Il est ressuscité !

N° 215 – Novembre 2020

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


« Fratelli tutti » 
de Jean XXIII à François

L’ENCYCLIQUE du pape François est un monument  sans précédent, parce qu’il ne se veut pas catholique. Les deux premiers mots sont repris de saint François d’Assise : « Fratelli tutti », mais sans faire appel à l’amour du Cœur de Jésus-Marie qui est la source de cette fraternité universelle chez saint François. Il s’agit seulement de « proposer un mode de vie au goût de l’Évangile ». Et aussi « au goût » de « mon frère Bartholomée, patriarche orthodoxe qui a promu avec beaucoup de vigueur la sauvegarde de la création », et avec les encouragements du « grand iman Ahmed At-Tayyeb » avec lequel François a signé une déclaration commune à Abu Dhabi pour rappeler que Dieu « a créé tous les êtres humains égaux en droits, en devoirs et en dignité, et les a appelés à coexister comme des frères entre eux ».

C’est la profession de foi du pape François : « Ce n’était pas un simple acte diplomatique, mais une réflexion faite dans le dialogue et fondée sur un engagement commun. Cette encyclique rassemble et développe les thèmes importants abordés dans ce document que nous avons signé ensemble. »

Nous n’aurions jamais imaginé que François répondrait ainsi à la question posée par saint Pie X :

« Que faut-il penser de la promiscuité où se trouveront engagés les jeunes catholiques avec des hétérodoxes et des incroyants de toute sorte... Que faut-il penser de ce respect de toutes les erreurs ? [...] Que penser, enfin, d’un catholique qui laisse son catholicisme à la porte ? » (Lettre sur le Sillon, § 37) Saint Pie X a pour successeur le pape ­François, qui fait cela, littéralement : « Bien que je l’aie écrite à partir de mes convictions chrétiennes – plutôt que “ catholiques ”, œcuménisme oblige – qui me ­soutiennent et me nourrissent, j’ai essayé de le faire de telle sorte que la réflexion s’ouvre au ­dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté. » C’est précisément ce que prévoyait saint Pie X : « On ne travaille pas pour l’Église, on travaille pour ­l’humanité. »

Ce que saint Pie X condamnait, le pape François en a fait son programme.

Or, au moment même, « quand je rédigeais cette lettre, écrit François, a soudainement éclaté la pandémie de la Covid-19 qui a mis à nu nos fausses certitudes. » ( n° 7) Comme la réponse de Dieu ! Non ? Eh bien, non ! « Je ne veux pas dire qu’il s’agit d’une sorte de punition divine. » ( n° 34)

Quoi alors ? « Au-delà des diverses réponses qu’ont apportées les différents pays, l’incapacité d’agir ensemble a été dévoilée. » ( n° 7)

Jésus nous en avait pourtant prévenus, il y a deux mille ans ! « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Mais François « est dans le déni » qu’il dénonce chez les autres (ibid.) de la nécessité de la grâce confirmée par l’expérience bimillénaire de l’Église. Il propose donc un autre remède : « Je forme le vœu qu’en cette époque que nous traversons, en reconnaissant la dignité de chaque personne humaine, nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel d’humanité. Tous ensemble : Voici un très beau secret (sic !) pour rêver et faire de notre vie une belle aventure. ” » Ce n’est pas le secret de Fatima ! ni une citation de saint François d’Assise, mais une autoréférence du pape François. Nous sommes donc dans un cercle vicieux, tout au long de cette encyclique consacrée à « rêver » « d’une communauté qui nous soutient, qui nous aide et dans laquelle nous nous aidons mutuellement à regarder de l’avant. » Comme si l’Église dont il est le Chef n’existait pas : « Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette même terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères. » Bien que n’ayant pas la même “ voix ”.

Cependant, avant de s’engager dans l’utopie de son « rêve », le Pape garde les yeux ouverts sur « Les ombres d’un monde fermé ». C’est le titre de son premier chapitre. Il attire notre attention sur « certaines tendances du monde actuel qui entravent la promotion de la fraternité universelle » ( n° 9).

« À titre d’exemple, le rêve d’une Europe unie » et « le désir d’une intégration latino-américaine » sont « en recul ». Pourquoi ? Par la faute de « nationalismes étriqués ». « Dans plus d’un pays », le Pape ne précise pas lesquels, – l’Italie de Salvini, la Hongrie d’Orban, la Russie de Poutine, le Brésil de Bolsonaro – « une idée d’unité du peuple et de la nation, imprégnée de diverses idéologies, crée de nouvelles formes d’égoïsme et de perte du sens social sous le prétexte d’une prétendue défense des intérêts nationaux. » C’était exactement le langage du pape Jean XXIII lorsqu’il exposait le même « rêve » que le pape François, dans son encyclique Pacem in terris du 11 avril 1963, prônant un monde idéal et futur à construire sur la bonne volonté de tous les hommes.

Notre Père, l’abbé de Nantes, lui opposait la déclaration du colonel Bastien-Thiry devant ses juges, que le pape François aurait qualifiée de « prétendue défense des intérêts nationaux », puisque l’officier français servait son pays, selon les lois en vigueur et conformément aux possibilités et aux nécessités du monde où Dieu l’avait placé.

« Il est facile d’édifier à partir d’une vue abstraite de la nature humaine, écrivait notre Père, une doctrine morale et un programme politique où le respect des droits de l’homme et des peuples développe sereinement ses exigences, où le sentiment du devoir impose en contrepartie à chacun de prendre sa part de l’effort commun en vue de tous. On en arrive alors, pour peu qu’on oublie les conditions concrètes et les lois qui régissent nos communautés, qu’on néglige le péché originel et la malice des hommes, à esquisser le tableau d’une communauté mondiale libre, égale et fraternelle, où chaque homme et chaque peuple reçoivent tout autant qu’ils peuvent naturellement désirer, où les nations sont indépendantes et les religions, cultures et idéologies s’accordent et “ convergent ”, où il n’y a plus de peuples dominateurs et de peuples dominés, où enfin les hommes de bonne volonté désirant dans leur cœur profond la paix et l’harmonie, ayant fait litière des malentendus ancestraux et des conflits d’intérêts, soumettent leurs humeurs et leurs passions au bien suprême de la paix universelle. C’est un exercice d’optimisme, utile et agréable. » (Lettre à mes amis n° 139)

C’est exactement ce que fait François.

Il aboutit à condamner, au nom de la Cité nouvelle à promouvoir, les soumissions et fidélités quotidiennes que depuis toujours nos communautés historiques et leurs lois, écrites et non écrites, avaient réclamées et obtenues des individus.

« C’est là le chemin. » ( n° 11) Non pas celui du Cœur Immaculé de Marie. Celui du pape François est plus vaste ! Et pour aller où ? Il faut bien constater, soixante ans après Pacem in terris, que « l’ouverture au monde » a conduit « à l’ouverture aux intérêts étrangers et à la liberté des pouvoirs économiques d’investir sans entraves ni complications dans tous les pays. Les conflits locaux et le désintérêt pour le bien commun sont instrumentalisés par l’économie mondiale pour imposer un modèle culturel unique qui fait prévaloir les intérêts individuels et affaiblit la dimension communautaire de l’existence » ( n° 12), au bénéfice du « plus fort » visant « des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace » ( n° 15). Le Pape ne cite aucun exemple, mais la tentative d’interruption de la construction du gazoduc Nord Stream 2 est emblématique.

« Le grand iman Ahmed At-Tayyeb et moi-même n’ignorons pas les avancées positives qui ont été réalisées dans les domaines de la science, de la technologie, de la médecine, de l’industrie et du bien-être, en particulier dans les pays développés. Cependant, “ nous soulignons que, avec ces progrès historiques, grands et appréciés, se vérifient une détérioration de l’éthique, qui conditionne l’agir international, et un affaiblissement des valeurs spirituelles et du sens de la responsabilité. Tout cela contribue à répandre un sentiment général de frustration, de solitude et de désespoir. ” » ( n° 29)

C’est pourquoi, « après la crise sanitaire, la pire réaction serait de nous enfoncer davantage dans une fièvre consumériste et dans de nouvelles formes ­d’autopréservation égoïste. Plaise au Ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas les autres ”, mais plutôt un nous  ! » ( n° 35) Il y a donc un Ciel ? Oui, le Pape lui adresse ce vœu à quatre reprises.

Mais c’est la première et dernière fois. Tout au long de cette encyclique, il ne s’agit à aucun moment de lever les yeux vers « le Ciel ». Deux paragraphes ( nos 54 et 55) réunis sous le titre “ Espérance ”, montrent qu’il faut compter François parmi « ceux qui n’espèrent pas » et pour lesquels l’Ange précurseur de Notre-Dame de Fatima nous a appris à prier.

« 54. Malgré ces ombres épaisses qu’il ne faut pas ignorer, je voudrais évoquer dans les pages suivantes nombre de chemins d’espoir. En effet, Dieu continue de répandre des semences de bien dans l’humanité. La pandémie récente nous a permis de distinguer et de valoriser de nombreux hommes et femmes, compagnons de voyage, qui, dans la peur, ont réagi en offrant leur propre vie. Nous avons pu reconnaître comment nos vies sont tissées et ­soutenues par des personnes ordinaires qui, sans aucun doute, ont écrit les événements décisifs de notre histoire commune : médecins, infirmiers et infirmières, pharmaciens, employés de supermarchés, agents d’entretien, assistants, transporteurs, hommes et femmes qui travaillent pour assurer des services essentiels et de sécurité, bénévoles, prêtres, personnes consacrées... ont compris que personne ne se sauve seul. » La mention, in extremis, des « prêtres » laisse « espérer » que le Pape pense au « salut » éternel du Ciel... ? Mais non :

« 55. J’invite à l’espérance qui  nous parle d’une réalité qui est enracinée au plus profond de l’être humain, indépendamment des circonstances concrètes et des conditionnements historiques dans lesquels il vit. Elle nous parle d’une soif, d’une aspiration, d’un désir de plénitude, de vie réussie, d’une volonté de toucher ce qui est grand, ce qui remplit le cœur et élève l’esprit vers les grandes choses, comme la vérité, la bonté et la beauté, la justice et l’amour (...). L’espérance est audace, elle sait regarder au-delà du confort personnel, des petites sécurités et des compensations qui rétrécissent l’horizon, pour s’ouvrir à de grands idéaux qui rendent la vie plus belle et plus digne ”. ­Marchons dans l’espérance ! »

Vers quoi ? Vers le « néant » susurré par le démon à sainte Thérèse agonisante ! C’est angoissant !

LE BON SAMARITAIN

Un deuxième chapitre, sous le titre “ Un étranger sur le chemin ”, nous introduit pourtant dans l’Évangile, « bien que cette lettre s’adresse à toutes les personnes de bonne volonté, quelles que soient leurs convictions religieuses :

« Et voici qu’un légiste se leva, et dit à Jésus pour l’éprouver : Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ?  Il lui dit : Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Qu’y lis-tu ?  Celui-ci répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toi-même. ” “ Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela et tu vivras.  Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : Et qui est mon prochain ? Jésus reprit : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l’hôtelier, en disant :  Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour.  Lequel de ces trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? Il dit : Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui. Et Jésus lui dit : Va, et toi aussi, fais de même. ” (Lc 10, 25-37) »

Le commentaire du pape François l’inscrit parmi « ceux qui ne croient pas », pour lesquels Notre-Dame de Fatima a demandé de prier et de faire des ­sacrifices, puisqu’il ne croit pas au péché originel :

« Cette parabole illustre un arrière-plan de plusieurs siècles. Peu de temps après la narration de la création du monde et de l’être humain, la Bible présente le défi des relations entre nous. Caïn tue son frère Abel, et la question de Dieu résonne : Où est (Abel), ton frère ? ” (Gn 4, 9) La réponse est la même que celle que nous donnons souvent : Suis-je le gardien de mon frère ? ” (ibid.). En posant cette question, Dieu met en cause tous les genres de déterminisme ou de fatalisme qui cherchent à justifier l’indifférence comme la seule réponse possible. Il nous dote, au contraire, de la faculté de créer une culture différente qui nous permet de surmonter les inimitiés et de prendre soin les uns des autres. » ( n° 57)

Et le péché originel, cause de cette inimitié immémoriale ? Au commencement, Dieu avait fait l’homme saint et heureux. Le Pape n’y croit pas. Mais puisqu’il ne croit pas à la chute, il ne croit pas davantage à la nécessité d’une rédemption. Il en appelle seulement « au fait d’avoir un même Créateur comme fondement de la défense de certains droits communs », livre de Job à l’appui : « “ Ne les a-t-il pas créés comme moi dans le ventre ? Un même Dieu nous forma dans le sein. ” (Jb 31, 15). » ( n° 58)

Il en résulte que notre Seigneur et Rédempteur est évacué au profit du « sage Hillel (un rabbin du premier siècle avant Jésus-Christ) disant de l’invitation à ne pas faire aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent : Voilà la loi et les prophètes ! Tout le reste n’est que commentaire. ” » En particulier les Évangiles...

Alors que la référence à Hillel est fournie par le Talmud de Babylone (Sabbat 11 a), postérieur aux Évangiles de plusieurs siècles ! Le plagiat est donc évident ! Il ne faut quand même pas inverser les rôles !

C’est ce que le cardinal Ratzinger appelait les « autres sources », dans le CEC, « autres » que les Évangiles canoniques ! Le pape François, en bon disciple de Benoît XVI, continue :

« Dans le Nouveau Testament, le précepte d’Hillel (sic !) est exprimé positivement : Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes. ” (Mt 7, 12). Cet appel est universel ; il vise à inclure tous les hommes uniquement en raison de la condition humaine de chacun, car le Très-Haut, le Père qui est aux cieux, “ fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons ” (Mt 5, 45). En conséquence, il est demandé : Montrez-vous compatissants, comme votre Père est compatissant ” (Lc 6, 36). » ( n° 60)

Après avoir cité de nombreux textes de ­l’Ancien Testament qui recommandent la charité envers l’étranger, en souvenir de la condition qui fut celle d’Israël au pays d’Égypte, le Pape cite le Nouveau Testament : « Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ” (Ga 5, 14) » ( n° 61)

Ainsi, « dans la communauté de saint Jean, il était demandé de bien accueillir les frères bien que ce soient des étrangers ” (3 Jn 5) » ( n° 62).

EXÉGÈSE SOCIOLOGIQUE

Sous le titre “ L’abandonné ”, le Pape explique : « Jésus nous raconte qu’il y avait un homme blessé, gisant sur le chemin, agressé. Plusieurs sont passés près de lui mais ont fui, ils ne se sont pas arrêtés. C’étaient des personnes occupant des fonctions importantes dans la société, qui n’avaient pas dans leur cœur l’amour du bien commun. » Saint Luc précise : « Un prêtre, puis un lévite », voués au service de Dieu en son temple. Ce ne sont pas des fonctionnaires quelconques ! Mais ils étaient pressés. « Quelqu’un d’autre s’est arrêté. » Le Pape ne précise pas son identité ; il souligne seulement que ce passant qui s’arrête pour prendre soin du blessé « lui a fait le don de la proximité » ( n° 63). François prépare ainsi la réponse de Jésus à la question du légiste, en la reprenant à son compte pour interroger son lecteur : « À qui t’identifies-tu ? »

« Cette question est crue, directe et capitale. Parmi ces personnes à qui ressembles-tu ? Nous devons reconnaître la tentation qui nous guette de nous désintéresser des autres, surtout des plus faibles. Disons-le, nous avons progressé sur plusieurs plans, mais nous sommes analphabètes en ce qui concerne l’accompagnement, l’assistance et le soutien aux plus fragiles et aux plus faibles de nos sociétés développées. Nous sommes habitués à regarder ­ailleurs, à passer outre, à ignorer les situations jusqu’à ce qu’elles nous touchent directement.

« Une personne est agressée dans la rue et beaucoup s’enfuient comme s’ils n’avaient rien vu. Souvent, des gens au volant d’une voiture percutent quelqu’un et s’enfuient. L’unique chose qui leur importe, c’est d’éviter des problèmes ; ils se soucient peu de ce qu’un être humain meure par leur faute. Mais ce sont des signes d’un mode de vie répandu qui se manifeste de diverses manières, peut-être plus subtiles. De plus, comme nous sommes tous fort obnubilés par nos propres besoins, voir quelqu’un souffrir nous dérange, nous perturbe, parce que nous ne voulons pas perdre notre temps à régler les problèmes d’autrui. Ce sont les symptômes d’une société qui est malade, parce qu’elle cherche à se construire en tournant le dos à la souffrance. » (nos 64-65)

Et voici le remède :

« Regardons le modèle du Bon Samaritain. C’est un texte... », le Bon Samaritain est « un texte » ? Oui, une histoire inventée par la communauté primitive « qui nous invite à raviver notre vocation de citoyens de nos pays respectifs et du monde entier, bâtisseurs d’un nouveau lien social. C’est un appel toujours nouveau, même s’il se présente comme la loi fondamentale de notre être : que la société poursuive la promotion du bien commun et, à partir de cet objectif, reconstruise inlassablement son ordonnancement politique et social, son réseau de relations, son projet humain. Par ses gestes, le Bon Samaritain a montré que  notre existence à tous est profondément liée à celle des autres : la vie n’est pas un temps qui s’écoule, mais un temps de rencontre ”. »

Et Jésus ? François ne pense pas une seconde à identifier le Samaritain, l’étranger méprisé par les Juifs, avec Jésus descendu du Ciel pour venir relever l’homme « blessé » par le péché, « gisant sur le chemin » et voué à la mort. Il « lui a fait le don de la proximité », c’est-à-dire de sa Personne, il « a personnellement pris soin de lui, a également payé de sa poche »... mieux que cela : de son Précieux Sang !

Tous les Pères de l’Église l’ont compris, mais le pape François reste étranger, c’est vraiment le cas de le dire ! à cette extraordinaire nouveauté de l’amour du prochain, introduite dans l’histoire non pas par un « texte », mais par Jésus crucifié (cf. encart). La Croix est évacuée de cette “ encyclique ” où le mot même de cette source de notre “ fraternité ” n’apparaît pas une seule fois.

« L’inclusion ou l’exclusion de la personne en détresse au bord de la route définit tous les projets économiques, politiques, sociaux et religieux. » Tel est le sens de la parabole du Bon Samaritain selon François ! expliquée sous le titre “ Une histoire qui se répète ” : « Chaque jour, nous sommes confrontés au choix d’être de bons Samaritains ou des voyageurs indifférents qui passent outre. Et si nous étendons notre regard à l’ensemble de notre histoire et au monde de long en large, tous nous sommes ou avons été comme ces personnages : nous avons tous quelque chose d’un homme blessé, quelque chose d’un brigand, quelque chose de ceux qui passent outre et quelque chose du Bon Samaritain. » ( n° 69)

Le pape Paul VI avait déjà appliqué la parabole du Bon Samaritain au concile Vatican II, dans son Discours de clôture, le 7 décembre 1965, « ce ­Discours dont il est certain qu’il n’y en a jamais eu de tel dans les annales de l’Église et qu’il n’y en aura jamais, ce discours qui culmine dans la proclamation, à la face du monde et à la Face de Dieu, du culte de l’homme, s’écriait l’abbé de Nantes sous le coup de l’indignation.

« L’Église du Concile, il est vrai, s’est beaucoup occupée de l’homme, de l’homme tel qu’en réalité il se présente à notre époque, l’homme vivant, l’homme tout entier occupé de soi, l’homme qui se fait non seulement le centre de tout ce qui l’intéresse, mais qui ose se prétendre le principe et la raison dernière de toute réalité...

« L’humanisme laïque et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un sens, défié le Concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion, car c’en est une, de l’homme qui se fait Dieu.

« Qu’est-il arrivé ? un choc, une lutte, un ana­thème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du Samaritain a été le modèle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes l’a envahi tout entier. La découverte des besoins humains – et ils sont d’autant plus grands que le fils de la terre (sic) se fait plus grand – a absorbé l’attention de ce Synode.

« Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous, humanistes modernes, qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque nous avons le culte de l’homme. »

Le commentaire de notre Père, l’abbé de Nantes, dans son “ Liber accusationis in Paulum Sextum ” (p. 19), pourrait s’appliquer littéralement à l’encyclique du pape François qui renouvelle ce discours de Paul VI, cinquante-cinq ans après, contrairement aux prévisions de notre Père selon lesquelles « il n’y en aurait jamais de tel » à l’avenir :

« On mesure ici le glissement forcé de votre hétéropraxie à l’hétérodoxie pleine et entière, je ne dis même plus de l’hérésie, mais de l’apostasie. Dans votre bonté, apostolique ! à l’encontre des conseils de prudence et des enseignements infaillibles de tous vos Prédécesseurs, vous voulez être le Samaritain évangélique, affectueusement penché sur tout homme, son frère... »

L’encyclique Fratelli tutti exprime ce sentiment immodéré dans toute son ampleur, comme dans l’encyclique Pacem in terris du pape Jean XXIII. Il est donc vain d’en appeler à “ saint ” Jean XXIII et à “ saint ” Paul VI, pour s’opposer au pape François qui ne fait qu’imiter ses “ saints ” prédécesseurs.

IDOLÂTRIE

En effet, le troisième chapitre de l’encyclique Fratelli tutti encourt « l’accusation » majeure de l’abbé de Nantes contre Paul VI : « Et voilà que ce sentiment d’amour immodéré vous conduit à vous réconcilier avec le Goliath du Monde Moderne, à vous agenouiller devant l’Ennemi de Dieu qui vous défie et vous hait. Au lieu de prendre courage et de lutter, comme David, contre l’Adversaire, vous vous déclarez plein d’amour pour lui, vous l’adulez et vous allez bientôt vous ranger à son service exclusif ! » François fait ainsi avec Xi Jinping. Mais le titre de ce chapitre Penser et gérer un monde ouvert n’annonce pas autre chose dans l’encyclique du pape François. « Ouvert » à quoi ? À qui ? Au culte de l’homme...

« Les gens peuvent développer certaines attitudes qu’ils présentent comme des valeurs morales : force, sobriété, assiduité et autres vertus. Mais, pour bien orienter les actes correspondant aux différentes vertus morales, il faut aussi se demander dans quelle mesure ils créent un dynamisme d’ouverture et d’union avec les autres. Ce dynamisme, c’est la charité que Dieu répand. » ( n° 91) Qu’est-ce ?

« Revenons maintenant à cette parabole du bon Samaritain qui a encore beaucoup à nous apprendre. Un homme blessé gisait sur le chemin. Les autorités qui l’ont croisé n’avaient pas fixé leur attention sur cet appel intérieur à devenir proches, mais sur leur fonction, sur leur position sociale, sur une profession fondamentale dans la société. Elles se sentaient importantes pour la société du moment et leur urgence était le rôle qu’elles devaient jouer. L’homme blessé et abandonné sur la route était une gêne pour ce projet, une entrave, et par ailleurs il n’assumait aucune fonction. Il n’était rien, il n’appartenait pas à un groupe renommé, il n’avait aucun rôle dans la construction de l’histoire. » ( n° 101)

Et voici le culte rendu à l’idole : « La fraternité n’est pas que le résultat des conditions de respect des libertés individuelles, ni même d’une certaine équité observée... La fraternité a quelque chose de positif à offrir à la liberté et à l’égalité. » Liberté, égalité, fraternité : la révolution de Satan ne se laisse pas oublier ! Cette fois, c’est l’héritage de « saint Jean-Paul II dont la force n’a peut-être pas été perçue : Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne.  Dans ce sens, je rappelle que la tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée, et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée. »

C’est vrai et « c’est assez dire que ce droit de propriété ne peut pas être celui, individualiste et absolu, du bourgeois libéral qui fit la Révolution de 1789 » (Point 132 § 2 de nos 150 Points). Il n’empêche : « La science écologique pose en principe que la propriété est un élément de la liberté naturelle des familles et l’une des assises de l’ordre, de la vitalité et de la stabilité des sociétés. Toute pro­priété est reconnue légitime dès lors qu’elle est héritée ou acquise selon les lois et coutumes, capital accumulé par les familles, fruit d’un revenu honnête, d’une épargne, d’un travail, d’un service rendu, d’un échange ou d’un don normal dont la société n’a pas à discuter l’usage ou l’intention. » (ibid., § 1)

Tandis que le principe fondamental du culte de l’homme consiste à « réaliser combien vaut un être humain, combien vaut une personne, toujours et en toute circonstance » ( n° 106).

Cette « immense dignité de toute personne hu­maine » requiert, pour être préservée, « un État présent et actif ainsi que des institutions de la société civile qui, du fait qu’elles sont vraiment ordonnées d’abord aux personnes et au bien commun, aillent au-delà de la liberté des mécanismes, axés sur l’efficacité, de certains systèmes économiques, politiques ou idéologiques » ( n° 108). Et religieux ? Les « institutions » envisagées par le Saint-Père sont sans religion. Elles sont révolutionnaires. Jean-Luc Mélenchon ne s’y trompe pas ! « Ses mots ressemblent assez aux miens pour que j’en sois ému. Je n’insiste donc pas. Que la lecture du Pape convainque autant que possible ! »

LA CHIMÈRE

« Promouvoir le bien moral » : sous ce titre, les numéros 112 à 117 sont une exhortation à « la promotion du bien, pour nous-mêmes et pour l’humanité tout entière ( !), et nous progresserons ainsi ensemble vers une croissance authentique et intégrale », sans le Christ ? Sans la grâce ? Sans Ave Maria ? Alors, le Pape est en train de travailler au triomphe de « l’égoïsme, la violence, la corruption sous leurs différentes formes » qu’il déplore et qui sont l’œuvre de Satan engagé dans son ultime combat contre l’Immaculée... dont le Nom béni est absent de cette ­­encyclique !

Le quatrième chapitre a pour titre « Un cœur ouvert au monde ». Il ne s’agit ni du Cœur Sacré de Jésus, ni du Cœur Immaculé de Marie... mais du cœur humain mis au « défi » de l’accueil du migrant :

« Je reprends des exemples que j’ai donnés il y a quelque temps : la culture des latinos est  un ferment de valeurs et de possibilités qui peut faire beaucoup de bien aux États-Unis [...]. Une forte immigration finit toujours par marquer et transformer la culture locale. En Argentine, la forte immigration italienne a marqué la culture de la société, et parmi les traits culturels de Buenos Aires la présence d’environ deux cent mille Juifs prend un relief important. Les migrants, si on les aide à s’intégrer, sont une bénédiction, une richesse et un don qui invitent une société à grandir. ” » ( n° 135)

Par exemple en élargissant l’interprétation des paraboles évangéliques à la lumière du Talmud...

Ce n’est pas tout : « En élargissant le regard, le Grand Imam Ahmed At-Tayyeb et moi-même avons rappelé que la relation entre Occident et Orient – entendez entre islam et chrétienté – est une indiscutable et réciproque nécessité, qui ne peut pas être substituée ni non plus délaissée, afin que tous les deux puissent s’enrichir réciproquement de la civilisation de l’autre, par l’échange et le dialogue des cultures ” » ( n° 136).

Je demande : Quelle est l’autorité du pape François pour refaire le monde ? Du moment qu’il ne se veut plus « vicaire du Christ », elle est nulle. « Oui, hélas ! l’équivoque est brisée ; l’action sociale du Sillon (aujourd’hui du pape François) n’est plus catholique », s’écriait le pape saint Pie X dans sa lettre  « Notre charge apostolique » du 25 août 1910 : « Quand on songe à tout ce qu’il a fallu de forces, de science, de vertus surnaturelles pour établir la cité chrétienne, et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs de l’Église, et le dévouement de tous les héros de la charité, et une puissante hiérarchie née du Ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie de ­Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe, disons-Nous, à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres s’acharner à faire mieux avec la mise en commun d’un vague idéalisme et de vertus civiques. Que vont-ils produire ? Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique, où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l’œil fixé sur une chimère. » (§ 38)

C’est aujourd’hui ce que constate le pape François. Au lieu d’y voir une vérification évidente des prophéties de son prédécesseur, il propose un remède pire que le mal dans son cinquième chapitre, intitulé « La meilleure politique ».

« Parfois, on cherche à gagner en popularité en exacerbant les penchants les plus bas et égoïstes de certains secteurs de la population. Cela peut s’aggraver en devenant, sous des formes grossières ou subtiles, un asservissement des institutions et des lois. » ( n° 159)

La cause du mal, « le problème, c’est la fragilité humaine, la tendance constante à l’égoïsme de la part de l’homme qui fait partie de ce que la tradition chrétienne appelle concupiscence ” ». Ce n’est pas notre faute, puisque ce « défaut existe depuis que l’homme est homme et simplement se transforme, prend des formes différentes à chaque époque ; et, somme toute, elle utilise les instruments que le moment historique met à sa disposition. Mais il est possible de la dominer avec l’aide de Dieu. » ( n° 166)

Mais si Dieu a fait l’homme ainsi, comment compter sur lui pour corriger ce « défaut » ? C’est la faute du Bon Dieu : il nous a faits comme ça !

« Le pouvoir international » ( n° 170 à n° 175) n’y peut rien. Nous le savons d’expérience. « Une charité sociale et politique » (nos 176 -185) n’existe pas, le Pape le reconnaît, mais précisément, il veut changer cela ! Comment ? Par « l’amour politique » :

« Reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. »

C’est déjà ce qu’affirmait “ saint ” Paul VI ! Nous constatons aujourd’hui, quarante ans après, le temps d’une génération, la faillite de ces « utopies » initiées par “ saint ” Jean XXIII, formulées par le “ saint ” concile Vatican II, et mises en œuvre par “ saint ” Jean-Paul II.

Le chapitre suivant : Dialogue et amitié sociale, en appelle à « une culture nouvelle », mais n’apporte rien de « nouveau » capable de « retrouver la bienveillance » (nos 222-224) dont la source est l’Amour.

Car l’Amour est la troisième Personne de la Bienheureuse Trinité, que rejettent explicitement juifs et musulmans !

LE REMÈDE

Le dernier chapitre, Des parcours pour se retrouver, est précisément une tentative pour contourner cet obstacle qui nous empêche de nous retrouver Fratelli tutti. Le premier sous-titre est plein de promesses : « Repartir de la vérité » ! « Ceux qui se sont durement affrontés doivent dialoguer à partir de la vérité ! » Ah ! la bonne heure ! « Ce n’est qu’à partir de la vérité historique des faits qu’ils pourront faire l’effort, persévérant et prolongé, de se comprendre mutuellement et de tenter une nouvelle synthèse pour le bien de tous. » ( n° 226)

Mais quelle déception ! Après des considérations sociologiques parfaitement inopérantes sur les conditions de la paix en Afrique ou en Asie, le pape François fait soudain appel à l’Évangile :

« Jésus-Christ n’a jamais invité à fomenter la violence ou l’intolérance. Il condamnait ouvertement l’usage de la force pour s’imposer aux autres :  Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas être ainsi parmi vous. ” (Mt 20, 25-26) Par ailleurs, l’Évangile demande de pardonner soixante-dix fois sept fois ” (Mt 18, 22), et donne comme exemple le serviteur impitoyable qui, pardonné, n’a pas été capable, à son tour, de pardonner aux autres (cf. Mt 18, 23-35). » ( n° 238)

Le Pape ajoute que « dans d’autres textes du Nouveau Testament, nous pouvons remarquer que, de fait, les communautés primitives, plongées dans un monde païen saturé de corruption et de dérives »... et de juifs rebelles ! « avaient le sens de la patience, de la tolérance, de la compréhension », par exemple lorsque « le livre des Actes des Apôtres affirme que les disciples, persécutés par certaines autorités (sic !), “ avaient la faveur de tout le peuple ” (Ac 2, 47 ; cf. 4, 21. 23 ; 5, 13). » Pourquoi ne pas appeler lesdites « autorités » par leur nom ? Est-ce là ce que François appelle « repartir de la vérité » ?

« La vérité » est que l’erreur de notre Saint-Père le pape François est immense : « Pauvre Saint-Père ! » se lamentait sainte Jacinthe en écho au Cœur Immaculé de Marie, nous comprenons maintenant pourquoi...

Le Cœur Immaculé de Marie est le chemin des « parcours » qu’il cherche « pour se retrouver ». Il n’y en a pas d’autre parce qu’il n’est pas d’autre chemin, pour des enfants qui veulent « se retrouver », que la médiation de leur Mère, Épouse épanouie par le don et l’habitation en elle de ­l’Esprit-Saint qui lui est réellement, physiquement et personnellement communiqué par son Époux divin.

Or, elle est à peine nommée dans cette encyclique, et même pas dans la prière finale ! L’humanité restera prostrée dans sa souillure et son mal, tant que François n’ouvrira pas les yeux sur la beauté absolument grandiose et féconde, ravissante et consolante du Cœur Immaculé de Marie couronné d’épines et demandant à être « consolé », à Fatima, par la récitation quotidienne du chapelet, à Pontevedra par la dévotion réparatrice des premiers samedis, à Tuy par la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé.

Le pape François ne fait que suivre un Concile qui a tourné le dos à ces demandes maternelles. Depuis, toute créature est imbue de sa beauté, de sa dignité, revendique une pleine liberté par rapport aux autres et à Dieu. La femme se veut l’égale de l’homme, et l’homme l’égal de Dieu. Toute créature, niant sa vacuité essentielle, sa féminité, son besoin et son désir du secours d’un Autre, se rend à elle-même un culte idolâtrique et cède comme la Première femme à la tentation du diable, avec le même résultat, d’une jactance et d’une stérilité ­misérables sous la colère de Dieu.

La dévotion au Cœur Immaculé de Marie que « Dieu veut établir dans le monde » peut seule détourner la créature de ce fol orgueil qui la pousse à se dresser des autels à elle-même, en lui montrant que sa vocation d’enfant de Marie, si elle commence par l’humble reconnaissance de son néant et la docilité confiante qui conviennent à sa prière filiale et à son attente de Dieu, s’achève par sa grandiose transfiguration grâce à l’inhabitation en Elle du Saint-Esprit, son amour, sa fécondité inépuisable et glorieuse, en toutes sortes de bonnes œuvres et d’enfantements heureux, enfin par la résurrection de la chair devenue la demeure de la Sainte Trinité et le bonheur du face à Face éternel. Où elle redira sans fin :

« Mon Dieu ! je crois, j’adore, j’espère et je vous aime. Je vous demande pardon pour ceux qui ne croient pas, qui n’adorent pas, qui n’espèrent pas, qui ne vous aiment pas. »

Frère Bruno de Jésus-Marie

LE BON SAMARITAIN, C’EST JÉSUS !

QUI ne connaît par cœur la  belle parabole ? Un prêtre passe, puis un lévite, mais c’est le Samaritain méprisé et honni qui s’arrêtera, portera secours, aidera l’homme de manière presque exagérée ; sa sollicitude manifeste une charité inusitée, une surprenante tendresse ; Jésus même exagère à dessein la démesure de ce dévouement à un inconnu.

Et là-dessus combien de fois nous sommes-nous exercés à la méditation sur la charité fraternelle ! Nous faisions réflexion sur l’inimitié qui régnait entre Juifs et Samaritains, là nous semblait la clef de cette parabole. Il nous fallait donc porter secours à nos ennemis et tout homme dans le besoin devient aussitôt notre prochain : ce Samaritain n’a-t-il pas oublié les reproches séculaires pour sauver ce Juif dépouillé et blessé, comme il aurait fait à son propre frère ?... Cette interprétation est belle, elle n’est pas fausse, mais c’est tout de même un nouveau contresens sur l’Évangile, l’un de ceux qui ôtent au Livre sacré sa richesse mystérieuse, mystique, sa sagesse cachée, pour lui donner l’allure d’un paradoxe oriental, d’un appel à l’irréalisme le plus insensé, le plus désarmant, le plus funeste en définitive, car si nos ennemis sont nos frères, que seront nos frères ? J’en connais qui, sous le prétexte de cette parabole, ont monté des ambulances et des refuges pour fellaghas traqués...

Allons jusqu’au bout du récit divin : « Lequel de ces trois hommes, à ton avis, interroge Jésus, s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? » Bien évidemment l’autre n’a plus qu’à répondre : « Celui qui a pratiqué la miséricorde à son égard »... La réponse est simple, mais la question est bien mystérieuse dans son retournement inattendu. On fait toujours la faute, en lisant trop rapidement et sans religieuse attention, de croire que Jésus nous invite à conclure que ce Juif en détresse a été pour le bon Samaritain, son prochain. Mais en vérité Jésus veut nous conduire à remarquer que ce Juif ne pouvait guère deviner d’où lui viendrait le salut et que son proche, son frère, son ami, ce serait cet étranger ignoré, et non pas le prêtre ni le lévite de sa propre nation. Le prochain, dans la parabole, ce ne sont pas les voleurs qui tuent et pillent bien entendu (cela, il faudra attendre nos « consciences torturées » du vingtième siècle pour l’entendre dire du haut de la chaire de vérité), mais ce n’est pas davantage le voisin, le frère de race, l’ami... Qui est-ce donc Seigneur ? et qu’est tout ce mystère ? Le prochain, c’est celui qui, vis-à-vis de toi aura eu la charité surnaturelle des fils de Dieu.

Cette réponse a quelque chose de déroutant pour beaucoup. Pendant vingt ans j’aurai donc commenté le « Tu aimeras ton prochain » d’une manière toute naturelle et basse, j’aurai expliqué que le voisin ou le parent, celui-là avec qui nous vivons sans l’avoir choisi, c’est notre prochain. Et puis, un jour, il m’a fallu entendre mieux l’Évangile et comprendre que mon prochain m’est désigné par autre chose que la proximité du lieu ou les liens de la chair et de la race. La parabole, au lieu de satisfaire, excite la curiosité, la réflexion, comme tout bon “ machal ”, toute énigme orientale, en quête d’une précieuse et mystérieuse vérité. De nouveau donc, Seigneur, avec ce scribe, je vous demande humblement : Qui est mon prochain ?

Les Pères de l’Église, eux, avaient vu clair, parce qu’ils étaient pleins du Christ. Et c’est encore avec eux qu’il faut lire des Évangiles tout remplis du mystère du salut. Jusque dans les figures et récits les plus simples, c’est Jésus qui se révèle et se manifeste par avance ; c’est de sa majesté et de son exemple immense que les plus simples exhortations morales et les remarques de la plus humaine sagesse reçoivent leur éclairage lumineux. Plus tard, quand Il aura souffert, tout sera manifeste aux yeux de la foi, celle des Évangélistes, des Pères, de nous-mêmes, si toutefois nous lisons avec les yeux de la foi...

Le bon Samaritain, c’est Lui. Toute la parabole laisse voir, en filigrane, l’œuvre même de la Rédemption, cette « familiaritas stupenda nimis », cette « philanthropia », excessif amour, stupéfiante miséricorde, familiarité incroyable de notre Dieu à l’égard d’une humanité coupable et meurtrie, victime des démons et tombée dans la déchéance par l’excès de ses propres crimes. Comme la parabole de l’enfant prodigue reprend, mais dans un climat de pudeur parfaite, les allégories anciennes de l’Époux et de l’épouse infidèle, ici Jésus transpose le chapitre 16 ­d’Ézéchiel, trop violent et encore trop immergé dans la chair. Dieu s’était épris de cette enfant, Israël, se débattant dans son sang, abandonnée dans le désert... Le voici maintenant homme, accouru d’un pays étranger, voyageur sur cette terre de Jérusalem où il est inconnu, méprisé et haï. Est-ce par hasard ou en quête d’une mystérieuse tâche qui lui tient à cœur ? Le voici en présence de l’homme qui gît, blessé, dépouillé, dans le fossé de la route, tandis que les démons s’enfuient ricanant, avec leur larcin. Celui qui a dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent », celui qui faisait voir tout l’abîme qui sépare l’amour selon le monde de la charité chrétienne, « car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, soyez parfaits comme votre Père Céleste est parfait » (Mt 5, 43-48), c’est Lui qui déploie auprès de son peuple pécheur une si grande miséricorde, une si parfaite tendresse qu’elle nous émeut encore comme une chose impensable, à la lecture de cette parabole, où il a voulu nous donner l’exemple pour que, comme il a fait, nous fassions nous aussi.

Voilà donc la Justice de Dieu dont saint Paul entretiendra longuement les chrétiens de Rome ; elle est toute révélée par avance dans cette parabole avant d’être incarnée dans cette Chair livrée et ce Sang répandu que l’Église adorera jusqu’à la fin du monde : « C’est en effet alors que nous étions sans force, c’est alors, au temps fixé, que le Christ est mort pour les impies. À peine en effet voudrait-on mourir pour un homme juste ! Pour un homme de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir, mais la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous. » (Rm 5, 6-8)

La parabole du bon Samaritain, c’est cela ou ce n’est rien. Le bon Samaritain, pour tout homme venant en ce monde, c’est Jésus. Mais dites-vous, nous le savions depuis longtemps. Eh bien ! ajoutez avec l’Évangéliste même, ce bon Samaritain, pour moi encore, pécheur meurtri par les démons, c’est mon prochain !

Tu demandes qui est ton prochain, ô homme ? Celui-là que tu dois aimer autant que tu t’aimes toi-même, et du même amour plein de révérence et de reconnaissance éblouie dont tu aimes Dieu ? C’est Jésus ! C’est Jésus ! C’est Lui qui t’a fait le plus grand bien, que nul autre jamais ne pourra égaler, et toi, semblable au Juif de la parabole, tu n’y pensais pas, tu ne t’y attendais pas ! Baptisé cependant, tu as peut-être attendu vingt ans, quarante ans, pour tendre les bras vers Lui... ou bien encore, purifié par Lui, nourri de Lui, éclairé sur toutes choses par Lui, peut-être n’as-tu jamais fait réflexion sur le mystère insondable de ce Cœur, ce Cœur de Dieu qui a tant aimé les hommes, ces hommes qui n’étaient pas de sa race, croyaient-ils, et n’avaient pour Lui qu’indifférence et mépris, froideur et oubli !

Ainsi Jésus fait irruption dans ma vie, comme ce passant de Samarie a fait irruption dans la vie d’un Juif qui ne l’attendait pas et auquel il n’aurait pas songé à tendre les bras ni à donner son cœur... Et puis, maintenant, il y a le souvenir de ce tournant du chemin de Jérusalem à Jéricho et de ce certain soir d’été lourd d’orage où un visage inconnu, broussailleux, de Samaritain s’est penché sur ma misère, mes plaies, ma bouche blanche d’écume, desséchée de soif, mes yeux déjà perdus dans la déréliction de la mort... « Du fond de l’abîme, alors, j’ai crié vers Toi, Seigneur », et maintenant, à cause de l’eau vive descendue sur mes lèvres, à cause de l’huile sainte épandue sur mes plaies, à cause de cette main très douce qui me caressait la joue, à cause de cette bonne voix et de ce bras fort qui me hissait sur cette monture, à cause de ce Cœur... Jésus, plus qu’un frère... vrai bon Samaritain !

Abbé Georges de Nantes.