Il est ressuscité !
N° 216 – Décembre 2020
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Sainte Odile d’Alsace
la grâce providentielle d’un jubilé
LES pèlerins du grand jubilé de sainte Odile, qui s’ouvre ce 13 décembre 2020 pour célébrer le treizième centenaire de son “ dies natalis ”, sauront-ils retrouver le fier élan et les tendres accents de la “ fête magnifique ” célébrée par leurs pères il y a cent ans ? On chantait alors au mont Sainte-Odile le vieux cantique populaire composé au dix-septième siècle par les jésuites de Molsheim :
« Miroir parfait de toute grâce, ô Vierge de jadis ! Très pure gloire de l’Alsace, Odile, écoutez-nous. Priez pour nous au Paradis, Ô douce Sainte de chez nous !... »
Pour être sûrs d’être entendus de sainte Odile revenue si souvent bénir sa terre natale, il suffit de penser que c’est l’Immaculée elle-même, Médiatrice de toutes grâces et céleste Empérière de nos nations et de nos provinces chrétiennes, qui a insufflé dans le cœur de la fille du duc d’Alsace sa propre sollicitude, sa puissance et sa miséricorde, toutes vertus de son Cœur royal et maternel.
Le thème choisi pour le jubilé est tiré de l’Évangile de saint Jean : « Venez et voyez. » (1, 39) Avant d’y “ aller voir ”, si Dieu le veut ! des yeux du corps et surtout de l’âme, retraçons brièvement la vie de sainte Odile, ainsi que l’histoire mouvementée de la “ sainte Montagne ”, qui abrite depuis treize siècles ses précieuses reliques. Car il y a, dans ce jubilé providentiel, une grâce particulière, un “ trésor caché ” à découvrir...
UNE “ VITA ” PARFAITEMENT ATTESTÉE
En 1856, un protestant de Bâle, Karl Roth, publia une étude critique sur les origines de sainte Odile et du mont qui lui est dédié. À l’en croire, Odile devait être tout simplement effacée du livre de l’histoire, et l’existence même d’un duché d’Alsace aux temps mérovingiens remise en doute. L’ouvrage suscita une tempête d’indignations, surtout en Alsace. Encore en 1869, on pouvait en sentir l’émotion chez le curé Winterer, futur membre du Zentrum au Reichstag et ami de Mgr Freppel, qui écrivait : « La main du destructeur s’est levée contre l’image historique de sainte Odile ; mais disons-le tout de suite, ce n’est pas un Alsacien mais un Suisse [protestant] qui a entrepris contre l’histoire de notre sainte ce que les hordes sauvages ont jadis accompli contre le couvent de Hohenbourg. Il a ravi sainte Odile à notre dévotion, à notre histoire, au Ciel même. »
Les Alsaciens ne s’en tinrent pas à la seule colère, les plus érudits d’entre eux se mirent au travail, et dès 1866, paraissaient les deux volumes du savant prélat d’Oberheim, Joseph Gyss, qui constitua une première réponse scientifique à la critique du protestant rationaliste. Depuis, la science historique n’a cessé de faire des progrès. En réalité, elle n’avait pas attendu Roth, puisque dès la fin du dix-septième siècle, au moment où l’Alsace redevenait française, dom Mabillon éditait la plus ancienne Vita Otiliæ, rédigée au dixième siècle, comme l’a établi Christian Pfister dans son “ Duché mérovingien d’Alsace et la légende de sainte Odile ” (1892). Le livre de Mgr Médard Barth, professeur au collège épiscopal de Strasbourg, paru en 1938, “ Die heilige Odilia, Schutzherrin des Elsass – Sainte Odile, patronne de l’Alsace, son culte dans le peuple et dans l’Église ”, marqua une étape importante dans la connaissance de la vie de sainte Odile ; et tout dernièrement les publications de Marie-Thérèse Fischer (en particulier “ Treize siècles d’histoire au mont Sainte-Odile ”, éd. du Signe, 2006) mettent pour ainsi dire un point final à la controverse. Odile, fille du duc d’Alsace Adalric, a bien existé, la Vita Sanctæ Otiliæ Virginis, composée par un moine du Hohwald à partir de sources que nous ne possédons plus, est fiable.
Qu’il faille renoncer à un grand nombre des “ légendes ” qui se sont greffées au long des siècles sur ce premier récit de la “ Vita ” n’ébranle pas notre foi ni notre dévotion pour cette grande sainte, parce que, à l’école de notre Père, « nôtre est le vrai ». La vérité est cent fois supérieure et préférable aux plus belles légendes. Ce discernement critique ne nous empêche pas de garder toute notre vénération pour nos pères, « qui n’étaient pas naïfs, ni rationalistes, mais religieux », et de communier à leur foi.
« TU LUI DONNERAS LE NOM D’ODILE. »
Nous étions alors aux derniers temps des rois mérovingiens, et il y avait, pour administrer le pays situé entre Vosges et Rhin qu’on appelait déjà l’Alsace, et qui avait été créé pour faire tampon entre le royaume Franc et la puissante Alémanie, un gouverneur, qui avait le titre de duc et portait le nom d’Adalric ou Étichon. Ami de Pépin d’Héristal, il régnait sur la grande plaine avec ses villages peuplés de guerriers, devenus laboureurs en temps de paix, prêts néanmoins à prendre les armes à l’appel de leur chef. Leurs âmes avaient été conquises par les moines, défricheurs et missionnaires. Grâce aux Francs, la religion catholique avait pris l’âme de la province, elle ne la quitterait plus. « Quant aux femmes mérovingiennes, elles gardaient auprès de leurs époux, demeurés, malgré leur conversion au christianisme, de rudes guerriers à demi barbares, ce rôle de pacificatrices, d’agents efficaces de la civilisation chrétienne qui ne s’épanouit que sous la loi d’amour. On connaît l’histoire de Clotilde, celle de Bereswinde lui ressemble beaucoup. Quelles admirables pages que ces premières pages de notre histoire de France, intimement liée à celle du duché d’Alsace ! » (Léontine Zanta, Sainte Odile, 1931, p. 33)
Odile, qui ne portait pas encore ce nom, était la fille du duc Adalric et de Bereswinde. Elle naquit aux alentours de 660, mais en naissant, elle était aveugle. Son père, qui avait conçu l’espoir très politique de voir naître un fils à qui transmettre son nom et sa charge, apprenant la chose, entra dans une furieuse colère et ordonna qu’on mît à mort celle qui venait de naître. Mais sa mère la sauva en la confiant aux soins d’une nourrice dévouée. Plus tard, pour la dérober entièrement aux regards de son père, Bereswinde la fit emmener dans un lieu appelé “ Palma ”, qu’on identifie avec le monastère de Baume-les-Dames ( ?), près de Besançon, dont l’abbesse était sa parente.
Élevée avec amour par les religieuses, la fillette apprit la “ Laus perennis ” et les usages de la vie en communauté. Quand un jour arriva Erhard, évêque de Ratisbonne en Bavière, envoyé par le Ciel pour la baptiser au nom de la Sainte Trinité, car « à moins de naître d’en haut, on ne peut voir le royaume de Dieu » (Jn 3, 3), et lui donner le nom d’Odile, que d’aucuns traduisent par “ enfant de lumière ”. « Il prit la fillette, raconte la Vita, et la plongea dans l’eau baptismale. En l’élevant hors de l’eau, il lui oignit les yeux avec le Saint-Chrême et, immédiatement, délivrée de sa cécité, elle tourna vers le visage de l’évêque un regard clair. »
Instruite des règles monastiques, Odile voulut regagner la maison paternelle, écrivit en ce sens à son frère Hugues, dont elle avait appris les bons sentiments, et celui-ci prit sur lui de faire revenir sa sœur aînée, comptant que la colère de leur père serait tombée. Mal lui en prit : lorsque le duc Adalric apprit qu’Odile revenait chez lui, il assena sur la tête de son héritier un coup de bâton si violent que celui-ci en mourut. Odile fut tout de même reçue mais par contrainte, et reléguée au rang de servante dans la maison de son père ; elle vécut un long temps ignorée, humiliée, prenant tout en gré, trouvant toujours quelque misère plus grande que la sienne à soulager. Ainsi se forgeait, selon le bon plaisir de Dieu, l’âme courageuse et douce de sa servante.
Jusqu’au jour où son père, pressé par sa conscience et sentant sa fin proche, voulut réparer l’injustice commise et céda à sa fille sa maison forte de Hohenbourg, juchée à 762 mètres d’altitude. Odile entreprit aussitôt d’en faire un monastère, en y établissant une communauté de vierges consacrées, pour la louange de Dieu et le soin des pauvres. Adalric y mit une condition : intercéder pour lui auprès de Dieu, avec sa communauté, à cause des crimes qu’il avait commis. Il ne vécut plus très longtemps après et, nous rapporte la Vita, « Odile eut alors une révélation céleste : son père se trouvait dans le lieu des châtiments, à cause des péchés pour lesquels il n’avait pas accompli de pénitence suffisante en ce monde. » Pardonnant tout, elle se consuma en veilles, jeûnes et prières et connut enfin, par une autre révélation, que son père était délivré du Purgatoire : « Odile, aimée de Dieu, cesse de t’affliger, car tu as obtenu du Seigneur le pardon pour les fautes de ton père. Le voici délivré et les anges l’emmènent pour le placer dans le chœur des patriarches. »
Odile consacra une partie des biens laissés par son père à la fondation d’un nouveau monastère, en bas de la montagne, afin de permettre aux pèlerins et aux malades de s’y rendre sans avoir à monter jusqu’au sommet. Il fut appelé Niedermunster et son église dédiée à saint Martin. Les moniales, accourues de tous les coins de l’Europe, atteignit du vivant de la fondatrice le nombre de cent trente, parmi lesquelles les trois filles de son frère Adalbert : Eugénie, qui lui succédera au Hohenbourg, Attale, qui fondera l’abbaye Saint-Étienne à Strasbourg et Gundelinde, qui sera abbesse de Niedermunster détaché du monastère d’en haut après la mort d’Odile. Ce n’était pas une mince affaire d’entretenir une telle communauté, mais Odile à l’âme sereine et pure, au cœur compatissant et patient, animait l’ensemble, ne tenant jamais compte de sa fatigue, soutenue par une vie intérieure qui décuplait ses forces parfois défaillantes.
« Elle persévérait dans la prière, dit la Vita, attentive à la lecture de l’Écriture, modérée dans ses propos, remarquable dans l’abstinence, si bien que, hormis les jours de fêtes solennelles, elle ne prenait d’autre nourriture qu’un pain d’orge et des légumes. Elle avait coutume d’utiliser une peau d’ours comme lit et de poser sa tête sur une pierre en guise d’oreiller. » Pour le ministère des âmes, il y aurait eu, jumelé à cette importante communauté féminine, un petit groupe de moines et de prêtres (cf. dom René Bornert, o. s. b., Nouveau Dictionnaire de biographie alsacienne, p. 2895).
« SUPER MUROS TUOS, JERUSALEM ».
La bienheureuse vierge mourut en 720, le 13 décembre, en la fête de sainte Lucie. Un texte postérieur rapporte que son dernier entretien fut pour exhorter ses filles à l’humilité : « Mes sœurs, vous n’avez point de temps à perdre, la vie est courte, Dieu réserve ses grâces aux âmes sincères et humbles, souples en toutes choses et soumises à ce qu’il désire. Orgueil et égoïsme vous feront bannir du royaume des Cieux... Invoquez, je vous en prie, Notre-Seigneur Jésus-Christ pour moi, indigne pécheresse, et n’oubliez point ceux de ma famille qui reposent ici et qui nous ont aidées. »
On conserva longtemps la précieuse coupe de sa dernière communion, qu’une autre tradition dit lui avoir été apportée du Ciel par un ange, mais qui disparut pendant les guerres de religion. La sainte fondatrice fut enterrée au Hohenbourg, dans la chapelle de saint Jean-Baptiste, qu’elle avait fait construire en l’honneur du Précurseur et Ami de l’Époux qu’elle avait en particulière dévotion et qui lui était apparu ; c’est là qu’elle repose encore aujourd’hui dans son sarcophage de grès rose, inviolé depuis treize siècles ! Pendant huit jours entiers, le couvent fut envahi par un parfum délicieux émanant du corps de la bienheureuse fondatrice. Rapidement les fidèles vinrent prier sur son tombeau, tandis que ses filles poursuivaient l’œuvre de la louange essentielle, qui ne cessera pas pendant huit siècles.
Rien ne peut mieux fixer dans nos esprits l’image de la vocation première de la sainte patronne de l’Alsace, au sommet de ce promontoire rocheux qui domine la plaine, que la belle antienne liturgique : « Super muros tuos, Jerusalem, constitui custodes. Sur tes remparts, Jérusalem, j’ai placé des gardes. Tout le jour et la nuit ils n’interrompent pas leur louange du Nom du Seigneur. Ils prêchent au peuple ma puissance et annoncent aux païens ma gloire. »
« Merci, mon Dieu, disait un jour notre Père, d’avoir inspiré dans l’Écriture sainte de si hautes pensées portées par de si belles images. Ce texte nous rapporte que les saints demeurent sans cesse les mains et les yeux levés vers le Ciel pour la prière et louent le Seigneur. Ceux qui veillent sur la cité, ce sont les contemplatifs dans la Jérusalem sainte. Prière, louange à Dieu et prédication au peuple, voilà de quoi a besoin Jérusalem. Dieu est le défenseur de son peuple, le protecteur de sa ville sainte qui n’a rien à craindre tant que sur ses remparts, nuit et jour, prient les religieux. »
Mais de son vivant, sainte Odile n’était pas qu’orante et “ contemplative ”, elle était aussi caritative et “ missionnaire ”. Elle allait en donner la preuve plus encore au long des siècles, et on peut en vérité et sans trop d’anachronisme appliquer à la sainte patronne de l’Alsace la parole de sœur Lucie de Fatima, dont la vocation était de « faire briller dans les âmes toujours davantage ce rayon de lumière, leur montrer toujours davantage ce port du salut, toujours prêt à accueillir tous les naufragés de ce monde ».
« NOTRE ODILE RAYONNE AU SOMMET
DE LA MONTAGNE PAR SES MIRACLES »
PREMIERS PÈLERINAGES
Dès le neuvième siècle, on trouve trace de pèlerinages « vers la montagne où repose Odile dans la chapelle Saint-Jean ». En ce même siècle, on honorait déjà la fille du duc d’Alsace d’un culte liturgique. La Vita nous apprend que « plusieurs miracles se sont produits à son tombeau, par la bonté de Dieu et les mérites et l’intercession de la Très Sainte Vierge Marie », malgré trois dévastations successives de Barbares venus d’Europe centrale !
Au milieu du onzième siècle, saint Léon IX, le “ Pape alsacien ”, qui s’appelait dans le monde Bruno d’Eguisheim et s’honorait d’être de la parenté de la sainte, se rendit sur le Mont, – il l’avait déjà fait, alors qu’il était évêque de Toul en Lorraine, pour relever l’abbaye de ses ruines et procéder à la dédicace de la nouvelle église abbatiale – mais là, cette fois, c’est en Pape qu’il revenait et publiait la bulle “ Parentum nostrorum ” (17 décembre 1050), qui fixe le règlement du culte que l’on doit rendre à sainte Odile. C’est pourquoi on le voit représenté dans l’un des deux vitraux du chœur de l’église actuelle, à côté de notre bon roi Saint Louis.
Mais le siècle suivant commença mal : l’abbaye fut prise dans la fameuse “ Querelle des Investitures ”, qui opposait le Pape et l’empereur d’Allemagne, et comme la plupart des Alsaciens avaient pris le parti du Pape, les soldats du duc de Souabe Frédéric le Borgne, de la famille des Hohenstaufen, pillèrent la province et brûlèrent le monastère en 1120. Ce qui n’empêcha pas les pèlerins de continuer à venir prier sur le tombeau de la sainte, même en l’absence des religieuses. Le fils du duc Frédéric, qui n’est autre que Frédéric Barberousse, voulut réparer le crime de son père et fit reconstruire le couvent de Hohenbourg, y installant une nouvelle et excellente abbesse, Relinde, arrivée tout droit de Bavière.
Le même Barberousse construisit une chapelle palatine à Haguenau pour y vénérer la Sainte Lance du Christ, d’où le culte à la plaie du Côté de Jésus et à son Divin Cœur, qui se répandit très tôt en Alsace.
UN “ JARDIN D’IMAGES ” AU PRINTEMPS DE L’ALSACE
Relinde, dont on louait la sagesse et l’esprit religieux, forma et eut pour lui succéder une autre excellente abbesse, Herrade, qu’on dit à tort “ de Landsberg ”, connue elle aussi pour son intelligence et sa piété, « active et vive comme une abeille ». Sous ces deux supériorats, qui se réclamaient tous deux de « notre sainte mère Odile », le monastère de Hohenbourg connut une vitalité et un mysticisme extraordinaires.
L’Hortus deliciarum en est un beau témoignage : « le plus beau trésor d’Alsace », dit-on, véritable « jardin d’images au printemps de l’Alsace », est un des textes les plus richement enluminés du Moyen Âge. Ce florilège de 1165 textes latins, entrecoupés de poèmes au rythme liturgique, classés de la Création à la Parousie, le tout illustré de scènes historiques ou allégoriques, est une récapitulation du savoir, antique et contemporain (de nos abbesses), sacré et profane, sorte de “ catéchisme de Chrétienté ” pour la formation des âmes religieuses. « Ouvrage de pédagogie, il se proposait d’instruire les moniales issues pour la plupart de haute noblesse, dans la foi aux Saintes Écritures et dans les vertus qui tracent le “ droit chemin ” qu’il faut suivre pour éviter les “ feux de l’enfer ”. » Ah, tiens !
Ce chef-d’œuvre, volé une première fois à l’Église par la Révolution, a malheureusement disparu dans l’incendie de la bibliothèque de Strasbourg, allumé par les obus allemands lors du siège de la ville, dans la nuit du 24 au 25 août 1870. Des calques et des copies partielles avaient été faits, que, depuis cent cinquante ans, spécialistes et artistes s’évertuent à reconstituer. Nous y reviendrons en conclusion.
L’église de Hohenbourg était alors desservie par les bénédictins d’Ebersmünster, mais comme cette abbaye était assez éloignée du mont, deux prieurés furent construits en contrebas du mont pour le service des chanoinesses, dont l’abbesse portait le titre de “ princesse d’Empire ” ! et celui des pèlerins : Saint-Gorgon, pour des prémontrés venus d’Étival en Lorraine, et Truttenhouse, pour des chanoines augustins issus de la puissante et proche abbaye de Marbach. De ce fait, les pèlerinages se multiplièrent, et on mentionne en 1224 celui de sainte Élisabeth de Hongrie. Il est dommage que les incendies successifs du couvent aient détruit l’attestation et jusqu’au souvenir « des innombrables miracles qu’Odile fait chaque jour au Hohenbourg », comme il est écrit dans le livre des bénédictins de Moyenmoutier, près de Saint-Dié, lié lui aussi au monastère alsacien.
DE TOUTE LA CHRÉTIENTÉ
En 1277, un nouvel incendie, cette fois accidentel, ravagea le couvent, mais celui-ci fut aussitôt reconstruit, car les Alsaciens gardaient cette certitude : « Sainte Odile est la protectrice et le refuge de l’Alsace, l’asile de tous les peuples. » On venait en effet la prier de toutes les Allemagnes, de Suisse, d’Autriche, de Hollande, d’Angleterre, et de France évidemment. Il faut imaginer ces foules recueillies montant le long des sentiers boisés, – il n’y avait pas de route à l’époque –, pour demander à la sainte de Hohenbourg non seulement la guérison ou la grâce d’une bonne vue, mais surtout la lumière spirituelle de la foi et l’éternelle lumière du Ciel.
Au milieu du quatorzième siècle, en mai 1354, l’empereur Charles IV vint en personne au mont Sainte-Odile accompagné de l’évêque de Strasbourg, dans le but d’obtenir des reliques pour la cathédrale de Prague, capitale de la Bohême, sa terre héréditaire. Ce qu’il obtint, et le corps de la sainte, demeuré intègre jusqu’à ce jour, perdit à cette occasion son bras droit. D’autres princes et rois vinrent à leur tour, mêlés au menu peuple accouru de tous les horizons. Heureusement, tous ne demandaient pas des reliques ! Comme les pèlerins restaient la nuit, l’évêque de Strasbourg jugea nécessaire d’aménager une hospitalité. On chantait des cantiques composés en l’honneur de la sainte et résumant sa vie, on priait avec ferveur, on faisait des offrandes en actions de grâces, souvent des paires d’yeux en argent ou en or, ou bien en cire, qui étaient suspendues au-dessus du tombeau.
Il y eut quelques relâchements de discipline parmi les chanoinesses, mais l’autorité épiscopale y mit bon ordre. Dans un ouvrage publié en 1518, à la veille de la Réforme, on lit que « notre Odile rayonne au sommet de la montagne par ses miracles ». L’humaniste alsacien Jéröme Gebwiler composa une biographie de la sainte, qui parut à Strasbourg en 1521. « C’est avec grande dévotion, écrit-il, que les chrétiens viennent visiter le tombeau de sainte Odile, lui présentant leurs sacrifices et leurs prières dans leurs nécessités, notamment pour être protégés ou recouvrer la vue. Elle est leur médiatrice auprès de Dieu. »
Il est vrai que beaucoup de “ légendes ” se sont greffées sur le récit de la “ Vita ”, comme celle du chameau porteur de reliques, à l’origine de la célèbre croix à reliques de Niedermünster (XIIe siècle), ou celle de la source que sainte Odile aurait fait jaillir en frappant le rocher pour secourir un malheureux assoiffé, dont la mention n’apparaît qu’au quatorzième siècle.
LE FANAL DE L’ALSACE CATHOLIQUE
Le seizième siècle fut peut-être le plus triste de toute l’histoire du Sainte-Odile. Le feu, encore une fois d’une manière accidentelle, vint à bout en 1540 de l’abbaye de Niedermunster puis, en 1546, de celle de Hohenbourg, entraînant la dispersion des dernières chanoinesses. Il faut dire qu’elles n’étaient plus tellement nombreuses et ne brillaient pas par leur piété et leur austérité, avec cependant des circonstances atténuantes, car le temporel de l’abbaye ne parvenait plus à assurer leur subsistance. Les “ filles de sainte Odile ” ne reviendront plus sur la sainte montagne.
Les prémontrés assurèrent la relève et s’installèrent dans les ruines, pour assurer un service religieux. Madame Fischer raconte comment le prémontré Jacques Molleti arriva deux mois après l’incendie, inquiet de savoir ce qu’il en était advenu du tombeau de la sainte. Grâce à Dieu, celui-ci était intact. Il erra dans les ruines, pénétra dans ce qui restait de l’église. Au pied du maître-autel, il ramassa un feuillet à demi consumé, vestige d’une page de missel, et y lut une phrase d’introït : « Tout ce que vous avez fait, Seigneur, vous l’avez fait dans votre Justice véritable, parce que nous avons péché contre Vous et que nous n’avons pas obéi à vos commandements. » Plus loin, il en trouva un autre, tiré du psaume 47 : « Grand est le Seigneur et louable hautement dans la Cité de mon Dieu sur sa sainte Montagne. » De quoi reprendre vaillamment son poste et restaurer le couvent “ à moitié en ruine ” !
Les temps étaient durs : une grande partie de l’Alsace était passée, souvent sous la contrainte, au protestantisme et opprimait les îlots de fidélité catholique. Ce qui n’empêchait pas sainte Odile de continuer à “ travailler ” : au mois de mai 1591, un membre du Conseil des Quinze de la ville de Strasbourg [donc protestant] du nom d’Israël Bock vint au Hohenbourg. Atteint d’une douloureuse infection des oreilles, il en espérait une guérison, qu’il obtint. Action de grâces, conversion. D’autres miracles se produisirent, si bien que le pape Paul V, frappé de la merveilleuse vitalité du pèlerinage, qui renaissait chaque fois de ses cendres et semblait résister à tous les cataclysmes, accorda de nouvelles indulgences à ceux qui l’entreprendraient, en l’honneur de la “ sainte protectrice de l’Alsace ”.
Entre 1605 et 1621, la reconstruction de Hohenbourg eut lieu sous l’épiscopat de Charles de Lorraine puis de Léopold d’Autriche. Strasbourg étant aux mains des protestants, le mont Sainte-Odile devint le haut lieu de la Contre-Réforme en Alsace. « En soi-même, Hohenbourg constitue une affirmation du culte des saints et son église est dédiée à la Vierge. La Vita parle de l’intercession pour les défunts (prière d’Odile pour son père) et de l’Eucharistie (dernière communion d’Odile). Tous ces sujets sont au cœur de la controverse avec les protestants. Le mont Sainte-Odile devient donc le fanal de l’Alsace catholique. » (Fischer, p. 101) La “ chapelle des Anges ” sur la terrasse fut reconstruite et, au-dessus de la porte d’entrée, dans les armoiries de l’évêque, on peut lire l’inscription fixant la date de sa restauration : 1617, un siècle après la révolte de Luther !
Ce bel essor fut de nouveau brisé par la rage destructrice des soudards protestants. En 1622, au début de la guerre de Trente Ans qui opéra tant de ravages en Alsace, une armée de reîtres commandés par le sinistre Mansfeld attaqua Obernai, Rosheim et Bœrsch, puis montant à Hohenbourg, réduisit le monastère en cendres. Chose remarquable : le tombeau de la sainte ne fut pas profané et sortit intact de l’incendie. Mgr Léopold d’Autriche ordonna aussitôt la reconstruction du couvent et, en 1630, malgré la guerre de Trente Ans qui sévissait, malgré la crise économique qui en résultait, couvent et église furent rebâtis. C’est qu’on y tenait, au Sainte-Odile ! L’évêque organisa aussi le retour des reliques de sainte Eugénie, nièce de sainte Odile, qui furent placées en 1624 dans la “ chapelle des larmes ”.
Deux ans n’étaient pas écoulés que les cruels Suédois survenaient en Alsace. Dans la détresse de ces temps calamiteux, sainte Odile fut invoquée avec ferveur. On raconte qu’un soldat suédois, protestant donc, en garnison à Obernai, avait près de lui son fils, aveugle de naissance. Il en souffrait affreusement, et son hôte, ému de pitié, lui parla du pèlerinage de Sainte-Odile et des miracles que la sainte opérait. Le père partit aussitôt avec l’enfant pour se rendre à la source miraculeuse. Il lui lava les yeux et ramena à Obernai l’enfant qui avait recouvré la vue. Plein de reconnaissance, il chantait partout les louanges de la sainte, avant d’être prestement congédié de la compagnie par son capitaine, protestant fanatique.
Quand les Suédois repartirent, les pèlerinages se firent plus paisibles, plus ordonnés, avec publication de livres, d’images et des miracles opérés par l’intercession de “ Madame Sainte Odile ”. On ne compte pas moins de trois cents conversions de protestants entre 1660 et 1699 ! Sous la houlette du très zélé évêque de Strasbourg François de Lorraine, grand dévot de sainte Odile, de son suffragant Gabriel Haug, qui avait une âme de reconquête, grâce aussi au dévouement des prémontrés, fidèles au poste, le pèlerinage apparaît de plus en plus comme un foyer de rayonnement du catholicisme alsacien. Après la reconstruction de l’église, on compte trente-deux mille communions données en l’espace de trois ans.
Ces pèlerinages, pure expression de religion populaire, étaient très édifiants. Pour venir à Sainte-Odile, le plus souvent à pied et sans monture, on montait par des chemins ravinés par les eaux ou couverts de neige, défiant la tempête en plein hiver, récitant le chapelet, chantant des cantiques et se préparant à la confession. On ne s’arrêtait que pour se jeter à genoux et prier aux stations du Calvaire. Le sommet enfin atteint, c’était une nuit de veille aux chapelles ou à l’église conventuelle, et le lendemain, dès le petit jour, messe et communion. On peut en lire le témoignage dans le “ Livre du pèlerin ”, composé en 1735 par le prieur Dionysius Albrecht, âme ardente, vrai mystique en même temps qu’administrateur réaliste.
Les prémontrés bâtisseurs, ainsi que les jésuites de Molsheim, jouèrent un grand rôle dans ces pèlerinages, par leurs prédications et leur ministère de confession. Les tableaux qui ornent la chapelle du tombeau datent de cette époque. On invoquait souvent sainte Odile pour les âmes souffrantes du Purgatoire. Une confrérie du “ Mont Sainte-Odile ” fut également fondée en 1750 avec pour but la conversion des incrédules : « Éclairez, par l’intercession de la vierge sainte Odile tous ceux qui errent hors de la véritable Église et qu’ils voient ce qui est caché à leurs yeux, à savoir la lumière de la seule foi qui sauve. » Parmi les dévots de sainte Odile, en ce siècle gangrené par la philosophie des lumières, on compte la famille Leczinski, réfugiée à Wissembourg. Devenue reine de France, Marie Leczinska n’oubliera jamais la patronne de son exil et fera dire des messes au Hohenbourg.
MORT ET RÉSURRECTION
Après la loi de sécularisation du 2 novembre 1789, les paroisses de Basse-Alsace firent des démarches à Paris pour conserver les deux sanctuaires de Sainte-Odile et de Marienthal, en vain. Un prêtre constitutionnel fit alors l’acquisition de Hohenbourg, ce n’était pas une personne recommandable, plutôt mécréant, mais il permit à de bons fidèles de mettre en sécurité les reliques de la sainte durant l’automne 1793, pour les soustraire à la rage des jacobins. C’est la première fois de sa longue histoire que la fondatrice quittait son couvent ! Quand les furieux vinrent profaner le tombeau, celui-ci était vide. Dès que la Terreur fut passée, on vit des pèlerins revenir et prier à genoux dans la chapelle, « la douleur se lisant sur leur visage ». Il fallut attendre l’an 1800 pour voir les reliques rendues au sanctuaire.
Entre 1800 et 1853, le site passa entre plusieurs mains : entre autres, de l’abbé Jean-Baptiste Lhuilier, originaire de Lorraine, et des frères Baillard, qui voulaient faire du Mont une nouvelle “ Colline de Sion ”. En 1836, l’évêque de Strasbourg autorisa l’ouverture du tombeau pour examiner les ossements de la sainte, qui furent ensuite “ élevés ” dans un reliquaire surmonté d’une châsse, et la cérémonie attira des foules d’Alsace, de Lorraine et du pays de Bade. Mais les trois frères Baillard, chargés de dettes, durent bientôt mettre en vente le couvent et, dans la mise aux enchères les revenus du pèlerinage et les reliques de sainte Odile faisaient figure d’arguments publicitaires ! Mgr Ræss frappa alors d’interdit le sanctuaire d’en haut. N’était-ce pas frapper du même coup le pèlerinage ? Nullement. Le branle était donné, l’Alsace avait décidé qu’Odile serait sa patronne, et volonté des fils et filles d’Alsace n’est point demi-volonté. Le baron de Bussierre, protestant converti et grand apôtre du culte des saints en Alsace, écrivit une plaquette, une souscription “ nationale ” fut ouverte et on récolta rapidement les fonds nécessaires pour acheter le Mont.
L’acquisition par le diocèse de Strasbourg en propriété incessible et perpétuelle se fit en 1853. Après tant d’années d’abandon, les travaux à effectuer étaient considérables, mais grâce au chanoine Schir, la restauration du Sainte-Odile s’accomplit, une vraie résurrection ! Des religieuses de la Congrégation de la Miséricorde, acceptèrent de venir diriger le ménage et cultiver les terres. Leur supérieure, sœur Odile, que la postérité a baptisée “ Madame Mère ” (Frau Mutter), resta au Mont jusqu’en 1897. Le couvent était sauvé, et avec lui le pèlerinage. Une route fut ouverte depuis Ottrott, pour faciliter l’accès des pèlerins, et des touristes...
« LE VISAGE SPIRITUEL DE L’ÂME ALSACIENNE »
Après la défaite de 1870 et l’annexion de l’Alsace par le Reich allemand – les trois départements : Haut et Bas-Rhin, Moselle devenant le Reichsland Elsass-Lothringen –, sainte Odile devint en quelque sorte le refuge de l’espérance française. Qui plus est, en raison de l’exil volontaire des “ optants ”, sainte Odile fut bientôt connue et aimée de la France entière. Au mont, des pèlerinages de prière et pénitence imploraient sainte Odile de conserver à l’Alsace son âme catholique. Le vicaire général Rapp, successeur du chanoine Schir, s’opposant au Kulturkampf de Bismarck, fut expulsé le 19 mars 1873. Quant à Mgr Freppel, « le plus illustre des fils de l’Alsace », au témoignage des Alsaciens eux-mêmes, il fit pèlerinage au mont Sainte-Odile en 1876.
En 1893, treize jeunes missionnaires en instance de départ se rendaient au Hohenbourg, promettant de placer sous son patronage leurs premières stations missionnaires et d’attribuer le prénom d’Odile à la première fille qu’ils baptiseraient. Il y avait aussi les “ Odiliens ”, dépendant du grand couvent bénédictin Sainte-Odile en Bavière avec ses filiales missionnaires. Dom Schober, abbé de Seckau en Autriche, ayant reçu la mission de le réformer, mère Marie du Divin Cœur, supérieure du couvent du Bon Pasteur à Porto, le soutint de ses prières et de ses sacrifices (cf. sœur Muriel, Le secret de la bienheureuse Marie du Divin Cœur, p. 253-254). Ils répandirent eux aussi le culte de sainte Odile partout où ils furent envoyés : « Sainte Odile qui rend la vue aux aveugles, est aussi invoquée pour ouvrir les yeux des païens. »
Maurice Barrès a chanté le mont Sainte-Odile, mais à sa manière, romantique et charnelle. René Bazin est meilleur, plus religieux et moins centré sur son “ moi ” ! Dans les Oberlé (1901) qui exalte la fidélité alsacienne à la France, un des plus beaux chapitres décrit les cloches de Pâques montant de toute l’Alsace jusqu’à la terrasse du mont Sainte-Odile : « Faites durer nos souvenirs, supplie le vieux prêtre, et que la France non plus n’oublie pas ! Faites qu’elle soit la plus digne de conduire les nations. Rendez-lui la sœur perdue, qui peut revenir aussi... – Amen ! » (cf. Il est ressuscité no 3, p. 18)
« Comme patronne de l’Alsace, écrit Mgr Barth, sainte Odile est aussi le miroir de l’âme de son peuple. Ni les incendies, ni les dévastations ne sont venus à bout du flot de pèlerins à son tombeau. La sainte suit l’Alsace comme une mère son enfant. Depuis trois siècles et demi, la sainte et l’Alsace vivent dans une intime union. Elle est le visage spirituel de l’âme alsacienne. »
Elle le resta pendant la Grande Guerre, même si le Mont était du côté allemand. Nos poilus y étaient attendus, comme on le lit dans le récit pittoresque de leur arrivée au Sainte-Odile, quelques jours après le 11 novembre 1918.
« Voici qu’une patrouille monte de Barr. Elle ne voit personne. Les soldats entrent dans le cloître. Personne. Comme des touristes, ils regardent un instant le panorama qui s’offre à eux et décident de s’en aller. Soudain, ils entendent quelque chose. Des chants. Évidemment ! c’est l’heure de la prière et les sœurs sont réunies à l’église. Les poilus pénètrent dans le sanctuaire. Au bruit qu’ils firent, une sœur se retourne et, voyant les uniformes, pousse un cri étouffé : “ Voici la France ! ” Aussitôt ses compagnes de se lever d’un bond et, oubliant leurs dévotions, de saluer leurs libérateurs d’un vibrant : “ Vive la France ! ” » (Fischer, p. 447).
LA “ FÊTE MAGNIFIQUE ”
Que le Mont soit “ le visage spirituel ” de l’Alsace se revit en 1920, pour les fêtes du douzième centenaire de la mort de sainte Odile. On avait vu les généraux victorieux monter au mont Sainte-Odile : Castelnau, Gouraud, Fayolle, Foch, Pétain. Le nouvel évêque de Strasbourg, Mgr Ruch, qui était un ancien aumônier militaire, organisa lui-même les cérémonies, qu’il annonçait à ses diocésains en ces termes : « Le nom de sainte Odile unit en lui d’éminentes vertus qui se sont épanouies sous le ciel alsacien : foi solide comme le roc, piété profonde et ardente, crainte filiale à l’égard de l’autorité des parents, pureté angélique, charité animée de l’esprit de sacrifice... Depuis longtemps, ses reliques reposent dans un tombeau, et pourtant, aujourd’hui encore, une force merveilleuse s’en dégage... »
L’appel de l’évêque rencontra chez les Alsaciens un enthousiasme et une résolution qui dépassèrent toutes les espérances. Dans l’octave du 4 au 11 juillet 1920, on estima à soixante mille le nombre de pèlerins. Hohenbourg était magnifiquement paré de bannières qui arboraient d’un côté sainte Odile et les armes de l’Alsace et de l’autre sainte Jeanne d’Arc et les armoiries de l’évêque. On pria pour les familles, les défunts, les paroisses, la Patrie victorieuse, la Chrétienté. On entendit les acclamations : « Vive sainte Odile ! Vive l’Alsace chrétienne ! Vive le Christ qui aime les Francs ! » Et l’Alsace fut de nouveau confiée à sa sainte patronne en décembre suivant lors d’un triduum à Strasbourg.
On sentit la même ferveur et la même détermination en 1924, pour la bénédiction des cloches. C’était la raison officielle, mais parce que le Cartel des gauches voulait réactiver les lois de sécularisation, les catholiques d’Alsace qui n’étaient pas disposés à céder un pouce de terrain à la laïcité républicaine, en profitèrent pour s’y réunir en masse. Le Vicaire général Kolb interpella son auditoire : « L’antique foi de sainte Odile est restée vivante en Alsace ! Quand aujourd’hui, le peuple alsacien se dresse contre des périls qui menacent sa foi, c’est à nouveau l’esprit de sainte Odile qui nous fortifie dans le combat. »
Et l’archevêque d’Alger, Mgr Leynaud, ne manqua pas de féliciter les catholiques d’Alsace pour la fermeté de leur foi : « Comme jadis les martyrs de Carthage, les Alsaciens demeureront fermes dans leur sainte foi. Ici, sur les lieux saints, prenons la ferme résolution de combattre et, s’il le faut, de mourir pour notre sainte foi, pour le bien de notre patrie bien-aimée. »
Pour sculpter la statue de sainte Odile (cf. page précédente), Alfred Klem avait pris pour modèle sa propre fille, qui entra le 19 mars 1925 dans la Congrégation des sœurs de Niederbronn. Dans la courbe de la crosse, il représenta l’emblème qui était depuis mille trois cents ans celui de l’atelier des tailleurs de pierre de la cathédrale, qu’il dirigeait. Pour clore les cérémonies de ce 6 juillet mémorable, la foule entonna, dans la bonne tradition alsacienne, le cantique « Grosser Gott, wir loben dich. C’est Vous, grand Dieu, que nous louons... »
En 1931, fut instituée par Mgr Ruch une confrérie pour l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement au Sainte-Odile, dont les statuts précisaient : « L’adoration perpétuelle au mont Sainte-Odile se fait au nom de toute l’Alsace catholique et tous les doyennés du diocèse doivent se faire un point d’honneur d’y être représentés. À une époque de tiédeur de foi et de corruption des mœurs, le pape Pie X a énoncé la maxime : “ Tout restaurer dans le Christ. ” Animés d’un grand amour pour le Sacré-Cœur de Jésus et d’un grand zèle pour le triomphe de la Sainte Église et le salut de la société humaine, les membres de la confrérie se consacrent à l’adoration perpétuelle sur la Montagne Sainte, afin d’implorer, par l’intercession de sainte Odile, les bénédictions du Cœur eucharistique de Jésus pour les familles, les paroisses et le pays tout entier, et obtenir que l’esprit chrétien s’y renouvelle, que Jésus règne en Roi. » Aujourd’hui encore, des adorateurs se relaient nuit et jour au pied du Saint-Sacrement.
Le 21 juillet 1935, eut lieu à Strasbourg un Congrès eucharistique, qui s’acheva au mont Sainte-Odile en présence de sept évêques, de nombreux prêtres et de quatre mille pèlerins. Mgr Ruch prêcha sur les liens qui unissaient le Congrès eucharistique, le mont Saint-Odile, sorte de Montmartre alsacien, et la dernière Communion d’Odile, que la Vita relate de manière si émouvante. Le lendemain 22 juillet, tous se rendirent au sanctuaire de Thierenbach, pour y couronner la statue de la Sainte Vierge. Était présent le général Pouydraguin, député alsacien, vainqueur de Metzeral. Le cardinal Verdier provoqua un tonnerre d’applaudissements quand il exprima le vœu que sainte Odile devienne patronne (secondaire) de la France entière, à l’égal de sainte Jeanne d’Arc.
Quand éclata la guerre et que les Allemands de nouveau occupèrent l’Alsace, vingt ans après l’avoir évacuée ! le mont Sainte-Odile était dirigé, depuis 1924, par un recteur de caractère et de grande foi, le chanoine Brunissen. Le couvent servit d’abord d’hôpital militaire français. Les soldats allemands y débarquèrent fin juin 40, l’arme au poing, mais le chanoine leur tint tête énergiquement. Les nazis voulaient faire de la montagne sainte un haut lieu du germanisme moderne et une école de S. S., en raison du fameux “ Mur païen ” entourant la montagne, dont ils prétendaient démontrer le caractère “ germanique ”, alors que les dernières découvertes tendent à établir qu’il remonte à la période des ducs francs d’Alsace ! Brunissen dut se battre pied à pied, refusant catégoriquement que le portrait du Führer soit accroché dans la maison. En mars 1943, arrivèrent deux cents fillettes, orphelines échappées des bombardements en Allemagne et encadrées par des personnes du Parti. Quelquefois le torchon brûlait, mais la sœur Reine, responsable de la salle à manger, gardait un calme imperturbable. Quand les cadres nazis la saluaient par un Heil Hitler ! elle répondait tranquillement : « Loué soit Jésus-Christ ! »
Un jour, un officier allemand se présenta. « Il veut procéder à l’examen musical des cloches, pour décider si elles seraient conservées ou envoyées à la fonte. Il les fait sonner une à une. Puis il écoute le carillon. Il se rend même là où le son arrive avec la plus belle amplitude et... tombe lui aussi sous le charme des cloches de Sainte-Odile qui répandent d’en haut leur bénédiction sur la forêt et décrète qu’on n’y touchera pas. » (Fischer, p. 477)
En novembre 1944, les tabors marocains du général de Monsabert, glorieux vainqueurs du Monte Cassino et du Garigliano, libéraient le mont Sainte-Odile, et le 10 juin 1946, le pape Pie XII déclarait sainte Odile, « perpétuelle et céleste Patronne de l’Alsace tout entière ».
« UN MONDE FAUX... »
Et pourtant, il semble qu’après les durs moments de l’occupation et de la libération de leur province, les Alsaciens se soient détournés de leur “ Patronne céleste ”, par ingratitude ? Non pas, mais parce que, du moins dans l’esprit des élites, d’autres soucis, européens, œcuménistes, avaient remplacé la religion de nos pères, anémiant la foi, refroidissant la charité.
Notre Père l’a dit : « Nous sommes entrés en 1944 dans un monde faux... Le mensonge sur les faits eux-mêmes acquit alors droit de cité. » (Lettre no 114, 22 juillet 1962) Cela se vérifie à la lettre en Alsace. De Gaulle et sa clique réussirent, par leurs calomnies et leurs mensonges, à s’imposer comme les “ libérateurs ” de la France... et de l’Alsace. Le maréchal Pétain avait lutté pied à pied contre les empiétements de l’occupant, les violations des clauses de l’armistice, la germanisation à outrance, l’annexion de fait. Du 6 juillet 1940 au 22 août 1944, pas moins de cent douze protestations furent adressées au gouvernement ou aux autorités militaires de l’Allemagne au sujet de l’Alsace-Lorraine. À aucun moment le maréchal Pétain, ou ceux qui l’assistaient, ne cédèrent sur les principes. Mais la force était du côté allemand, tandis que, de Londres, on profita du fait que ces protestations étaient secrètes pour laisser croire aux Alsaciens que le Maréchal les avait livrés à l’occupant. Et les hommes d’Église ne dirent mot. « En acceptant le mensonge, l’Église était amenée à réprouver au nom de la morale, sur des accusations imaginaires, ses propres enfants, gens de bien, et à déclarer bonne et légitime sur des informations truquées, la subversion en cours. »
Grosse victoire donc des démocrates-chrétiens en Alsace après la guerre, imposant leur projet d’Union européenne, élaboré à Londres et Alger par Schumann et Monnet, relayé sur place par Pflimlin, député maire de Strasbourg, plusieurs fois ministre de la IVe et de la Ve République. En 1949, Strasbourg devint le siège du Conseil de l’Europe. Et ces bons apôtres prétendirent faire de sainte Odile une sainte “ européenne ”, réconciliant les ennemis d’hier, les unissant dans un vaste projet d’entente et de collaboration ! Notre Père a toujours dénoncé ce “ projet européen ” comme une chimère et une trahison, parce qu’il a été conçu et mis en place par des marchands et des financiers, des idéologues et des technocrates, dans l’oubli de notre double destin spirituel, latin et catholique.
Deuxième chimère sous forme de reniement et d’apostasie, que sainte Odile non plus ne saurait cautionner : l’œcuménisme catholico-protestant, interreligieux maintenant avec les juifs et les musulmans, quand ce n’est pas avec les bouddhistes ! tandis qu’un néo-paganisme malsain gagne chaque jour du terrain, revendiquant nos sanctuaires catholiques comme siens. Sainte Odile “ de chez nous ” ne peut que récuser cet ignoble mélange qui conduit à l’apostasie : par sa consécration virginale, elle donne le témoignage d’une foi entière, exclusive de toute infidélité, à son seul Seigneur et Époux Jésus-Christ, tandis que sa charité sans bornes la fait “ sœur universelle ”. Pendant treize siècles, elle a été le rempart de la foi des Alsaciens, comme aussi, par le relais de ses missionnaires, celle qui a « ouvert les yeux » de tant d’infidèles et de païens.
Comment en sortir ? Par quel remède retrouver aujourd’hui la foi de nos Pères ? Un poète alsacien, Daniel Stoeber, pourtant protestant, a mis sur les lèvres de sainte Odile ces paroles étonnantes : « Qui donc pourrait guérir le mal de mon pays ?... Je te protégerai comme une mère, la Reine du Ciel Marie t’a confiée à mes soins. » Le remède aujourd’hui, le seul salut est d’ouvrir les yeux, enfin ! à la vraie lumière et d’entendre le message de la Reine du Ciel, descendue à Fatima pour nous dire : « Dieu veut établir dans le monde la dévotion à mon Cœur Immaculé. » D’autant qu’il y a en Alsace, au mont Sainte-Odile même, des pierres d’attente à ce salut promis.
L’HORTUS DELICIARUM AUJOURD’HUI,
C’EST LE CŒUR IMMACULÉ DE MARIE !
Le “ Jardin de délices ” n’est plus celui du paradis terrestre, perdu par la faute originelle, mais celui du paradis retrouvé, l’Église, « où sont les délices des Écritures », et plus particulièrement le paradis du cloître : « Dans ce jardin, la rose répand son parfum avec le lis, c’est la patience dans un corps chaste, la violette avec le safran, c’est la charité dans la grâce de l’humilité ; là enfin, on trouve toutes sortes de fleurs, la parure de toutes les disciplines spirituelles. Je dirais enfin que la vie monastique est le jardin des délices, où les âmes saintes s’imprègnent de délices fleuries. » Ainsi s’exprimait le moine bénédictin Conrad de Hirsau au début du douzième siècle (cité par Marie-Thérèse Fischer, dans sa belle “ Initiation à l’Hortus Deliciarum ”, éd. du Signe, 2020, p. 6).
Écoutons l’abbesse Herrade présenter elle-même l’ouvrage à son “ colombier virginal de Hohenbourg, escadron [ !] du véritable Époux ”. D’emblée, nous sommes plongés dans « ce douzième siècle exubérant de lyrisme mystique et de dévotion à Marie », dont s’enthousiasmait notre Père :
« Herrat, par la grâce de Dieu abbesse de l’église de Hohenbourg, quoique indigne, aux vierges du Christ qui travaillent fidèlement dans cette même église comme dans la vigne du Seigneur, la grâce et la gloire que donnera le Seigneur. Je fais savoir à votre sainteté [ !] que ce livre intitulé Jardin des délices, je l’ai composé, moi petite abeille, avec diverses fleurs des écrits sacrés et philosophiques, sous l’inspiration de Dieu, et que je l’ai assemblé comme en un rayon de miel suave pour l’honneur du Christ et de l’Église et par dilection pour vous. C’est pourquoi, je vous engage à rechercher avec zèle dans ce livre l’agréable fruit qu’il renferme... »
LA VIERGE MARIE, ÉPOUSE DU CANTIQUE.
Quel “ agréable fruit ” ? Allons à la source cachée du renouveau spirituel et mystique que Herrade voulait imprimer, non seulement au couvent de Hohenbourg, mais à toutes les âmes de son temps, ces “ adolescentulæ ” qu’elle a fait représenter dans l’admirable miniature de la “ Cité de Dieu ”, avec cette précision :
« On appelle adolescentulæ les filles de Jérusalem, elles symbolisent tous ceux qui sont subordonnés dans l’Église, c’est-à-dire les clercs, moines et ermites, reclus, chevaliers et tous les laïcs, hommes et femmes, qui œuvrent chaque jour dans le temple du Seigneur par obéissance, chacun à sa place, et qui, en travaillant fidèlement, attendent le retour de l’Époux, c’est-à-dire du Christ. » Nous voilà tous concernés.
Notre Mère et modèle à tous, c’est la Vierge Marie, annoncée en figure comme l’Épouse parfaite dans le Cantique des cantiques, car tel est bien le sens le plus mystique attaché au “ Jardin de délices ” : « Que mon Bien-Aimé entre dans son jardin, qu’il en goûte les fruits délicieux... Mon Bien-Aimé est descendu à son jardin aux parterres embaumés pour paître son troupeau parmi les lys. » (Ct 4, 16 ; 6, 2)
La Sainte Vierge était Maîtresse et Souveraine au Hohenbourg sous l’abbatiat de Relinde et Herrade, comme le montre une stèle conservée au mont Sainte-Odile. Sur une des faces, on voit Adalric offrir Hohenbourg à Odile, sur l’autre Relinde et Herrade offrent Hohenbourg à la Vierge, dont malheureusement le visage et celui de l’Enfant-Jésus ont été martelés par les révolutionnaires. « En d’autres termes, c’est Elle la “ Dame ” au sens seigneurial du terme, de l’abbaye et de tout ce qui s’y rattache, Elle à qui l’église abbatiale est dédiée depuis ses origines, et les abbesses apparaissent ici comme ses servantes. » (Fischer, p. 23) Pour garder son “ escadron ” de toute infidélité, Herrade lui recommande, dans sa dédicace, de recourir à sa Mère : « Que la brillante Étoile de la mer, Vierge et Mère unique, t’unisse à son Fils dans une Alliance éternelle ! »
Dans l’Hortus deliciarum, on trouve aussi quatre extraits du commentaire savoureux qu’un moine bénédictin de la célèbre abbaye de Deutz, près de Cologne, Rupert de Deutz (1075-1129), a fait du Cantique des cantiques. Ce grand contemplatif et théologien, dont les fulgurances annoncent celles du bienheureux Jean Duns et de notre Père ! est connu dans l’histoire de l’Église pour avoir, le premier, mis le Cantique des cantiques sur les lèvres et dans le Cœur de la Sainte Vierge.
Selon lui, la bienheureuse Vierge Marie a été « élue avant la fondation du monde », destinée par le Père à être « l’Épouse parfaite » du Verbe et le Temple de leur commun Esprit d’Amour. Par conséquent, c’est Elle, « la Maîtresse des docteurs », qui enseigne « l’entière et sainte foi » à l’encontre de toutes les hérésies, et doit être pour l’Église le canal de toutes les grâces. Pour Rupert, « l’origine et l’avenir de l’Église » se reflètent dans la Très Sainte Mère de Dieu. Elle est non seulement « la Fontaine d’eau vive », mais aussi la Coopératrice, l’Auxiliatrice parfaite, à laquelle il est bon, il est nécessaire de recourir sans cesse.
N’est-ce pas merveilleux ? Une Source d’eau vive et de lumière a donc jailli de la sainte Montagne pour guérir de tout aveuglement. Le Cœur Immaculé de Marie, dont sainte Odile est assurément la servante empressée, est aujourd’hui le véritable “ Jardin de délices ”, où toutes les âmes sans exception, pasteurs, religieux et laïcs, peuvent retrouver sagesse et vigueur, jeunesse et clarté, grâce et miséricorde, selon la belle parole de sœur Lucie de Fatima : « Quant à moi, tout en savourant les fruits délicieux de ce beau jardin, je m’efforce d’en faciliter l’accès aux âmes, pour qu’elles y rassasient leur faim et leur soif de grâce, de réconfort et de secours. »
Frère Thomas de Notre-Dame du perpétuel secours.