Apologétique catholique
Les preuves de Jésus-Christ
APRÈS avoir reçu des sciences naturelles et de la métaphysique tout ce qu’elles pouvaient nous fournir de lumière sur les êtres et sur l’Être, nous devons changer de discipline et chercher Dieu dans l’histoire. À elle de nous dire s’il existe quelque trace d’un passage de Dieu, d’une parole de Dieu dans le monde. (…)
L’Apologétique entre donc dans une nouvelle étape où brille d’un éclat incomparable Blaise Pascal (1623-1662). C’est à lui que nous demanderons de nous conduire à travers les méandres de la connaissance du cœur humain et les difficultés de la preuve historique. Pour apprendre de lui aussi bien ce qu’il faut faire que ce qu’il faut ne pas faire.
PASCAL SOUS LA TOISE
Quand il « se convertit » en 1654 et commence d’appliquer son esprit et son cœur aux choses divines, il est heureusement débarrassé de toute prétention mathématicienne ; il n’aura (presque) pas l’idée de « mathématiser » aussi la religion. En revanche, toujours physicien, expérimentateur, il sentira la nécessité d’appliquer à l’enquête apologétique la souple rigueur des sciences expérimentales. Ce sera l’un des principes constants de son Essai sur « la Vérité de la religion chrétienne » : Les Pensées (avril 1657).
Ces Pensées, devenues le premier et le dernier Manuel Apologétique des Temps Modernes, font de Pascal l’un des plus étonnants convertisseurs du monde. Un si admirable génie humain et une âme si profondément religieuse, s’appliquant à la démonstration de la vérité chrétienne, on pouvait s’attendre à ce que de tels dons réunis produisent un effet merveilleux. Il faut déplorer qu’un tel homme ait été abîmé par le Jansénisme. (…)
Premier méfait de l’admiration profonde et de la docilité mystique que Pascal voue à Port-Royal : il se passera de l’étude approfondie des philosophes, il ignorera la métaphysique scolastique et voudra, pour plaire à ses maîtres et amis, la décrier pour aller droit au mystère du Christ sans s’arrêter à poser les fondements naturels de tout l’ordre surnaturel chrétien. (…)
Le second méfait du Jansénisme sur Pascal s’inscrit dans la même ligne ; il résulte de cette ignorance. Au lieu que, disciple de saint Augustin et de saint Thomas, Pascal eût construit sa preuve historique du Christianisme sur le fondement solide de la nature et de la raison, janséniste il se fera un devoir et une sorte de délectation de détruire d’abord la nature, d’humilier et d’écraser la raison, de bafouer la condition humaine commune pour dresser en opposition, comme une nouveauté tout à fait contraire, l’ordre de la grâce auquel ne peut avoir accès que le cœur illuminé par une puissance supérieure. (…)
I. FAUSSE CONNAISSANCE DE L’HOMME
LE FUNESTE PASCAL
ÉTAT MISÉRABLE DE L’HOMME SANS DIEU
Si Pascal s’occupe de décrire la condition humaine, ce doit être pour que l’homme se désespère et se rende à Jésus-Christ son Libérateur. Il faut donc que tout aille très mal.
« Disproportion de l’homme » (72). Le développement sur l’homme « égaré dans ce canton détourné de la nature... ce petit cachot où il se trouve logé », vise à pétrifier l’homme d’effroi et le jeter dans le tremblement à la vue des deux infinis entre lesquels il se trouve écrasé : « Car enfin, qu’est-ce que l’homme, etc... » Mais précisément, là où d’autres trouvent le fondement inébranlable d’un solide humanisme Pascal ne voit, ne veut voir, que motif de désespoir. Il expose magnifiquement « notre état véritable », mais il veut que nous nous en désolions, et les derniers mots le laissent voir : il fera tout « pour consommer la preuve de notre faiblesse ». Il ignorera donc notre force !
« Folie de la science humaine et de la philosophie » (74). Le néophyte de Port-Royal a vraiment juré de brûler ce qu’il adorait. Il a trop cru à la raison, trop joui de la sûreté des sciences, il entend donc les considérer maintenant comme absurdes et sans valeur. Il moque la raison (73). Glanant quelque sottise de fausse science, il triomphe et raille : « Qu’y a-t-il de plus bas et de plus ridicule ? » (75). (…)
Tout est tromperie ; l’homme n’atteint jamais ni la justice ni la vérité, « pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement »... À ce prix, le triomphe de l’absurde est certain : « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable sans la grâce (voilà avoué le parti pris). Rien ne lui montre la vérité ; tout l’abuse. » (83) (…)
« L’amour-propre » est dépeint en termes dégoûtants, partisans, polémiques (100). « La nature de l’amour-propre et de ce MOI humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi... la plus injuste et la plus criminelle passion, etc... horreur... corruption... aversion pour la vérité... Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter... l’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres ». (…) Au-delà de l’homme individuel, c’est la société tout entière que Pascal entreprend de montrer injuste, ridicule et féroce. Pascal se montre ici le père de l’anarchisme (chrétien) moderne, car son ironie sur la contingence des institutions humaines les sape à la base. (…)
LE PASSAGE FORCÉ À LA FOI
Cependant ce noir tableau de la condition humaine ne prouve ni pour ni contre, l’apologiste le sent bien et s’en impatiente. (…) Alors, voulant reconquérir tout d’une fois le terrain perdu, Pascal en vient à recourir au calcul des probabilités où naguères il excellait. Quelle idée saugrenue de mathématiser le problème du salut et de jouer son éternité à pile ou face !
Tel est pourtant son fameux Argument du Pari. Sur un fond de terreur et de damnation, il faut jouer Dieu plutôt que le néant et gager « le rien » que nous avons pour gagner, à égale chance de gain et de perte, « l’Infini » (233). Il faut jouer, puisque de toute manière la raison n’en connaît ni n’en pourra jamais rien connaître (233-241). Mais comment croire en Dieu par utilité, par calcul et par jeu, s’il est dit que croire ne peut être qu’un acte de connaissance certaine de la vérité ? Il y a là une violente contradiction et ce jeu est infâme ! (…) Nul ne peut l’accepter sans renoncer sa dignité d’homme et injurier Dieu.
Que reste-t-il à Pascal pour persuader de sa foi chrétienne l’homme qu’il a si furieusement abîmé dans sa misère ? L’argument de cette misère même, si incompréhensible à son sens qu’elle renvoie infailliblement à un autre mystère : « Vous n’êtes pas dans l’état de votre création » (425-450). (…)
Profitant de l’angoisse ainsi créée, en deux Prosopopées magnifiques (430), la Sagesse divine déduit toute la série des mystères de la religion chrétienne, ceux de la première grâce et de la première chute, de la corruption universelle et de la réparation par la miséricorde de Dieu et la médiation du Christ. La logique interne de ce Credo est forte et captivante, certes ! Celui qui possède la lumière de la foi en recevra un redoublement de lumière. Mais je crains que l’incroyant n’y trouve qu’un redoublement de ténèbres. (…)
Le nœud de l’apologétique pascalienne est là, dans cette expérience intime, directe, du dogme du péché originel (445), devenu ainsi la pièce maîtresse de la foi chrétienne. (…) Mais humilier, avilir ainsi l’homme pour mieux le précipiter aux genoux de son Sauveur est exagéré. C’est faux, c’est injuste. (…)
En fait, le grand avantage de cette apologétique est de plaire d’emblée à l’homme qu’elle paraît ausculter, écouter et comprendre avec sympathie. Elle entraîne par ses discours persuasifs jusqu’aux pieds de Jésus-Christ. Mais nous avons pu constater, en l’espace d’une génération, le caractère gratuit et capricieux de cette prétendue description ou phénoménologie de la condition humaine. JANSÉNISTE PUIS MODERNISTE JUSQUE VERS LES ANNÉES 1950, LA VOICI DEVENUE TEILHARDISTE, OPTIMISTE, DEPUIS LORS ET SURTOUT À Vatican II... Janséniste, elle persuadait l’homme de sa misère sans fond pour l’en délivrer ; moderniste, elle dénombrait les appétits et besoins de l’homme pour prétendre ensuite les satisfaire par le Christianisme (seul ?). Mais enfin Rousseau l’a emporté, sans combat, et voici que le culte de la nature inspire une autre phénoménologie, de « Joie et Espérance » (Gaudium et Spes) à Vatican II. L’homme est en lui-même grand, beau et fort, heureux sur terre à quelques ombres près. Le nouveau Christianisme lui apporte un complément de culture et de spiritualité, en se consacrant tout à son service pour la pleine réussite de son bonheur ici-bas. Que dirait Pascal !
Ces deux « phénoménologies » ne sont pas plus solides l’une que l’autre. Et elles s’annulent mutuellement, tandis que la philosophie de la nature et la métaphysique forment des bases immuables et universelles à l’enquête religieuse. Voilà donc pourquoi nous devons, malgré nous, nonobstant la séduction qu’elle exerce sur notre propre cœur, dénoncer cette méthode pascalienne comme par trop subjective, gratuite, contestable, avant même d’en avoir rejeté la mise en œuvre janséniste, décidément trop austère jusqu’à en être dangereusement fausse.
II. CONNAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST
LE MAGNIFIQUE PASCAL
(…) Pascal, quand il oublie son jansénisme, sait de science certaine que Dieu existe, que l’âme est immortelle et que se greffe là-dessus une suite de questions fort importantes concernant le bonheur que tous cherchent et que nul n’atteint en ce monde... Ce sont assez de raisons pour sortir de l’indifférence et se mettre en quête de la Révélation, il le sait encore : « J’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi » (699). Et il sait aussi que la Sagesse divine a voulu entourer son message de preuves accessibles à tous pour le donner à croire (425).
LA PREUVE HISTORIQUE
Jésus-Christ nous apparaît comme la réponse à toutes les questions et les attentes de l’humanité. Certes, il est le Rédempteur qui réconcilie le monde pécheur avec un Dieu justement irrité. Pascal revient sans cesse sur cet aspect capital. Mais il est aussi et d’abord, comme Verbe Incarné, le Créateur revenu parmi ses créatures pour les porter à leur ultime perfection et leur donner la béatitude surnaturelle qu’elles espèrent. Et cela suffit à nous émouvoir...
Le tout est de savoir si cela est vrai. Ici, Pascal redresse admirablement sa perspective et sa méthode. Par trop subjective, dangereusement immanentiste au point de départ, voici qu’elle devient objective et historique (737). Le génial expérimentateur des choses physiques retrouve la retenue et la prudence de la méthode d’observation pour dresser la preuve historique de la religion véritable.
Et d’abord, en réaction contre les fausses clartés de la science cartésienne, Pascal fait entendre et accepter le clair-obscur de cette religion qu’il veut démontrer. Il en donne une justification, toute de finesse mais convaincante (574-588). C’est dit avec assurance, mais comme une hypothèse de travail, comme un pressentiment des choses cachées : que Dieu veut se montrer assez pour que ceux qui le cherchent le trouvent et que ceux qui le méprisent et refusent ses clartés puissent se justifier eux-mêmes par ses obscurités : « Tout tourne en bien pour les élus, jusqu’aux obscurités de l’Écriture ; car ils les honorent, à cause des clartés divines. Et tout tourne en mal pour les autres, jusqu’aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause des obscurités qu’ils n’entendent pas » (573 ; cf. 564, 574).
L’argument aurait une tout autre force si, au lieu de le tourner en trop rigoureux prédestinatianisme (566), Pascal avait su montrer que ce mélange de lumières et d’ombres, de raisons et de doutes, se retrouvait en toute connaissance humaine, exception faite des seules mathématiques. Les sciences de la nature et la métaphysique en regorgent, établissant maintes vérités indubitables et qui pourtant ne convainquent pas sans un assentiment du cœur, comme pour laisser l’homme ébloui mais libre de consentir ou de refuser, en face des mystères de l’être, de la vie, de l’immortalité, comme en présence de la Parole divine et de la grâce.
Ainsi Dieu continue selon la même méthode à parler aux hommes dans l’histoire. La raison y est instruite (563) mais c’est le cœur qui décidera : « Dieu veut plus disposer la volonté que l’esprit. La clarté parfaite servirait à l’esprit et nuirait à la volonté. Abaisser la superbe » (581).
LE SENS DE L’HISTOIRE
Pascal a le sens des sciences expérimentales, il a de même, sans doute hérité des Pères de l’Église et puisé dans l’Écriture Sainte, le sens de l’histoire. C’est ce sens qui lui en fait si bien percevoir la signification, la disposition évolutive, l’orientation providentielle... le sens. Les chapitres IX à XII de l’édition de Brunschvicg en témoignent. Ils font comprendre que Dieu a révélé ce sens aux humbles et aux petits, tellement la preuve en est forte et accessible à tous, mais il l’a cachée aux savants et aux grands, tant elle est rebelle à tout système rationnel.
D’abord, Pascal démontre « la fausseté des autres religions », légendes fort mal enracinées dans l’histoire et tout à la mesure de leurs inventeurs humains (589-601). Tel l’Islam : « Tout homme peut faire ce qu’a fait Mahomet ; car il n’a point fait de miracles ; il n’a point prédit (ni il n’a été prédit) ; nul ne peut faire ce qu’a fait Jésus-Christ » (599-600). (…)
Seules méritent une étude scientifique les religions juive et chrétienne (601). Pascal l’a compris et sait le faire entendre : un mouvement traverse toute l’histoire, unique et complexe, fort et riche, depuis Abraham jusqu’à nos jours. Une fois acceptées les zones d’ombre, demeure une lumière pénétrante : cette religion, qui seule a toujours été (605), qui s’est développée jusqu’à sa taille parfaite et se développe encore, tendue vers son accomplissement éternel, a pour marque d’être axée sur l’essentiel. « Je dis : Qu’elle ne consistait en aucune de ces choses - circoncision, sacrifice, cérémonie, arche... -, mais seulement en l’amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses. » (612) Sur cet essentiel, de l’amour de Dieu et de la nécessité d’un Sauveur pour que les hommes puissent le pratiquer en perfection, il y a continuité sans faille, nonobstant toutes les oppositions, tous les périls encourus au long des âges (613). C’est un miracle. « Que cette religion se soit maintenue, et inflexible, cela est divin. » (614) (…)
LES FIGURATIFS
Les deux religions, juive et chrétienne, s’agencent l’une à l’autre comme un vaisseau spatial à sa fusée de lancement ; ensuite, celle-ci n’est plus qu’un laissé pour compte, objet errant dans l’espace infini, quand celui-là court à son but. Pascal montre cette continuité des deux Testaments. Elle sera manifeste à condition que « les prophéties de l’un soient accomplies en l’autre » (642), mais cela suppose d’abord que ces prophéties aient eu un double sens, leur sens immédiat étant « figure » de ce qui devait venir dans la Nouvelle et Éternelle Alliance.
Ainsi Dieu a fait le miracle du peuple juif pour donner créance en celui de l’Église qui devait venir après (644-646). Il se trouve donc dans la Bible juive un sens littéral immédiat, qui soutint la foi des contemporains, et un sens spirituel, concernant les temps futurs et portant sur des réalités plus parfaites, encore cachées mais suggérées (648). Pascal, avec un discernement de savant moderne, excuse les outrances de l’exégèse allégorique ou spirituelle, en invoquant les certitudes majeures (650). Pour l’essentiel : il est incontestable que l’on trouve dans les Écritures « vérité après figure » (654). (…)
Ainsi, les Pensées nous font mesurer la Sagesse divine contenue dans ces Écritures, tout à fait étrangère à notre simplisme et de ce fait attrayante et rebutante, offrant sa révélation mais n’y contraignant pas l’esprit. Chacun trouve dans les Écritures un « révélateur » de son propre cœur. « Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair... », n’y cherchent et n’y trouvent que la satisfaction de leur concupiscence, eh ! bien, « qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent. » (692) Mais « ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur... qu’ils se consolent - je leur annonce une heureuse nouvelle : il y a un libérateur pour eux ; je le leur ferai voir, etc. » (ibid.)
En présence de ce choix, selon un dessein divin, « au temps du Messie, le peuple se partage. Les spirituels ont embrassé le Messie ; les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins » (748). Les Juifs, en refusant de croire ce qu’annonçaient en figures leurs propres Écritures, ont été ainsi constitués par la Providence les gardiens insoupçonnables des preuves de Jésus-Christ (662-663 ; 704). (…) « Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ, nous n’aurions plus que des témoins suspects. Et s’ils avaient été exterminés, nous n’en aurions point du tout. » (750) Donc il faut qu’ils subsistent, mais rebelles. Certains y ont cru cependant, pour en démontrer la clarté, mais leur peuple a préféré les ténèbres, se faisant ainsi le témoin irrécusable de la prophétie. (…)
LES PROPHÉTIES
Les figures sont muettes, mais les prophéties dévoilent par avance ce que sera la réalité annoncée. Aussi « la plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties » (706). L’argument prophétique, note Pascal, est unique ; il n’appartient qu’à cette religion (693). Il suffirait donc à déclencher le jugement de crédibilité, parce qu’il empêche d’invoquer le hasard (694) ; ou alors le hasard n’est qu’« en apparence », quand il est profondément « la cause du mystère » (744) et donc l’objet d’une prédisposition spéciale de Dieu.
Il y a eu trois étapes dans la prophétie : des Juifs au Christianisme, de Jean-Baptiste au Christ (étape capitale, singulièrement démonstrative, sans qu’on lui puisse rien comparer ailleurs, d’un « précurseur » qui annonce un autre plus grand que lui), du Christ à l’Église, à tout l’avenir du monde et à sa fin (699, 706). (…)
Les prophéties annoncent Jésus-Christ de cent manières (708-709) et par « une suite d’hommes » (710). (…) Elles n’ont jamais été vraiment réalisées dans leur sens littéral, charnel, temporel ; ainsi, elles donnent tort aux Juifs qui les gardent, mais démenties par leur propre histoire (718-719). Ceux qui les gardent comme vérité et les voient vérifiées dans leur histoire sont les seuls chrétiens ! En fournissant la preuve des Semaines d’années de Daniel, Pascal note les obscurités des prophéties mais pour mieux en marquer la justesse globale, essentielle, que leurs imperfections de détail rendent encore plus probantes (723). Il y a une opportunité des temps (724-725) et une convergence des événements indubitables (738), pourtant moins grandioses et éclatantes aux yeux que prédites.
En définitive, qui les étudie soigneusement - et le Père Lagrange, autorité en la matière, attestera la solidité actuelle de la démonstration de Pascal (Pascal et les prophéties messianiques, Rev. biblique 1906) - doit avouer que toutes se trouvent réalisées en Jésus-Christ (729-734), et jusqu’à la plus étonnante, la réprobation des Juifs (735-736 ; 760-762), annoncée par eux-mêmes. C’est là le sommet de la preuve, qu’ils portent dans leurs Livres l’annonce de leur incrédulité et qu’ils la conservent en témoignage contre eux-mêmes (761-762) !
JÉSUS-CHRIST
« Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre. » (740) Ainsi, de manière grandiose et vraie, inoubliable, Pascal campe le Christ au centre de l’histoire humaine. Elle est tout orientée vers lui, elle monte jusqu’à lui, puis elle sort de lui, elle vit de lui et réalise ses immenses desseins. Nourri de la pensée des Pères, Pascal ne fait point de coupure entre l’Ancien et le Nouveau Testament ; la continuité est vivante, complexe, essentielle. (…) Par exemple, la structure de l’Évangile de Matthieu est voulue pour manifester ce fait : Jésus hérite de l’Ancien Testament par Jean-Baptiste et il fonde l’Église sur Pierre. Continuité dans la nouveauté. Celui qui assume en sa Personne l’accomplissement du passé et la fondation de l’avenir est le plus grand de tous. En lui se trouve le nœud de l’histoire universelle.
Voilà pourquoi Jésus-Christ commence à être peint par Pascal au chapitre des Prophéties. Elles montrent avant qu’il ne paraisse tout l’essentiel de sa personnalité et de son destin (724-735). Ne citons que l’admirable Pensée 736 : « Qu’il devait venir un libérateur qui écraserait la tête du démon, qui devait délivrer son peuple de ses péchés ; qu’il devait y avoir un Nouveau Testament qui serait éternel ; qu’il devait y avoir une autre prêtrise selon l’ordre de Melchisédech ; que celle-là serait éternelle ; que le Christ devait être glorieux, puissant, fort et néanmoins si misérable qu’il ne serait pas reconnu ; qu’on ne le prendrait pas pour ce qu’il est ; qu’on le rebuterait ; qu’on le tuerait ; que son peuple, qui l’aurait renié, ne serait plus son peuple ; que les idolâtres le recevraient, et auraient recours à lui ; qu’il quitterait Sion pour régner au centre de l’idolâtrie ; que néanmoins les Juifs subsisteraient toujours ; qu’il devait être de Juda, et quand il n’y aurait plus de roi. » (…)
Pascal s’extasie sur l’immense mission que Jésus devait accomplir et qu’il a menée à bien par des chemins imprévisibles et stupéfiants (766), sur la puissance inouïe de son Évangile après lui comme il l’avait prédit (772). Cependant, l’œuvre est toujours à la ressemblance de son Auteur (789) : c’est dans la petitesse une grandeur incomparable et dans la faiblesse une force qui l’emporte sur toutes les forces mondaines conjurées : « Tout ce qu’il y a de grand sur la terre s’unit, les savants, les sages, les rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et nonobstant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent à toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants, ces sages, et ôtent l’idolâtrie de toute la terre. Et tout cela se fait parla force qui l’avait prédit. » (783)
Quant à la véracité du témoignage des évangélistes, question où se concentre le feu de toute la critique depuis deux siècles, et qui est absolument ridicule, témoignant de l’évident épaississement des intelligences à proportion de leur éloignement de la foi, Pascal règle tout en deux ou trois Pensées : comment des hommes auraient-ils inventé tout cela ? Cette supposition contredit tout ce que nous savons des formes et manières de l’esprit humain (800). Comment des fourbes auraient-ils eu le cœur de soutenir leurs inventions jusqu’aux prisons, aux tortures et à la mort ? Cela est trop contraire à ce que nous connaissons du cœur humain (801). « Les apôtres ont été trompés, ou trompeurs ; l’un ou l’autre est difficile, car il n’est pas possible de prendre un homme pour être ressuscité... Tandis que Jésus-Christ était avec eux, il les pouvait soutenir ; mais après cela, s’il ne leur est apparu, qui les a fait agir ? » (802. (…) Ces documents sont irréfragables.
LE MIRACLE DE L’ÉGLISE
Les deux chapitres que Pascal consacre à l’Église auraient dû en montrer le miracle permanent, ainsi que le caractère parfait, surnaturel et saint, de sa doctrine constante, de sa vie sacramentelle, de sa constitution visible et hiérarchique. Mais l’esprit de secte, l’engagement tragique de Pascal dans la querelle du Jansénisme, son inimitié pour une Église universelle tombée aux mains des Jésuites, tout gauchit son raisonnement qui n’est plus libre. Chaque Pensée de ces chapitres respire une intention polémique, revêt l’âpreté d’un plaidoyer. (…) C’est grand dommage, car dans ces deux chapitres, s’il n’eût été janséniste, Pascal aurait le mieux devancé l’esprit moderne et l’aurait su incliner et conduire à la foi. (…)
Cependant il faut toujours prendre garde avec Pascal de ne point s’arrêter à une idée fixe, tant son esprit est agile et vif. Ainsi, d’un coup, nous le voyons se libérer aisément de ses étroitesses jansénistes, prendre de la hauteur et contempler l’Église Catholique dans toute sa perfection séculaire et universelle. Elle est, remarque-t-il, un équilibre et une synthèse vivante des contraires. « La source en est l’union de deux natures en Jésus-Christ. » (862) Remarque profonde ! Tout ce développement est d’une force inimitable. La logique de la vérité arrache Pascal à son “hérésie”, à son choix d’une vérité partielle allant à exclure la vérité contraire : « S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession de deux contraires, c’est quand on reproche qu’on en omet un. Donc les Jésuites et les Jansénistes ont tort en les célant ; mais les Jansénistes plus, car les Jésuites en ont mieux fait profession des deux », ose-t-il écrire (865). Étonnante profession de foi catholique !
Puis bientôt il retombe dans son ornière, en se prévalant de la Tradition contre ses adversaires jésuites (867-869), pour aboutir à dire ses amis « excommuniés... néanmoins les sauveurs de l’Église » (868). Et de là son acrimonie contre le Pape, sa Primauté, son infaillibilité qu’il conteste, se donne libre cours, avec une injuste passion (871-882). (…)
Blaise Pascal, s’il n’eût été janséniste, quel saint l’Église aurait eu en lui et quel convertisseur ! On épiloguera longtemps sur ce drame où le jansénisme parut sauver l’Église en se perdant — et l’odieux optimisme teilhardien, le naturalisme grossier, le libéralisme licencieux d’aujourd’hui paraissent achever de justifier Port-Royal. Il n’en reste pas moins que l’Apologie du Christianisme s’en trouve amputée de sa preuve vivante, convaincante, celle du miracle actuel et de la sainteté permanente de l’Église. (…)
III. MYSTIQUE CHRÉTIENNE
L’ÉMOUVANT PASCAL
Pascal, maître incontesté de la preuve historique du Christianisme, va encore aider l’homme à passer de la connaissance rationnelle de la vérité à la foi, par grâce certes mais aussi par amour. (…)
POUR MÉRITER LA GRÂCE DE LA FOI
« II y a trois moyens de croire : ... il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire de vrai et salutaire effet ; ne évacuetur crux Christi (ne pas évacuer la Croix du Christ) ». (245) (…)
Il faut donc bien étudier d’abord, scientifiquement, les preuves du Christ. C’est l’essentiel de l’Apologétique. Voilà qui contredit d’autres Pensées, assurément fidéistes (561). Le Pascal savant et homme moderne prend ici le dessus sur le janséniste. D’abord, l’objectivité. Mais cette démonstration ne suffit pas.
Il faut encore que chacun soumette « la machine », c’est-à-dire, en langage cartésien, l’être sensible et naturel, qu’il le plie aux « formalités » et que l’extérieur se mette au diapason de l’intérieur (240, 247). « Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. » (252) Le raisonnement se charge ainsi d’un sentiment habituel et familier. Ce sera l’origine de la piété (255-256). « La faim des choses spirituelles » commence à naître (264).
Enfin, étant entendu que la raison ne suffit pas, vient le moment où elle doit se démettre pour se soumettre à une lumière supérieure. Pascal en parle admirablement (267-273). C’est la vraie sagesse qui conduit à « céder au sentiment ». « La sagesse nous envoie à l’enfance » (271).
La nouvelle faculté et lumière qui donne à ce moment de croire, Pascal la nomme « le cœur ». « Le cœur a ses raisons que la raison ne saurait comprendre. » (277) Et la suite de cette Pensée, trop négligée, montre que Pascal, secouant le joug du pessimisme, affirme une certaine bonté et une certaine lucidité du « cœur », qui lui donnent de « sentir Dieu » (278), qui est « un don de Dieu » (279) et une connaissance pleine d’amour (280).
Comme l’intelligence ne se meut que « par instinct », l’instinct des premiers principes qui, venu de Dieu, empêche la raison de se refermer sur elle-même et de s’idolâtrer, ainsi la foi ne vient que par « sentiment du cœur » et bienheureux ceux qui ont ainsi la religion et s’en trouvent « bien légitimement persuadés » (282). Pour les autres, nous ne pouvons que leur fournir des raisonnements, les exhorter à corriger leurs mœurs et bien au-delà d’une rudimentaire pénitence, jusqu’aux « humiliations », attendre la grâce de Dieu. « L’inclination du cœur », qui relève de la charité, suffit mais rien ne saurait ni la procurer ni la remplacer (284). (…)
« Le Pari » pourrait trouver place ici, comme plein d’un pressentiment encore inerte, pour galvaniser tout l’homme et mériter ce frémissement d’amour surnaturel qui est le don de Dieu, qui persuade le cœur et ouvre les yeux de la foi, mais à ceux-là seulement qui ont tout quitté pour le mériter et s’y disposer avec sagesse.
« DIEU SENSIBLE AU CŒUR »...
... Ce n’est pas tout de le dire, il est nécessaire de l’éprouver soi-même et d’oser le montrer quelque peu, comme tout imbriqué dans les preuves et comme jaillissant de leur force. Ce que fait Pascal, sans artifice, et comme sans y penser. Là aussi, quelle rupture avec la froideur obligée du jansénisme ? (…) S’absorbant dans l’étude délicate des preuves des Écritures, il se laisse prendre par Celui dont il parle et son raisonnement même se mêle de tendresse ; l’émotion l’envahit. « Ainsi je tends les bras à mon Libérateur », et la suite (737). « C’est en cela qu’il m’est aimable. Je ne voudrais pas celui qu’ils se figurent » (760), dit-il quand il oppose l’humilité, la petitesse du Jésus de l’histoire à l’idée de Messie victorieux, écrasant, que se faisaient les Juifs et où allait leur préférence. Ainsi montre-t-il par son propre mouvement intime qu’il ne songe pas à cacher, combien la raison fait le choix que dicte le cœur ! (…)
CONCLUSION
Notre dette envers Pascal, après la balance faite des avantages et des inconvénients de son Apologie du Christianisme, reste considérable. II apporte une contribution essentielle et peut-être incomparable à l’apologétique traditionnelle. Pour le sentir, il faut mettre entre parenthèses ou remettre à sa place véritable, qui est importante mais secondaire, et c’est possible ! sa théorie de la corruption humaine et du péché originel qui l’explique. Il faut la remplacer par la connaissance philosophique de Dieu, de l’âme, de la destinée de l’homme et de son désir naturel de la béatitude, de son appétit mystérieux d’une vie nouvelle, plus haute et plus pure, des conduites de la Providence qui l’en rapprochent.
Une admirable synthèse à refaire ? À remettre plus loin, quand nous aurons mieux établi la GRÂCE au faîte de l’ordre naturel et la FOI au terme de la philosophie de l’histoire.
Abbé Georges de Nantes
Extrait de la CRC n° 79, avril 1974, p. 3-13