Apologétique catholique
Nature et grâce
Nous étant mis en quête d’une possible Révélation historique de ce Dieu Éternel, très sage, très bon et tout-puissant, nous l’avons trouvée : c’est la grande, l’incomparable, la sublime religion chrétienne. Elle appelle tous les hommes à une vie nouvelle, elle révèle un accès secret à un ordre supérieur, surnaturel, elle affirme en détenir les clefs et se charge de notre salut éternel si toutefois nous voulons entrer dans son institution divine et historique, l’Église.
Dès lors, une question se pose à l’apologète, au “ présentateur ” du christianisme : comment s’opère la greffe de cette vie nouvelle, de cette “ surnature ”, sur la vie première, cosmique, sur la “ nature ”. (…)
Les uns, à la suite de Luther et de Baïus, avec Pascal, prétendent la nature corrompue, la vie actuelle infernale et la grâce tout à fait nécessaire pour faire le moindre bien ; les autres, à l’instar de Jean-Jacques Rousseau et de Teilhard de Chardin, montrent la nature si bonne et le monde si beau, emportés dans un progrès si certain que la grâce en devient superflue. Mais leurs persuasions contraires s’annulent l’une l’autre : Pascal provoque le dégoût de son dégoût de l’humanité ; Teilhard, le dégoût de son excessive glorification de l’homme et du monde.
Il faut chercher au juste-milieu et au-dessus, comme Pascal lui-même en a fait avec génie toute la théorie (Pensées, 862-865). C’est à saint Thomas d’Aquin que nous demanderons cette sagesse, cette vue profonde et parfaitement équilibrée sur l’ordre naturel et son ouverture vers un ordre meilleur, sur l’ordre nouveau de la grâce et son aptitude à perfectionner et achever la nature humaine et cosmique. (…)
SAINT THOMAS DOCTEUR DE VÉRITÉ
SA VIE, SA VOCATION, SA MISSION PROVIDENTIELLE.
Thomas d’Aquin fut d’abord un saint. Né en 1223 (1224 ?), il est oblat bénédictin au Mont-Cassin dès l’âge de six ans. Il le restera neuf ans. Envoyé par ses parents à Naples pour y achever ses études, c’est là qu’il entre en contact avec l’Ordre des Frères Prêcheurs, fondé par saint Dominique trente ans plus tôt. Il en reçoit l’habit en 1244. On sait comment sa famille l’enlèvera puis le tiendra prisonnier dans une tour pour le dissuader de cette vocation... Rien n’y fit. Comme il a vingt ans et s’obstine, sa mère le laisse s’évader en 1245.
Suivent sept ans d’études à Paris et à Cologne, sous la direction de saint Albert le Grand. En 1250, il est ordonné prêtre. Le « bœuf muet de Sicile », jugé stupide par des étudiants que trompe son caractère extraordinairement taciturne, se révèle bientôt un maître, une intelligence absolument supérieure, sans faille. (…)
II commence à enseigner à Paris le 14 septembre 1252. « Lecteur » puis (…) « Bachelier sententiaire », il enseigne la théologie de manière systématique, plus rationnelle, en commentant les Livres des Sentences de Pierre Lombard qui sont le manuel de l’époque. C’est tout de suite la célébrité. L’impression qu’il donne à tous est celle de la force, de l’équilibre, de la sérénité d’une sagesse sûre d’elle-même qui finalement triomphera de tout et de tous. Étonnante impression de sécurité absolue dans la nouveauté, chez ce jeune maître de vingt-huit ans !
Pourtant, tout de suite, il se trouve jeté par son Ordre dans deux combats, d’ampleur très diverse mais tous deux dangereux et difficiles. (…) Le premier, pour la défense des Ordres Mendiants et de leur renouveau évangélique, mettait en cause trop d’intérêts et de privilèges pour ne pas être passionné. (…) Trois ans durant frère Thomas va montrer que brillant théologien, il est bien davantage un religieux exemplaire, irréprochable, comme aussi un homme taillé pour la polémique qui ne craignait ni la dispute ni les coups. (…) Il acquiert à cette occasion une telle réputation qu’il sera désormais jusqu’à sa mort, le théologien le plus estimé, l’homme de confiance des Papes, des cardinaux, des supérieurs de son Ordre. Et à Paris le conseiller écouté de saint Louis. Heureux hommes, heureux temps !
Le second de ces combats fut d’ordre doctrinal. (…) Il s’agissait de l’introduction de la philosophie d’Aristote dans l’Occident chrétien, à laquelle l’Église ne pouvait échapper mais qu’elle ne pouvait cependant accepter sans réserves et sans craintes. II y avait dans cette philosophie païenne colportée et contaminée par les arabes, trop d’erreurs dangereuses pour qu’elle l’adopte officiellement, mais trop de vérités neuves et capitales aussi pour qu’elle la rejette absolument. D’ailleurs, Aristote pénétrait irrésistiblement partout. (…)
Jamais sans doute ne se rencontra plus parfaitement l’homme de la situation. Jamais la Papauté n’eut une vue si claire, si audacieuse, de ce qu’il fallait accomplir et un choix si heureux de l’homme qui serait l’instrument providentiel de cette œuvre si nécessaire. Il fallait certes admettre cette puissante philosophie dans l’enseignement de la théologie, à l’encontre des “ intégristes ” augustiniens qui péchaient par excès de “ fidéisme ”. Mais il fallait d’abord dégager toute la vérité rationnelle de ces systèmes venus du paganisme, de la gangue d’erreurs où elle était imbriquée. On pourrait ensuite bâtir lentement une synthèse nouvelle, d’une grande valeur didactique et apologétique, de la raison et de la foi, de la nature et de la grâce. (…)
I. LE « RÉALISME MYSTIQUE » DE SAINT THOMAS
Jusqu’à saint Thomas, l’Augustinisme dominait toute la pensée théologique de l’Occident. (…) Cette vision religieuse du monde et de son histoire était certes pénétrante et, d’une certaine manière, elle visait bien à l’essentiel. Mais elle impliquait une certaine naïveté par rapport à la réalité des choses ; elle se dissimulait par convention l’aspect irréductible de la nature à la grâce et de la raison scientifique à la foi révélée. En ce sens, cette théologie demeurait comme un obstacle ou une diversion à la connaissance exacte de l’univers, elle excluait une construction proprement métaphysique de l’être. Ainsi risquait de se creuser un abîme entre la culture scientifique tournée vers l’observation des structures et des lois du monde visible, et la théologie qui ne se souciait que d’y trouver des signes et des allégories des réalités invisibles. (…)
SUBSTANTIALISME ARISTOTÉLICIEN
Ce qu’il fallait corriger de l’Augustinisme, c’était son platonisme sous-jacent. Saint Thomas choisit absolument Aristote pour lequel les Idées n’existent pas dans le Ciel, en l’air, mais dans les choses dont elles constituent la forme, la structure, où notre intelligence les cherche et les trouve. Ainsi, les êtres de l’univers ne sont pas des ombres et comme des avatars dégénérés de pures réalités célestes. Au contraire, ils sont la réalité elle-même et la source primordiale de notre science naturelle. (…) Il y a donc des êtres, réels, des degrés et des hiérarchies d’êtres ; il y a des sciences de ces diverses natures, minéralogiques, biologiques, humaines... Parce que Dieu a créé un monde bien réel dont les êtres ont en propre une capacité de se réaliser, de se développer, de se produire les uns les autres, il y a un ordre naturel qui sert comme de repos à la pensée créatrice, de relais à la Toute-Puissance de la Cause Première. (…)
Saint Thomas n’aura aucune gêne à intégrer l’enseignement du Philosophe à la théologie biblique : au commencement, n’est-il pas dit que Dieu créa le ciel et la terre et qu’il leur donna l’être, non par illusion mais par nature et vraie puissance de subsister et d’agir, chaque être selon son espèce ? Au lieu de considérer toute position des natures comme une usurpation de la puissance du Créateur, saint Thomas montre que cette réhabilitation des créatures ajoute à la gloire de Dieu. (…)
L’univers d’Aristote était cependant marqué par une absolue stabilité. (…) La Cause Première, l’Acte pur, le Dieu, suscitait aveuglément le mouvement de toutes les sphères depuis toujours et pour toujours... Cet univers total, impersonnel, avait toujours existé, ne connaissant aucune exigence ni même aucune possibilité de commencement ni de fin. La logique du système conduisait à un humanisme clos, mécaniste en science, conservatiste en politique, séculariste en religion.
EXISTENTIALISME THOMISTE
Saint Thomas, au lieu de condamner cette synthèse imparfaite, au lieu de chercher à la corriger du dehors par l’apport hétérogène des données de la Révélation biblique, creuse les définitions d’Aristote et descend plus profond dans la structure de l’être qu’il a déjà passablement reconnue. (…) Il conçoit, dès le De Ente et Essentia, ce court Traité qu’il rédigea presque d’un trait à l’âge de 28 ans ! que chaque substance est composée de deux principes ou éléments métaphysiques, tous deux bien distincts et nécessaires à l’explication complète de leur être, l’essence ou manière d’être totale sans laquelle il n’y aurait ni structure ni mouvement de la substance, et l’existence qui se constate et s’impose comme un principe faute duquel cette substance serait de l’ordre des “ possibles ” mais non de l’ordre des êtres réels, des objets.
Du coup, ces substances qu’Aristote ne voyait que sous le jour de leurs natures ou essences immuables, théoriques, saint Thomas les découvre comme des “ existences ”, neuves, jaillissantes, fragiles, mystérieuses dans leur origine, dans leur actualité, dans leur avenir... Dieu fait sa rentrée personnelle, sensationnelle, dans le domaine de la philosophie naturelle ! Sorti de son silence éternel, de son indifférence immuable, cette fois bien distinct de tout astre et de toute sphère matérielle, Dieu est un Esprit Personnel et Créateur : c’est lui qui donne aux essences possibles ou idées des choses une existence concrète, qui les fait être distinctes de Lui, mystérieusement autres que Lui. À ces créatures qu’il pétrit de sa main, il donne des formes innombrables, changeantes et souples. Fermes selon le dessein de sagesse qui les pensa, elles n’en demeurent pas moins dociles à la volonté qui les mène où elle a choisi.
Alors tout l’ordre de la nature, qui était exorcisé d’ombres et de mystères par Aristote, se retrouve ouvert sur l’infini, baigné dans la lumière de Dieu, docile à sa volonté, prêt à sa grâce. Ce n’était pas dans Aristote ; d’où les craintes légitimes des augustiniens devant l’invasion de cette dangereuse philosophie en pays chrétiens ! C’était même nié par les héritiers et disciples arabes d’Aristote ; d’où leur juste condamnation par l’Église. Mais c’était dans la ligne d’Aristote et saint Thomas pousse son avantage en ce chemin jusqu’à manifester la solidarité absolue de cette vraie philosophie avec la théologie chrétienne. (…)
MYSTICISME AUGUSTINIEN
Saint Thomas a toujours été théologien ; même quand il écrit son Contra Gentes, qui est une apologétique, il expose le Credo dans le grand ordre de toutes ses vérités, soit naturelles, soit surnaturelles. Ce qui prime pour lui toujours, c’est la vaste vision de tout le réel, de tout l’être de Dieu et des créatures sortant de Dieu et revenant à lui. C’est le mouvement général de sa pensée comme c’est celui de la vie dont il retrouve d’ailleurs le dessein dans la suite même des Livres de l’Écriture. EXITUS, REDITUS. Dieu à l’origine, et de Dieu-Père procèdent le Fils et l’Esprit-Saint. De cette Trinité divine, par création, est sorti le monde et ce monde produit au cours de son histoire tous les êtres contingents... Ces êtres individuels vivent et s’accomplissent en vue d’un service qui les dépasse, par les plus hauts d’entre eux, l’univers revient à Dieu en qui il connaîtra son accomplissement éternel... C’est bien une théologie, dont la structure et les enchaînements sont puisés dans la Révélation chrétienne.
Mais, à toutes les étapes de cette histoire, les mécanismes des choses, leurs structures, les lois de leurs interactions sont élucidés par la science des natures héritée d’Aristote. Soit qu’il faille expliquer ce que sont ces êtres créés dont Dieu va orienter soudain le destin vers des fins plus hautes, et saint Thomas s’adresse à la compétence du Philosophe pour en donner les justes définitions, soit qu’il faille donner quelque peu à comprendre et à savourer les mystères mêmes de Dieu, Trinité, Incarnation, et de sa grâce, Rédemption, Église, Sacrements, et saint Thomas puise encore dans les notions et les distinctions éprouvées du Stagirite pour donner à comprendre par analogie cet univers transcendant. (…)
Qu’en résulte-t-il ? (…)
UNE APOLOGÉTIQUE INCOMPARABLE
Les modernes qui étudient en passant quelque ouvrage de scolastique en retirent immanquablement l’impression que tant de concepts définis et de distinctions rigides, repris d’Aristote, gèlent tout le système et enserrent la vie, le mouvement, la diversité des êtres et leur destinée dans des cadres étroits, formalistes. C’est qu’ils ne maîtrisent pas toute cette énorme science et n’y savent lire tout ce qu’elle renferme de connaissance des mécanismes les plus puissants de l’être.
Car le nerf du Thomisme est, au contraire, dans cette “ puissance obédientielle ” reconnue dans tout être créé, qui le tient ouvert sur d’autres possibilités que celles de sa condition présente, d’autres destins que celui de son univers actuel. Ainsi le monde matériel a ses natures et ses lois déterminées, physiquement inviolables. La science fonde sur cette invariance toute sa sécurité. Il n’empêche qu’au regard plus profond du métaphysicien, ce monde est composé de matière et de forme, d’acte et de puissance, d’essence et d’existence — ce sont les trois grandes compositions de l’être selon saint Thomas — , et dans la faille ainsi produite peut toujours se glisser l’inattendu... Cette matière peut se voir saisie par une autre forme que la sienne propre, cette puissance peut connaître un autre acte que celui qui lui est ordinairement donné, cette existence peut revivre dans une autre essence entièrement nouvelle.
Dieu peut jouer de cette composition des êtres contingents pour faire surgir l’inattendu, l’impossible, le miracle. (…) La nature est ainsi ouverte sur le royaume de la grâce.
La grâce elle-même est de l’ordre des pures possibilités de la créature spirituelle, ouverte sur l’infini. Car l’homme est moins encore que les autres êtres fermé sur lui-même ; sa nature est en attente de perfectionnements divers. Corps et âme, il est dans sa condition présente ouvert sur plusieurs destins possibles. L’ampleur de sa “ puissance obédientielle ” laisse une place considérable à la malléabilité de son être sous la main de Dieu. (…)
Sans rien abandonner de la définition rationnelle, et donc en acceptant dans toute sa réalité la nature humaine universelle, saint Thomas la considère comme une première étape de la création divine. (…) Cette nature reste ouverte, dans sa finalité et dans ses aptitudes, à de multiples déterminations. C’est ainsi que les divers états historiques de l’humanité connus par la Révélation biblique viennent s’inscrire sur ce fonds commun de l’anthropologie aristotélicienne sans aucune contradiction : justice originelle, péché et déchéance historiques de nos premiers parents, conversion et grâce, ascèse et mystique d’union à Dieu, gloire future et résurrection, tout est dans le champ des possibles, que l’homme se procure à lui-même ou qu’il doit attendre de Dieu seul. (…)
Le plus étonnant de ces perfectionnements désirés mais non dus, est évidemment cette “ grâce sanctifiante ” qui rend l’homme “ participant de la nature divine ”. (…) Faire de la grâce ou vie divine en nous un accident de la substance naturelle peut paraître évidemment la réduire à bien peu de choses. Mais c’est maintenir jusqu’au sein de cette transformation inouïe la pleine réalité et la continuité de l’homme individuel qui subsiste lui-même, dans sa personne foncièrement inchangée, même quand il entre en participation de la vie divine. (…)
La plus grande audace de saint Thomas est d’avoir exposé dans les deux premières parties de la “ Somme Théologique ” tout ce qui relève de l’ordre naturel, sorti de Dieu pour y faire retour, et d’avoir rejeté dans une troisième partie, presque comme accessoire, toute l’économie surnaturelle de la Rédemption et de la grâce présentées comme des aides providentielles pour l’accomplissement de ce destin naturel. Et beaucoup de crier au naturalisme et au mépris des mystères chrétiens ! Or ce n’était pas réduire la grâce à une condition dévaluée, de la faire ainsi accessoire. C’était lui conférer une réalité aussi grande que la réalité déjà reconnue à notre existence et notre condition naturelle.
Toute la force de l’apologétique thomiste est là. Le monde surnaturel n’est pas substantiellement autre que le monde naturel. Il s’établit en continuité avec lui. La preuve en est précisément que la nature inachevée en elle-même lui demeure ouverte et comme en attente de son perfectionnement. (…)
PLEIN ACCORD DE LA NATURE ET DE LA GRÂCE,
ENTENTE PARFAITE DE LA RAISON ET DE LA FOI.
Le mérite incomparable de saint Thomas est d’avoir distingué et uni dans l’être l’ordre naturel de la création première et l’ordre de la grâce de la nouvelle création, sans jamais sacrifier l’un à l’autre, et, dans la vérité , les données de la raison et celles de la Révélation, sans les opposer ni les confondre. Admirable, suprême Sagesse !
II. LE THOMISME, FONDEMENT DU CATHOLICISME
La philosophie d’Aristote, la théologie de saint Thomas qui la baptisa dans la conjoncture du 13e siècle sont-elles encore valables de nos jours ? (…)
Malgré l’Église, malgré son enseignement dogmatique et le maintien de la discipline scolastique dans ses écoles, le mal du rationalisme et du mysticisme disjoints l’un de l’autre s’aggravera aux 17e et 18e siècles pour aboutir au MODERNISME qui est, de tous les systèmes, le plus destructeur du réalisme thomiste, comme de la théologie catholique romaine. Léon XIII l’avait bien senti qui entendit restaurer partout dans l’Église l’étude de saint Thomas par son Encyclique Æterni Patris (1879) et saint Pie X ne saura si bien exposer, critiquer et rejeter le modernisme philosophique et théologique dans son Encyclique de 1907, Pascendi Dominici Gregis, qu’en s’appuyant essentiellement sur le réalisme mystique de saint Thomas d’Aquin. (…)
Depuis, le Modernisme hélas a triomphé dans l’Église, et le thomisme est contesté en ses principes essentiels au bénéfice exclusif du Modernisme, grand égout collecteur de toutes les hérésies. (…)
UNE FOI QUI MÉPRISE LA RAISON
Pour saint Thomas, l’intelligence humaine balaie de son faisceau lumineux tout l’espace de l’être. Non qu’elle domine toutes choses et possède intuitivement la définition des êtres dans leur mystère total, mais parce qu’elle reçoit ses leçons de l’observation des êtres de l’univers ou de la Révélation des mystères divins : ici par science naturelle, là par la foi religieuse, toutes connaissances d’ordre intellectuel. L’acte de foi, enseigne le premier Concile du Vatican, est essentiellement un acte d’intelligence.
Pour les Modernistes, ce n’est plus possible. Voulant rejoindre à tout prix l’homme moderne, ils ne conçoivent plus de foi religieuse qu’immanente et subjective. L’homme moderne, disent-ils, veut créer sa vérité pour lui-même et par lui-même ; il veut que sa philosophie ou sa religion sorte de son cœur, par expérience intime, dans l’action de sa personnalité autonome. Il considérerait comme une déchéance, une aliénation, de rien recevoir du dehors et comme d’au-dessus de lui, par « autorité ». (…)
Au réalisme intellectualiste de saint Thomas, garant de la vérité de l’être et de la Parole de Dieu, l’Église devrait donc substituer le subjectivisme mystique par une Réforme de sa doctrine et de sa discipline tout inspirée par l’exemple du protestantisme et qui réponde enfin aux exigences de l’homme moderne. Tel est bien le programme moderniste voulu et réalisé par Paul VI et son Concile Vatican II, comme le souligne Tresmontant (Préface aux Essais, p. 11). (…)
UN SURNATUREL ILLUSOIRE
Le surnaturel, dans cette conception subjectiviste et autonomiste de la religion, change lui aussi totalement d’aspect. Au lieu d’être un don gratuit, « surajouté du dehors » et venant comme miraculeusement, merveilleusement, achever la nature dans un dépassement inattendu et désiré cependant, comme une nouvelle vie, dans cette philosophie immanentiste il se trouve confondu avec l’humain concret, indissociable de la vie naturelle. (…)
Nature et surnature sont indissociablement mêlées à longueur de chapitres chez les Modernistes. D’abord, en un premier temps, la nature est considérée par eux comme surnaturelle et divinisée. Ils surnaturalisent donc le naturel en prétendant découvrir dans toutes les œuvres de tous les hommes une foi, un amour, une liberté qu’ils identifient avec la vie même de Dieu. La religion extérieure ne compte plus, elle ne divinise plus, mais elle exprime seulement le divin partout répandu ; en conséquence, toutes les religions se valent, à quelque degré près, selon qu’elles manifestent plus ou moins intensément la vie intime des hommes en voie de divinisation. L’Esprit est en l’homme, il transfigure toute sa vie et ses activités. Créativité, spontanéité, autonomie sont les signes de sa présence.
Ensuite, deuxième temps, quand cette transfiguration du naturel connaît un essoufflement et que cette mystique toute sentimentale et arbitraire s’avère une mystification, le surnaturel prétendu s’effondre et seule survit la réalité tangible de la chair, de la terre, de l’amour et de la violence. (…) Il n’y a pas de nature ni de surnature, pour les modernistes, mais seulement des hommes dont l’être ineffable est pour une part divin, infini, absolu. D’où l’appel à la liberté, la célébration de l’amour, la proclamation des droits de l’homme ou de la dignité inviolable et sacrée de la Personne... Cette surnaturalisation du naturel, c’est la divinisation rêvée, imaginée, de l’homme par l’homme. Tel est le culte de l’homme qui se vit dans un athéisme intégral.
Là non plus nous ne pouvons pas être d’accord avec le Modernisme contre saint Thomas. Au contraire, le thomisme nous paraît sauver la pleine réalité de la nature et de la grâce contre le Modernisme, comme il nous paraissait tout à l’heure sauver la vérité des assauts du subjectivisme.
L’actualité de saint Thomas se manifeste là comme la sauvegarde des fondements mêmes de notre foi, de notre morale, de notre attitude intellectuelle, de notre civilisation. Abandonner le thomisme serait faire retour à la barbarie intellectuelle et morale. (…)
UN NOUVEAU SAINT THOMAS
Notre Saint reconnaîtrait volontiers, dans cette guerre menée par le Modernisme contre l’Église et contre lui, qu’il n’a pas réalisé l’accord parfait entre tant de « points de vue », essentiel et existentiel, naturel et surnaturel, etc. (…) De même qu’il avait corrigé, enrichi Aristote, il accepterait aujourd’hui d’être amendé, amélioré en vue d’une meilleure expression de toute la richesse de l’être dans une saisie intellectuelle plus large, plus hardie encore que la sienne, de toute la vérité. Des progrès ont été accomplis par les grands commentateurs des derniers siècles et par le néo-thomisme contemporain. D’autres restent à faire... (…)
Abbé Georges de Nantes
Extrait de la CRC n° 80, mai 1974, p. 3-14