Apologétique catholique
Le Royaume de Dieu dans l'histoire
La preuve spéculative de la vérité du christianisme doit s’accompagner d’une preuve pratique, historique. (…) Une civilisation, une paix, une perfection sans équivalent doivent se rencontrer là où est la Chrétienté Catholique.
Sur ce chapitre un nom s’impose, celui de Charles Maurras. Il apporte à l’Apologétique Catholique un témoignage d’autant plus éclatant qu’il est sincère, et d’autant plus sincère qu’il émane d’un incroyant. (…) C’est là une « apologétique du seuil » de la plus haute valeur, dont l’efficacité s’est manifestée par un vaste courant de conversions. Jamais un incroyant n’avait rendu un si fervent, un si intelligent, un si profond et exclusif hommage à l’Église Catholique, et cela dans un moment où cette institution religieuse était de toutes la plus décriée, la plus contestée, la seule combattue. (…)
I. L’ÉGLISE DE L’ORDRE
VIE ET FORMATION DE CHARLES MAURRAS
Charles Maurras est né le 20 avril 1868 à Martigues, de parents catholiques ; sa mère était très pieuse et son père, s’il ne pratiquait pas, manifestait « un attachement inaltérable aux institutions de l’ancienne France, une fidélité absolue à l’Église catholique, l’Église des ancêtres. » II connut une enfance heureuse, riche de tous les biens, les bonheurs, les beautés de la plus aimable Provence. (…) À six ans, la mort de son père l’arrache à ce paradis de l’enfance. Sa mère s’installe à Aix pour mettre ses deux fils au collège. Charles est d’une vive intelligence. Il veut être officier de marine ! Mais en 1882, à l’âge de quatorze ans, événement soudain, il s’aperçoit qu’il est devenu sourd. L’infirmité fera-t-elle de lui un raté, un reclus ? Il le croit et se débat. Il se révolte et commence de perdre la foi. (…)
Retranché du monde vivant, il se jette dans le monde de la pensée et de la poésie. (…) À quinze, seize ans, il s’embrase d’un violent enthousiasme pour Lamennais, le fulgurant prophète et le chantre d’un christianisme révolutionnaire. Pascal le séduit irrésistiblement, mais son mépris de la raison, sa critique de la société le révulsent. Enfin Kant viendra à bout de ses résistances et le convaincra de renoncer à toute métaphysique et de s’installer définitivement dans l’agnosticisme.
Et puis, il adore Musset et Baudelaire... La conscience ! Le sentiment ! L’amour ! La Liberté ! Ses passions y poussent, ses scrupules et ses dégoûts le retiennent. Loin de l’enivrer, dès sa « retraite de fin d’études » au Thoronet, ce rapide contact avec la démesure de l’anarchie mystique et sentimentale le rejette fermement vers les certitudes de sa tradition familiale et de l’ordre civique. Frappé de scepticisme, la brûlure ressentie au contact des grands prophètes du divin ne lui laisse maintenant en l’âme et au cœur qu’un dégoût profond pour leur anarchie.
Quand il monte à Paris en 1885, il pense avoir perdu la foi définitivement, il se sent du moins héritier d’un passé magnifique et d’autant plus amoureux de la vie, de toute beauté, resplendissement sensuel de l’ordre. Il donne aux très sérieuses Annales de Philosophie des articles qu’on croit signés par quelque vieux thomiste. Dans la Réforme Sociale, la revue de Le Play, il préconise un « socialisme archique », contre-révolutionnaire ! Son goût de la beauté s’exprime en poésie et il fonde, avec son maître Moréas, l’École Romane pour que survivent les traditions qu’il aime et qu’il rêve de prolonger, d’immortaliser. Un dévouement commence à naître, dans le rayonnement de son meilleur ami, le splendide Amouretti, royaliste et catholique ardent : la défense du pays réel, de ses provinces, de ses libertés, contre la centralisation et l’uniformisme républicains, donc contre la démocratie. Car « la démocratie c’est le mal, la démocratie c’est la mort », il le découvre alors et le redira toujours.
Sa voie, il ne l’a pas encore choisie. Il en retarde le moment. La volupté, la beauté, la connaissance, l’imagination l’attirent et l’écartèlent ; la défense du patrimoine menacé semble le requérir. Un jour, il « entre en politique comme on entre en religion », pour aider à la sauvegarde de sa Provence, au salut de la Patrie, au culte de la civilisation menacée par une nouvelle barbarie. (…)
CONTRE TOUTE DÉMESURE RELIGIEUSE
Maurras, parce qu’il en a tâté, ressent une véritable haine pour le vertige nihiliste, surtout quand il s’entoure d’un halo de mystère religieux. Il sait d’expérience qu’une certaine exaltation du moi, de la conscience, de ses rêves et de ses divines illuminations, livre l’homme à ses vagissements instinctifs et le mène à se détruire lui-même en même temps que la société. (…)
Un jour, instruit par Auguste Comte, il verra clair et nommera le premier responsable, Luther, qui souleva la barbarie germanique contre le monde latin, prônant au nom de l’Évangile la pire des révoltes, « la sédition de l’individu contre l’espèce ». Toute sa vie durant, Maurras n’aura pas de mot assez vif pour stigmatiser la régression humaine qui marqua et suivit la folle prédication du moine de Wittenberg. Il se lamentera sur cette funeste cassure et cet émiettement de l’univers chrétien en nationalités et en sectes ennemies. Et, dans ces années lointaines où ses maîtres sont Auguste Comte et Renan, il croit retrouver là une démesure juive, une anarchie orientale, une pure frénésie du divin dont l’Église romaine avait su préserver le monde.
Il accable Rousseau parce qu’il voit dans la Révolution française la suite naturelle et la mise en application de ses rêves et de ses bons sentiments tout inspirés de la religion huguenote. Il dénonce l’anarchie du cœur qu’on prétendra directement inspirée de l’Évangile ! (…) Il fustige toutes les formes de romantisme, pour s’en corriger lui-même, depuis qu’il sait combien, derrière le masque des plus illustres passions, la brutalité excessive des instincts dégrade les individus et met en péril la société pour le plus illusoire des plaisirs passagers. Le mysticisme sentimental, individualiste et libertaire des grands romantiques ne le détourne pas du spectacle de leur vie honteuse, de leurs ridicules et funestes aventures amoureuses ou politiques. Ces grands cœurs sont des dangers pour la société ! (…) Les Amants de Venise, en 1895, il a 27 ans, et Romantisme et Révolution seront ces deux plus salutaires dénonciations du mal romantique.
On ne comprendrait rien à Maurras, à son temps, à son combat, ni aux nôtres non plus, si on ne partait de cette constatation que l’anarchie romantique et révolutionnaire, la brutalité revenant en amour comme en politique, se réclament depuis deux ou trois siècles de la religion juive et chrétienne. Maurras répond à cette provocation par la plus vive des protestations que sa blessure intime, toujours douloureuse et demeurée sans remède, avive d’une agressivité blasphématoire. (...) Il insulte ce « Christ hébreu » par lequel la civilisation antique a péri ; raccourci détestable qui fait de la Révolution l’héritière directe et exclusive de Jésus ! Il méprise et récuse les « turbulentes Écritures orientales », et ailleurs les « quatre juifs obscurs », auteurs des Évangiles, qu’il rend trop vite, et combien à tort ! responsables de toutes les insurrections modernes et de toutes les frénésies religieuses qui osent se réclamer de nos Livres Saints.
Il croit, il feint de croire que le mépris de l’ordre et de la raison, que l’Antiquité païenne adorait, vient du Christ ! Une page frémissante d’Anthinéa, qui date de son voyage d’Athènes en 1896, le proclame avec une déchirante fureur. L’anarchie sociale, qui débride tous les égoïsmes, détruit les hiérarchies protectrices et rompt « cette immense réciprocité de services » en laquelle consiste toute communauté humaine, c’est l’Évangile qui l’a répandue dans le monde ! Tel est le sens du Conte des Serviteurs, dans Le Chemin de Paradis (1892-1895). La démesure du sentiment, la déraison, l’horreur de la réalité humaine et de ses sujétions, nous arrivent aussi tout droit de Jérusalem et de Genève, de la Bible Juive et de son monothéisme absolu par le canal de l’Évangile protestant, prêchant le libre-examen et le libre-arbitre ! Les notes acérées de Trois Idées Politiques (1898) le donnent pour certain. (…)
ÉLOGE DU CATHOLICISME, DU SEUL CATHOLICISME
Grand lecteur des philosophes allemands et anglais, il s’en dégoûte et se convainc définitivement de la supériorité d’Aristote et de saint Thomas. À ces amis athées, panthéistes, spinozistes ou hégéliens, il déclare tout net qu’on ne peut consentir à ces systèmes sans revenir à la barbarie. (…)
Alors, avec une pugnacité infatigable, jouteur étincelant et profondément bon, il s’en prend à tous les Princes des Nuées, comme il les appelle, à tous ceux qui détruisent comme des frénétiques le réel, la vie tendre et fragile des êtres humains, pour que règnent seules les Idées froides et mortelles dont ils font leur absolu, Moloch auxquels tout doit être sacrifié. Ces Princes idolâtres, grands sacrificateurs de vies humaines en régulières hécatombes mondiales, se rencontrent aussi bien dans l’athéisme militant que dans le Judaïsme et le Christianisme. Contre leur complot, Maurras rêve d’une Ligue de tous les défenseurs du réel, de l’Ordre, des Patries et des familles, qu’ils soient positivistes comme lui, à défaut de mieux, agnostiques, chrétiens, pourvu qu’ils soient catholiques. (…)
« Je suis Romain », proclamera-t-il avec ferveur tout au long de son admirable Préface au Dilemme de Marc Sangnier, exprimant le plus extraordinaire hommage qui ait jamais été adressé par un incroyant à l’Église Catholique, héritière de la civilisation la plus haute, fondatrice de Chrétientés et mère souveraine du genre humain. Ce n’est pas un hommage à la grâce divine, invisible aux yeux humains. C’est un hommage à ses effets incomparables dans l’histoire. Positivement, l’Église est à cent coudées au-dessus de tous les paganismes et de tous les spiritualismes inorganisés ; il n’était pas inutile de le rappeler au début du siècle comme aujourd’hui encore. Négativement, nulle autre qu’elle n’a su hériter des Écritures Juives et Chrétiennes en les accordant aux lois premières de la condition humaine universelle. Écoutez ce chant :
« Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes, a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte, à l’œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains... Je suis Romain dès que j’abonde en mon être historique, intellectuel et moral... Je suis Romain dans la mesure où je me sens homme... Je suis Romain par tout le positif de mon être, par tout ce qu’y joignirent le plaisir, le travail, la pensée, la mémoire, là raison, la science, les arts, la politique et la poésie des hommes vivants et réunis avant moi. Par ce trésor dont elle a reçu d’Athènes et transmis à notre Paris le dépôt, Rome signifie sans conteste la civilisation et l’humanité. Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques. » (Démocratie Religieuse, 26)
Ainsi, l’Église est la seule force organisée qui puisse lutter à armes égales et supérieures contre les nuées de l’anarchie religieuse. L’Action Française qui se fonde alors, à propos de Dreyfus, de 1898 à 1905, est apte à la discussion et au combat politiques contre le régime républicain et l’utopie démocratique. (…) La Note VII de Trois Idées Politiques doit retenir notre attention, parce qu’elle définit aujourd’hui encore les bases d’une réconciliation de tous les hommes de bonne volonté et de sain esprit contre les fauteurs de désordre et d’anarchie. (…)
« RENCONTRE DES ATHÉES ET DES CATHOLIQUES »
« II faut maintenant presser tous ceux qui croient en Dieu de revenir au catholicisme, au nom de la raison et de la morale ; tandis que, au même titre, tous ceux qui n’y croient pas doivent devenir positivistes ». Maurras poursuit : « “ Athées ” positivistes et catholiques théologiens ont là-dessus, au temporel comme au spirituel, de profonds intérêts communs, les intérêts de la tradition et du monde civilisé, menacés d’une dilapidation soudaine en même temps que d’une dégénérescence insensible. S’ils se distribuaient entre ces deux systèmes, l’un et l’autre énergiquement ordonnés, les défenseurs du genre humain auraient vite raison de leur adversaire, l’esprit d’anarchie mystique. C’est contre cet esprit, ennemi-né des groupements nationaux aussi bien que des combinaisons rationnelles, que les deux Frances peuvent se réunir encore. Si elles ne parviennent à tomber d’accord de ce qui est vrai, il leur reste à s’entendre sur le bon et l’utile.
« Je ne prétends point que cela arrive nécessairement ; mais si cela n’arrive pas, nous sommes perdus. »
Aujourd’hui encore, la ligne de combat ne passe pas entre fidèles et infidèles mais entre les serviteurs de la Vérité et les dangereux maniaques du rêve.
CONFLIT DU CHRISTIANISME ET DU CATHOLICISME
Entre 1906 et 1910, l’Action Française parut devoir tout emporter. Elle va bientôt imposer à la République pour Fête nationale, la fête de Jeanne d’Arc, la Sainte de la Patrie qui mena sacrer le Roi à Reims... La République laïque et libérale, puissamment fondée sur l’organisation secrète de la Judéo-Maçonnerie, est foncièrement ennemie de l’Église. L’Action Française est contre la République, pour l’ordre, la tradition, l’autorité. Son appui sans réserves à la cause catholique, sa louange de l’Église sans réticences lui valent un afflux massif de chrétiens dégoûtés de la « Révolution satanique ». (…)
Au Congrès de 1910, Maurras pose la question : Si le coup de force est possible ? et il répond par l’affirmative, en spécifiant que ce sera une vraie et décisive “ révolution ”. Le moment est d’ailleurs des plus favorable ! Saint Pie X a condamné et combat efficacement le Modernisme depuis 1907, source religieuse de l’anarchisme politique, et il vient de briser l’audace conquérante du Sillon, où l’Évangile passe pour la Charte de la Démocratie Moderne Universelle. Le Pape et son entourage, les Cardinaux de Lai, Merry del Val, Billot, veulent aider à la Contre-Révolution Catholique ; Pie X envoie sa bénédiction à Maurras et déclare à sa mère venue le visiter : « Son œuvre aboutira ».
L’accord des Positivistes d’Action Française et des Catholiques intégraux, fruit d’une collaboration de pensée et de combat contre la Révolution antichrétienne, se trouve des fondements inébranlables dans la doctrine de saint Thomas. (…) Restaurée par Léon XIII, accrue encore par la volonté de saint Pie X, l’autorité du Docteur Angélique impose dans l’Église la reconnaissance d’un accord parfait entre la foi et la raison naturelle, entre les exigences de l’ordre humain et la Loi de Dieu dans le Christ. Rien ne pouvait davantage satisfaire aux exigences que formulaient les Positivistes d’Action Française fraîchement convertis des nuées anarchiques au réalisme monarchiste français. Rien ne pouvait déconcerter davantage et ruiner l’influence des Modernistes chrétiens, au contraire rassurer et fortifier le parti de l’Intégralisme catholique. De cette convergence et conjonction proviendra le plus important mouvement de conversion du siècle, celui de la génération d’avant 1914. Si la religion catholique est bien le ressort le plus profond de notre civilisation et le couronnement nécessaire de l’ordre humain, alors il ne convient pas seulement de la respecter, de l’admirer et de la soutenir du dehors, il faut y entrer ! (…)
La contre-attaque évangélique et républicaine fut vive. Tant que Maurras avait prêché les bienfaits du catholicisme à des incroyants, il n’avait guère suscité de réactions dans le parti chrétien-démocrate. Son éloge du catholicisme faisait du bien ; ses coups de boutoir contre le Christ et l’Évangile n’étaient pris au tragique par personne. On ne s’en formalisait guère ou bien on ne voyait pas qu’il y eût là quelque problème : Maurras reviendrait de ses blasphèmes en retrouvant la plénitude de la foi... Pie X dira de lui : « damnabilis, non damnandus » : Les propos sont condamnables certes, mais l’homme ne doit pas être condamné car « c’est un beau défenseur de la foi ». (…)
Pour les démocrates-chrétiens et modernistes, c’est le vrai Christ de leur expérience intime et de leur rêve (…) que Maurras blasphème. Anathème sur Maurras ! Ici, chrétiens libéraux, républicains démocrates, théologiens modernistes, avec tous leurs amis et associés juifs, protestants, athées tiennent pour le même ÉVANGILE DE LIBERTÉ à l’encontre du Catholicisme romain qu’ils détestent et prétendent réformer. Là, Maurras, saint Thomas et Pie X, l’Église de l’Ordre et toutes les forces de la Contre-Révolution adhèrent à un autre Christ, le Christ de la Tradition qu’ils affirment seul véritable et authentique, garant de l’ordre établi religieux et politique : L’ÉGLISE DE L’ORDRE...
Certes, les « blasphèmes » de Maurras interjetaient dans cette lutte une perturbation déplorable. (…) Mais les questions fondamentales étaient posées au niveau le plus haut, de manière plus irritante que jamais : le vrai Christ est-il celui de l’Église ou celui des Modernistes et Démocrates, hier condamnés ? La véritable Église s’est-elle donc toujours trompée sur le sens de l’Évangile et a-t-elle continuellement manqué à sa mission ? En condamnant l’Action Française et sa vision de l’Église de l’Ordre, le Pape Pie XI prenait l’initiative d’une immense, d’une irréversible révolution dans l’Église, la livrant à ses adversaires...
La levée des sanctions par Pie XII, le 16 juillet 1939, ne changea rien au fond des choses ; tout continua dans le même sens, après la nouvelle et sanglante parenthèse de la guerre et des libérations révolutionnaires qui suivirent. On s’enfonçait mondialement dans la subversion religieuse et politique. Le Pape Paul VI et le Concile Vatican II, en prononçant solennellement la condamnation de l’Église constantinienne, en proclamant les droits de l’homme, en prétendant retrouver la Bible toute nue et l’Évangile véritable par-delà quinze siècles de juridisme romain et de conceptualisme médiéval, achevaient de contredire l’humanisme latin de Maurras et la théologie de saint Thomas comme la doctrine magistrale de saint Pie X. C’était l’avènement de l’Église du Désordre. (…)
LA CONVERSION DU DÉFENSEUR DE L’ÉGLISE DU CHRIST ?
La reconnaissance du bienfait du catholicisme, la confiance qu’il lui inspirait, l’admiration croissante qu’il en avait ne pouvaient devenir l’un des principes majeurs de l’Action Française sans s’étoffer d’une étude de son être profond, dogme, culte, discipline morale et sociale. Très vite, Maurras approfondit cette connaissance sympathique du catholicisme et en conclut que son bienfait social était à proportion de sa fidélité à lui-même, dans son intégralité. Loin de réduire, comme tous les régimes plébiscitaires ou électoraux le rôle de l’Église aux servitudes d’un office électoral, il proclama la nécessité de la laisser totalement et singulièrement libre. Il en vint à désirer et réclamer que le Catholicisme soit dans la France à venir le plus exigeant, le plus militant, qu’il régente les consciences et le Pouvoir même, tel enfin que le définissait Pie IX dans le Syllabus. (…) Telle était sa « politique religieuse ». Elle ne variera pas. (…)
Alors, Maurras chrétien ? Reste le problème du mal qui l’a hanté, qui a labouré sa chair et son esprit. C’est cela qu’il dira au prêtre chargé de s’occuper de son âme à la clinique de Tours, c’est cela dont il gémira jusqu’à la dernière fin. Et puis, la splendeur élevée et inattendue de nos mystères, trop contraires à une certaine harmonie de la nature païenne, à la limite rassurante de l’humanisme grec. L’abjection du Christ, l’ignominie de la croix, la mystique de l’échec et de la souffrance lui étaient des obstacles. Il attendait « gisant dans les ténèbres » comme il le dira de lui-même, enviant ceux qui avaient trouvé la lumière, avec une sympathie quelque peu jalouse, une respectueuse familiarité, bien proches de la foi.
Enfin, « il entendit quelqu’un venir ». C’était le 16 novembre 1952. Il avait quatre-vingt quatre ans. Muni des sacrements de l’Église, il s’endormit comme il l’avait demandé au Seigneur, dans la foi, l’espérance et la charité. Il avait composé en prison à Clairvaux, en 1950, cette “ Prière de la fin ”, peut-être la plus belle que connaisse notre langue française, Prière où il réussit à enclore tout le drame religieux de son existence, tout son combat, toute sa mission terrestre, Prière qu’il dédie à la génération future, celle qui retrouvera la foi perdue dans la suite logique et providentielle de son retour à l’ordre humain politique, celle qui, choisissant Charles Maurras pour son premier maître humain, se laissera conduire par lui jusqu’au seuil du sanctuaire, jusqu’à l’Église Catholique Romaine. (...)
II. LA CHRÉTIENTÉ, ROYAUME DE DIEU
La preuve apologétique que nous tirons de la vie, de la pensée et de l’œuvre de Charles Maurras, se trouve formée en plein temps de crise et elle vaut donc en tout temps, à toute saison. Cette preuve, la voici : Partout où l'Église catholique a fait régner pleinement sa Foi et sa Loi qui sont, selon ses dogmes, ceux mêmes de Jésus-Christ Fils de Dieu fait homme, les peuples ont connu des conditions de vie temporelle éminentes, aussi heureuses et parfaites que les autres éléments de la vie sur terre le leur permettaient. En revanche, toutes les autres prédications de l'Absolu, de l'Infini, pseudo-révélations divines, ont livré les hommes aux folies et aux désordres destructeurs de leurs imaginations et de leur rêve. Jésus-Christ lui-même, en dehors du catholicisme, livré aux inventions et aux caprices des hérétiques, devient un prophète de subversion, le garant sacré des pires turpitudes de l'esprit et des sens. Il préside au retour de la barbarie.
Cette preuve principale que le Christianisme catholique est le seul salut du monde, et que tous les spiritualismes vagues, même dénommés chrétiens, qui l’escortent ou le concurrencent ne sont pas bons mais nuisibles, et non pas convergents mais contraires au Catholicisme, Maurras seul l’a établie et soutenue dès 1892 et jusqu’en 1952. En cela, il se montre le plus grand génie politique du siècle. Car cette preuve principale se monnaie en plusieurs autres qui relèvent du domaine de la plus haute philosophie et théologie de l’histoire.
Mus par cette conviction, nous reconnaissons en effet le rôle providentiel du PAGANISME ANTIQUE, en ses meilleurs éléments, comme déjà suscité, soutenu et conduit à sa perfection par le Dieu très bon qui préparait le monde à la venue de son Fils dans la plénitude des temps. C’est par un retour en arrière semblable, à la lumière de son accomplissement surnaturel, spirituel et multiracial, que nous acceptons et admirons immensément, religieusement, la THÉOCRATIE JUIVE de l’Ancien Testament, comme la manifestation primordiale de l’action sainte de Dieu dans l’histoire.
Après le Christ et la proclamation de la Bonne Nouvelle du Salut, c’est la CIVILISATION CHRÉTIENNE seule qui, grâce à « l’Augustinisme politique », forme les institutions majeures de l’humanité, c’est elle qui cristallise désormais l’œuvre de la grâce et donne à l’histoire mondiale son axe, son sens, son ressort profond. Le règne de la grâce, par la Chrétienté, apporte son bienfait à tous les siècles et s’étend progressivement à toutes les nations. Ainsi notre apologétique n’exclut aucune forme viable, permanente, féconde, du Catholicisme historique. Elle en admire toutes les étapes, et particulièrement celles de nos temps modernes, de la Contre-Réforme des 16e et 17e siècles, de la Contre-Révolution et de l’expansion coloniale et missionnaire du 19e en attendant celle qui naîtra demain et que Maurras avait saluée de loin, avec le bonheur du sage qui en prépara la venue. (…)
En revanche, toutes les dissidences qui échappent à l’emprise séculaire de l’Église et se tournent inéluctablement contre elle, HÉRÉSIES et SCHISMES, perdent manifestement la communication d’une certaine grâce dont elle dispose seule et s’avèrent dès lors impuissantes à conduire et soutenir l’effort humain de la civilisation. Bien plus, ces mouvements hétérodoxes ou hétéropraxes, font preuve d’une navrante propension à miner et faire exploser tout l’ordre humain naturel, de concert avec les barbares. (…)
Le JUDAÏSME POSTÉRIEUR devient le chancre de la religion véritable et l’anti-civilisation par excellence. Son théocratisme désormais mensonger, son racisme injustifiable qu’un fol orgueil collectif entretient, son impérialisme le rendent ennemi de l’homme, comme son rejet du Christ le constitue ennemi de Dieu, de son Église et de la Chrétienté.
Maurras ajoute que le PROTESTANTISME sous toutes ses formes, fait retour au judaïsme et conduit à l’asservissement de son christianisme piétiste ou libéral à la Synagogue talmudique. On ne peut qu’admirer la lucidité d’un homme qui stigmatisait les vices irrémédiables de la société anglo-saxonne, luthérienne, huguenote, puritaine, et lui préférait la civilisation latine, quand l’opinion universelle dépréciait celle-ci au profit de celle-là. Presque seul, véritablement seul, il bravait cette mode et exaltait la civilisation catholique. Cinquante ans plus tard, tout le monde entonne, d’ailleurs exagérément, le procès de la dite société de consommation et de sa pollution mentale, morale, biologique, et commence à éprouver la nostalgie du monde latin, moins anarchique, plus spirituel, moins trépidant et plus heureux parce que plus sagement humain et chrétien.
Cette éclatante démonstration se prolonge en avertissement à l’Église Catholique. Les NOVATEURS qui décidèrent de l’ouvrir au monde moderne, à l’encontre des sages volontés et préceptes de tous les Papes, de Pie IX à Pie XII, sous lesquels vécut Maurras, sont prévenus par lui qu’ils vont à l’effondrement de la foi et de la discipline séculaire de leur Église mais encore à la désintégration de la société humaine et la ruine de la civilisation sous les coups de la barbarie. Ce que Paul VI et Vatican II ont décrété et entrepris, Maurras, un demi-siècle durant, l’a par avance dénoncé comme le pire des pires maux qui puissent fondre sur la famille humaine. Mais ils l’ont méprisé. (…)
Humainement possible, ce malheur absolu doit nous être épargné, en vertu des Promesses de Jésus-Christ. (…) La foi finale de Maurras hier épaule aujourd’hui notre foi et nous fait conclure au caractère divin de l’Église. (…)
Son UNITÉ contraste avec les irrémédiables divisions qui se rencontrent partout ailleurs. Sa SAINTETÉ fait d’elle la grande institutrice du genre humain, quand tous les autres cultes ou philosophies capitulent devant les exigeantes passions des hommes. Sa CATHOLICITÉ la rend capable de conquérir toutes les nations et races, classes et espèces d’hommes, sans que rien d’humain ne lui soit étranger. Son APOSTOLICITÉ perpétue sans rupture l’élan premier et la parole historique du Christ son fondateur, dérobant ce trésor humain et divin à tous les faussaires et trafiquants pour nous le conserver dans sa pureté originelle. Sa ROMANITÉ enfin la constitue le grand axe immobile de l’histoire universelle, quand tout partout tombe sous les coups redoublés du caprice des hommes et du destin aveugle.
Ainsi pouvons-nous conclure notre apologétique maurrassienne sur une attestation de foi chrétienne : l’ÉGLISE EST LE DESSEIN DE DIEU DANS LE MONDE. Elle n’a donc pas trahi le vrai Jésus, le Christ Fils de Dieu, ni dans sa doctrine ni dans ses institutions. Encore faut-il percevoir la continuité du MYSTÈRE DU CHRIST, de sa pensée, de sa vie, de la RÉVOLUTION ÉVANGÉLIQUE qu’il a apportée dans l’histoire, avec la Sagesse, l’Ordre, la discipline, le culte catholiques. (…)
Qu’on ne nous objecte donc plus jamais Maurras quand nous parlons de la Chrétienté et que, de l’autre côté, on ne néglige plus Maurras sous prétexte d’Évangile, car sa leçon embrasse toute la sagesse que les camps ennemis déchirent et se partagent. En exaltant sainte Jeanne d’Arc, il entendait montrer que les grandes œuvres de notre Patrie et les grandes heures de l’humanité, le MIRACLE DE L’ORDRE ET DE LA CIVILISATION, sont CHOSES ÉMINEMMENT CATHOLIQUES, miraculeusement divines et admirablement humaines.
Abbé Georges de Nantes
Extrait de la CRC n° 81, juin 1974, p. 3-14