Il est ressuscité !

N° 206 – Février 2020

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


II. Comprendre le Coran

DANS un précédent article (Il est ressuscité, n° 198, mai 2019, p. 20), nous avons rappelé comment notre Père engagea frère Bruno dans une traduction scientifique du Coran et les fruits qui en résultèrent. Le commentaire et l’explication des cinq premières sourates constituent une véritable “ lecture chrétienne ” du Coran, comme l’expliquait frère Bruno dans une conférence prononcée à la Permanence en décembre 2014, lecture que nous tâcherons de poursuivre aujourd’hui grâce au travail préparé par notre frère en vue de la traduction de la sourate VI.

Nota : le « + » à la suite des références du Coran invite à se reporter au commentaire qu’en a donné frère Bruno dans les trois tomes de sa traduction.

RÉCAPITULATION.

Comme l’explique l’avant-propos du tome deuxième de la traduction et du commentaire systématique du Coran par notre frère Bruno, la sourate VI, à la suite des sourates III, IV et V, elles-mêmes donnant suite à la sourate II, illustre le thème des « délivrances », dont surabonde la richesse de l’unique plan salvifique du Dieu de la Bible à travers l’histoire.

Notre précédent article rappelait comment, sous le signe du « Dieu des délivrances », signification du sigle ALM, initiales d’une formule biblique, la sourate II établit la charte du grand « retour » à la « Maison » en faveur des enfants d’Abraham : « juifs » enfants d’Israël, « nazôréens » chrétiens, et « sabéens » païens, confondus avec les arabes, enfants d’Ismaël, tous unis dans un même élan de « pèlerinage » vers Jérusalem.

Dans une langue de sa création, qui n’a d’autre antécédent littéraire que la sourate I, l’auteur, « un Himyarite de grande tente », selon l’hypothèse de notre Père, chef de cette « procession » guerrière, tel Moïse conduisant le premier exode, ou Néhémie le retour de l’exil de Babylone, légifère pour le royaume qu’il entend restaurer, à la faveur de la victoire des Perses contre Byzance.

Introduite par le même sigle ALM, la sourate III raconte l’échec que connut ce nouvel “ exode ” : l’auteur y médite ce qui fut un véritable « calvaire » selon son expression, et livre le fruit de son expérience douloureuse. Cependant, loin de renoncer à son grand dessein qu’il croit directement inspiré du « Dieu des délivrances », il puise avec génie aux sources du Nouveau Testament, l’ « Évangile », issu du premier Calvaire, l’espérance inconfusible de la « délivrance à venir ».

Les sourates IV et V sont la chronique de cette persévérance, tandis que l’auteur et ses fidèles se sont réfugiés à Pétra, selon l’hypothèse formulée par frère Bruno. Elles ne sont pas introduites par l’abréviation ALM, mais uniquement par la basmala. La sourate IV traite des « institutions » de ce « retour » à Jérusalem qu’il s’agit de réussir, et la sourate V, du « pèlerinage » lui-même, que l’auteur ne présente pas tant comme une entrée en guerre, que comme une « purification ».

LA SOURATE VI

Intitulée « les troupeaux », ’al-’ancâm, par la tradition, cette sourate comporte 165 versets dont le présent article ne présentera que les 60 premiers. Mais cet ensemble nous paraît déjà suffisamment cohérent en lui-même, offrant aux cinq sourates précédentes une suite que nous intitulons :

LE CHEMIN DES « PROSÉLYTES »

Peut-être est-ce déjà l’intuition contenue dans le titre traditionnel qui suggère le rapprochement avec la parabole évangélique du « beau Pasteur » conduisant son troupeau (Jean 10).

PROLOGUE : LA DÉFIANCE ENVERS « L’ÉCRIT QUE VOICI ».

1 Amour au Dieu qui a façonné le ciel et la terre, et a rejeté les ténèbres et [façonne] la lumière. Puis, ceux qui ont renié leur Maître sont devenus idolâtres. 2 C’est Lui qui vous a façonnés d’argile, puis Il a décidé un exil et un exil déterminé auprès de Lui. Là, vous vous êtes rebellés.

Après une protestation d’ « amour au Dieu », les premiers mots font jaillir la querelle que notre auteur soutient depuis la sourate II contre les juifs qui « célèbrent le veau » (II 51 et s.) et se montrent constamment infidèles à l’Alliance, d’une part, et les « nazôréens » qui disent : « le Dieu a célébré un enfant, rendons-lui gloire ! » (II 116), d’autre part, s’obstinant à « emmêler » cet « enfant » avec « le Dieu ». Telle est l’idolâtrie des juifs adorateurs du veau d’or (Exode 32, 4-6), et des chrétiens adorateurs de Jésus-Christ, que l’auteur renvoie dos-à-dos pour imposer le retour à l’islam, c’est-à-dire à la Perfection de l’authentique religion abrahamique, comme frère Bruno l’a expliqué dans le premier tome de sa traduction (p. 309 et s.).

En évoquant la création et le séjour au paradis terrestre, « exil déterminé », par une tournure imitant le Prologue de saint Jean (Jn 1, 1-2), l’auteur fait du péché originel une figure de la rébellion qu’il endure présentement. Laquelle ?

3 Et Lui le Dieu dans le ciel et sur la terre sait ce que vous rejetez et ce que vous mettez en lumière. Et Il sait ce que vous foulez aux pieds. 4 Car on ne leur apporte pas un verset provenant des versets de leur Maître, qu’ils ne soient remplis de défiance à son égard. 5 Ils traitent la Loi de mensonge dès qu’on leur fait des reproches.

Quel est l’objet de cette « défiance » ?

« Les versets de leur Maître » désignent l’Écriture sainte, et ici : les passages du livre de la Genèse auxquels se réfère le début de la sourate. Mais ce verset “ qui en provient ” est l’un de ceux qui composent « l’Écrit que voici » (II 2). Qui s’en défie et pourquoi ? Cela nous paraît être le fait des chrétiens comme on le comprendra plus loin, eux que l’auteur accusait de “ rejeter ” la religion mosaïque traditionnelle (II 77 +) et de “ mettre en lumière ” Jésus-Christ, Fils de Dieu (III 72 +), “ foulant ” ainsi aux pieds l’antique Alliance (II 80-81) contractée par « le Dieu » avec les enfants d’Israël, comme nous l’avons retracé dans notre précédent article.

Finalement, leur arriveront les prophéties dont ils se moquent. 6 Ne voient-ils pas combien nous avons détruit de cornes avant eux, mieux établies sur la terre que nous ne les avons établis eux, et nous avons ouvert le ciel sur eux en déluge et nous avons fait déborder “ les fleuves qui coulent de dessous ” et nous les avons détruits pour leurs mauvais propos et nous avons suscité après eux d’autres cornes.

Les « prophéties » semblent être celles de Daniel qui eut la vision des bêtes monstrueuses, et des « cornes », symboles de la domination d’empires et de rois, se succédant les uns aux autres sur la Terre sainte (Dn 7 ; 8). Selon notre hypothèse, l’auteur rédige cette sourate alors que les Perses dominent à Jérusalem et sur la « terre » après en avoir chassé les Byzantins en 614, et alors qu’il espère lui-même reconquérir la Ville sainte.

Les “ moqueries ” que suscitent ces prophéties rappellent celles des contemporains de Noé qui « se refusaient à croire », comme l’écrit saint Pierre dans sa première épître (1 P 3, 20). L’auteur évoque ici très précisément le Déluge (cf. Gn 7, 11), assimilant à la méchanceté de l’homme que châtiât Yahweh, les « mauvais propos » par lesquels les chrétiens font de Jésus, fils de Marie, « le Dieu » ou par lesquels les Juifs « blasphèment » l’appel que leur lance l’auteur de la part du Dieu (V 18).

7 Et si nous avions fait descendre sur toi un écrit sur un papyrus qu’ils eussent touché de leurs mains, ceux qui ont apostasié diraient : « Cela n’est qu’une interprétation en clair ! »

8 Et ils disent : « Que n’a-t-on fait descendre sur lui un ange ? » Mais si nous avions fait descendre un ange, la Parole se fût accomplie, ils n’auraient point été sauvés ! 9 Et si nous l’avions consacré ange, nous l’aurions consacré pèlerin et nous l’aurions revêtu des vêtements dont ils se revêtent.

Précisément, dans la sourate IV, verset 153, les « gens de l’Écriture » demandaient déjà à l’auteur de faire « descendre sur eux une Écriture venue du Ciel », et de prouver par là l’origine divine de ses oracles ; comme les Tables de la Loi, œuvre de Dieu, écrites du doigt de Dieu (Ex 32, 16). L’auteur voudrait bien faire croire que son livre, « l’Écrit que voici » (II 2), est de même provenance, mais tout comme dans la sourate IV, il ne peut se prévaloir des manifestations spectaculaires qui accompagnèrent, au vu et au su de tout le peuple hébreu, la révélation de la Loi à Moïse, sur le mont Sinaï.

Habilement l’auteur élude le signe demandé en assurant que son « écrit » ne constitue pas une révélation nouvelle : les « apostats » qui connaissent bien l’Écriture sainte, Ancien et Nouveau Testament, seraient capables de lui comparer ce manuscrit qu’on leur présente sur « un papyrus », pour le constater. Et pour le coup, ce serait la preuve qu’aucun ange n’est descendu sur l’auteur ! En effet, pour une révélation véritablement nouvelle, Dieu n’envoie pas un livre, mais un ange : l’Ange de Yahweh (Gn 16, 7 et passim), Gabriel (Dn 8, 16 ; 9, 21 ; Lc 1, 19), Michel (Dn 10, 13 ; Jude 9 ; Ap 12, 7). Sans oublier Raphaël dans le livre de Tobie.

Car le temps de la révélation est clos ; saint Paul écrivait aux Galates : « Si nous-même, si un ange venu du ciel vous annonçait un évangile différent de celui que nous vous avons prêché, qu’il soit anathème » (Ga 1, 8). L’auteur le sait bien, c’est pourquoi il se réfère directement à l’ange de l’Apocalypse, instrument de la colère divine (Ap 8) ! « La Parole » n’est pas encore « accomplie », c’est donc toujours le temps de la miséricorde, conformément à l’épilogue de la sourate précédente où le Dieu manifeste son dessein de rassembler les justes dans des « jardins » (V 119).

Cette expression ambiguë désigne autant le paradis promis, dans des termes d’ailleurs parfaitement imités des prophètes de l’Ancien Testament (III 15 +), que la ville de Jérusalem contemporaine de l’auteur, avec ses jardins, dénomination de la partie cultivée et de son système d’irrigation souterrain, au sud-ouest de Jérusalem extra-muros à l’époque byzantine (IV 13 +).

Or, dans l’esprit de l’auteur, une œuvre précise donne accès à ces « jardins », dans ce monde et dans l’autre : le « pèlerinage » vers Jérusalem, qui reste l’objectif fixé dès le commencement de cette sourate VI, comme le manifeste le dernier verset de son prologue, en coupant court aux objections : l’auteur, guide des fidèles, “ pèlerins ” en marche vers Jérusalem, se présente comme Raphaël qui fut le guide de Tobie, sans que celui-ci se doutât qu’il était conduit par un ange (Tb 5, 5-6).

CHAHADA

C’EST LE DIEU QUI EST ROI.

10 Déjà on s’est moqué des oracles avant toi, et ce dont ils se moquaient les a encerclés avec ceux qui les assiégeaient.

11 Dis : « Parcourez la Terre et voyez quel fut le profit de ceux qui crièrent au mensonge ! »

12 Dis : « À qui appartient ce qui est dans le ciel et sur la terre ? » Dis : « Au Dieu ! » Il s’est prescrit à Lui-même la miséricorde, afin de vous rassembler au Jour de la Résurrection. Jour sans querelle : ils se perdent eux-mêmes ceux qui ne croient pas. 13 Et à Lui appartient ce qui habite dans la nuit et le jour, et Il exauce avec puissance.

Le lot des moqueurs est dans le châtiment : aujourd’hui celui de la guerre entre Byzance et la Perse, qui ravage la « Terre », ’al-’arḏi, la Terre sainte. L’auteur l’évoque avec les termes mêmes de Jésus annonçant le siège et la destruction de Jérusalem par les Romains (Lc 19, 43), renouvelés par la prise de Jérusalem par les Perses en 614.

De ce souvenir encore tout proche, l’auteur tire son assurance pour introduire une série d’oracles par l’impératif « dis », qûl, qui constituent une suite d’affirmations antichrétiennes revêtues de l’autorité que leur donne cette forme oraculaire.

Il reprend ainsi le thème dominant de la sourate V, affirmant la royauté du Dieu, contre celle de Jésus-Christ. La première question suit le Deutéronome (Dt 10, 14) et s’oppose à l’affirmation de Jésus ressuscité à ses Apôtres : « Tout pouvoir m’a été remis au ciel et sur la terre » (Mt 28, 18), et peut-être davantage encore à celle-ci : « Le Père aime le Fils, et Il a tout remis dans sa main. » (Jn 3, 35) Suit la réaffirmation du grand dessein de miséricorde du Dieu des délivrances qu’évoquait l’épilogue de la sourate V, en contraste, selon une formule que nous retrouverons, avec la révolte de « ceux qui ne croient pas » et, de ce fait, « se perdent eux-mêmes », comme le disait saint Paul à Tite : « Un tel individu, tu le sais, est un dévoyé et un pécheur qui se condamne lui-même. » (Tite 3, 11) C’est bien aux chrétiens que semblent s’adresser ces paroles, dans le prolongement de la sourate V.

UN SEUL DIEU, PÈRE DU CIEL ET DE LA TERRE.

14 Dis : « Prendrai-je pour Chef un autre que le Dieu, Père du Ciel et de la Terre, qui nourrit et n’est pas nourri ? » Dis : « J’ai reçu l’ordre d’être le premier à être parfait. Et ne soyez plus parmi les emmêlés. »

Suit, logiquement, la résolution de fidélité au Dieu ; l’auteur se fait plus insistant auprès des chrétiens : prendra-t-il alors pour « Chef » un autre que le Dieu, « Père » du Ciel et de la terre ? Saint Paul, lui, écrivait aux Corinthiens : « Je veux cependant que vous sachiez que le chef de tout homme, c’est le Christ. » (1 Co 11, 3) Notre Père a souligné et expliqué le dessein de l’auteur de découronner le Christ (à propos de V 56, tome III, postface p. 325), au profit du Dieu, apparemment... Pour la première fois dans le Coran, celui-ci reçoit d’ailleurs le vocable de « Père », fâṭir (du latin pater). Non pas “ Dieu le Père ” cependant, puisqu’il n’a pas d’enfant ! (IV 171) mais « le Dieu, Père du ciel et de la terre » ; de la création, selon Isaïe : « Yahweh, tu es notre père, nous sommes l’argile, tu es notre potier, nous sommes tous l’œuvre de tes mains. » (Is 64, 7)

En réalité, c’est pour son propre compte que l’auteur veut supplanter Jésus-Christ. Il le manifeste une nouvelle fois dans la suite du même verset, en déclarant qu’il a « reçu l’ordre d’être le premier à être parfait », awal min ’aslama. Par cette affirmation qui réitère, en sa faveur, et cette fois directement, le commandement que Dieu fit à Abraham (Gn 17, 1 ; II 131), l’auteur cherche-t-il à se présenter, mieux que Jésus, le nouveau Moïse, comme un nouvel Abraham ? En tout cas, il imite saint Paul prenant Timothée à témoin de son action de grâces « au Christ Jésus, notre Seigneur » venu sauver les pécheurs « dont je suis, moi, le premier », et de ce qu’il lui a été fait miséricorde « pour qu’en moi, le premier, Jésus-Christ manifestât toute sa patience, faisant de moi un exemple pour ceux qui doivent croire en lui en vue de la vie éternelle » (1 Tm 1, 12-16). Mais l’auteur ne se fait pas le « premier » des rachetés ; il est le « premier » des arabes, fils d’Ismaël, à renouer avec l’antique commandement de Dieu à Abraham : « sois parfait », ’aslim (II 131), en vue de rétablir les assises du temple (II 127).

La fin du verset manifeste que c’est bien contre les chrétiens, qualifiés d’ « emmêlés », eux qui tiennent Jésus-Christ pour le Fils de Dieu, Dieu lui-même, que polémique l’auteur, comme dans la sourate V : « Jadis ils ont apostasié ceux qui ont dit : “ Voici le Dieu, lui, le Christ, fils de Marie. ” Alors que le Christ disait : “ Ô, fils d’Israël, servez le Dieu, mon Maître et votre Maître ! ” Quant à celui qui emmêle avec le Dieu, déjà le Dieu lui a interdit le jardin, et son attirance c’est le feu ; et pour les enté­nébrés, point de défense ! » (V 72)

Dans cette même sourate V, et déjà dans la sourate III, l’auteur manifestait cependant une secrète bienveillance vis-à-vis des chrétiens et cherchait à les faire revenir de leur apostasie. Cette attitude perdure ici.

AMOUR AU DIEU SEUL.

15 Dis : « Moi, je crains, si je m’endurcis [contre] mon Maître, un abandon au jour des ossements. » 16 Quiconque est brûlant de lui, ce jour-là, a déjà obtenu miséricorde, et c’est de l’or pur tout brillant. 17 Et si le Dieu te touche d’un malheur, nul magicien en dehors de lui ; et s’il te touche d’une délivrance, lui, il est au-dessus de tout, obscur.

Il s’agit donc d’une question de mort ou de vie éternelle, pour ceux qui emmêlent ; « abandon » au jour de la résurrection, « jour des ossements » selon la vision des ossements desséchés reprise d’Ézéchiel (Ez 37). Pour les justes, brûlants d’amour du Dieu (cf. v. 1 ; V 119), la « miséricorde », à eux qui ont été fidèles au premier commandement : « Écoute Israël, Yahweh notre Dieu est le seul Yahweh. Tu aimeras Yahweh ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force, de tout ton pouvoir. » (Dt 6, 4)

L’auteur renforce son discours en citant Isaïe :

« Je suis Yahweh [...], moi excepté, il n’y a pas de Dieu [...]. Je fais le bonheur, et je crée le malheur. » (Is 45, 5-7)

En dehors du Dieu, « nul magicien », kâšifa, transposé de l’hébreu biblique kašaph, au piel : « s’adonner à la magie », sous-entendu : pour te délivrer. Ce terme évoque les magiciens d’Égypte face à Moïse (Ex 7), mais aussi ceux dont regorgeait la Maison de Jacob au temps d’Isaïe (Is 2, 6 ; 57, 3) ou Jérusalem, au temps de Jérémie (Jr 27, 9). Mais dans le contexte de la sourate, il désigne Jésus-Christ !

« LE DIEU », SEUL SEIGNEUR.

18 Il est le Seigneur ; à l’exclusion de ses serviteurs [pour lesquels] Il est aussi le compagnon plein de sagesse.

En effet, le Dieu est « le Seigneur », ’al-qâhiru, du grec kurios. C’est l’autre nom du Père dans le Nouveau Testament (Lc 10, 21), et un nom appelle l’autre, du moins pour quelqu’un qui reste imprégné du Nouveau Testament comme l’est manifestement notre auteur.

Mais c’est aussi le titre que ses disciples, et désormais les chrétiens, donnent à Jésus, et que l’auteur prend soin d’écarter en ajoutant : « à l’exclusion de ses serviteurs » c’est-à-dire de Jésus et Marie, auxquels les chrétiens s’obstinent à rendre un culte.

Dans la sourate V, « le Dieu » en demandait lui-même raison à Jésus : « En ce temps-là, le Dieu dit : “ Ô Jésus fils de Marie ! est-ce toi qui as dit aux gens : Prenez-nous, moi et ma Mère pour deux dieux, à l’encontre du Dieu ’ ” ? » et Jésus de répondre : « Gloire à Toi ! Il ne m’appartient pas de dire ce que je n’ai pas de raison [de dire]. » (V 116) Au contraire, l’auteur s’était bien appliqué à les ramener au rang de serviteurs, à la condition commune : « Le Christ ne se trouve pas humilié d’être un serviteur pour le Dieu » (IV 172), allant jusqu’à déformer savamment les paroles de Jésus dans l’Évangile selon saint Jean : « Je ne vous appelle plus serviteurs. » (Jn 15, 15)

« Mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20, 17) deviennent ainsi : « Servez le Dieu, mon Maître et votre Maître. » (III 51 ; V 72 et V 117)

Marie connaît le même traitement. Ainsi de “ l’annonce ” qu’elle reçoit « des anges » : « Ô Marie ! voici que le Dieu t’a couronnée et purifiée. Il t’a couronnée au-dessus des femmes des siècles. Ô Marie sois pleine de zèle envers ton Maître et prosterne-toi. Sois humble avec les humbles. » (III 42-43) Dans le commentaire qu’il consacre à ce passage de l’ “ Annonciation ”, frère Bruno souligne la volonté de ramener Marie à la condition commune : le « couronnement » que lui reconnaît l’auteur la laisse très en deçà de l’apparition que contempla saint Jean dans le ciel de Patmos (Ap 12, 1), d’autant plus qu’il est partagé par toute la « descendance » d’Adam et d’Amram (III 33). La mention de sa « purification » est une négation de l’Immaculée Conception. Enfin, à ces privilèges singulièrement édulcorés s’ajoutent des recommandations qu’aucun évangéliste, ni canonique ni apocryphe, n’a songé à mettre dans la bouche d’un ange à l’adresse de la Reine des anges ! Au contraire, c’est l’ange Gabriel qui se prosterne devant Marie ; la saluant, il lui dit « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » (Lc 1, 28)

Au lieu de cela, le Dieu est un « compagnon plein de sagesse », de fait, car c’est lui, « le Dieu », qui l’a enseignée à « Jésus fils de Marie » :

« Et Il lui enseignera l’Écriture et la Sagesse et la Torah et l’Évangile et un oracle pour les enfants d’Israël. » (III 48)

PROFESSION DE FOI ANTICHRIST.

19 Dis : « Quoi de plus grand comme témoignage ? » Dis : « Le Dieu est témoin entre moi et vous et cette Proclamation m’a été révélée pour que je vous avertisse par elle, vous et quiconque dévore : “ Est-ce que vous témoignerez, vous, qu’avec le Dieu, il y a une autre divinité ? ” » Dis : « Je ne témoignerai pas ! » Dis : « Il n’est qu’un seul Dieu, et moi je suis pur de ce que vous emmêlez. »

Le « témoignage », šahâdatan, de l’araméen sâhéd, « témoin », invoqué par l’auteur, est celui de la Création évoquée au commencement de la sourate. Mais plus généralement, de tout l’Ancien Testament, constamment rappelé par « cette Proclamation », haḏâ l-qûr’ânu, ce coran, « révélé » par « le Dieu » à l’auteur “ pour avertir ” comme jadis Jean-Baptiste, puis Jésus (Mt 3, 2 ; 4, 17).

La sourate II professe déjà la chahada d’Ancien Testament : « Étiez-vous témoins lorsque la mort faucha Jacob ? Lorsqu’il dit à ses fils : “ Qu’adorerez-vous après moi ? ” Ils dirent : “ Nous adorerons ton Dieu et le Dieu de tes pères Abraham, Ismaël et Isaac, seul Dieu. Et nous serons parfaits pour Lui. ” » (II 133) La profession de foi “ monothéiste ”, « seul Dieu », ’ilâhun wâḥidun, est la transcription du Shema Israël, « Écoute Israël : Yahweh notre Dieu, Yahweh seul, yahweh ’èḥâd. » (Dt 6, 4) Le verset 163 de la sourate II le reprend plus explicitement encore : « Votre Dieu, seul Dieu ! Point de Dieu sinon Lui, la ’ilâha ’illa huwa, le Miséricordieux plein de miséricorde. » Selon Isaïe : « Il n’y a pas d’autre dieu » en effet (Is 45, 21).

Mais le témoignage du Fils de Dieu, Dieu de Dieu, vrai Dieu de vrai Dieu ne le contredit pas : « En vérité, en vérité, je te le dis, nous parlons de ce que nous savons et nous attestons ce que nous avons vu ; mais vous n’accueillez pas notre témoignage. » (Jn 3, 11)

« Et le Père qui m’a envoyé, Lui, me rend témoignage » (Jn 5, 37), comme aux Rameaux, lorsque la voix du Père se fit entendre, non pas pour Jésus lui-même, mais pour la foule (Jn 12, 28-30).

Le « témoignage » de l’auteur du Coran est donc antichrist.

CHRÉTIENS ENTÉNÉBRÉS PAR L’IDOLÂTRIE.

20 Ceux auxquels nous avons donné l’Écriture en sont les garants comme en sont garants leurs fils. Ceux qui se perdent eux-mêmes sont ceux qui ne sont pas fidèles. 21 Qui est davantage dans les ténèbres que celui qui fournit contre le Dieu une interprétation mensongère et qui ment avec ses versets ?

Quant à Lui, Il ne séparera pas les enténébrés 22 et un jour nous les rassemblerons tous, puis nous dirons à ceux qui em­mêlent : « Où sont vos emmêlés, ceux que vous maudissez ? » 23 Alors, plus de tromperie. Ils ne pourront que dire : « Par le Dieu, notre Maître, nous n’étions pas chrétiens ! » 24 Vois comme ils mentent contre eux-mêmes et est emporté loin d’eux le fruit de leurs interprétations.

Les « garants » de cette chahada antichrist sont les juifs et les « nazôréens » eux-mêmes ! en tant qu’ils ont reçu l’Écriture : « la Torah et l’Évangile, jadis Voie pour les gens » (III 3) ; mais ils y sont infidèles. C’est particulièrement le cas des « nazôréens », juifs convertis au christianisme. Les versets 48 à 51 de la sourate IV sont emblématiques de cette accusation de falsification des versets de l’Écriture sainte : « Non ! le Dieu ne pardonne pas qu’on emmêle avec lui, mais il pardonne ce qui est à part cela, à qui il veut. Car, quiconque emmêle avec le Dieu ouvre [la porte] à un énorme péché [...]. Prends garde à la façon dont ils forgent sur le Dieu une interprétation mensongère qui incline à un péché flagrant. N’as-tu pas vu ceux qui ont reçu une partie de l’Écriture [l’Évangile] ? Ils croient à “ celui qui est élevé ”, ’al-jîbt [Jésus, élevé en croix], et aux “ idoles ”, ’aṭ-ṭâġûti [les saints, et particulièrement Marie]. Ils disent à ceux qui ont apostasié : “ Voilà ceux qui montrent, mieux que les fidèles, un sentier. ” »

L’auteur annonce quel sera le sort des « enténébrés » qui « emmêlent » à la foi biblique une « interprétation mensongère ». Son discours semble tissé de réminiscences de l’Évangile de saint Matthieu. Comme dans la Parabole de l’ivraie (Mt 13, 29), les « enténébrés » ne sont pas immédiatement “ séparés ” des justes, mais « rassemblés » au dernier jour, pour le jugement dernier (Mt 25, 31).

Dans un tel contexte, la polémique contre « vos emmêlés » dont le Dieu demande raison « à ceux qui emmêlent », vise Jésus et Marie dans leur fonction d’intercession auprès de Dieu. Comme il apparaît clairement dans la sourate II, verset 107 : « Ne sais-tu pas que la divinité appartient à Lui le roi du ciel et de la terre et qu’il n’y a pour vous au tribunal du Dieu, ni patron ni défenseur ? » La monition pointe l’affirmation de la royauté de Jésus-Christ (Jn 3, 35 ; 12, 32) et son intercession (He 7, 25 ; 9, 24, ou encore 1 Jn 2, 1-2). Quant à Marie, notre Père observait que l’auteur s’en prend à Elle tout autant qu’à Jésus. Les nombreux témoignages archéologiques de la foi des chrétiens dans la puissance de la Sainte Vierge auprès de Dieu montrent qu’en Arabie Jésus et Marie ne font qu’un dans leur médiation.

Et s’ils sont « maudits », c’est qu’en “ divinisant ” « le Christ, fils de Marie » et sa mère, « à l’encontre du Dieu » (V 116) les chrétiens ne font que « maudire », en réalité, l’objet de leurs bénédictions ! Peut-être est-ce aussi une allusion à l’Épître aux Galates où saint Paul expliquait que le Christ avait accompli la parole de l’Écriture : « Maudit quiconque pend au gibet », se faisant Lui-même malédiction afin de racheter les juifs de la malédiction de la Loi, et de faire passer, en Lui, la bénédiction d’Abraham aux païens (Ga 3, 13) ; explication du salut que l’auteur récuse explicitement.

Mais notons ici une certaine mesure que l’auteur observe dans ce passage, où il se contente de confondre le mensonge des chrétiens, sous le terme méprisant d’ « emmêlés », mušrikîna, c’est-à-dire « ceux qui emmêlent », ’ašrakû, au Dieu « une autre divinité » (supra, v. 19) et même « deux dieux » (V 116).

En revanche l’auteur voue les juifs au feu de l’enfer.

L’AVEUGLEMENT DES JUIFS.

25 Et parmi eux il en est qui t’écoutent. Mais nous avons jeté sur leur cœur une immobilité pour l’ouvrir et sur leurs oreilles “ un gel ”. Même s’ils voient tous nos versets, ils n’y croiront pas. Au même moment où ils t’élèvent, t’exaltent, ils disent, ceux qui ont apostasié : « Ce ne sont que des histoires des Anciens. » 26 Et ils s’en détournent et ils le nient et ils ne détruisent qu’eux-mêmes sans s’en rendre compte.

À sa manière, l’auteur imite saint Paul citant Isaïe : « Dieu leur a donné un esprit de torpeur : ils n’ont pas d’yeux pour voir, d’oreilles pour entendre jusqu’à ce jour. » (Rm 11, 8 ; cf. Is 29, 10) La signification est claire : ceux qui sont incapables d’émouvoir leurs cœurs pourraient au moins entendre de leurs oreilles « la Proclamation ». Mais cela les laisse froids... Ils ont les oreilles “ gelées ”, l’image est bien choisie ! Qui sont-ils ?

27 Et si tu voyais lorsqu’ils flotteront au-dessus du feu, ils diront : « Malheur ! il n’y a plus pour nous qu’à nous soumettre, à ne pas mentir avec les versets de notre Maître, et nous serons parmi les fidèles. » 28 Non ! Perdu pour eux ce qu’ils cachaient auparavant. S’ils se soumettaient, ils reviendront à ce dont ils s’étaient éloignés. Car ce sont des menteurs. 29 Car ils disent : « Point d’autre vie que notre vie présente et nous ne serons pas avec les ressuscités. »

Les apostats « flotteront au-dessus » de l’étang de feu que vit saint Jean, auquel sont promis « en bref, tous les hommes de mensonge » (Ap 21, 8). L’image est saisissante ; il s’agit des juifs, présentés comme les impies que décrit le livre de la Sagesse : « Car ils disent entre eux, dans leurs faux calculs : “ Courte et triste est notre vie, il n’y a pas de remède lors de la fin de l’homme et on ne connaît personne qui soit revenu de l’Hadès ”. » (Sg 2, 1) L’auteur avertit du châtiment à venir (supra, v. 19).

30 Et si tu voyais, lorsqu’ils s’agglutineront auprès de leur Maître, il leur dira :

« Cela n’est-il pas selon la Loi ? » Ils diront : « Non, par notre Maître ! » Il dira : « Voyez l’abandon, pour avoir apostasié. » 31 Déjà ont perdu ceux qui traitèrent de mensonge la soumission au Dieu, jusqu’à ce que les relève l’heure d’épouvante. Ils diront : « Ô notre perte ! plus que ce que nous avons grappillé pendant [cette vie]. » Et ils s’apitoieront d’avoir dissipé leur lumière. N’est-ce pas en vain qu’ils ont dissipé ? 32 Car la vie présente n’est que moquerie et néant, mais la demeure dernière est une délivrance pour ceux qui sont droits. N’êtes-vous pas tortueux ?

Les paroles des impies sont reprises du livre de la Sagesse : « Venez donc et jouissons des biens présents. » (Sg 2, 6) Déjà les précédentes sourates stigmatisaient l’amour des richesses attachant à la vie d’ici-bas (III 14) et détournant du combat pour Jérusalem alors que cette vie n’est que « moquerie et néant », « plantation précaire » (IV 78). Contrairement à la « demeure dernière », image du Ciel, qui manifeste la croyance de l’auteur à l’au-delà, contrairement aux impies qui « grappillent » ; c’est la reprise de la parole de Jésus : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Mc 8, 36 ; Mt 16, 26)

L’OPPOSITION DES RAILLEURS.

33 Déjà nous savons que te désole ce qu’ils disent. Non pas qu’ils te traitent de menteur, mais les enténébrés ricanent des versets du Dieu.

34 Jadis des oracles furent traités de menteurs avant toi, et ils restèrent unis contre l’accusation de mensonge et ils ont souffert jusqu’à ce que leur vienne notre surgeon. Et point de différence dans les appels du Dieu. Et déjà t’a été murmurée une part des prophéties de ceux qui ont reçu communication du secret.

Outre l’idolâtrie des chrétiens et l’endurcissement des enfants d’Israël, voilà que se lèvent des dissensions au sein même des enfants d’Ismaël. Certains « ricanent », yajḥadûna, selon un terme qui semble transcrire l’araméen geḥakh, lui-même transcrit de l’hébreu biblique ṣâḥaq (Tg J Gn 18, 13 ; 15). Ce n’est peut-être pas sans malice que l’auteur choisit un mot, ou le forge de toute pièce pour évoquer le rire de Sara, l’aïeule des enfants d’Israël, devant l’annonce faite à Abraham par les messagers de Dieu. Mais c’est toute l’Histoire sainte qui est remplie des ricanements opposés par les incrédules aux oracles divins, jusqu’aux sarcasmes des Athéniens face à la prédication de saint Paul (Ac 17, 32).

Face à eux, l’auteur présente les envoyés de Dieu comme formant une seule “ communauté ”, faisant « front commun » ṣabarû, de l’hébreu biblique ṣâbar, « amasser, entasser », d’où l’auteur tire la notion d’union, rassemblement, communauté, dans l’attente du « surgeon » naṣru, de l’hébreu néṣèr selon la prophétie d’Isaïe annonçant l’éclatante résurrection de Jérusalem : « Ton peuple, rien que des justes, possédera le pays à jamais, rejeton, néṣèr, de mes plantations, œuvre de mes mains pour me glorifier. » (Is 60, 21)

Les « appels du Dieu », sont ceux qu’entendirent Adam (II 37), Abraham (II 124), Moïse (IV 164), et « Jésus fils de Marie » (II 253). L’auteur s’inscrit dans cette lignée, selon sa pensée constante qui efface toute distinction entre la « Torah » et l’ « Évangile », dans la négation de la nouvelle Alliance. Jésus est ainsi réduit au rang d’un simple prophète.

CONTRE LES SIGNES DU « ROYAUME DES CIEUX »...

35 Même si leur défiance est déjà contre toi, ne te détourne pas pour chercher un trésor dans la terre ou une échelle dans le ciel pour leur apporter un signe. Car, si le Dieu le veut, il les rassemblera sur la Voie. Ne sois donc pas parmi les ordures. 36 Ne s’élèvent que ceux qui écoutent. Quant aux morts, le Dieu les ressuscitera puis ils reposeront auprès de Lui.

37 Ils disent : « Que n’est-il descendu sur lui un signe de son Maître ? » Dis : « Oui, le Dieu est un potier, capable de faire descendre un signe. »

Quel « signe » donner aux railleurs ? En des termes voilés, l’auteur récuse celui du Royaume des Cieux que les chrétiens, ces « ordures », ’al-jâhilîna (de l’araméen gallayyâ’ « tas, excréments, ordures » selon l’expression de saint Paul que l’auteur retourne contre eux ; 1 Co 4, 13 ; II 273), ont trouvé comme un « trésor » dans un champ (Mt 13, 44) et qui, pour y entrer, regardent vers le Christ, « élevé » sur la Croix, dont « l’échelle » de Jacob était la figure et la prophétie (Gn 28, 12 ; Jn 1, 51).

Une nouvelle fois, l’auteur se substitue à Jésus et à son œuvre rédemptrice. En effet, Jésus disait : « Il est écrit dans les prophètes : “ Ils seront tous enseignés par Dieu. ” Quiconque s’est mis à l’écoute du Père et à son école vient à moi. » (Jn 6, 45) Après avoir promis : « Et moi je le ressusciterai au dernier jour. » (Jn 6, 44)

Jésus aussi s’était entendu demander un signe par les juifs (Jn 6, 30-31). En réponse, il annonçait qu’il donnerait sa Chair à manger et son Sang à boire. Mais la réponse de l’auteur prend le contre-pied de ce discours de Jésus appelé “ discours du pain de vie ”, où Il révélait qu’Il est le Pain vivant descendu du Ciel, envoyé par le Père pour donner la vie éternelle à ceux qui le reçoivent et le mangent. Car, ici, le Dieu n’est pas un “ boulanger ”, mais un « potier », qâdirun, de l’hébreu rabbinique qadar, dénomination appelée d’ailleurs par celle de « père », selon l’oracle d’Isaïe (cf. supra, v. 14) que notre auteur a toujours en pensée : « Yahweh, tu es notre Père, nous sommes l’argile, tu es notre potier. » (Is 64, 7)

... LE SIGNE D’UN “ PEUPLE EN MARCHE ”.

Mais la plupart ne savent pas. 38 Rien de ce qui verdoie sur la terre, et point de tourterelle volant dans le jardin de vie, sinon en peuples, à votre ressemblance. Nous n’avons rien excepté dans l’Écriture.

Alors, vers leur Maître ils seront rassemblés.

Ainsi, à ceux qui lui demandent un signe pour croire, l’auteur répond comme Jésus prêchant l’abandon à la Providence divine : « Si dans les champs, Dieu habille de la sorte l’herbe qui est aujourd’hui, et demain sera jetée au four, combien plus le fera-t-il pour vous, gens de peu de foi ? » (Lc 12, 28) Ou encore : « Ne vend-on pas deux passereaux pour un as ? Et pas un d’entre eux ne tombera au sol à l’insu de votre Père ! » (Mt 10, 29)

Cependant, ici l’auteur dit davantage : la condition des créatures qu’il évoque est une figure de la condition de ceux à qui il adresse sa « proclamation », comme l’Écriture ne cesse de l’enseigner, par exemple dans le Cantique des cantiques comparant la bien-aimée, le peuple élu, au narcisse et au lis (Ct 2, 1-2), ou à une colombe (Ct 2, 14). Mais dans quelle perspective ? Toujours celle du retour à Jérusalem, « vers leur Maître », que le prophète Osée annonçait ainsi : « Comme un passereau ils viendront en tremblant de l’Égypte, comme une colombe du pays d’Assur, et je les ferai habiter dans leurs maisons, oracle de Yahweh. » (Os 11, 11) En définitive, c’est considérer comme nulle et non avenue la parole de Jésus : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père s’est complu à vous donner le Royaume » (Lc 12, 32), puisque c’est la condition de tous les « peuples, à votre ressemblance », sans exception.

DERNIER AVERTISSEMENT.

39 Ceux qui traitent de mensonge nos versets, altérés et dans les larmes, dans les ténèbres : qui il veut, le Dieu le méprise, et qui il veut il le consacre sur la voie étroite de la survie. 40 Dis : « Vous semble-t-il que l’abandon du Dieu ne vous arrivera pas ? Ou bien l’Heure venue, invoquerez-vous un autre que le Dieu, si vous avez raison ? » 41 Non ! C’est lui que vous invoquerez. Et il fera de la magie, ce que vous invoquez, contre Lui, s’il veut, mais vous oublierez ce que vous emmêliez.

Quel sera le sort des railleurs ? L’auteur semble encore évoquer l’enfer, tel que le décrit Jésus dans ses paraboles : mauvais riche « altéré » dans les flammes (Lc 16, 23-24), mauvais serviteur, intendant infidèle, invité discourtois, jetés dans la fournaise ou « dans les ténèbres », là où sont « les pleurs » et les grincements de dents (Mt 25, 30 ; 24, 51 ; 22, 13, et passim).

« L’Heure » est celle de « l’épouvante » (VI 31). Le verset suivant est difficile : on attendrait une réponse à la question posée. Peut-être est-ce une réaction à la réponse que donnaient les chrétiens au verset 23. « Ce que vous emmêliez » laisse penser que l’auteur s’en prend encore à eux. Cet « autre que le Dieu » est donc Jésus-Christ, et « la magie » qu’il fera « contre Lui », « le Dieu », semble désigner les sacrements de la religion chrétienne qui procurent le salut ! et que les sourates IV et V abolissaient un à un ; baptême et eucharistie (IV 43), mariage (IV 34-35), ou même le sacerdoce (V 51), son « mémorial » que « vous oublierez ».

II. LES LEÇONS DU PASSÉ D’ISRAËL

CHÂTIMENT.

42 Jadis nous avons communiqué le secret à des peuples avant toi, et nous les avons pris par le malheur et l’adversité. Peut-être leur faute sera-t-elle mise en réserve ? 43 Si seulement ils avaient été atteints de la lèpre lorsque notre adversité les a contredits ! Mais leurs cœurs s’endurcissaient, et Satan rendait séduisant ce qu’ils faisaient.

44 Lorsqu’ils eurent oublié ce dont ils faisaient mémoire avec Lui, nous leur avons ouvert les portes de tout ce qu’ils voulaient. Au moment où ils profitaient de ce qui leur était apporté, nous les avons saisis d’épouvante. Alors ils ont été damnés.

L’auteur évoque le passé d’Israël comme en témoigne son expression « peut-être leur faute sera-t-elle mise en réserve » lacalla-hum yataḍarracuwna, décalquée de l’oracle d’Osée : ṣârûr cawon ’èphrâyim, « la faute d’Éphraïm est enserrée » (Os 13, 12), sous­entendu : pour être châtiée en temps opportun. Des deux premiers termes, l’auteur a forgé l’expression qui nous permet d’identifier les « peuples » en question : ce sont les dix tribus schismatiques du Nord, au temps de l’ancien Israël, menacées de châtiment pour leur infidélité.

La pensée de l’auteur suit celle du prophète qui poursuit : « Et je les libérerais du pouvoir du Shéol ? De la mort je les rachèterais ? Où est ta peste, ô Mort ? Où est ta contagion, ô Shéol ? » (Os 13, 14) La « peste » est seulement remplacée ici par la « lèpre » et le « Shéol », par Satan en personne.

Infidélité à quoi ? À « ce dont ils faisaient mémoire avec Lui » : l’Alliance qui liait les enfants d’Israël à Yahweh. Ce fut en effet le péché constant d’Israël, objet des imprécations des prophètes : « Étant au pâturage, ils se sont rassasiés ; rassasiés, leur cœur s’est élevé ; voilà pourquoi ils m’ont oublié. » (Os 13, 6) Dès le commencement de la sourate II, et tout au long, l’auteur se faisait l’écho de cette accusation, vis-à-vis des juifs, mais encore des chrétiens dont il présente le schisme comme l’ultime avatar des infidélités d’Israël.

La fin du verset évoque la suite de l’oracle d’Osée qui annonçait, au huitième siècle avant Jésus-Christ, le châtiment de Samarie : « [Éphraïm] a beau fructifier parmi ses frères, le vent d’est viendra, le souffle de Yahweh montera du désert, et sa source sera tarie, sa fontaine desséchée. » (Os 13, 15)

REPROBATION.

45 La parole a été retranchée du peuple de ceux qui sont dans les ténèbres, et l’amour envers le Dieu, Maître des siècles.

L’auteur, qui pense toujours à l’histoire d’Éphraïm, fait l’application aux incrédules de son temps : « ceux qui sont dans les ténèbres », ’allaḏîna ẓalamû (hébreu biblique ṣèlèm). C’est une allusion à la prophétie d’Isaïe, au chapitre 9 : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, sur les habitants du sombre pays, be-’èrèṣ ṣalmâwèt, une lumière a resplendi. » (Is 9, 1) Au même chapitre, on lit encore : « Le Seigneur a jeté une parole, dâbâr, en Jacob, elle est tombée en Israël » (Is 9, 7). Au chapitre 55, cette Parole de Yahweh est comparée à la pluie et à la neige qui « descendent des cieux et n’y retournent pas sans avoir arrosé la terre » (Is 55, 10-11). L’auteur le croit aussi, et affirme pourtant que cette « parole » dâbiru, a été « retranchée » du peuple d’Israël, et avec elle, « l’amour », ’al ḥamdu, son apanage (Dt 6, 5), qui devient celui des enfants d’Ismaël (cf. v. 1).

Et il y a tout lieu de penser que l’auteur inclut dans cette réprobation l’Israël nouveau, le peuple de ceux qui ont foi au Verbe fait chair (Jn 1, 14), le verset suivant en fournit la confirmation :

46 Dis : « Que vous en semble ? Si le Dieu enlève votre ouïe et votre vue, et met un sceau sur votre cœur, quel dieu autre que le Dieu vous viendra avec lui ? »

Ce verset commence par une citation du prophète Isaïe, au chapitre de sa vocation dans le Temple. Celui-ci entend la « voix du Seigneur » lui dire :

« Va, et tu diras à ce peuple :

Écoutez, écoutez, et ne comprenez pas ;

regardez, regardez, et ne discernez pas.

Appesantis le cœur de ce peuple,

rends-le dur d’oreille, englue-lui les yeux,

de peur que ses yeux ne voient,

que ses oreilles n’entendent,

que son cœur ne comprenne,

qu’il ne se convertisse et ne soit guéri. »

(Is 6, 9-10)

Mais ici, contrairement au livre d’Isaïe, c’est « le Dieu » lui-même qui est l’auteur de l’endurcissement du peuple d’Israël. C’est à dessein que l’auteur écrit « vous viendra », car Jésus disait : « Moi, lumière, je suis venu dans le monde, pour que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres. » (Jn 12, 46) Jésus est donc ce « Dieu autre » et non pas cet « autre que le Dieu », puisqu’il ne fait avec son Père qu’un seul et même Dieu : « Je suis sorti d’auprès du Père et venu dans le monde ; de nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père. » (Jn 16, 28 ; cf. Jn 7, 28 ; 8, 42 ; 9, 39 ; 10, 10 ; 12, 27)

L’EPREUVE DES VERSETS.

Observe comment nous mettons à l’épreuve des versets. Alors ils seront justifiés.

47 Dis : « Que vous en semble ? Si l’abandon du Dieu vous arrive, épouvantable ou au grand jour, qui mourra, sinon le peuple de ceux qui sont dans les ténèbres ? »

C’est donc « à l’épreuve » des versets d’Osée et Isaïe, que l’auteur vient de citer, que les auditeurs seront « justifiés » ou condamnés à « l’abandon », selon la réponse donnée à la question posée au verset 46, et qu’il réitère.

48 Nous n’avons mis dans le secret ceux qui ont reçu communication du secret que pour annoncer la bonne nouvelle et avertir : Quiconque croit et porte du fruit, point d’ombre sur eux et ils ne périront pas. 49 Mais ceux qui traitent nos versets de mensonge, l’abandon les frappera parce qu’ils sont schismatiques.

Dans la sourate II, l’auteur cherchait à établir le bien-fondé de sa mission sur la « communication d’un secret », à l’exemple de ceux qui en avaient été favorisés avant lui et qu’il a déjà évoqué au v. 34. Il s’agit des grands personnages bibliques et de Jésus fils de Marie, qui n’est qu’un maillon de cette chaîne. Ainsi de Saül, Gédéon, David et Jésus fils de Marie dans les versets 246 à 254, ou encore de « Noé et [des] prophètes après lui », d’Abraham, Ismaël, Isaac, de « Jacob et [des] tribus », de Jésus, de Job et de Jonas, d’Aaron et de Salomon, de David et de Moïse, selon l’énumération aux v. 163 et 164 de la sourate IV.

C’est à leur suite que l’auteur entend « annoncer la bonne nouvelle », mubašširîna (de l’hébreu bâsar, « annoncer une bonne nouvelle » ; en grec : « évangéliser »). Ce terme revient à de nombreuses reprises (II 97, 119, 155 ; III 126 ; V 19, 60) et manifeste, comme l’a bien expliqué frère Bruno (III 126 +), son intention de substituer son œuvre à l’Évangile même.

Ainsi, « quiconque croit », selon la chahada rappelée par l’auteur au v. 19 et « porte du fruit », selon le discours de Jésus à ses disciples sur la vigne véritable (Jn 15, 2-16), ne gît pas dans les ténèbres et ne mourra pas, de cette deuxième mort évoquée au verset 27 et suivants. Contrairement aux railleurs, dont l’accusation n’est cependant pas sans fondement si l’on considère comment l’auteur prétend « annoncer la bonne nouvelle » en passant sous silence les oracles de l’Emmanuel (Is 7) et de l’Enfant-Dieu (Is 9) !

RÉVÉLATION ANCIENNE.

50 Dis : « Je ne vous dis pas : “ Auprès de moi les visions du Dieu, car je ne connais pas le mystère. ” Et je ne vous dis pas : “ Je suis un ange. ” Je ne fais que suivre ce qui m’a été révélé. »

L’expression « les visions du Dieu », ẖazâ’inu llâhi, est la pure et simple transposition de l’hébreu biblique ḥâzôn, « vision », premier mot du livre d’Isaïe : ḥazôn yešacyâhu, « Vision d’Isaïe ». L’auteur tient à nous prévenir qu’il ne se prend pas pour Isaïe, qui avait vu Dieu dans le Temple (Is 6). Et pas davantage pour un ange comme il l’exprimait au v. 8 puisqu’il ne prétend pas faire autre chose que suivre la révélation faite jadis aux patriarches et prophètes de l’Ancien Testament (IV 163 +).

Dis : « La part est-elle égale entre celui qui est aveugle et celui qui est attentif ? Ne demandez-vous pas pardon ? » 51 Avertis par là ceux qui craignent d’être rassemblés vers leur Maître : il n’y a pour eux, contre Lui, ni chef, ni intercesseur. Peut-être seront-ils droits ?

« Ceux qui craignent d’être rassemblés vers leur Maître » sont ceux-là mêmes que l’auteur exhortait à se rassembler, à l’image de l’herbe des champs, ou des oiseaux du ciel : « en peuple » (cf. supra, v. 38). Sont-ce des chrétiens ? L’auteur rappelle par la même occasion qu’il n’est aucun médiateur en dehors du Dieu, et nous avons vu plus haut que ce trait semblait viser Jésus et Marie...

52 Ne repousse pas ceux qui invoquent leur Maître par le Témoignage et la mise en pratique. Ils manifestent sa gloire. Ils n’ont pas de compte à te rendre, tu n’as pas de compte à leur rendre. Repousse-les et tu seras parmi les enténébrés.

Dans la sourate IV, verset 90, l’auteur exhortait ses fidèles à ne pas se priver de l’aide de ceux, quels qu’ils soient, qui participeraient à la conquête de la « Salem ». L’idée semble ici identique, avec deux précisions qui paraissent désigner les juifs : « par le Témoignage », bi-l-ġadawâti, de l’hébreu biblique cedût, « témoignage » qui désigne le Décalogue écrit sur les tables de pierre appelées « tables du Témoignage » (Ex 25, 16 ; 31, 18) et « la mise en pratique », ’al-cašiyyi, de l’hébreu rabbinique casiyyâh « action ».

Cette pensée de la gloire du Dieu, procurée par la pratique des commandements est bien celle de l’auteur, favorable à ceux qui « embrassent le judaïsme » (V 69), invitant juifs et nazôréens à revenir à l’alliance première entre « le Dieu » et les « enfants d’Israël ». Et cependant, la distance maintenue par l’auteur avec eux semble manifester l’opposition qui demeure au sujet de « l’écrit que voici » que persistent à refuser juifs et nazôréens.

Peut-être est-elle aussi une pointe dirigée contre le premier miracle accompli par Jésus à Cana, où « il manifesta sa gloire » à la demande de Marie, et qui plus est en changeant l’eau en vin ? (Jn 2, 11)

LE SIGNE DE LA MANNE.

53 C’est ainsi que nous les éprouvons les uns par les autres pour qu’ils disent : « Ceux-ci sont-ils ceux d’entre nous sur qui le Dieu a répandu une manne ? »

Le Dieu n’est-il pas avec le plus fort, avec ceux qui rendent grâces ?

C’est par l’évocation de la manne mangée par leurs pères dans le désert que les juifs mettaient Jésus à l’épreuve (Jn 6, 31). Réelle ou supposée, l’auteur reprend cette épreuve à son compte et, sans aller jusqu’à se dire « le Pain descendu du Ciel », il se substitue encore une fois à Jésus en se posant en homme « fort », dispensateur d’une « manne », manna, c’est-à-dire du Dieu lui-même : « Ce fut déjà une manne pour les fidèles, le Dieu, lorsqu’il a suscité parmi eux un oracle pris du milieu d’eux : il leur récite ses versets et il les purifie, et il leur enseigne l’Écriture et la sagesse, alors qu’ils étaient auparavant dans une abjection manifeste. » (III 164) Une manne, réservée à « ceux qui rendent grâces », bi-š-šâkirîna, littéralement : « ceux qui payent [de retour] ». C’est une “ eucharistie ” dont toute la fonction semble consister à abolir l’autre (V 90 +).

54 Et lorsque ceux qui croient en nos versets te contredisent, dis : « La paix soit sur vous ! Votre Maître s’est prescrit à Lui-même la miséricorde. Celui, parmi vous, qui fait le mal de manière ordurière, puis se convertit après cela et porte du fruit, Il absout avec miséricorde. »

55 C’est ainsi que nous divisons les versets, afin de mettre en lumière le chemin des prosélytes.

« La paix », salâmun, de l’hébreu biblique šâlôm, « paix », (Gn 43, 23) est un bien messianique (Is 9, 5-6 ; Lc 1, 79 ; 2, 14) apporté par Jésus (Jn 14, 27), qui transmet à ses Apôtres le pouvoir de la répandre en remettant les péchés (Jn 20, 21-23). L’auteur l’offre ici à ses fidèles sans référence à Jésus-Christ, mais dans le dessein délibéré de le supplanter, explicité ici dans l’allusion à ceux qui font le mal « de manière ordurière », bi-jahâlatin (cf. supra, v. 35) : les chrétiens.

Pour eux, il y a donc une conversion possible, l’auteur en est lui-même la preuve comme il va le “ proclamer ”, et c’est pour en provoquer d’autres qu’il a « divisé » les versets au sein de la sourate. Cependant, ce chemin que ces versets définissent n’est pas tant de conversion au judaïsme selon le sens de « prosélyte », mujrimîna (tiré de l’hébreu biblique ger « étranger, exilé », mais avec le sens de « prosélyte » en hébreu rabbinique), que d’abjuration du christianisme.

ABJURATION.

56 Dis : « Moi, j’ai cessé de servir ceux que vous invoquez à l’encontre du Dieu. »

Dis : « Je ne consentirai pas à vos désirs. Jadis, je me suis trompé alors, et je n’étais pas parmi ceux qui étaient dans la Voie. »

« Moi, j’ai cessé » ’innî nuhîtu, de l’hébreu nô’ au hiphil : « refuser, empêcher, annuler, anéantir, détourner ». Notre auteur a donc suivi, « le premier » (cf. v. 14), ce « chemin » que proclament chacune des cinq premières sourates, comme ici : « Ils ont déjà apostasié ceux qui ont dit : “ Oui ! le Dieu est le troisième de trois. ” Car il n’y a de Dieu que Dieu seul et s’ils ne cessent pas, wa ’in lam yantahû, un abandon muet atteindra ceux d’entre eux qui ont apostasié. » (V 73)

Dans la logique de cette polémique antitrinitaire qui affleure partout depuis la sourate I, « ceux que vous invoquez à l’encontre du Dieu » seraient donc le Fils et l’Esprit-Saint. Mais dans le contexte de cette sixième sourate, il est permis de les voir personnifiés en Jésus et Marie, pour les raisons que nous avons dites plus haut (cf. supra, v. 18).

Ce verset constitue un sommet de cet exposé car il vient renforcer une hypothèse, quant à la personne de l’auteur, qui s’imposait de plus en plus à notre Père et frère Bruno au fur et à mesure de l’avancée des travaux : « Ce Muḥammad hors pair, comme écrivait notre Père, à n’en pas douter, c’est un arabe, mais héritier d’une immémoriale tradition religieuse, judaïque en son fond et certainement chrétienne en sa plus prochaine forme. Votre juste exégèse met en relief l’admiration et la bienveillance de l’auteur de la sourate III pour les moines chrétiens, et je n’hésite pas à trouver là l’indice et la plus simple raison de l’extraordinaire connaissance du Nouveau Testament dont témoigne le Coran : cet arabe n’a-t-il pas vécu au contact de ces moines ? N’en fut-il pas un élève, un disciple même, voire un membre de l’une de leurs communautés ? » (Le Coran t. II, postface, p. 296)

« Vos désirs » sont peut-être ceux des chrétiens, qui incitent les fidèles à abandonner le chemin de Jérusalem en leur disant : « Trois ! Détournez-vous, ’intahû ! Cela vous rendra libre. Le Dieu n’est qu’un seul Dieu, rendons-lui gloire d’avoir un enfant. » (IV 171)

57 Dis : « Moi, je suis sur un fondement qui vient du Maître, et vous le traitez de mensonge ! »

L’auteur se voit-il opposer par ses contradicteurs la parole de Jésus tirée de l’Évangile de saint Matthieu ? « Or je vous le dis : de toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au jour du jugement. » (Mt 12, 36) Selon notre interprétation, le « fondement » est l’Écriture sainte, de laquelle provient « l’Écrit que voici » (II 2), objet de la suspicion de ses auditeurs, les chrétiens, en dépit des protestations de l’auteur touchant sa conformité à l’Écriture. Ce qui est certain, c’est qu’il bâtit sur un autre fondement que Jésus-Christ (cf. 1 Co 3, 11).

SAGESSE.

« N’est pas auprès de moi l’objet de votre hâte.

« La sagesse n’est que vers le Dieu.

« Il abolira la Loi car c’est Lui qui délivre des divisions. »

58 Dis : « Si seulement survenait auprès de moi l’objet de votre hâte, pour que prennent fin les murmures entre moi et vous. »

Mais le Dieu se cache des enténébrés.

« La Sagesse », ’al-ḥukmu, désigne l’objet de la révélation contenue dans les livres de sagesse de l’Ancien Testament, entre « l’Écriture », ’al-kitâb, et les « prophètes » ’an-nubuwwaṭ (cf. III 79). Or, pour les chrétiens, Jésus est cette Sagesse même, incarnée (Jn 1, 14 ; cf. Mt 11, 19 ; 12, 42 ; 13, 54). Après avoir partagé cette croyance, l’auteur déclare s’en « détourner » (supra, v. 56). Il revient à l’Ancien Testament selon lequel « toute sagesse vient du Seigneur, elle est près de lui à jamais » (Si 1, 1), comme si les chrétiens s’en étaient détournés en attribuant la sagesse à un autre qu’à Dieu : « à une chair » (III 79).

Dès lors, ce n’est pas Jésus qui accomplit la Loi (Mt 5, 17) rendant ainsi caduque l’ancienne alliance et réconciliant juifs et païens en son Corps, par la Croix (Ep 2, 11-16), c’est « le Dieu » ! Et la Sagesse personnifiée, c’est également lui et l’auteur voudrait qu’elle vienne auprès de lui pour confondre ses opposants. Mais à quoi bon : « Le Dieu se cache des enténébrés » qui ne verraient ni ne comprendraient rien (cf. supra, v. 46).

59 Et auprès de Lui sont les clefs du mystère ; lui seul le connaît, et il connaît ce qui est dans les champs et dans la mer. Et tu ne coupes pas une herbe qu’il ne le sache ; et pas une graine dans les ténèbres de la terre, rien de vert, rien de sec qui ne soit dans un écrit explicite.

Le « mystère », ’al-ġaybi, désigne « l’obscurité » (ceîba’ dans la traduction araméenne du livre de l’Exode) de la nuée dans laquelle Yahweh se manifesta à Moïse sur le mont Sinaï. L’auteur l’emploie pour désigner le mystère divin, objet de la foi des « prédestinés » (II 3) et dont le Dieu seul a « la clef », pas même l’auteur (cf. v. 50). Jésus lui-même, malgré « l’Écriture et la Sagesse, la Torah et l’Évangile » qui lui furent enseignés par « le Dieu » (V 110) ne connaît pas « les mystères » : « Tu sais ce qui est en moi et je ne sais pas ce qui est en Toi. C’est Toi qui caches les mystères. » (V 116) Dans le contexte de la sourate VI, qui prend vraiment la suite de la précédente, l’expression désigne donc tous les mystères de la religion chrétienne que l’auteur vient d’abjurer solennellement.

Précisément : au mystère du Corps et du Sang du Seigneur, l’auteur a opposé le retour aux sacrifices rituels d’animaux (cf. II 67-73 ; V 90 +). Revenant à l’Ancien Testament, il fait de tout abattage un acte rituel. Ainsi le Dieu connaît-il « ce qui est dans les champs et dans la mer » : le gibier des champs tué à la chasse, qu’il interdit aux enfants d’Ismaël, et le poisson, qu’il leur permet. Tabous alimentaires pour un « peuple consacré » (V 95-96), comme dans le Deutéronome : « Tu es en effet un peuple consacré à Yahweh ton Dieu. » (Dt 14, 21)

Rien n’échappe à ce Dieu dont la providence s’étend au moindre brin d’herbe, renchérissant ainsi sur la parole de Jésus : « Vos cheveux mêmes sont tous comptés » (Mt 10, 30), et à son oracle qui trouve tout consigné, jusqu’à la moindre graine dans les ténèbres de la terre, dans l’ « écrit explicite » constitué par cette sourate et les cinq précédentes.

60 Et c’est Lui qui vous fait attendre de nuit et Il connaît le temps de votre pérégrination de jour, puis Il vous suscitera en Lui pour accomplir un exil déterminé, puis vers Lui votre repos, puis Il vous annoncera ce que vous avez fait.

Cette première partie de notre sourate s’achève par une pensée inspirée du livre d’Isaïe : « Mon âme t’a désiré pendant la nuit » (Is 26, 9), exprimant l’espérance des fils d’Ismaël, pendant le temps de leur « pérégrination », c’est-à-dire de leur vie terrestre, à laquelle mettra fin un « exil déterminé » (cf. supra, v. 2) et le Jugement.

CONCLUSION

Le prologue de la sourate ramène à la querelle que prétendait éteindre « l’Écrit que voici » en ramenant juifs et nazôréens à l’amour « du Dieu », dans une fidélité renouvelée à l’authentique alliance en Abraham et Ismaël. Nous constatons qu’il n’en est rien et que l’auteur se heurte à la contradiction des « apostats » ; « enténébrés », qui « emmêlent » avec le Dieu.

Mais voici que les chrétiens paraissent l’objet d’une tentative de persuasion de la part de notre auteur. Dans la sourate V, frère Bruno observait déjà une secrète bienveillance de la part de l’auteur envers les chrétiens, afin de se les rallier. Cette première partie de la sourate VI vient donc confirmer cette découverte et l’éclaire : nous savons que l’auteur fut des leurs avant de prêcher une nouvelle « bonne nouvelle » qui est un retour à l’ancienne Alliance dans le rejet de la Sainte Trinité, du culte des saints et des sacrements de la religion chrétienne, mais au profit des « fils d’Ismaël », et toujours dans le but, nous semble-t-il, de conquérir Jérusalem.

Que les chrétiens cessent donc de tenir Jésus pour « le Dieu », de mentir avec les « versets du Dieu » et donc, de contredire ce que « proclame » « l’Écrit que voici » et qui n’en est que la répétition. Les contradicteurs devraient être instruits de ce qui arriva aux contemporains de Noé et qui se reproduit à l’occasion de l’invasion Perse. Tel Jean-Baptiste ou Jésus, notre auteur « avertit » du châtiment à venir qui menace les enténébrés s’ils ne se convertissent pas, et puise dans l’histoire de l’Israël ancien la leçon du châtiment et de la réprobation des tribus d’Israël qui se virent dépossédées de « la Parole » et de « l’amour envers le Dieu ». Or, les « enténébrés » sont les héritiers de l’Israël ancien, sourds, aveuglés et le cœur endurci, ils subiront le même sort, à moins qu’ils ne se convertissent... (À suivre)

frère Michel-Marie du Cabeço.