La circumincessante charité
Le Paradis éternel
II. La mort chrétienne
COMMENT va se faire ce passage, de la terre au Ciel ? C’est par le récit de la vie et de la mort des saints qui sont une sorte de continuation de l’Évangile et des Actes des Apôtres, que nous recevons des exemples et des enseignements. Nous ne pouvons qu’admirer la continuité des desseins de Dieu sur chacun de nous. Dieu nous a créé une âme qu’il a mise dans ce corps. Nous avons été baptisés et nous sommes partis depuis ce moment-là, dans la volonté de Dieu, pour le Paradis, pour rejoindre notre Père du Ciel ! Le bon Dieu fait bien toute chose et d’ordinaire, notre vie épouse une courbe qui est extraordinairement favorable à nos avantages surnaturels. Nous sommes jeunes et nous grandissons jusqu’à l’âge adulte. Là, nos activités commencent à se freiner et normalement, la vieillesse commence à nous détacher des choses.
Notre Père détaille les étapes d’une vieillesse acceptée et vécue chrétiennement, enseignement qu’il serait urgent de pouvoir donner dans toutes les maisons de retraite, aux personnes du troisième âge, si abandonnées de nos jours.
a) L’homme charnel va à sa perte. Après avoir grandi, s’être épanoui, et malgré tous les remèdes et tous les sports, il va commencer à décroître. La mort est un arrachement lent ou brutal de l’âme à ce corps qui bientôt, sauf miracle, se dissoudra et se perdra dans la terre. Tout a une fin dans notre vie : fin de notre bonne santé, de nos exploits, de nos activités en tous domaines : banque, commerce, industrie, etc. La mort nous avertit de considérer cela comme une vanité : nous n’emporterons rien de cela dans notre tombe. Comme dit le sage dans l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, et tout est vanité ! Quel intérêt a l’homme à toute peine qu’il prend sous le soleil ? » (Qo 1, 2-3)
Le Père de Foucauld nous donne la version chrétienne de cette constatation désabusée, dans une note de 1897. Cette méditation est très émouvante, car la prophétie s’est réalisée à la lettre, le jour de son martyr, le 1er décembre 1916.
« Ta pensée de la mort – Pense que tu dois mourir martyr, dépouillé de tout, étendu à terre, méconnaissable, couvert de sang et de blessures, violemment et douloureusement tué... et désire que ce soit aujourd’hui... Pour que je te fasse cette grâce infinie, sois fidèle à veiller et à porter la croix. Considère que c’est à cette mort que doit aboutir toute ta vie : vois par là le peu d’importance de bien des choses. Pense souvent à cette mort pour t’y préparer et pour juger les choses à leur vraie valeur. »
Écrits spirituels, 6 juin 1897.
b) Pour l’homme spirituel, il en va tout différemment. Il grandit en perfection de sainteté depuis son baptême durant tout le temps que le bon Dieu le laisse sur la terre, en répondant de mieux en mieux à la volonté de Dieu sur lui. Et comment cela ? Par son service de l’Église et des âmes. C’est une caractéristique de notre Père de mettre en premier ce souci. Par sa charité envers le prochain, par son exemple et ses mérites, par ses prières, ses paroles, ses bontés, le bon chrétien participe de plus en plus utilement à la glorification de Dieu et au règne de Jésus-Christ, travaillant ainsi à son propre salut en même temps qu’au salut du prochain. Ainsi, nous connaissons certaines personnes de nos familles qui se sont dévouées toute leur vie, par exemple auprès de leurs malades : lorsqu’on les enterre, il y a un trésor de mérites accumulés qui demeure sur leurs enfants, leurs proches. Quand c’est un grand serviteur ou une grande servante de Dieu comme saint Pie X, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, on peut dire que par leur sagesse, leur courage, ils ont imprimé par leur seule impulsion une surabondance de grâces à toute l’Église. Ces personnes peuvent aider le bon Dieu à réaliser son dessein, à avancer son Royaume sur terre ! C’est grandiose et ce n’est pas de l’orgueil mais de la magnanimité que d’entrer dans ce service de l’Église. L’homme spirituel est vraiment un fils de Dieu qui est pris dans cette circumincession de charité déjà par ses œuvres.
c) Vient enfin l’homme divin, la part d’être, en nous, qui est vraiment divinisé et qui attend la révélation de la Face du Père. C’est le fruit de tout une vie de foi, sans vision ni révélation mais dans la clarté que donne la foi. Sur le midi de la vie, notre foi normalement grandit et nous fait voir les choses d’une manière de plus en plus ferme. La connaissance intime des beautés et perfections de l’Immaculée est à notre portée, comme celle des mystères de Jésus, Fils de Dieu Sauveur. Cette foi qui habite notre âme comme une lampe ardente et pleine de chaleur devient tellement fructueuse, savoureuse, qu’elle nous donne une connaissance et un amour très intimes de la Vierge Marie et de Jésus, comme si c’était le Ciel. La mesure du bonheur est peut-être moindre, la tentation est toujours là, les épreuves, les souffrances, mais ce n’est pas contraire, c’est déjà, au fond, le Ciel !
Pour cet homme divin, soit il lui tarde de mourir pour voir le Seigneur Dieu et s’unir à Lui. Soit il en savoure déjà tellement les arrhes qu’il ne s’occupe que de servir son Maître encore sur cette terre d’exil.
C’est ce que l’âme exprime dans le poème composé par notre Père, La route de la forêt des croix : « Oh ! Va doucement, ou accélère vers ton Père ! » On est tellement bien avec ce mystérieux chauffeur qu’est Jésus et sous le manteau de la Vierge Marie à nos côtés, sur cette route où nous servons l’Église, qu’on ne sait plus que désirer : vivre encore ou mourir. Saint Paul disait qu’il n’en savait rien, dans un passage tellement magnifique et stupéfiant. Il est prisonnier et il écrit à ses chers Philippiens qui se font du souci pour lui (Ph 1, 21-26) :
« Le Christ sera glorifié dans mon corps, soit que je vive, soit que je meure. » Mais il ne sait que choisir : « Pour moi, certes, la vie, c’est le Christ », c’est d’être avec Jésus-Christ « et mourir m’est un gain ». Cependant, sa vie sur terre est si unie au Christ, tellement remplie du service de Dieu qu’il est perplexe : « Cependant, si cette vie dans cette chair doit me permettre encore un fructueux travail, j’hésite à faire un choix. Je me sens pris dans cette alternative : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ (en latin : cupio dissolvi et esse cum Christo : je désire me dissoudre pour être avec le Christ !) ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable [du point de vue du bonheur, ça, oui !] ; mais de l’autre côté, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien [pour le service des âmes et de l’Église]. Au fait, ceci me persuade : je sais que je vais rester et demeurer près de vous tous pour votre avancement et la joie de votre foi, afin que mon retour et ma présence parmi vous soient pour vous un nouveau sujet de fierté dans le Christ Jésus. »
Vient l’heure de la mort.
La mort est en haine à notre monde moderne parce qu’elle pose des questions auxquelles il ne sait rien répondre. C’est un sujet tabou. Le meilleur sort serait de ne pas se voir mourir ! À une telle impiété qui met gravement en péril le salut éternel des âmes, notre Église conciliaire ne sait plus répondre. C’est pourquoi l’enseignement de notre Père est extrêmement précieux. Quelques années avant de mourir, il nous disait : « On ne va pas au Ciel par les plaisirs. (...) On va au Ciel par la mort et non la mort subie mais la mort offerte. »
Relisons ses Pages mystiques sur la mort, rendues encore plus impressionnantes par leur accomplissement fidèle dans sa propre mort, survenue le 15 février 2010 ; comme il l’avait désiré, il a fait de sa mort le plus bel acte d’amour de sa vie. De telles méditations sont faites pour nous aider à nous préparer à notre propre mort et à encourager ceux qui sont près de mourir.
Page mystique d’octobre 1968
« Voici fini l’hiver, la saison des pluies est passée, à jamais enfuie. Lève-toi, mon amie, ma colombe, ma bien-aimée et viens. »
« Ô mon Seigneur et mon Sauveur, moi aussi je l’entendrai cet appel mystique, non pas en vertu de mes mérites mais de votre incomparable amour (...) J’attends sans le savoir le jour et l’heure où votre voix suave retentira en mon cœur, me conviant au grand départ (...) Elle viendra sans manquer l’heure où l’Époux appellera à lui cette chair déjà nourrie de sa Chair qui lui manque dans le Ciel (...) Ô Jésus, j’ai confiance et j’ai hâte (...) J’avance tandis que versent les saisons vers la consommation de cette nouvelle et éternelle alliance. Mourir, oui, mourir sera l’ultime liturgie sacrée de notre amour et c’est Vous, ô Jésus, mon Sauveur et mon Tout, qui en serez encore le grand façonnier (...) Cette heure dernière n’appartiendra plus qu’à Vous ! Je laisse à la sainte Providence du Père le temps et la manière et d’avance je les bénis comme je les bénirai éternellement, déjà je les aime parce qu’ils sont miens dans son vouloir éternel. Je vous laisse, ô Jésus, l’oblation et l’immolation de cette misérable victime pour que Vous lui inspiriez les gestes et les paroles qui l’unissent à vous sur la Croix. Et persuadé que de moi-même je manquerai à ce moment encore de toute sainteté et énergie, j’implore votre Esprit Saint consolateur : qu’il brise toutes les digues et rompe tous les barrages, qu’il déverse en mon âme au point de la submerger toutes puissances, torrents d’eau vivifiante et feu consumant qui m’élèvent à la plénitude, en mourant, d’un acte de parfait amour. »
Page mystique de juillet 1971
« Vivante Trinité, Dieu Un, vous êtes la joie de l’au-delà du monde mais comment vous rejoindre à moins de passer, oui, de franchir le pas terrible, noir, l’agonie de la mort. Est-ce si noir ? (...) Que cette mort me paraît douce... La mort des saints, comme un retour de colombes le soir à la fuie, précieuse à vos yeux, à Vous qui nous attendez dans votre gloire (...) Ô mort, surprenante amie, puisque tu as perdu par le Christ l’aiguillon de ton horreur, entre ! Je glisse ma main dans la main de mon Jésus. Tu peux maintenant me nouer ton bandeau sur les yeux. Je ne lâcherai plus sa main ni le pan de son manteau que je n’aie avec Lui passé, trépassé et d’angoisse, d’agonie, conquis par Lui la Paix éternelle. »
Et pour ne pas lâcher la main de Jésus, prenons celle de notre Mère du Ciel, prenons notre chapelet. Il est comme le cordon ombilical qui relie l’enfant à sa mère, nous explique notre Père qui ayant été lui-même aumônier dans une clinique puis curé de campagne, a assisté de nombreux mourants. Il a vu de près le moment crucial où la chambre du malade se vide de tout médecin et infirmière, car il n’y a plus rien à faire pour celui qui va mourir. La famille est autour du lit du mourant, désemparée. Seule la religion catholique a quelque chose à nous dire sur la mort, sur l’après mort et ce qu’il faut faire pour s’y préparer. Nous avons tout le nécessaire pour l’heure de la mort, la nôtre, et celle de chacun de ceux que nous aimons : un crucifix, de l’eau bénite, une statue ou une image et notre chapelet. Le mystère de la mort que tout le monde craint est apprivoisé par les chrétiens et par la seule invocation à la Vierge Marie : « Priez pour nous, maintenant et à l’heure de notre mort. » Nous l’avons convoquée d’avance pour qu’Elle soit là, à notre heure dernière, pour qu’Elle nous y assiste.
Les bons parents se tiennent auprès du mourant, lui serrent la main, lui disent des paroles douces. Ils ont raison. Depuis Jésus mourant sur la Croix et regardant la Vierge Marie présente avec saint Jean, regardant avec amour ceux pour lesquels Il meurt, la mort ne doit plus nous faire peur si nous disons notre chapelet. On se fait tous suppliants pour provoquer la miséricorde de Notre-Dame, en disant : « Priez pour nous pauvres pécheurs ». Le catholique sait bien qu’il n’a pas à faire le fier, le malin, que ce n’est plus le moment de crâner. Celui qui nous jugera c’est notre Dieu. Mais juste sur le passage, nous nous arrêterons près de la Vierge Immaculée qui se tient sur le chemin, comme notre Père aime à l’imaginer...
Page mystique de mars 1975
« Après le dernier souffle, déjà entrée dans la mort corporelle, la pauvre âme créée, pauvre pécheresse que tu rachetas de ton Sang, ô Christ, avant de s’en aller, contemple peut-être dans un instant fugitif la vision de sa Mère véritable, Marie... Rencontre du chrétien et de sa Mère, dans le moment de son grand exode, comme une dernière grâce de la Mère de toutes grâces, comme une dernière chance donnée par la Médiatrice de toutes bontés. Je voudrais, j’espère, je suis sûr que dans la nuit de ma mort je La verrai tournée vers moi, silencieusement, m’invitant à tout croire, tout espérer, tout aimer purement de ce Ciel où je vais paraître pour mon jugement. »
Alors, mettons le chapelet dans les mains de nos pauvres malades, et nous-mêmes, prenons l’habitude de le dire, sans attendre la dernière heure. Prenons-le dans nos mains pour la nuit qui est une sorte de mort, pour nous endormir dans les bras de la Sainte Vierge, en pensant qu’un jour, ce sera notre mort. C’est un seul acte de notre vie, mais un acte d’une importance écrasante. Que ce soient les paroles sacrées de l’Ave Maria qui soient sur nos lèvres de moribond notre dernière prière : « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant que je suis à l’heure de ma mort. » Cette prière assurera la soudure avec le premier Ave Maria nouveau que nous dirons à notre Mère du Ciel : « Je vous aime, ô Marie ! »
Et notre Père décrit encore merveilleusement la sainte mort du chrétien :
Page mystique de février 1975
« Si chaque soir de ma vie, j’ai su déposer mon fardeau de peine et m’endormir sur ton sein, ô Dieu très bon, dans un calme et amoureux abandon, tu me feras sans doute la grâce, au soir de ma mort encore une fois de m’endormir sur ton sein ici pour me réveiller tout contre ton visage dans la vie éternelle ! »