candide imbécillité. La grâce, enseignait saint Thomas, n’est évidemment ni une chose, ni une personne. En termes philosophiques : elle n’est pas de l’ordre de la substance ; elle est donc de l’ordre de l’accident. C’est une manière d’être surajoutée à notre être naturel... et encore a-t-elle ceci de tout à fait propre qu’elle n’est pas seulement une perfection fortifiant ou rehaussant quelque puissance particulière ou faculté de l’être spirituel, mais elle est un don “ entitatif ”, à savoir un perfectionnement de la substance même de l’être, l’atteignant en sa nature, en son principe radical d’action, en sa racine. Tel enfin que l’homme ou l’ange se trouve par ce “ don créé ”, capable de profiter et de jouir de Dieu même (uti et frui), se faisant ainsi pour lui “ don incréé ” combien mystérieux et magnifique, pour en être connu et aimé dans le temps et dans l’éternité.

« Ce torrent de clartés, c’était trop de bonheur pour moi seul ! Je le dis, cela se répéta. Le mois d’octobre [1946] n’était pas achevé que le séminaire en était jeté dans une fièvre quarte ou quinte dont nul ne pouvait augurer l’évolution. »

Nos lecteurs retrouveront la suite des péripéties de ce drame dans les chapitres suivants des Mémoires et récits : le séminariste Georges de Nantes à l’affût dans son recoin, à mi-hauteur de la salle de classe, la Somme théologique de saint Thomas sur les genoux, afin de contrôler tout ce que le vieux énonçait syl-la-be par syl-la-be ; les contre-cours thomistes à la procure du séminaire ; la crise qui suivit et qui faillit coûter à notre Père sa vocation... Et au-delà du séminaire, cette lutte inexpiable se poursuivra toute sa vie durant et le conduira à s’opposer au concile Vatican II : ce sera « la grande affaire de sa vie ». Notre Père poursuit en effet :

« Si la grâce est Dieu qui se donne, comme cela, mystérieusement, merveilleusement, à l’homme, si c’est l’Esprit-Saint, l’Amour, qui se pose en nous et nous sanctifie par sa seule Présence,... alors la grâce n’a pas de nom, elle est indiscernable, sans définition, ni nature, ni limites, ni conditions. Elle ne suppose rien en l’homme, elle ne trouve aucun obstacle qui l’arrête, elle ne demande aucune disposition ni effort particulier. Ainsi la question du “ salut des infidèles ” était-elle réglée d’un seul coup de cuiller à pot, l’Esprit- Saint survolait toutes nos frontières et ne faisait nulle différence de race, de classe, de religion ou de sexe, se donnant à tous gratuitement. Et le péché originel ? Et le baptême ? Et l’état de grâce, le péché, véniel ou mortel, et la confession ? Il ne restait plus qu’un seul critère, c’était l’expérience intime du feu de l’Amour, de la paix et de la joie que dispense l’Esprit à qui il veut, avec une générosité qu’il n’appartient à nul homme de contrôler ni de soumettre à ses étroitesses. Divine Présence, ivresse du cœur, à cela pouvait se résumer la théologie de la grâce de Monsieur Callon, prétendument reçue des Pères grecs. »

(Mémoires et récits, t. II, p. 286-292)

« Mais Boèce, c’était en arrière Aristote, en avant saint Thomas d’Aquin et toute la scolastique ! Il n’était pas question de les pulvériser, évidemment ! mais tout de même de les... corriger sur ce seul point – central ! capital ! – de les parfaire. C’était beaucoup d’audace. Je me mis au travail. J’étudiai le statut de la personne, en philosophie de la nature et en métaphysique, chez tous les auteurs possibles. C’étaient des montagnes de livres. Et le statut de la relation dans les Catégories d’Aristote et tous leurs commentaires, et chez les autres logiciens et philosophes. Travail immense, car partout revenaient les mots clefs : substance, nature, personne... Il y avait des points sensibles où je sursautais ; quand tous acceptaient les dires d’Aristote, magister dixit, que, sur ma lancée, je devais contester. Peu à peu mon univers mental se modifiait ou plutôt se retrouvait. Et ce n’était plus Maritain seulement le fautif, mais saint Thomas et à travers lui, plus que lui, Aristote ! La tare originelle, l’aristotélisme ? Où allais-je ! » (ibid., p. 11)

En fait, guidé par son intuition relationnelle, notre Père allait éviter tous les écueils qu’il rencontrerait, édifiant un système encore plus vaste que celui de saint Thomas.

JACQUES MARITAIN, DE SAINT THOMAS 
AUX DROITS ET... AU CULTE DE L’HOMME.

Le premier de ces écueils de la pensée moderne est Jacques Maritain dont nous avons déjà plusieurs fois rencontré le nom sous la plume de notre Père. Il le connaissait depuis son enfance, par la lecture du journal de L’Action française dont Maritain était l’ennemi juré.

Jacques Maritain (1882-1973) est né protestant, fils d’un préfet franc-maçon de la IIIe République. Jeune homme séduisant, il avait épousé une Juive, Raïssa, charmante elle aussi. Après une crise de désespoir, ils se convertirent et devinrent des catholiques ardents, exerçant un certain rayonnement mystique, quelque peu romantique.

Jacques Maritain avait pour directeur de conscience le prestigieux Père Clérissac, figure de proue du thomisme à l’époque, qui le lança dans l’étude de saint Thomas et qui le guida également vers L’Action française de Charles Maurras. Notre jeune philosophe en devint dès lors une sorte de porte-drapeau : le philosophe catholique, thomiste et maurrassien.

Mais en 1926 survient la condamnation de L’Action française. Maritain, qui est ambitieux et qui sent le vent tourner, entreprend de justifier philosophiquement cette iniquité dont notre Père nous répétait souvent qu’elle fut peut-être la pire injustice de toute l’histoire de l’Église. Dans un article signé “ Amicus ”, en 1951, il constatait ainsi : « Maritain est devenu, avec des manies thomistes et des prétentions à l’orthodoxie étonnantes, le docteur de la Révolution. »

INDIVIDU ET PERSONNE.

La Révolution au nom du Docteur angélique ? Comment est-ce possible ? C’est ici qu’il faut exposer une théorie absurde que Maritain inventa en 1925, avant même sa trahison donc, et par laquelle il s’imaginait soutenir le “ nationalisme intégral ” de Maurras, en réfutant l’individualisme protestant, tout en évitant l’excès inverse du collectivisme. Dans cette alternative périlleuse, pour être sûr de ne glisser ni d’un côté ni de l’autre, Maritain va embrasser ces deux erreurs à la fois. Comment donc ? En distinguant, dans l’être humain, son individu et sa personne. En tant qu’individu, l’homme est une partie du tout, il est subordonné à la société. Mais en tant que personne, il lui échappe totalement ; il est lui-même un tout et c’est la société qui lui est subordonnée. Cela se résume dans cet aphorisme de Vialatoux – oui, ce fameux Vialatoux dont Mamine délivra son fils de dix-sept ans ! – « Si l’individu est pour l’univers, l’univers est pour la personne. » À ce point de vue, les Droits de l’homme sont supérieurs même à ceux de la société.

Et notre Père de commenter : « C’est absurde. Tel le cachalot, au-dessus, au-dessous de la vague, s’immerge, puis émerge, voilà l’homme au-dessous de tout comme individu, au-dessus de tout comme personne ! Ne sera-t-il pas tenté d’invoquer sa dignité de personne pour fuir ses devoirs, puis de rappeler les autres à leur condition de tristes individus pour leur faire honorer ses droits et servir ses caprices ? Non, non, c’est grotesque ! » (CRC n° 176, avril 1982, p. 7)

Qu’importe ! Maritain va alors mépriser l’individu et exalter la personne. Ce faisant, il faut remarquer qu’il demeure dans la ligne du substantialisme d’Aristote et de saint Thomas. En effet, l’individu, c’est l’être corporel, sa matière, qui supporte ses accidents : les caractères physiques, le tempérament, le sexe, la race, toute l’hérédité et les relations, dont Aristote lui a appris à se désintéresser : détails que tout cela ! La personne, en revanche, c’est l’âme, l’être spirituel appelé à réaliser en plénitude l’idée d’Homme, qui seule intéresse le philosophe aristotélicien et dont Maritain ne se lassera plus de célébrer la conscience de soi, l’indépendance, l’autonomie, la liberté, en face de Dieu qui l’a créée à son image et comme son égale !

Maritain en viendra à enseigner que la vie de l’homme, sa dignité, consistent à se libérer de ses contingences matérielles individuelles – sa famille, sa nation... – selon la “ loi de transcendance, ou de transgression ” pour “ surexister ”, au centre de l’univers, en face de Dieu.

En 1927, il écrit Primauté du spirituel qui récuse la politique nationaliste de L’Action française, basée sur l’empirisme organisateur et la recherche du bien commun autour duquel Maurras fondait son compromis nationaliste. Tout cela, relève des contingences matérielles de l’individu ! Et Maritain va donner aux catholiques le dégoût de la politique. En revanche, il appelait chaque personne à épanouir ses facultés spirituelles, à se mettre au service du Pape et de son Action catholique. Il s’agissait, selon lui, « d’opter entre l’esprit de Philippe le Bel [entendez la politique réaliste de bien commun, Maurras et son “ politique d’abord ”] et l’esprit de Jeanne d’Arc [“ Dieu premier servi ”... et non pas la nation] ». Comme si le service de Dieu s’opposait au bien commun national ! C’est un faux dilemme, explique notre Père : la politique réaliste n’est pas une mauvaise chose, elle s’accorde avec la vraie mystique contre la Révolution sous toutes ses formes.

LA CHRÉTIENTÉ PROFANE.

Mais Maritain ne s’en tiendra pas là. En fait de dégoût de la politique, il va s’empresser d’y revenir. Mais pas n’importe quelle politique... En effet, la dignité de la personne humaine ne peut supporter un autre régime que la démocratie, puisqu’elle seule reconnaît sa souveraineté ! Avec de telles idées, Maritain et ses disciples vont se sentir plus proches des idéalistes de gauche et de tous les courants exaltant un humanisme héroïque que du réalisme de droite. Voici ce qu’il écrivit en 1936 : « La sainteté chrétienne n’aura-t-elle pas à travailler là aussi où travaille l’héroïsme particulier de la faucille et du marteau, ou du faisceau, ou de la croix gammée ? » Il faut le lire noir sur blanc pour y croire !

Et ce ne sont pas des mots en l’air, car au même moment, il prend parti pour les rouges d’Espagne, contre Franco et sa Croisade nationale catholique. Pendant l’Occupation, il s’enfuit lâchement aux États-Unis d’où il vitupère le Maréchal et exalte la Résistance. Le 14 juillet 1943, il proclame : « La Résistance française a été l’occasion d’un rapprochement d’une importance extraordinaire, où les hommes de la Révolution française et les hommes de la foi et de l’espérance chrétiennes se sont reconnus. Ces chrétiens comprennent que l’inspiration démocratique procède en définitive de l’inspiration évangélique, si laïcisée, si déformée qu’elle ait pu être souvent. Ces démocrates comprennent que l’inspiration chrétienne peut faire des défenseurs indomptables de la liberté et des droits de la personne humaine. »

Maritain jubile : dans la Résistance s’opère la réconciliation des deux traditions jusqu’alors opposées : « la tradition qui a fait de la France l’apôtre de la foi et de l’Évangile parmi les nations, et celle qui a fait de la France la messagère de la démocratie et de la liberté ; la tradition de Jeanne et la tradition des Droits de l’homme. » (message du 30 septembre 1943)

De cette réconciliation doit naître la cité future dont il rêve et qu’il appelle la Chrétienté profane. Contradiction dans les termes ? Pas pour lui. Il déclare que la marche de l’humanité de la Chrétienté dite “ sacrale ” – la Chrétienté médiévale – à une société profane est irréversible. Il s’agit pour l’Église de s’en faire l’inspiratrice, d’imprégner la démocratie de l’esprit évangélique dont le noyau est, selon lui, la reconnaissance de la dignité de la personne. Tel est L’Humanisme intégral, titre de son maître livre en 1936, qu’il oppose au “ nationalisme intégral ” de Maurras. Le dénominateur commun sur lequel tous les partis, toutes les idéologies, toutes les religions et irréligions peuvent collaborer, ce n’est plus le bien commun de la nation, mais la promotion de la personne humaine. Lui-même collaborera d’ailleurs à la rédaction de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, en 1945.

Tout cela ne vous rappelle-t-il rien ? C’est déjà le Masdu que Paul VI imposera au concile Vatican II.

En effet, pour achever cette évocation de Maritain, il faut ajouter que revenu en France lors de la Révolution de 1944 pour participer au régime d’épuration, il fut nommé ambassadeur au Vatican de 1945 à 1947. Épris de démocratie chrétienne, il y nouera amitié avec un certain Monsignore Montini qui traduira en italien son Humanisme intégral, avant d’en répandre la teneur dans l’Action catholique étudiante italienne dont il est l’aumônier, puis, une fois conquis le trône pontifical, dans toute l’Église. Le 8 décembre 1965, pour représenter les philosophes et la pensée humaine lors de la grande apothéose qu’il organisait pour célébrer la clôture du Concile et sa nouvelle religion, Paul VI fit appel à son maître et ami, Jacques Maritain, père spirituel de la subversion démocrate chrétienne.

« Tel est, conclut notre Père, en fin de course d’un aristotélisme qui partit d’un si bon pas, la révolte, l’anarchisme, l’orgueil insensé du personnalisme (chrétien) professé par cette école “ néothomiste ”, dont le plus brillant fleuron était ce Jacques Maritain, qui aimait à répéter : “ Malheur à moi si je ne thomise ! ” Il y a là, quand même, un énorme problème ! » (CRC n° 176, avril 1982, p. 11)

Le jeune séminariste Georges de Nantes, qui butait sur la définition de la personne selon Aristote et saint Thomas comme une substance individuelle, dans le mépris de ses relations et au profit de sa seule essence – l’idée d’Homme –, avait donc en Maritain l’exemple des monstruosités auxquelles elle pouvait mener.

Alors que faire ? Abjurer saint Thomas ?

LABERTHONNIÈRE REJETTE SAINT THOMAS.

Certains l’avaient tenté et, poursuivant ses re­cherches, notre Père fit cette découverte : « Cette attention amoureuse à l’être singulier, à la personne individuelle, dont Aristote déclare qu’il n’y a pas de science et dont il se désintéresse, cette application à comprendre et tout au moins à marquer d’un caractère propre l’être concret quel qu’il soit, Dieu, ange, homme ou microbe, atome, électron ; ce goût du devenir des individus, de l’histoire ; cette observation de la destinée de chacun et les réflexions qu’on peut faire sur elle, tout cela, je découvris que d’autres en avaient eu la hantise à travers les siècles... chez l’adversaire ! » (CRC n° 170, octobre 1981, p. 11) Chez tous ceux qui avaient rejeté la philosophie d’Aristote et de saint Thomas !

L’exemple le plus instructif que rencontra notre Père dans ses recherches est celui de Laberthonnière, au début du vingtième siècle. Avec génie, ce prêtre moderniste stigmatisait « l’idéalisme grec », admis par saint Thomas, sa bête noire : cet idéalisme grec se détourne inéluctablement des individus concrets et de leur histoire, pour s’évader dans le monde des idées, des natures pures, immuables et parfaites, mais inexistantes comme telles. C’est ainsi qu’il sacrifie la Vie aux Idées. Laberthonnière y oppose le réalisme chrétien. En effet, la Bible nous révèle un Dieu vivant, personnel, créateur et Providence qui donne un sens à chacune des existences individuelles.

Tout cela est excellent. Malheureusement, ce mo­derniste qui voulait satisfaire les prétentions de l’homme moderne avait pour croyance fondamentale qu’il y a du divin en l’homme. De là son immanentisme – c’est-à-dire que l’homme se crée à lui-même sa propre vérité –, son personnalisme outré jusqu’au culte de l’homme et, en fin de course, son démocratisme fanatique. Sur une telle base, ayant détruit Aristote et saint Thomas, Laberthonnière fut incapable de rebâtir une nouvelle philosophie solide.

Quelques années plus tard, notre Père remarquera que cette religion qui plaît au monde moderne, c’est exactement le « culte de l’homme qui se fait Dieu » que proclama Paul VI lui-même, à la clôture du Concile le 7 décembre 1965 ! Exactement comme Maritain, pourtant parti d’un principe aristotélicien tout opposé. Pour aboutir à la même anarchie mentale, morale et sociale !

Réhabiliter les individus concrets négligés par Aristote et saint Thomas conduirait-il donc fatalement au culte de l’homme ?

À moins, pense notre Père, de définir la personne humaine, à l’image des Personnes divines, par ses relations et non comme un tout indépendant !

LE MODERNISME THOMISTE D’UN NOUVEAU SAINT THOMAS.

Notre Père poursuit le récit de ses recherches philosophiques : « Ainsi je fus retenu, par grâce, parce que j’avais constaté le néant des reconstructions modernistes, au contraire parce que j’avais appris et vérifié l’inébranlable vérité du substantialisme aristotélicien, de céder à l’esprit de nouveauté et de révolution, même copernicienne. Pas un instant je n’eus la pensée de rejeter la scolastique pour lui substituer un autre système. Pas un seul de ceux qui l’avaient tenté n’y était parvenu, et tout me déconseillait de procéder ainsi (...).

« Je n’avais pas l’idée de détruire Aristote et saint Thomas, je n’avais pas la prétention de les surpasser. Je demandais seulement la permission de réviser quelques points que j’eusse préférés mineurs. La vérité m’obligeait à avouer : quelques points fondamentaux, capitaux, de la plus vitale importance pour la foi de tous et la mystique catholique, pour la métaphysique et la physique, pour la morale et les sciences humaines, pour la politique dont dépend le sort des nations. » (CRC n° 170, octobre 1981, p. 12)

C’est alors qu’il va voir se dresser contre lui le bataillon des philosophes thomistes : mais saint Thomas est le plus grand des Docteurs de l’Église, le Docteur commun ! Nul ne peut s’en écarter sans tomber dans l’hérésie, ce sont les Papes qui l’ont dit ! Et vous prétendez faire mieux que lui ? Quel orgueil ! Ces thomistes étroits, intégristes, passionnés, n’admettent pas la moindre critique contre leur maître dont ils tiennent la doctrine pour absolument parfaite et infaillible.

En 1952, le premier auquel se heurta notre Père fut le chanoine Lallement, son professeur de métaphysique à la “ Catho ”, qui patronnait sa thèse sur la Structure métaphysique de la Personne dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin. Quand toute une génération d’étudiants délaissait le Docteur angélique, le jeune abbé de Nantes était son meilleur élève et le Père ­Lallement l’aurait volontiers vu lui succéder sur sa chaire.

« Ma thèse étant plus qu’aux deux tiers rédigée, il me sembla convenable de lui en présenter quelque chose, pour savoir si je n’avais pas couru en vain. Rendez-vous pris, je le rencontrai. Je n’avais prudemment apporté que les deux petites pages de la table des matières. Je lui expliquai brièvement ma critique des Catégories d’Aristote au chapitre de la relation. Déjà il tiquait. D’un ton moins ferme, j’entrepris ma critique du substantialisme de saint Thomas et de sa gêne à y situer quelque part la relation de création... Son visage se figea. Je continuai cependant. Mais au bout de quelques phrases, faisant la plus horrible moue dégoûtée que j’aie jamais vue à quelqu’un, “ J’ai été désigné dans cette faculté de philosophie par Rome, me dit-il, précisément pour barrer des travaux de cette sorte. ” Et me regardant de ses yeux ternes de vieillard inquisiteur, il me rendit mes deux feuilles de papier dont il n’avait lu que les premières lignes. Je m’enfuis plutôt que je ne m’en allai. » (ibid.)

Notre Père osait critiquer saint Thomas, cela suf­fisait à le barrer pour modernisme, sans chercher à comprendre. Mais oui ! Les modernistes attaquent saint Thomas. Or de Nantes critique saint Thomas. Donc de Nantes est moderniste !

Plus de trente ans plus tard, en 1986, un autre thomiste de la même espèce se dressera contre notre Père et rédigera un pamphlet intitulé : « Pour l’honneur de saint Thomas d’Aquin et de l’Église, maîtresse de vérité, critique totale de la morale totale de Monsieur l’abbé Georges de Nantes » ! Sous ce titre ambitieux, ce jeune philosophe, que notre Père surnommera “ l’Écolâtre ”, prétendait venger saint Thomas et Aristote des critiques de notre Père, mais sans même mentionner les nouveautés qu’il proposait et, en particulier, la place nouvelle accordée à la relation.

Plus grave : incapables de sortir de leur thomisme étriqué, les thomistes répètent et outrent les théories les plus insoutenables d’Aristote conservées par saint Thomas : telle l’individuation par la matière. Qu’est-ce qui distingue deux vrais jumeaux, demandait par exemple, non sans quelque malice, Georges de Nantes au Père Lallement ? La matière ! « Materia signata quantitate », répondait-il avec la moue affreuse de sa bouche de chameau ! La matière signifiée par la quantité. Comme deux boîtes de sardines ! Mais notre âme, n’est-elle pas individuelle ? C’est d’un matérialisme révoltant ! Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples des aberrations aristotéliciennes défendues mordicus par les thomistes.

DES PIERRES D’ATTENTE CHEZ SAINT THOMAS.

Ne nous méprenons pas : au plus fort de ses polémiques contre les philosophes thomistes, notre Père conservait toute son admiration pour saint Thomas. D’ailleurs, ce saint mesurait lui-même les contraintes que le système d’Aristote qu’il était chargé de “ baptiser ” imposait à notre représentation du monde et même à notre foi, en réduisant le réel à un système rationnel. Saint Thomas avait accepté l’incontournable, en attendant mieux, afin de contrer les néo-païens de son temps et en considération de l’immense progrès que son système allait apporter à la pensée occidentale. Et par loyauté, ces éléments que son système négligeait, il les mentionna, de-ci, de-là, en marge, comme des pierres d’attente.

Pour faire comprendre son attitude vis-à-vis de saint Thomas et des thomistes, notre Père prenait cette comparaison : « Quand j’étais gamin, à quatre ans, à Bizerte, on voyait, les jours de fête, défiler des petits chars d’assaut, les chars Renault, qui avaient été utilisés sur le Chemin des Dames, dans la bataille de Champagne et qui étaient prêts à envahir l’Allemagne en 1918. On les faisait défiler en 1928, comme les instruments de la victoire et ce sera encore eux en 1938, alors que la technique les avait rendus obsolètes et nous irons à la défaite. C’est Pétain qui les avait voulus en 1916, mais en 1939, la République envoyait avec eux nos gens à la mort. » (sermon du 7 mars 1996) De même les écolâtres thomistes encroûtés, qui répètent depuis sept cents ans la même philosophie qui n’intéresse plus personne.

La conséquence de cette bêtise du Père Lallement et des thomistes refusant d’examiner la métaphysique de notre Père est désolante : « J’étais convaincu, écrit-il en conclusion de son premier cours de métaphysique, qu’il y avait là une vérité spéculative certes, mais d’une urgence vitale pour l’avenir du monde en raison de ses prolongements moraux et politiques. Si elle ne faisait pas sa trouée, ce serait Maritain qui deviendrait le grand mentor de la pensée ecclésiastique, et ce serait la ruine de l’Église et des nations. » (CRC n° 170, octobre 1981, p. 12) Et c’est bien ce qui advint avec le Concile.

C’est cette métaphysique de notre Père qu’il nous reste à étudier plus en détail.

LA MÉTAPHYSIQUE TOTALE
UN EXISTENTIALISME RELATIONNEL

En 1974, achevant un article de la CRC par lequel il célébrait le septième centenaire de la mort du Docteur angélique, notre Père déclarait que face à la contestation des modernistes d’une part, en quête d’une religion vivante, et des personnalistes de l’autre, soucieux de réhabiliter la singularité des êtres, saint Thomas aurait sans doute su baptiser encore la nouveauté comme il avait baptisé Aristote.

Et de conclure : « Si quelque jour le Christ envoie un nouveau saint Thomas à son Église, celui-ci s’affirmera sans aucun doute moderniste, avec force et sérénité, d’un modernisme thomiste, cependant, très fidèle aux héritages conjoints d’Aristote et d’Augustin, hors desquels il n’est plus de tradition humaine ni chrétienne. Mais son génie ouvrira sans doute plus largement la synthèse thomiste à la plénitude de l’Évangile, achevant le baptême et la confirmation d’Aristote ! » (CRC n° 80, mai 1974, p. 14)

C’est précisément cette œuvre qu’accomplit notre Père, réussissant la haute conciliation du thomisme et du personnalisme moderne. Le nouveau saint Thomas, c’est lui ! Il exposa cette doctrine publiquement en 1981, dans ce qu’il intitula sa “ Métaphysique totale ”, qu’il nous reste à survoler brièvement, afin de mesurer à quel point elle constitue une libération – mais non pas un reniement – du thomisme.

LE CHOC DE L’EXISTENCE.

Tout part du choc de l’existence, de l’intuition de l’être. En cela, notre Père se montre disciple de saint Thomas qui, le premier, avait mis en lumière ce principe métaphysique de l’existence, en complément de celui de l’essence. Mais tandis que le Docteur angélique ne la faisait intervenir qu’au terme d’un raisonnement subtil, pour compléter Aristote, notre Père, en revanche, sept cents ans plus tard, en fait son intuition première, qui nourrit toute sa méditation métaphysique.

Ainsi, notre Père, d’emblée, accepte tout le réel, tout ce qui existe. C’est pour cela que sa métaphysique sera totale. Tandis qu’Aristote, en contemplant le foisonnement des êtres de l’univers, se dépêchait d’y discerner des substances dont il dégageait par abstraction les essences, négligeant le reste. Il abandonnait la réalité pour n’en garder que des idées qui n’existent même pas en tant que telles.

Deuxièmement : cette existence des êtres est mystérieuse et bouleversante. En effet, exister est une valeur absolue, infiniment précieuse, par rapport à la non-existence. Pour le faire comprendre, notre Père prenait l’exemple des parents : ils préparent le berceau pour un bébé qui n’existe pas encore. Et puis un beau jour, le voilà dans le berceau. Il existe : quelle différence prodigieuse ! C’est ce qu’exprime le rapport mathématique de l’un au zéro : 1 sur 0 égale l’infini ! Et pourtant, cette existence si précieuse est en même temps limitée et fragile, elle peut s’interrompre. Ce petit bébé est si petit et faible ! Son existence est fragile : on dit qu’elle est contingente. Tout cela, les existentialistes modernes comme Sartre l’avaient bien vu, mais ils n’avaient pas su aller plus loin, déclarant tous ces êtres absurdes, sombrant dans un esthétisme ou un sentimentalisme stériles.

Tandis que notre Père, dans son intuition de l’existence des êtres contingents découvre l’Être nécessaire, infini, absolu, source de tous les êtres de l’univers. C’est cet Être avec un E majuscule qu’on nomme Dieu. En langage biblique Il est JE SUIS, en hébreu : Yawheh. Ce contact immédiat est beaucoup plus impressionnant, bouleversant que les raisonnements de la philosophie classique qui parviennent de manière indubitable, certes, mais combien laborieuse, à la certitude rationnelle de l’existence de Dieu.

LA RELATION DE CRÉATION.

Faisons un pas de plus : JE SUIS, Être nécessaire et source des êtres de l’univers, les fait surgir dans l’existence par une relation de création. Avant d’être une substance, avant même d’exister, je suis le terme d’une relation de Dieu qui me crée. Cette relation d’origine contient tout le secret de mon être singulier : je suis une œuvre de Dieu ! C’est un immense progrès par rapport à ce païen d’Aristote qui, en considérant d’abord la substance, hors de ses causes, n’avait même pas l’idée qu’elle était créée !

Et comment ce don de l’existence nous singularise-t-il ? Par notre position dans l’univers : Dieu nous crée parmi d’autres êtres, en relation avec eux. Dieu nous crée dans un réseau de relations qui mesurent notre existence et qui sont dites constitutives de notre être. La première de ces relations, c’est celle avec nos parents qui nous procréent avec Dieu. Voilà pourquoi notre Père qualifiait sa métaphysique : un existentialisme relationnel.

Mais c’est une véritable révolution par rapport au substantialisme aristotélicien ! Car pour Aristote, c’est la substance qui est première. Et ensuite, il observe que cette substance peut éventuellement être en relation avec d’autres, relations dites accidentelles, car elles n’affectent en rien notre nature. Comme si être en relation avec Dieu créateur et avec nos parents était accidentel !

Mais alors, qu’est-ce qui nous singularise, selon Aristote, si ce ne sont pas nos relations ? Nous l’avons dit à propos du chanoine Lallement : la matière ! Et saint Thomas acceptait cela ? En fait, il avait bien conscience de ce problème, mais sa mission était de récupérer Aristote, pas de le bouleverser. Et d’ailleurs, une recherche très approfondie permet de découvrir son aveu, au détour d’une question disputée : si dans l’ordre logique la substance est première, dans l’ordre de l’existence, en revanche, c’est la relation qui est première (cf. CRC n° 173, janvier 1982, p. 10-11). C’est l’exemple d’une pierre d’attente, en périphérie de son système, afin de permettre de l’élargir un jour. Mais personne n’a su l’exploiter avant notre Père.

LA VALEUR DE L’ÊTRE DANS LE MONDE.

Scrutons maintenant nos relations horizontales avec l’univers. Une métaphysique des substances aboutit à une opposition irréductible de la partie et du tout ; selon que l’on fixe son attention sur la multitude des êtres de l’univers comme autant de substances distinctes et autonomes, ayant leur fin propre, ou bien sur les ensembles que ces êtres composent et, suprêmement, sur l’univers entier comme un tout cohérent, indivis, un seul être substantiel. La philosophie classique a ainsi erré entre les deux extrêmes du collectivisme d’une part – l’individu n’existe que pour l’univers – et de l’individualisme forcené d’autre part, anarchique, démocratique : c’est le tout, la famille, la nation qui sont à mon service.

Revenons à la métaphysique relationnelle de notre Père. Certes, nous avons une essence, c’est Aristote qui l’a dit, cela reste vrai. Deuxièmement : nous sommes une essence à qui Dieu donne l’existence : c’est l’apport de saint Thomas. Et notre Père complète, troisièmement : Je suis une essence à qui Dieu donne l’existence, en la mesurant sur la situation qu’il lui a donnée dans l’univers et en particulier, pour les personnes, dans la famille humaine. La synthèse de toutes nos relations, qui détermine un service à accomplir dans le monde et dans l’histoire, une vocation, c’est notre valeur.

La révolution copernicienne opérée par notre Père en remarquant la primauté de notre être relationnel sur notre essence qui n’en est que l’instrument résout la fausse opposition entre les substances, entre les individus et l’univers. Être plus, “ surexister ”, comme dit Maritain, ce n’est pas bâtir égoïstement son moi selon la loi de “ transgression ”, mais c’est honorer nos relations filiales et en créer de nouvelles. Développer son être relationnel et servir les autres, et le tout, c’est tout un !

Dès lors, notre Père pourra enseigner une morale renouvelée, une morale totale, qui est une morale des relations. Et il en découle une politique totale, qui étudie comment chaque homme doit réaliser sa mission au service de la cité ainsi que les conditions de la vie de la communauté nationale. La métaphysique du Père vient ainsi en renfort de l’empirisme organisateur de Maurras qui observait bien que la société est constituée par « une immense réciprocité de services ». Elle résout même la contradiction interne d’Aristote qui, en marge de son système substantialiste, enseignait que l’homme est un animal politique, c’est-à-dire un être relationnel. De proche en proche, toutes les sciences sont transformées par cette nouvelle métaphysique, relationnelle ! Nous entrons dans une nouvelle civilisation !

LA FIN DE L’HOMME, LA FIN DU MONDE, DIVINE ORTHODROMIE.

Tant que tous les êtres humains n’ont d’autre vocation que de réaliser l’essence d’homme pour enrichir cette idée abstraite de nouvelles illustrations, on sacrifie la destinée des personnes à la perfection de l’idée et l’histoire n’a aucun intérêt.

En revanche, nous voyons maintenant grâce à notre Père que notre fin est de développer au maximum notre être relationnel. Et, par suite, le destin du monde est de se construire à son tour en une communauté d’existence universelle. La gloire de Dieu, ce n’est pas la pyramide des idées comme une grande machine qui tourne en rond de siècle en siècle, mais c’est la constitution dans l’histoire de cette communauté d’existence, de ce corps mystique. L’abstrait s’efface devant le concret, devant l’histoire.

C’est ainsi que notre Père mettra en lumière ce qu’il appellera l’orthodromie divine, c’est-à-dire la mise en œuvre dans l’histoire du dessein divin. Dès lors, il enseignera une histoire volontaire, ce qui signifie qu’il étudiera les événements selon leur concours ou leur opposition au règne de Dieu.

Vous avez peut-être remarqué que, jusqu’à présent, nous n’avons pas parlé de religion ; nous sommes demeurés dans le domaine de la raison naturelle. Néanmoins, la métaphysique de notre Père nous fait désirer suprêmement entrer en relation avec Dieu qui se révèle à nous, soutenant chacun dans l’être, comme son Créateur, personnel, vivant, aimant. Et la théologie est à son tour renouvelée, avec des nouveautés suffocantes. En effet, une métaphysique des substances imagine Dieu, l’Être suprême, comme une substance, lui aussi fermé sur lui-même, mais transcendant. Elle en déduit que Dieu ne peut pas être en relation réelle avec nous – et pour quoi faire, puisqu’il est si parfait en lui-même ? – que Dieu ne connaît que l’idée qu’il se fait de nous, cela lui suffit ! D’où, bien sûr, une sclérose de la théologie en contradiction constante avec ce que Dieu nous a révélé de lui-même dans la Bible : un Dieu qui est en relation avec les hommes et qui est même en relation en lui-même, dans la Sainte Trinité. La métaphysique relationnelle de notre Père triomphe donc en Dieu même !

CONCLUSION

« La soumission est la base du perfectionnement. » L’attitude de notre Père vis-à-vis de saint Thomas est une illustration de cette maxime très relationnelle d’Auguste Comte qu’il aimait citer. En effet, notre Père a commencé par se mettre à l’école de saint Thomas d’Aquin, s’imprégnant de son esprit avec enthousiasme. Lorsque ses intuitions personnelles lui en ont révélé les points faibles, il n’a pas rejeté cette philosophie comme tant de novateurs pour bâtir orgueilleusement son propre système. Au contraire, il s’est appliqué à intégrer sa propre nouveauté dans la philosophie thomiste afin de la corriger, de l’élargir, de la perfectionner. C’est ainsi que sur le fondement de sa métaphysique relationnelle, il a construit la “ cathédrale de lumière ” de sa doctrine totale, “ in medio Ecclesiæ ”, selon l’expression utilisée pour les docteurs de l’Église. Sept siècles après saint Thomas, qu’on surnomme le Docteur commun, pour signifier l’universalité de son enseignement, notre Père n’est pas simplement son disciple, mais il est son successeur, suscité par Dieu à l’heure de la grande apostasie afin de préparer la renaissance de l’Église.

Son ami, le Père Hamon, l’avait bien compris. Cet ancien procureur général des eudistes à Rome, qui avait participé aux travaux du Concile à titre de traducteur, lui écrivait en effet en 1994 : « J’ai dans l’idée que vos Opera omnia, équivalant à une véritable “ patrologie ”, constitueront la Summa theologica de l’ère nouvelle, dans l’Église. »

frère Guy de la Miséricorde.
Il est ressuscité ! n° 203, novembre 2019